Sir Basil Henry Liddell Hart (1895-1970)

Sir Basil Henry Liddell Hart (1927)

D’origine britannique, Sir Basil Henry Liddell Hart fut simultanément un journaliste, écrivain, biographe, historien et théoricien dont l’influence sur les études et la pensée militaires se fait toujours sentir. Né à Paris d’un père qui fut ministre du culte dans la English Congregational Church située dans cette cité, Liddell Hart entreprit des études à l’université de Cambridge, études qu’il dut interrompre lorsqu’éclata la Première Guerre mondiale. C’est alors qu’il s’enrôla comme officier dans l’infanterie britannique et qu’il fut grièvement blessé à deux reprises, la première fois à Ypres en 1915 et la seconde sur le front de la Somme l’année suivante.

Liddell Hart passa sa convalescence de 1916 à écrire un pamphlet sur les tactiques de l’infanterie, manuel qui fut officiellement adopté par l’armée britannique en 1917. En 1920, à la demande du War Office, Liddell Hart écrivit un autre manuel d’instruction destiné à l’entraînement de l’infanterie. Après deux années passées dans le nouveau Royal Army Educationnal Corps, une sorte d’école offrant une formation continue aux membres du personnel militaire, il prit sa retraite de l’armée britannique en 1924 pour des raisons de santé.

Liddell Hart fit par la suite carrière comme correspondant militaire pour divers journaux, dont le Morning Post (1924-1926), The Daily Telegraph (1926-1935) et The Times (1935-1939), ce qui marqua en quelque sorte l’apogée de son influence dans les cercles de la pensée militaire. Le caractère innovateur de sa pensée se traduisit notamment par l’élaboration d’idées tactiques reposant sur la notion de torrent en expansion (ou torrent expansionniste) directement inspirée des tactiques d’assaut d’infanterie autrefois expérimentées par les Allemands lors de leurs offensives sur le front français à la fin de la Première Guerre mondiale. Au plan stratégique, Liddell Hart fut un adepte incontesté de ce qu’on appelle l’approche indirecte, un concept dont l’idée maîtresse repose sur les flancs comme points de départ à un assaut, le tout afin d’éviter d’attaquer directement l’objectif.

Dans son ouvrage The British Way in Warfare publié en 1932, Liddell Hart approfondit la notion d’approche indirecte lorsqu’il développa un concept de grande stratégie reposant sur la puissance navale, le blocus économique et l’intervention terrestre à portée réduite de l’armée sur le continent européen. Non sans surprise, dans une Angleterre encore traumatisée par les pertes catastrophiques de la guerre de 1914-1918, les idées de Liddell Hart furent bien accueillies par les différents gouvernements britanniques qui se succédèrent dans les années 1930, surtout au sein d’un establishment militaire bien réfractaire face à l’idée de commettre à nouveau l’armée dans une guerre continentale.

De concert avec le général et spécialiste de la pensée militaire J. F. C. Fuller, Liddell Hart acquit rapidement une réputation qui dépassa les frontières de l’Angleterre lorsqu’il exposa dans une série d’ouvrages les principes sur lesquels la guerre moderne et mécanisée devrait être conduite, notamment par l’utilisation conjointe des chars, de l’infanterie mécanisée et des avions. Ces écrits influencèrent certainement les plus hauts cercles militaires de par le monde à l’époque, notamment chez les Britanniques et les Allemands dans les années 1930. Cependant, l’impact des idées de Liddell Hart auprès des spécialistes allemands de la guerre blindée (et par extension du concept de guerre éclair, Blitzkrieg), tels Fritz Bayerlein et Heinz Guderian, ne fut pas aussi fort que le principal intéressé sembla le croire.

En d’autres termes, Liddell Hart atteignit son plus haut niveau de notoriété et d’influence dans son propre pays, surtout entre 1935 et 1939, alors qu’il fut tour à tour consulté par Duff Cooper (le ministre britannique de la Guerre, 1935-1937) et, plus officieusement en 1937-1938, auprès de son successeur Leslie Hore-Belisha sur une variété de sujets touchant à des réformes dans l’armée britannique. Parmi ces réformes sur lesquelles Liddell Hart fournit des recommandations, notons une certaine « purge » dans les rangs de l’Army Council, une sorte de conseil d’administration de l’armée britannique où fut nommé le populaire Lord Gort, récipiendaire de la Croix de Victoria, et ce, à la place de centaines d’autres officiers supérieurs ayant plus d’ancienneté. Cette purge contraignit des centaines d’autres officiers supérieurs aux compétences douteuses (selon les réformateurs) à prendre une retraite anticipée, ce qui amena ainsi à la révision complète du cursus professionnel des officiers de l’armée britannique (soldes, perspectives d’avancement, âge obligatoire de la retraite, etc.), bouleversant par conséquent le système de professionnalisation et d’administration de la troupe établi au XIXe siècle par le Secrétaire à la Guerre Edward Cardwell (de 1868 à 1874).

Lorsqu’éclata la Seconde Guerre mondiale, la notoriété de Liddell Hart connut un déclin relatif. Il perdit d’abord son emploi de correspondant au Times, car il s’avéra être un partisan d’une paix négociée avec l’Allemagne en 1939-1940. Qui plus est, Liddell Hart n’eut aucune chance d’obtenir un quelconque poste d’importance dans le gouvernement britannique du temps de la guerre, en raison de son opposition systématique à la politique de la guerre totale du premier ministre Churchill (qui voulut le faire arrêter), politique dont l’établissement de la conscription, du bombardement stratégique à outrance et de la capitulation inconditionnelle de l’ennemi alla complètement à l’encontre de ce que Liddell Hart avait prôné avant la guerre.

Après 1945, le penseur britannique put rebâtir sa réputation par la publication d’une série d’entrevues réalisées avec d’anciens généraux allemands et par son habile travail d’édition des archives personnelles du maréchal Erwin Rommel. L’après-guerre fut tout aussi prolifique au plan intellectuel pour Liddell Hart, d’autant que ses publications sur la stratégie et la guerre blindée influencèrent nombre de gouvernements, dont celui d’Israël dans les guerres que mena l’État hébreu entre 1948 et 1973.

Sa contribution au débat d’après-guerre sur l’utilisation de l’arme nucléaire fut également importante et remarquable. Liddell Hart se fit le défenseur de la théorie de l’approche dissuasive de ses armes en cas de guerre totale, tout en étant conscient de l’importance, à ses yeux, des limites posées par la stratégie dissuasive en pleine Guerre froide.

En dépit de ce long parcours par moment tumultueux, Sir Basil Liddell Hart demeure une figure incontournable de la pensée militaire et de l’histoire de la stratégie. La bibliographie ci-dessous fait quelque peu état de l’ampleur de sa contribution.

Scipio Africanus: Greater Than Napoleon (W Blackwood and Sons, London, 1926; Biblio and Tannen, New York, 1976);

Great Captains Unveiled (W. Blackwood and Sons, London, 1927; Greenhill, London, 1989);

Reputations 10 Years After (Little, Brown, Boston, 1928);

The decisive wars of history (1929) (Cet essai constitue la première partie d’un ouvrage ultérieur publié sous le titre: Strategy: the indirect approach);

The Real War (1914–1918) (1930), republié plus tard sous le titre A History of the World War (1914–1918);

Foch, the man of Orleans en deux volumes (1931), Penguin Books, Harmondsworth, England;

Sherman: Soldier, Realist, American (Dodd, Mead and Co, New York, 1929; Frederick A. Praeger, New York, 1960);

The Ghost of Napoleon (Yale University, New Haven, 1934);

The Defence of Britain (Faber and Faber, London, 1939; Greenwood, Westport, 1980);

The strategy of indirect approach (1941, réimprimé en 1942 sous le titre: The way to win wars);

The way to win wars (1942);

Strategy: the indirect approach, third revised edition and further enlarged London: Faber and Faber, 1954;

The Rommel Papers, (editor), 1953;

The Tanks – A History of the Royal Tank Regiment and its Predecessors: Volumes I and II (Praeger, New York, 1959);

The Memoirs of Captain Liddell Hart: Volumes I and II (Cassell, London, 1965);

Why don’t we learn from history? (Hawthorn Books, New York, 1971);

History of the Second World War (Putnum, New York, 1971);

The Other Side of the Hill. Germany’s Generals. Their Rise and Fall, with their own Account of Military Events 1939-1945, London: Cassel, 1948;

The Revolution in Warfare, London: Faber and Faber, 1946;

The Current of War, London: Hutchinson, 1941.

La guerre « à l’américaine »: entretien avec le Dr. Victor Hanson

Bonjour chers lecteurs,

J’inaugure une nouvelle catégorie pour ce blogue que j’intitule simplement Entretiens & biographies.

Le but étant de présenter périodiquement de courtes biographies de grands personnages de l’histoire militaire ainsi que des entretiens avec des spécialistes réputés.

Je débute avec un entretien réalisé avec un historien militaire et universitaire de réputation internationale, le Dr. Victor Hanson.

D’emblée, le Dr. Hanson y va d’une affirmation voulant que la pratique de la guerre se révèle indissociable de la condition humaine. Par la suite, Hanson développe un argumentaire sur les particularités d’une soi-disant « approche américaine » de la guerre.

Bon visionnement!

La guerre dans la jungle

Introduction

Fantassins américains au Vietnam, dans la vallée de Ia Drang (1965).

Vue comme la conduite d’opérations militaires dans un environnement tropical essentiellement constitué de forêts, la guerre dans la jungle pose de singuliers défis aux forces armées à tous les niveaux de la chaîne de commandement, que ce soit à l’échelon de la troupe (qui doit combattre l’hostilité du climat) jusqu’au commandement suprême (qui doit envisager des stratégies et des tactiques qui seront efficaces sur le terrain). En effet, la densité du feuillage limite l’efficacité et l’utilisation de nombreuses armes, tout en offrant paradoxalement aux soldats d’infinies possibilités de dissimulation.

Pour ces raisons, la jungle offre aux guérillas, aux forces spéciales et à toute infanterie légère une chance de rivaliser avec une force ennemie supérieure en nombre et en équipements. Cependant, il ne faut pas présumer que la guerre livrée en pleine jungle favorisera automatiquement une force défensive peu nombreuse et sous-équipée, bien au contraire. Certaines technologies plus modernes, comme l’arme aérienne, peuvent surmonter les difficultés inhérentes à la pratique de la guerre dans la jungle, donnant ainsi un avantage certain au camp sachant le mieux les exploiter.

L’hostilité de la jungle : l’évidence

Cela dit, les troupes au sol souffriront d’innombrables difficultés dans les forêts tropicales. À commencer par le climat souvent très chaud, qui rend la vie dure aux combattants tout en limitant leurs capacités à soutenir des efforts physiques qu’ils pourraient normalement endurer sur une plus longue période dans un environnement tempéré. Par ailleurs, la malaria, le typhus, la dysenterie, la typhoïde, la fièvre jaune, la dengue, le pied d’immersion, les coups de chaleur, les infections fongiques et les parasites figurent parmi les maladies habituelles rencontrées dans les régions tropicales. Bien que l’humidité soit un problème constant, l’eau potable constitue une ressource rare en pleine jungle. Ajoutons à cela la présence de serpents venimeux et d’insectes porteurs de maladies, de même que les sangsues et autres moustiques qui peuvent décimer les rangs d’une troupe mal préparée à affronter un tel environnement.

Ainsi, l’inconfort et la méconnaissance des conditions tropicales constituent des facteurs de démoralisation propres à l’environnement précédemment décrit. Le phénomène est d’autant perceptible si les troupes affectées par ces problèmes perçoivent en plus qu’elles sont en train de perdre la bataille ou que l’ennemi parvient à tenir fermement ses positions en terrain familier.

Qui plus est, l’environnement tropical endommage sérieusement l’équipement des combattants, ce qui augmente les risques d’enrayement des armes et force le haut commandement à consacrer davantage de ressources à la maintenance, diminuant ainsi le potentiel d’éléments combattants qui auraient dû être affectés en première ligne de bataille. Les marais, les forêts et, par moment, les montagnes restreignent également l’utilisation d’équipements lourds tels les véhicules et les canons. Par la force des choses, les routes sont souvent peu nombreuses et dans un état que l’on pourrait qualifier de « primitif », sans oublier que les tempêtes tropicales n’arrangent rien au problème de la mobilité des troupes et des véhicules.

Seuls les fantassins peuvent traverser de denses forêts, même si en chemin ces dernières ne leur épargnent pas d’autres maux tels la boue, des broussailles quasi infranchissables et d’autres obstacles naturels. De plus, la navigation hors des sentiers battus constitue un autre problème logistique. En d’autres termes, les combattants indigènes ont généralement moins de difficultés à s’orienter que les soldats d’armées étrangères par définition envahissantes, surtout si ces dernières ne peuvent compter sur l’appui de guides recrutés localement. Comme nous l’avons évoqué, le feuillage fournit aux défenseurs le camouflage nécessaire afin de se dissimuler du regard des forces terrestres et aériennes ennemies, sans compter que lors d’échanges de tirs, les arbres fournissent de bonnes protections.

Pour ces raisons, la jungle est propice aux embuscades et aux tactiques d’infiltration. Les unités peuvent à leur tour se cacher avec une certaine aisance. En contrepartie, les problèmes relatifs à la défense ou à la prise de larges zones tropicales par les armées doivent inclure une variable, celle de l’affrontement contre des forces souvent irrégulières. Le combat contre de telles unités représente son lot de difficultés, et ce, même pour une armée moderne disposant de l’arme aérienne.

Quelques cas de figure connus

L’étude de l’histoire de la pratique de la guerre dans la jungle nous montre d’intéressants et de nombreux exemples d’affrontements livrés dans un tel environnement. À titre d’exemple, les armées de la Chine impériale goûtèrent à la médecine de la jungle, d’abord lors de la campagne du Yueh (sud de la Chine moderne) et ensuite lors de tentatives de colonisation de l’actuel territoire vietnamien pendant la période antique. À leur tour, les armées européennes devinrent familières avec la guerre dans la jungle à mesure qu’elles forgèrent leurs empires outremer. En fait, les Occidentaux n’eurent pas besoin d’aller bien loin pour affronter un environnement aussi hostile. Lors de la guerre hispano-américaine de 1898, les troupes américaines durent combattre dans la jungle, que ce soit à Cuba ou aux Philippines. L’officier et auteur britannique de la fin du XIXe siècle C. E. Callwell écrivit sur les tactiques militaires propres à la jungle dans son ouvrage intitulé Small Wars. Fait intéressant, de nombreux éléments tactiques évoqués par Callwell à l’époque peuvent encore s’appliquer de nos jours.

Aquarelle représentant la marche de fantassins américains dans une forêt tropicale cubaine lors de la guerre hispano-américaine de 1898.

L’histoire de la guerre dans la jungle nous est probablement un peu plus familière par la lecture de certaines campagnes militaires se rapprochant de notre époque. Par exemple, bien connu est le cas du Japon impérial, où ses armées partirent à la conquête des îles du Pacifique et de l’Asie du Sud-est avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui conduisit à de nombreux affrontements à grande échelle en pleine jungle. Fait à noter : les Japonais et les Occidentaux n’étaient pas totalement rompus à la guerre dans la jungle, bien que les soldats nippons semblent s’y être adaptés plus rapidement, ce qui dans la littérature laisse l’impression qu’ils furent par moment perçus comme invincibles.

Les forces japonaises maîtrisèrent rapidement une tactique assez simple dans laquelle une partie des troupes avançaient agressivement en suivant une rare route, tandis que les autres éléments s’efforçaient de prendre l’ennemi de flanc dans la broussaille, ce qui, en fin de compte, contraignait l’ennemi à adopter une position défensive, donc à être « fixé ». Pendant ce temps, les forces japonaises mouvantes sur les flancs dans la forêt établiraient un ou des barrages routiers sur la ou les portions de la route situées sur les arrières de l’ennemi. Encerclé et incapable de se ravitailler, celui-ci serait contraint de se replier avec de lourdes pertes pour casser le « cordon routier ».

Des fantassins japonais progressent avec un char dans la jungle lors de la campagne de Malaisie de 1941-1942.

Empreintes d’une relative audace, ces tactiques japonaises contraignirent les forces britanniques stationnées en Malaisie à se replier, malgré que ces dernières furent supérieures en nombre lors de la campagne s’étant déroulée de décembre 1941 à janvier 1942. Les Japonais capturèrent Singapour et obligèrent l’armée britannique à se replier en Birmanie vers la frontière indienne. À mesure que progressa la guerre, cependant, les stratèges britanniques dans le théâtre birman profitèrent de la force aérienne afin de l’utiliser à leur avantage dans la jungle.

D’abord, le général britannique Orde Wingate utilisa des appareils afin de transporter des bataillons d’infanterie composés de forces spéciales nommées Chindits derrière les lignes japonaises où elles causèrent d’importants dégâts. Plus tard, William Slim, le commandant suprême des forces britanniques en Birmanie, infligea une défaite décisive aux Japonais en les induisant à se buter contre ses troupes bien retranchées et positionnées sur les arrières nippons, dans la plaine d’Imphal. Bien que Slim n’aurait certainement pas pu ravitailler constamment ses troupes par des voies terrestres classiques et constamment coupées par l’ennemi, il y parvint par les airs. Enfin, rappelons que la Seconde Guerre mondiale vit aussi une série d’affrontements de plus petites envergures (mais proportionnellement tout aussi meurtriers) dans les îles du Pacifique.

Formés et dirigés par le général Orde Wingate, les Chindits représentèrent une force spéciale ayant mené des actions de guérilla sur les arrières du front japonais dans le nord de la Birmanie de 1942 à 1944.

Dans un autre contexte, les combats dans la jungle furent également une particularité de la période de la Guerre froide. D’emblée, les Britanniques rencontrèrent (à nouveau) cette forme de guerre lorsqu’ils tentèrent de supprimer l’insurrection communiste en Malaisie. Bien que les commandants britanniques connurent davantage de succès via la joute politique que par la tactique militaire (ne serait-ce que par leur compréhension implicite des enjeux locaux), ils parvinrent néanmoins à mettre en échec des forces irrégulières ennemies en envoyant simplement leurs patrouilles un peu partout dans le pays. En d’autres termes, les Britanniques avaient eux aussi voulu jouer le jeu de la guérilla, mais en contrôlant l’agenda opérationnel.

Cependant, les Français furent loin de connaître les mêmes succès en Indochine, où ils tentèrent d’imiter la tactique du général Slim consistant à concentrer de larges forces dans un périmètre défensif et les ravitailler par la voie des airs. La décision finale fut sans appel et les Français subirent une défaite catastrophique à Diên Biên Phu en 1954. La France finit par se retirer de ce qui est maintenant le Vietnam, laissant le contrôle de la partie nord du territoire entre les mains des communistes, avec un régime non communiste au sud. Vers la fin des années 1950, le Nord Vietnam commença une campagne visant à conquérir tout le pays, si bien que les États-Unis s’ingérèrent à leur tour dans le conflit en fournissant une aide militaire au gouvernement du sud.

Conclusion

Qu’elles fussent de l’Armée du nord-Vietnam ou de la guérilla du Front national de libération (connu généralement sous l’étiquette de Viet Cong), les forces communistes de la région acquirent rapidement une réputation de maîtres de la jungle. Au niveau tactique, cependant, les Américains et leurs alliés sud-vietnamiens mirent au point d’efficaces méthodes qui permirent pendant plusieurs années de tenir en échec l’adversaire communiste. Les Américains et les Sud-Vietnamiens utilisèrent des hélicoptères qui leur permirent de traverser la jungle à un rythme beaucoup plus rapide que les guérillas communistes au sol. Cela permit aux forces anticommunistes de prendre l’ennemi de flanc à maintes occasions, selon le lieu et le moment choisis, ce qui remit en question le vieil adage voulant que les fantassins se déplaçant dans la jungle soient plus efficaces côté mobilité.

Bien qu’à leur tour les forces communistes parvinrent à développer des contre-mesures face aux manœuvres héliportées, la victoire du Nord-Vietnam, à l’instar de la victoire britannique en Malaisie quelques années auparavant, souleva davantage l’importance suprême de la diplomatie et de la grande stratégie qu’elle ne le fit pour argumenter en faveur d’éléments purement tactiques relatifs au combat dans un environnement tropical.

Les forces armées japonaises: de la conquête à l’auto-défense

Introduction

Représentation de soldats japonais lors de l'invasion de la Mandchourie en 1931.

Il est difficile de retracer avec précision l’origine exacte du début d’une organisation militaire dans ce qui est l’actuel territoire du Japon. Il est probable que cette organisation remonte au début du IIIe siècle de notre ère, bien que certaines légendes la font remonter à des temps plus anciens. L’une de ces légendes évoque de quelle manière le premier empereur Jimmu, le fondateur mythique du Japon, mena son peuple afin qu’il s’établisse sur les actuelles îles japonaises. Jimmu et son frère commandèrent une bande de guerriers, des hommes qui combattirent officiellement au nom de leur tribu vers le VIIe siècle avant notre ère.

Chose certaine, l’organisation sociétale japonaise fut rapidement divisée en castes dont les fonctions tournèrent systématiquement autour de la pratique de la guerre. Par exemple, la société fut découpée en une paysannerie non armée et une caste d’élite (uji), où des clans monopolisèrent cette pratique de la guerre. En 202, l’impératrice Jingo-Kogo, un autre monarque mythique (au sens où les historiens ne s’entendent pas sur son existence réelle), aurait dirigé une invasion de la Corée avec une armée dont l’importance des forces indique que les dirigeants japonais de l’époque furent effectivement capables de coordonner des opérations militaires de grande envergure et d’une complexité logistique et tactique non négligeable.

La campagne de Jingo-Kogo permit aussi le contact avec la Chine, de laquelle les Japonais adoptèrent la pratique chinoise consistant à maintenir des forces armées au titre d’institutions étatiques formelles et permanentes. Par la suite, quelques empereurs japonais allèrent jusqu’à former des armées composées de paysans conscrits, ce qui dérogea naturellement du droit réservé aux élites de porter des armes. Cependant, on se rendit vite compte que l’enrôlement de paysans eut un impact direct sur la productivité économique en réduisant les rendements agricoles, si bien que l’empereur Kammu abolit cette pratique en 792. Auparavant, l’armée paysanne fut dirigée par des officiers qui vinrent de grandes familles militaires, mais au lendemain des réformes, ces mêmes familles fournirent l’entièreté des effectifs de l’armée.

Le Japon médiéval: au carrefour des idées et des contradictions militaires

Ce « regain » de privilèges de porter les armes pour les familles militaires se fit davantage sentir à partir du XIe siècle, à une époque où les intrigues affaiblirent le pouvoir impérial. Par conséquent, cette situation fit augmenter l’importance et l’influence des familles militaires, dont certaines prétendirent exercer le pouvoir au nom de la famille impériale. Non sans surprise, une rivalité sanglante entre les familles les plus puissantes des Taira et des Minamoto prit forme, ce qui engendra une guerre civile connue sous l’appellation de Guerre de Genpei (1180-1185), dans laquelle Minamoto no Yoritomo triompha finalement du clan Taira en 1185.

Subséquemment, l’empereur Go-Toba reconnut la contribution de Yoritomo (et son contrôle effectif du Japon) en créant un poste formel pour lui et ses héritiers. C’est ainsi que fut créé le premier shogunat en conférant à Yoritomo le titre de shogun, ou gouverneur militaire. En conséquence, la famille impériale continua de régner officiellement sur le Japon en conservant une fonction symbolique, quoique dans la pratique, le shogun fut le véritable dirigeant. Yoritomo consolida son pouvoir en répartissant les droits de propriété des îles japonaises parmi ses plus fidèles partisans, qui en retour divisèrent les terres parmi leurs partisans, selon un système qui s’apparenta à celui du féodalisme de l’Europe médiévale. Comme en Europe d’ailleurs, ce système servit à appuyer et organiser la caste militaire et, toujours à l’image du modèle européen, les guerriers qui évoluèrent dans cette hiérarchie développèrent des codes d’honneur conséquents.

En 1266, le dirigeant mongol Kubilaï Khan exigea la soumission du Japon, qui répondit « diplomatiquement » en faisant exécuter les ambassadeurs de Khan dans l’archipel, ce qui amena les Mongols à envahir le Japon en 1274 avec une armée de 30,000 hommes. Bien qu’un typhon détruisit la première force mongole d’invasion, les Japonais surent pertinemment que leurs ennemis reviendraient. Nécessité faisant loi, dans les sept années qui suivirent, les guerriers japonais démontrèrent leur versatilité en abandonnant le traditionnel système de chevalerie valorisant le combat d’homme à homme au profit d’une maîtrise accrue d’une pratique collective de la guerre orientée vers l’organisation et le raffinement des tactiques. D’une certaine façon, les Japonais copièrent les tactiques alors en vigueur sur le continent asiatique. Tenaces, les Mongols revinrent à la charge en 1281, cette fois avec une force de 140,000 hommes. Encore une fois, les Japonais parvinrent à contenir cette force sur les plages pendant sept semaines, jusqu’au moment où un autre typhon vint compléter la destruction de l’armée envahissante.

Représentation de combattants japonais du Moyen Âge, une époque durant laquelle le Japon fut ravagé par des guerres civiles et des invasions étrangères. Cette période fut également caractérisée par de virulents débats entre la pratique individuelle et collective de la guerre.

Autant purent-ils repousser un ennemi nombreux et bien entraîné, autant les Japonais connurent maintes difficultés qui affaiblirent leur société. Par exemple, la Guerre d’Onin (1467-1477) fut une autre guerre civile qui vit la destruction du gouvernement central, laissant de nombreux propriétaires terriens féodaux (les daimyo) qui, avec l’aide des samouraïs, se firent la guerre entre eux pendant au moins un siècle encore. Cette guerre continuelle éroda l’exclusivité de la caste guerrière à pratiquer la violence armée. L’élite guerrière japonaise préféra combattre en armure, à cheval, tout en emportant un arc et la paire d’épées traditionnelle.

À mesure que les daimyo cherchèrent à recruter et déployer des armées toujours plus nombreuses, ils se rendirent compte qu’ils ne purent équiper suffisamment de soldats selon les standards logistiques de l’élite guerrière précédemment décrite. L’amélioration de la production agricole, combinée à de meilleures techniques administratives (et probablement un plus fort niveau de répression), permit aux daimyo de restaurer la conscription parmi la classe paysanne. Comme autrefois, les chevaliers issus de l’aristocratie devinrent des officiers aux commandes de larges armées composées essentiellement de fantassins équipés de lances. Ce fut également une époque où les daimyo commencèrent à fortifier leurs patrimoines familiaux pour en faire des châteaux.

La poudre et l’acier: la transition vers l’ère moderne

En 1543, les Japonais acquirent des armes à feu de la Chine et ils s’empressèrent de mettre leurs propres modèles en service. Les armes à feu japonaises du XVIe siècle ne furent pas de la plus haute qualité et elles ne purent qu’atteindre leur plein potentiel uniquement lorsque les conditions ambiantes des champs de bataille le permirent (terrain, température, etc.). Néanmoins, le daimyo et conquérant Nobunaga Oda sut exploiter le potentiel de ces nouvelles armes au cours de sa campagne militaire visant à unifier le territoire de l’Honshu, la plus grande île de l’archipel japonaise. Il sortit vainqueur de cette campagne, au cours de laquelle il détruisit la puissante machine de guerre des monastères-forteresses bouddhistes (1571-1580), tandis que son principal général Hideyoshi Toyotomi l’appuya dans cette grande aventure. D’ailleurs, Hideyoshi et le général Ieyasu Tokugawa écrasèrent une révolte dirigée par le général Akechi Mitsuhibi afin de terminer une guerre civile qui dura de 1582 à 1584, puis de compléter l’unification du Japon de 1585 à 1590. En 1592, Hideyoshi envahit la Corée, dans une sorte de pari visant à conquérir éventuellement tout le continent asiatique, mais sa mort et la défaite de la flotte japonaise dans la baie de Chinhae en 1598 contraignirent ses successeurs à battre en retraite.

Toutes ces manœuvres et campagnes militaires s’inscrivirent dans un plus large contexte, celui de faire renaître le shogunat comme gouvernement national effectif. C’est du moins ce que tenta de faire Tokugawa lorsqu’il voulut instaurer une série de mesures pour éviter la réapparition du désordre et du chaos né des rivalités et de la guerre civile. Tokugawa fit désarmer les roturiers, réinstaura des distinctions entre les classes militaires et non militaires et obligea certains guerriers professionnels à abandonner les armes et à se reconvertir comme fonctionnaires d’État. Pour cette raison, le samouraï Daidoji Yuzan rédigea quelques décennies plus tard un manuel intitulé Budō shōshin shū (Introduction à la voie des samouraïs) dans lequel sont établis les principes guidant la conduite honorable du guerrier. Ce manuel fut particulièrement destiné aux samouraïs relégués à des tâches administratives afin qu’ils se comportent honorablement, en toutes circonstances. Le très haut degré d’importance qu’accordèrent les Japonais à l’honneur eut du mal à s’adapter à cette nouvelle réalité, comme la présence des armes à feu ne cadra pas parfaitement dans l’idéal japonais d’un combat « honorable ». Le siècle qui vit la fin du règne de Tokugawa vit étrangement un abandon progressif des armes à feu au Japon.

Contrairement à une certaine croyance populaire, les guerriers japonais utilisèrent des armes à feu avant l'ère moderne, malgré que le Japon connut un important retard sur l'Occident dans le développement de ce type d'armes.

Or, vers le milieu du XIXe siècle, la cinglante humiliation que subit la Chine lors des Guerres de l’Opium, combinée à l’exigence du commodore américain Matthew C. Perry de demander en 1853 l’accès complet aux ports japonais, força les dirigeants nippons à reconnaître que leur pays fut technologiquement en retard par rapport à l’Occident, du moins en ce qui concerne la puissance brute. Dans ce contexte, la tentative de la cité japonaise de Chosu d’appliquer en 1863 un édit impérial contre les Occidentaux amena ceux-ci à dépêcher une flotte combinée britannique, française, néerlandaise et américaine à bombarder la ville et la faire capituler un an plus tard.

Les dirigeants de Chosu pilèrent peut-être sur leur orgueil, en réalisant qu’une résistance plus efficace passerait par l’acquisition d’armes à feu occidentales, ce qu’ils firent d’ailleurs. Dans un geste encore plus radical que le premier, ils organisèrent une milice composée de samouraïs et de roturiers entraînés à combattre côte à côte. D’autre part, d’autres dirigeants japonais, comme ceux de la cité de Satsuma, approchèrent les Britanniques dans le but d’obtenir de l’aide pour l’achat de navires de guerre modernes. Par contre, le gouvernement central japonais demeura affaibli et il ne put trouver les moyens de rattraper le retard technologique par rapport à l’Occident. En 1868, une clique de patriotes de Chosu et de Satsuma renversèrent le shogun et ils installèrent symboliquement au trône un empereur de seize ans nommé Meiji.

L’expansionnisme nippon ou l’avertissement à l’Occident

Les nouveaux dirigeants nippons abolirent le système féodal de propriétés terriennes et enlevèrent aux samouraïs leurs privilèges traditionnels, notamment celui de pouvoir porter des armes. En 1873, sous la direction du réformateur militaire Aritomo Yamagata, le nouveau régime établit une armée nationale basée sur le modèle organisationnel français. Le recours à la conscription par l’armée s’avéra une mesure impopulaire, tant au sein des samouraïs (qui perdirent leur statut spécial) que parmi les paysans sujets au service militaire obligatoire. L’année suivante, Aritomo mit à l’épreuve sa nouvelle armée en la déployant lors d’une expédition punitive contre des indigènes de Formose (Taiwan) pour avoir assassiné des naufragés japonais venant d’Okinawa. Bien que les forces japonaises complétèrent leur mission, elles bâclèrent leur débarquement amphibie, souffrirent de la maladie et réalisèrent que leurs équipements n’étaient pas adaptés à l’environnement tropical.

Ces carences se firent à nouveau sentir en 1877, lorsque l’armée intervint pour mater une rébellion d’anciens samouraïs contre le nouveau régime. Une fois de plus, l’armée accomplit sa mission, mais pas avec la plus grande des facilités. Ayant étudié à fond ces récentes campagnes, Arimoto y alla d’une autre série de réformes en 1878. Il réorganisa l’armée, accrut les réserves et introduisit un état-major général similaire à celui de l’Allemagne (voir notre article sur ce blogue De l’administration des batailles: les fonctions historiques et contemporaines de l’état-major général). Pendant ce temps, l’industrie japonaise se perfectionna et commença à produire des armes technologiquement plus avancées.

L’armée japonaise qui émergea des réformes d’Arimoto prouva son efficacité lors de guerres contre la Chine en 1894-1895, puis contre la Russie en 1904-1905. Dans les années 1920, cependant, les plus pugnaces parmi les patriotes japonais devinrent désillusionnés face à leur gouvernement. La Diète japonaise (le parlement) en vint à dominer la vie politique, ce qui l’amena à réduire radicalement le budget de l’armée et à pratiquer une politique étrangère plus modérée. Le gouvernement de cette époque souhaita ralentir l’expansion coloniale, particulièrement en Mandchourie, dont les ressources naturelles furent perçues par les Japonais comme étant vitales à l’avenir économique de la nation. D’autre part, ce ralentissement de la visée expansionniste s’explique en partie par le fait qu’au tournant des années 1930, la Mandchourie se trouva toujours sous le contrôle nominal de la Chine, bien que la province fut effectivement un protectorat japonais. D’ailleurs, en 1931, un groupe d’officiers japonais mit en scène une attaque contre le réseau ferroviaire du South Manchuria Railway. Montée de toutes pièces, cette agression leur permit de prendre le contrôle effectif de la région, sous prétexte qu’ils exécutèrent une opération de « maintien de l’ordre ».

Des soldats japonais retranchés lors de la guerre sino-japonaise de 1894-1895. Cette armée japonaise du tournant du XXe siècle est née d'importantes réformes entreprises depuis 1868, des réformes qui visèrent à moderniser l'armement, améliorer les tactiques et doter l'appareil militaire d'un état-major général professionnel.

Au début des années 1930, certaines sociétés patriotiques japonaises, souvent affiliées avec l’armée tentèrent à maintes reprises de prendre le pouvoir par la force. Soutenu par la marine (qui avait prouvé son efficacité lors des guerres sino-japonaise et russo-japonaise, de même que pendant la Première Guerre mondiale), l’empereur put intervenir avec vigueur afin de contrer ces coups d’État qui atteignirent leur paroxysme en 1936. Au lendemain de ces incidents, cependant, des éléments plus modérés de l’échiquier politique japonais tendirent à traiter les expansionnistes avec plus de respect, un respect issu de la crainte, ne serait-ce que pour éviter d’autres tentatives de coups d’État.

Pendant ce temps, les événements militaires sur le terrain ne firent qu’accroître les tensions entre le Japon et la Chine. En 1937, ce conflit latent se transforma en une guerre ouverte d’une sauvagerie inqualifiable. Malgré que l’armée japonaise captura Beijing, les Chinois se replièrent dans les campagnes dans le but de poursuivre la lutte, ce qui amena le Japon à engager davantage de ressources militaires que ce qui fut initialement envisagé.

De Pearl Harbor à la bombe: l’apogée de l’expansionnisme (1941-1945)

Lorsqu’éclata la Seconde Guerre mondiale en Europe, le ministre japonais de la Guerre Hideki Tojo, sans doute déterminé à ne pas être mis à l’écart par ambition patriotique et personnelle, mit de la pression sur le gouvernement pour l’amener à signer l’Axe Rome-Berlin-Tokyo le 27 septembre 1940. Suite à la chute de la France, le Japon s’empressa d’attaquer l’Indochine française, ce qui en retour contraignit les États-Unis à durcir leurs sanctions économiques. Lorsque l’Allemagne envahit l’Union soviétique en juin 1941, quelques officiers supérieurs japonais argumentèrent en faveur d’un assaut contre la Sibérie.

Toujours dans ce débat sur l’orientation de la prochaine étape de l’expansion japonaise, d’autres officiers appartenant à la marine soutinrent que le Japon aurait plus à gagner d’une annexion de certaines provinces de l’Asie du Sud-Est riches en minerais. Cette école de pensée put appuyer son argumentaire sur un autre phénomène que nous avons préalablement évoqué, à savoir l’accroissement des sanctions économiques américaines, dont l’embargo sur le pétrole commença sérieusement à handicaper l’économique japonaise.

Les planificateurs japonais estimèrent que, tant et aussi longtemps que leurs forces ne parviendraient pas à capturer les Indes néerlandaises (l’Indonésie) bien fournies en réserves pétrolières, leurs forces aéronavales ne seraient pas d’une très grande utilité dans un avenir rapproché. Pendant ce temps, Tojo fut promu au poste de premier ministre le 17 octobre 1941, ce qui en fit virtuellement le dictateur du Japon. Par conséquent, au tout début décembre, le Japon lança une série d’offensives afin de capturer les champs pétrolifères indonésiens et détruire les bases établies par les puissances occidentales dans cette région pour empêcher d’éventuelles contre-offensives.

Le soldat japonais de la Seconde Guerre mondiale livra une lutte acharnée, fanatique, voire suicidaire lorsque nécessaire. En bout de ligne, l'industrie ne put le soutenir adéquatement, ce qui permit à ses ennemis de le vaincre au cours d'une cruelle guerre d'usure entre 1941 et 1945.

Sur un plan strictement militaire, ces premières offensives japonaises furent couronnées de succès spectaculaires, même si elles ne purent détruire complètement les installations logistiques américaines à Pearl Harbor. En d’autres endroits, comme en Birmanie et en Malaisie, les forces japonaises mirent en déroute les troupes britanniques par d’habiles manœuvres de flanquement en pleine jungle. Ce fait d’armes est particulièrement remarquable, car, contrairement à ce qui est souvent véhiculé dans la littérature, les conscrits japonais, pas plus que leurs ennemis, n’avaient aucune expérience du combat dans un environnement tropical. De plus, les chasseurs japonais furent technologiquement plus efficaces, malgré que ceux-ci furent plus légèrement armés et dotés d’un blindage moins lourd. Sur mer, la flotte japonaise fut certes plus jeune que celles de puissances occidentales, mais elle fut dotée d’effectifs importants, de bâtiments plus rapides et mieux armés. Par ailleurs, cette flotte nippone fut particulièrement bien équipée d’un type de vaisseau qui alla faire ses preuves au cours de la Seconde Guerre mondiale: le porte-avions.

Tous ces avantages attribués aux forces armées japonaises seraient bien relatifs à terme. En effet, et malgré le désastre subi à Pearl Harbor, les États-Unis allèrent prendre le temps nécessaire pour refaire leurs forces et contre-attaquer avec des ressources industrielles de loin supérieures à celles du Japon. Ce faisant, les planificateurs japonais étaient conscients que le seul espoir de remporter la lutte consistait à frapper l’Amérique si terriblement que Washington serait contrainte d’opter pour le compromis plutôt que la guerre prolongée. Ici, la question ne consiste pas à savoir si cet ambitieux objectif japonais était possible à réaliser ou non, mais bien de mesurer les faits à partir de la situation militaire sur le front du Pacifique en ce début de 1942. Concrètement, les marins américains avaient éliminé la possibilité d’une victoire japonaise en remportant d’importantes batailles dans la Mer de Corail et à Midway dès l’été.

Par ailleurs, les Marines eurent recours à des techniques innovatrices d’assaut amphibie afin de capturer des bases stratégiques du Pacifique, et ce, de manière plus rapide et efficace que ce que les études d’avant-guerre sur le sujet l’avaient laissé entrevoir. Qui plus est, les sous-marins américains causèrent des ravages dans la flotte marchande nipponne qui ne s’en remit jamais, ni ne put enrayer la menace. Par contre, sur terre, les forces japonaises résistèrent obstinément, de manière telle que la littérature présente régulièrement cette forme de résistance comme étant du fanatisme.

En fait, il est vrai que les Japonais pratiquèrent des tactiques d’assaut qui nous apparaissent comme suicidaires. Ces tactiques ne constituèrent pas une forme d’exception, mais elles firent parties d’une certaine « routine » comme étant une façon de guerroyer qui s’inscrivit dans la normale des choses. Lorsque les combattants japonais furent sur la défensive et que la défaite sembla imminente, la seule option qui leur resta fut souvent le suicide plutôt que de subir l’humiliation de la capture.

Néanmoins, à mesure que progressa la guerre jusqu’à la mi-1945, le Japon avait les deux genoux à terre et son économie ne fonctionnait plus. Les bombardements stratégiques américains avaient effectivement détruit et brûlé de grandes villes comme Tokyo, comme chaque infrastructure industrielle avait été soigneusement rasée. Devant la situation, le commandement américain avait déjà préparé des plans d’invasion du territoire japonais. Par contre, lorsque les États-Unis lâchèrent des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki et avec l’entrée en guerre de l’Union soviétique (par l’invasion de la Mandchourie), le gouvernement japonais opta pour la capitulation inconditionnelle le 15 août 1945.

Plus jamais la guerre: l’Article IX et le principe de l’auto-défense

Lorsque les forces américaines d’occupation reconstruisirent le gouvernement japonais, elles insérèrent dans sa constitution le fameux Article IX qui précisa que le Japon renoncerait à son droit d’utiliser la force armée en toutes circonstances, interdisant du coup le dépliement de ses soldats en dehors du territoire national. Étonnement peut-être (compte tenu du long passé militaire), ces principes s’avérèrent populaires parmi les Japonais qui souhaitèrent éviter de futurs conflits, si bien que l’antimilitarisme devint un élément important dans l’échiquier politique nippon d’après-guerre. En 1951, cependant, le Japon organisa une Réserve de Police Nationale forte de 75,000 hommes afin de lutter contre les factions communistes au pays, des factions que l’on jugeait susceptibles, voire capables de prendre le pouvoir par la force.

Cette décision de mettre sur pied cette force paramilitaire doit être mise dans le contexte du début de la guerre en Corée, dans la mesure où les forces américaines déployées au Japon durent être transférées d’urgence sur le front coréen. Parallèlement, Tokyo signa un traité de sécurité mutuelle avec les États-Unis dans lequel l’Amérique s’engagea à protéger le Japon contre toute attaque extérieure, en échange de quoi le gouvernement nippon autorisa le déploiement de troupes américaines sur son sol.

Tandis que l’Amérique se trouva de plus en plus engagée dans les différents conflits de la période de la Guerre froide, elle commença à mettre de plus en plus de pression sur ses alliés afin que ces derniers prennent en main leur propre défense. Cela amena le premier ministre Hayato Ikeda à prendre une décision au début des années 1960 à l’effet d’accroître les effectifs de la Réserve de Police précédemment évoquée et d’en faire une Force japonaise d’autodéfense (FJAD). Ainsi, à mesure que les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale s’estompèrent et que le Japon pacifique voulut rebâtir une politique étrangère beaucoup plus indépendante, cette FJAD devint une armée de plus en plus professionnelle.

Conclusion

Le Japon hésita pendant longtemps à déployer ses forces en dehors du territoire national (notamment à cause de l’Article IX de sa constitution), mais la réalité est de plus en plus diffuse, car hormis le droit d’acquérir et de produire des armes de destruction massive, le gouvernement nippon commence à engager ses forces en théâtre d’opérations extérieur. En ce début de XXIe siècle, certaines composantes des FJAD prennent de la puissance, notamment au niveau de la marine qui pourrait rivaliser avec celle de la Chine. En d’autres cas, les forces terrestres japonaises furent effectivement déployées en dehors du pays pour l’accomplissement de missions de maintien de la paix potentiellement dangereuses, comme en Irak. Le nombre de troupes déployées demeure restreint, mais la symbolique étant souvent plus forte qu’autre chose, le Japon réintègre progressivement le concert des puissances militaires de ce monde.

Une situation sans doute impensable il y a à peine quelques années: des soldats japonais déployés en dehors du territoire national. Ici, un soldat devant son véhicule en Irak.

Guerres mondiales et amertumes: un condensé de l’expérience italienne

Introduction

Les fronts où combattirent les forces italiennes lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale furent souvent (et incorrectement) perçus comme des théâtres d’opérations secondaires. De 1915 à 1918, ce qu’on appela le « front italien » fut concentré sur environ 650 kilomètres de territoires montagneux allant du plateau de l’Asiago, en passant dans les Dolomites et les Alpes de Carinthie, puis le long du fleuve Isonzo jusqu’à la Mer Adriatique. À l’exception d’une offensive majeure orchestrée par l’armée austro-hongroise sur l’Asiago à l’été de 1916, la majorité des affrontements eurent lieu sur un court front d’à peine 100 kilomètres le long de l’Isonzo. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les théâtres d’opérations qui engagèrent les forces italiennes virent les belligérants s’affronter du sud en Sicile jusqu’au nord dans les Alpes, dans les Balkans, puis en Afrique, de 1940 à 1945.

La première observation qui nous vient à l’esprit est à l’effet que les Italiens combattirent au cours de ces deux conflagrations mondiales en ayant peu d’appui de la part de leurs alliés, tandis que leurs ennemis perçurent péjorativement le théâtre d’ensemble de la Méditerranée comme une zone d’opérations aux victoires faciles. En effet, avec le recul, il semble tentant de se convertir à cette séduisante perception. À titre d’exemple, en 1917, sept divisions d’élite allemandes appuyèrent les Autrichiens afin de monter une offensive d’envergure dans le secteur du village de Caporetto (Kobarid, Slovénie), un assaut aux résultats désastreux pour les Italiens.

Quelques décennies plus tard, les Alliés accordèrent en 1942-1943 la priorité de leurs opérations à l’Afrique du Nord et à la Sicile, deux théâtres où l’armée italienne fut présente en grand nombre, tout en considérant ses problèmes d’équipements et la démoralisation de ses soldats. Dans le premier cas, celui de la bataille de Caporetto, les Italiens parvinrent malgré tout à arrêter l’offensive ennemie sur le Piave sans l’aide des Alliés, dont les divisions franco-britanniques arrivèrent en théâtre une fois la bataille terminée. Les Italiens purent ensuite refaire leurs forces et vaincre leurs adversaires. Par contre, ils ne purent répéter cet « exploit » en 1942-1943, ne pouvant défendre l’Afrique du Nord, ni les Balkans, ni la Sicile.

Bien que les Italiens émergèrent victorieux en 1918, la majorité des analystes militaires de l’époque eurent une mauvaise opinion des soldats italiens, surtout à la lumière des sanglantes batailles sur l’Isonzo et aussi au lendemain de la déroute de Caporetto. Cette dernière bataille constitua le paroxysme d’une guerre mal gérée du début à la fin, si bien que lorsque l’armée italienne mit à son tour l’armée austro-hongroise en déroute à la bataille de Vittorio Veneto (octobre 1918), cette victoire passa à peu près inaperçue en dehors de l’Italie. Vingt-cinq années plus tard, les ennemis de l’Italie fasciste et l’allié allemand observèrent les déroutes de l’armée italienne en Afrique du Nord et en Grèce pour en conclure à l’ineptie, voire à l’incompétence de cet appareil militaire. En fin de compte, les succès militaires italiens obtenus en d’autres circonstances furent, comme en 1918, ignorés, sinon crédités à l’Allemagne. D’ailleurs, nombreux furent les historiens militaires italiens (Renzo de Felice, Emilio Faldella, Angelo Gatti…) qui tentèrent de redresser cette image qui colle toujours à l’armée italienne de cette première moitié du XXe siècle, mais sans véritable succès. Voilà pour le contexte général. Il nous suffirait maintenant de rappeler certains faits, en ordre chronologique. Le lecteur pourra se forger une opinion plus éclairée, nous le souhaitons.

La Grande Guerra (1915-1918)

L’Italie entra dans la Première Guerre mondiale le 23 mai 1915, à la suite des promesses de gains territoriaux que les Alliés lui firent dans le cadre du Traité de Londres, mais l’appareil militaire fut loin d’être préparé à affronter les conditions d’une guerre moderne dans les tranchées. Toujours aux prises avec les défis liés à la consolidation de sa conquête coloniale en Libye, l’Italie ne disposa pas également d’une industrie militaire capable de répondre aux besoins de l’armée, ni des matières premières en quantités suffisantes pour alimenter la machine. Par ailleurs, le budget militaire italien grossit d’un maigre 185 millions de lires de 1914 à 1915, puis d’environ 7 milliards de lires de 1916 à 1917, ce qui fit que vers la fin de la guerre, l’armée reçut de l’industrie quelque 2,2 millions de fusils modernes, 25,000 mitrailleuses et 10,000 pièces d’artillerie. Ces chiffres apparaissent impressionnants à première vue, mais toutes proportions gardées, l’industrie de guerre italienne ne put produire autant que celles des alliés franco-britanniques.

Le front italien, 1915-1918.

Par ailleurs, en mai 1915, l’armée ne disposa que d’un peu moins d’un million de fusils modernes, d’à peine 700 mitrailleuses et 2,000 canons, sans compter que le système de mobilisation des troupes connut des ratés, à l’instar des approvisionnements immédiats en matériels de toutes sortes (avions, matériel de génie, grenades, casques…). Conséquemment, le commandant en chef de l’armée, le général Luigi Cadorna, put mettre en ligne seulement 14 des 35 divisions théoriquement disponibles afin de monter de modestes offensives le long du fleuve Isonzo, réussissant à occuper Caporetto et quelques territoires entre Gradisca et Monfalcone. Malgré tout, Cadorna lança sa première offensive dès le 23 juin 1915, ce qui lui permit d’étendre une tête de pont à Plava et de pousser son front sur la rive droite de l’Isonzo.

Du 18 juillet au 3 août, les troupes italiennes prirent San Michele au cours d’une attaque localisée, cette fois avec comme objectif d’occuper les Autrichiens et ainsi relâcher la pression sur les Russes qui connurent d’importantes difficultés sur leur front. Suivant la même logique, Cadorna attaque à nouveau le 18 octobre pour relâcher la pression sur la Serbie, à la suite de l’entrée en guerre de la Bulgarie aux côtés des Puissances Centrales. En novembre, les Italiens parvinrent à percer l’important saillant autour de Gorizia, ce qui ajouta au tableau des victoires des Alliés. Cela dit, bien que la contribution italienne en 1915 ne fut pas décisive, son entrée en guerre contraignit l’Autriche-Hongrie à transférer pas moins de 14 divisions d’infanterie sur le front italien, des troupes que l’empire des Habsbourg dut prélever des fronts russe et balkanique.

Vers le printemps de l’année suivante, le 6 mars, le général Cadorna attaqua encore pour relâcher la pression sur la Russie et la France cette fois, ce qui ajouta 50,000 soldats italiens tués ou blessés en un peu plus d’un mois d’affrontements. En mai, les Autrichiens concentrèrent 13 divisions dans le Trentin pour une offensive punitive qui amènerait probablement l’Italie à la capitulation, d’après leurs estimations. Avec plus de 200 bataillons et près de 1,200 canons, les troupes austro-hongroises percèrent les lignes italiennes, qui furent défendues dans ce secteur par environ 75 bataillons appuyés par 650 canons, ce qui contraignit Cadorna à jeter toutes ses réserves dans la bataille (8 divisions) pour éviter la déroute.

Photo de soldats italiens prise vers 1915-1916 au début de l'entrée en guerre de l'Italie. On reprocha à l'Italie d'avoir déclaré la guerre malgré que l'armée fut loin d'être prête au combat. Peut-être, mais cette armée fut-elle moins préparée que celles des autres belligérants de l'époque, lorsqu'ils furent en guerre quelques mois plus tôt? Le débat reste ouvert.

En juin 1916, soit un peu plus d’une année après leur entrée en guerre, les Italiens déplorèrent la perte de près de 150,000 de leurs soldats et ils durent battre en retraite sur les bords du plateau de l’Asiago qu’ils perdirent en grande partie. Par contre, les Italiens infligèrent des pertes de 100,000 hommes aux Autrichiens pour la même période et le front se stabilisa dans le secteur du Trentin. Le 4 août, les troupes italiennes attaquèrent sur l’Isonzo, prenant Gorizia et Sabotino, tout en poursuivant les Autrichiens jusqu’au moment d’être arrêtées près de Monte Santo cinq jours plus tard.

Convaincu que des réserves fraîches pourraient amener une percée et une reprise de l’avance, Cadorna voulut garder l’initiative et user son adversaire en effectuant une rotation de ses divisions d’assaut, ce qui lui permit de maintenir une offensive divisée en trois phases qui améliora quelque peu le dispositif italien. Lors de la première poussée (14-17 septembre), la 3e Armée italienne progressa de deux kilomètres, mais les phases 2 et 3 de l’offensive (10-12 octobre et 1-4 novembre) virent les Italiens frustrés par la mauvaise température et des contre-attaques ennemies. Inquiet également face à la formation d’un saillant autrichien dans le Trentin à la suite de l’offensive de mai-juin mentionnée, Cadorna retarda sa dixième offensive sur l’Isonzo, qui ne démarra que le 12 mai 1917. Cette fois, les troupes au sol furent appuyées par des bombardiers lourds de types Caproni et quelque 2,200 canons. Par conséquent, la 2e Armée italienne put progresser sur le plateau de Bainsizza, réussissant du coup à pousser des éléments vers Monte Kuk, Vodice et Monte Santo. Or, la progression fut beaucoup moins satisfaisante sur le front de la 3e Armée, notamment parce que celle-ci manqua de canons, comme les intempéries ralentirent l’assaut, ce qui permit au général autrichien Svetozar Boroevic von Bojna de réorganiser son dispositif défensif.

Néanmoins, cette offensive du printemps-été 1917 vit les Italiens infliger des pertes de 75,000 hommes aux Austro-Hongrois, mais ils perdirent environ 110,000 combattants, ce qui amena le général Cadorna à demander l’aide de ses alliés. Exigeant, il le fut assurément, puisqu’il prétexta avoir besoin d’au moins 400 canons et 10 divisions d’infanterie afin de prêter main-forte aux 3,600 canons et 51 divisions existant alors dans l’armée italienne à la mi-1917. Même sans l’aide de leurs alliés, les forces italiennes parvinrent quand même à établir la suprématie aérienne, avancèrent de dix kilomètres et infligèrent à leurs ennemis des pertes de 110,000 hommes (pour 143,000 troupes italiennes) entre août et octobre de la même année.

Ces offensives des premiers mois de 1917 usèrent littéralement les divisions de l’armée italienne, si bien que la 2e Armée ne put tenir le coup à Caporetto, lors de l’assaut austro-allemand du 24 octobre. Cette lourde défaite italienne précipita un repli de 75 kilomètres vers le fleuve du Piave, si bien que la bataille de Caporetto devint le symbole par excellence de la soi-disant incompétence militaire italienne. Cependant, l’épisode de Caporetto représente en soi une exception, par rapport aux précédentes batailles menées par l’armée italienne. Par exemple, les Austro-Hongrois bénéficièrent du renfort de sept divisions allemandes de haute qualité, qui mirent à l’essai de nouvelles tactiques d’infiltration des tranchées qui s’avérèrent cruellement efficaces. Ce dernier point amplifia l’importance d’erreurs tactiques que peuvent commettre toutes armées sur des champs de bataille, ici par les forces italiennes dans leur défense du secteur de Caporetto. Ce désastre contraignit l’armée de Cadorna à une retraite stratégique.

Des soldats austro-allemands avec des prisonniers italiens dans le contexte de la bataille de Caporetto (octobre-novembre 1917). Probablement le pire désastre militaire de l'histoire moderne de l'Italie, l'armée italienne sut quand même se relever sans l'aide immédiate de ses alliés et reprendre ses opérations dès le début de 1918.

Souvent préoccupé par la situation dans le secteur du Trentin, Cadorna ignora les avertissements concernant un assaut imminent devant Caporetto. Les généraux austro-allemands Boroevic et Falkenhayn avaient ajouté 14 divisions supplémentaires pour appuyer les 33 présentes dans ce secteur, le tout sous la lunette des observateurs italiens qui avertirent l’impassible Cadorna. Par ailleurs, ces mêmes observateurs ne purent manquer la forte concentration de plus de 4,000 canons, autre signe imminent d’une offensive majeure. Ainsi, la bataille de Caporetto débuta à 8h, le 24 octobre 1917, sur un front large de 25 kilomètres à la suite d’un bref, mais violent barrage d’artillerie qui dura six heures. La 2e Armée italienne disposa de 25 divisions et de 2,000 canons, mais la pluie, le brouillard et les dommages causés par l’artillerie ennemie aveuglèrent les canonniers italiens, tout en distordant le système de communications à mesure que les unités ennemies progressèrent. Deux jours plus tard, l’anéantissement de deux divisions, l’isolement d’une troisième et la retraite précipitée d’une quatrième exposèrent dangereusement les flancs de la 2e Armée, tout en menaçant ceux des 1ère, 3e et 4e Armées voisines. Cette situation critique convainquit Cadorna d’ordonner une retraite générale vers la rivière Tagliamento afin de gagner du temps pour préparer une autre ligne de défense un peu plus au sud-ouest sur le Piave.

À mesure que les Italiens se replièrent derrière le Piave, Cadorna fut enfin remplacé par le général Armando Diaz au poste de commandant en chef de l’armée italienne. Ce dernier hérita du difficile mandat de redresser l’état physique et moral de son armée, qui ne compta sur le Piave que 33 divisions face à 55 divisions ennemies. Néanmoins, Diaz sembla voir le bon côté des choses dans les circonstances. Il avait alors près de 4,000 canons à sa disposition derrière le Piave, sur un front bien circonscrit à l’est par la Mer Adriatique et à l’ouest par le plateau de l’Asiago, sans oublier qu’il fit face à un adversaire complètement épuisé après une poursuite de 75 kilomètres. Au 18 décembre, avant que les renforts franco-britanniques ne puissent arriver en ligne, les Italiens étaient parvenus à consolider leurs positions. C’était l’essentiel.

La bataille de Caporetto coûta 3,100 canons et 40,000 morts à l’armée italienne. 300,000 autres soldats furent capturés ou désertèrent, en plus d’un autre contingent de 350,000 hommes qui perdirent temporairement contact avec leurs unités dans la confusion. Pour les contemporains, la défaite fut perçue comme une catastrophe où les Italiens durent assumer l’entière responsabilité, si bien que la recherche quasi paranoïaque d’un bouc émissaire imputa des fautes à Cadorna, à la classe ouvrière, aux pacifistes, voire au pape Benoît XV. Malgré tout, en juin 1918, le général Diaz put assembler 50 divisions italiennes et quatre divisions alliées sur le Piave afin de dissuader les forces austro-allemandes d’une autre offensive. Avec cette armée, Diaz lança le 24 octobre (exactement un an après le désastre de Caporetto) une offensive connue sous le nom de la bataille de Vittorio Veneto. Les 55 divisions austro-hongroises affaiblies et démoralisées furent mises en déroute, forçant ainsi Vienne à demander un armistice qui fut signé le 4 novembre. Ainsi s’achevait la Première Guerre mondiale pour les Italiens.

Les alpes à la frontière italo-autrichienne représentent tout un défi logistique auquel les belligérants firent face de 1915 à 1918. Mis à part la vallée de l'Isonzo et le plateau de l'Asiago, la majeure partie du front italien est constituée de paysages montagneux, dont certains sommets atteignent des hauteurs de 2,000 à 3,000 mètres.

Dans l’autre camp: la Seconde Guerre mondiale (1939-1945)

Frustré que les Alliés n’aient pas obtempéré totalement à ses revendications territoriales prévues dans le Traité de Londres de 1915, le régime fasciste de Mussolini engagea l’Italie dans la Seconde Guerre mondiale pour des raisons essentiellement politiques. En mars 1940, le dictateur fasciste conclut à contrecœur que l’Italie devrait entrer en guerre si elle voulut rester une grande puissance. Encore une fois, comme en 1915, son armée fut loin d’être prête. Par exemple, l’aviation ne disposa que d’à peine 1,500 appareils modernes, sans radar, ni bombardiers en piqué ou de bombardiers stratégiques. L’aviation posséda un modèle désuet de bombardier-torpilleur (reconverti d’un ancien modèle de bombardier moyen), sans oublier que dans l’ensemble, l’aviation italienne ne disposa d’une réserve de carburant que pour six mois.

Quant à l’armée de terre, celle-ci aligna sur papier 73 divisions d’infanterie dépourvues de suffisamment de canons modernes, d’armes automatiques et de véhicules moteurs. L’arme blindée connut également de sérieuses carences, n’ayant pour ainsi dire aucun char lourd et à peine 70 chars moyens M11-39, tandis que les rares divisions motorisées dépendirent d’anciens modèles de chenillettes L3-35. Un nouveau char « lourd » fut certes en production au début des hostilités, soit le M13-40 armé d’un canon de 47mm, mais il serait vite surclassé. Quant à la marine, construite pour affronter les Français en Méditerranée, elle eut rapidement à faire à la Royal Navy britannique. La flotte italienne ne comprit aucun porte-avions et peu de défenses antiaériennes pour la protection de ses bâtiments. Les croiseurs et les deux cuirassés de 35,000 tonnes furent des navires formidables, mais les canons de 320mm placés sur les rares bâtiments modernes furent outrepassés par ceux de la marine britannique, sans compter qu’aucun navire italien ne fut équipé de radar.

Capable de produire toutes les armes et équipements nécessaires pour une armée en opération lors d'une guerre conventionnelle, l'industrie militaire italienne produisit du matériel souvent inférieur et en quantités insuffisantes pour répondre parfaitement aux exigences de l'appareil militaire. Là encore, la performance d'une armée sur le champ de bataille doit être jugée en fonction de l'utilisation optimale (ou non) faite par les soldats du matériel à leur disposition.

Dans un autre ordre d’idées, l’armée italienne de la guerre de 1939-1945 souffrit de sérieuses contraintes logistiques. En d’autres termes, les lignes de communication furent trop étirées. Dès le début du conflit, Rome fut coupée de ses colonies d’Afrique de l’Est et le ravitaillement de l’Afrique du Nord posa de sérieuses difficultés. Les routes maritimes de ravitaillement s’avérèrent relativement sûres jusqu’au printemps de 1941, mais les ports de Libye ne purent décharger à peine 19 navires quotidiennement et seule Tripoli disposa d’installations portuaires modernes. La situation portuaire ne fut pas meilleure en Albanie, mais ce pays demeura la seule voie par laquelle les troupes italiennes combattant en Grèce purent être ravitaillées. Le jour où les Britanniques parvinrent à décrypter les différents codes utilisés par l’Axe, leurs unités navales et aériennes déployées à Malte infligèrent de lourdes pertes aux convois maritimes italiens, surtout en pleine nuit grâce au radar.

Cela dit, l’armée italienne entama ses opérations en 1940 suite à une série de calculs politiques. À titre d’exemple, l’Italie attaqua la France en juin afin d’obtenir un siège aux négociations d’armistice, malgré que ses troupes furent mises en échec par les forces françaises dans les Alpes. Par la suite, l’armée italienne se déploya en Égypte en septembre, mais les troupes à pied du général Rodolfo Graziani ne purent rattraper les forces motorisées britanniques qui battirent en retraite en bon ordre. Prévoyant une victoire facile, Mussolini attaqua la Grèce en octobre avec sept divisions, mais ces dernières furent arrêtées net par des forces grecques mal équipées, mais décidées à se battre sur leur sol national, ce qui contraignit les Italiens à se replier à la frontière de l’Albanie. Les sérieuses difficultés sur le front balkanique furent temporairement contenues par l’arrivée à l’état-major général d’Ugo Cavallero, le remplaçant de Pietro Badoglio. Par contre, les Britanniques ne tardèrent pas à exploiter les revers italiens en Grèce afin d’améliorer leur propre situation en Égypte.

En mer, la marine italienne battit les Britanniques à Punta Stilo en juillet 1940, mais elle perdit deux croiseurs légers au large du Cap Spada. Par ailleurs, un raid britannique sur Tarente en novembre détruisit quatre cuirassés, malgré que trois autres furent mis en service en 1941, ce qui permit à l’Italie de maintenir une relative protection pour ses convois au cours de cette année en Méditerranée. Cette période vit les Italiens lutter d’arrache-pied pour ne pas perdre l’initiative, ni le contrôle dans cette mer stratégique. Toujours en 1941, en mars, les Italiens perdirent trois croiseurs lourds face à une marine britannique bien équipée en radar lors d’une bataille navale au large du Cap Matapan, bien que la Royal Navy subit de fortes pertes en mai lors de la bataille pour l’île de Crête. D’octobre à décembre, les sous-marins allemands vinrent en renfort et ils parvinrent à couler un porte-avions et un cuirassé britanniques, tandis que des torpilles ayant à leur bord des nageurs de combat italiens purent sérieusement endommager deux cuirassés ennemis dans le port d’Alexandrie.

Ces soldats grecs marchant vers le front d'Albanie en 1940 apprirent aux Italiens une dure leçon des champs de bataille: ne jamais sous-estimer un ennemi, surtout lorsque celui-ci défend son territoire national.

À peu près un an après l’entrée en guerre, donc en avril 1941, les Italiens avaient déjà perdu 100,000 hommes en Libye et 90,000 en Grèce. Heureusement pour eux, l’intervention des forces allemandes en Grèce et à Crête relâcha fortement la pression, d’autant plus que les Britanniques décidèrent de concentrer leurs énergies sur les Allemands pour un temps. Faisant ensuite le bond de l’autre côté de la Méditerranée, les troupes allemandes repoussèrent les Britanniques vers Tobrouk puis vers l’Égypte. Les Allemands purent à eux seuls repousser une contre-offensive britannique en Égypte en mai-juin 1941, mais l’Italie dut néanmoins fournir des troupes pour une variété de théâtres d’opérations, comme en France, en Grèce, en Yougoslavie et en Afrique du Nord. De plus, l’invasion allemande de la Russie en juin vit Mussolini déployer quatre divisions qui consommèrent en tout 100,000 soldats et une partie des équipements les plus modernes de l’armée italienne jusqu’en 1943.

À l’automne de 1941, l’Italie perdit la Somalie, l’Érythrée ainsi que l’Éthiopie, ce qui força son armée à demeurer sur la défensive en Afrique du Nord pour 1942, de concert avec un allié allemand qui prit progressivement le contrôle du théâtre d’opérations. La présence italienne en Afrique du Nord connut sa fin en mai 1943, avec la capitulation des dernières forces emprisonnées à Enfidaville (Tunisie). La prochaine ligne de défense fut constituée par la Sicile, où Mussolini put aligner un peu moins de 100,000 hommes et à peine 500 canons, 100 chars, 30 canons antiaériens et 40 chasseurs face à une invasion des Alliés, dont les 70,000 troupes d’assaut furent appuyées par 6 cuirassés, 15 croiseurs, 128 contre-torpilleurs et 2,500 avions.

Signe d'une revanche envisagée ou d'une nostalgie mal avisée? Le régime fasciste italien fit imprimer cette affiche de propagande dans les jours suivant la perte de l'Afrique en 1943. On y voit un soldat italien posé devant les cadavres de ses camarades avec cet avertissement: "Nous reviendrons!". Un subtil message à l'intention des Britanniques.

Lorsque la Sicile tomba en septembre 1943, Mussolini fut chassé du pouvoir et le nouveau gouvernement italien s’empressa de signer la paix avec les Alliés. Pendant 39 mois, l’Italie contesta la domination britannique en Méditerranée, mais tandis que l’Allemagne fournit à contrecœur une assistance, les Alliés firent de ce théâtre d’opérations une priorité en 1942-1943, par l’injection des ressources nécessaires. Ceux-ci comprirent l’importance de tenir Gibraltar et Suez, tout en attirant un maximum de soldats de l’Axe sur ce front que l’Allemagne jugea a priori comme secondaire. D’autre part, l’Allemagne répondit au changement de camp de l’Italie par le déploiement de 29 divisions dans la botte et sur le front balkanique afin de parer un éventuel débarquement allié, tout en « punissant » l’ancien partenaire. À ce sujet, notons que les Italiens perdirent 18,000 hommes en combattant les Allemands pour la seule année de 1943.

Les Britanniques débarquèrent donc à Reggio di Calabria le 3 septembre et les Américains à Salerne, d’où ils purent avancer vers le nord pour prendre Naples le 2 octobre, sans opposition. Le maréchal allemand Albert Kesserling arrêta l’offensive alliée sur la Ligne Gustav de novembre 1943 à mai 1944. Lorsque les Américains tentèrent de briser l’impasse en débarquant des troupes à Anzio en janvier (1944), les Allemands purent les contenir en les coinçant dans une poche, voire une petite tête de pont jusqu’en mai. D’autres attaques lancées contre la Ligne Gustav réussirent finalement à percer dans les secteurs de la rivière Rapido et de Monte Cassino en mai, ce qui amena la libération de Rome au début du mois suivant.

En bon ordre, Kesserling ordonna la retraite au nord vers la Ligne Gothique, avec laquelle les Alliés entrèrent progressivement en contact d’août à novembre 1944, mais qu’ils ne parvinrent pas à percer avant le mois d’avril suivant. À cette date, les Britanniques attaquèrent la Ligne Gothique à Ferrara et les Américains avancèrent vers Bologne, ce qui leur permit de déboucher dans la vallée du Pô le 20 avril 1945. Bologne tomba le 21, suivie de Gênes, Milan, Vérone, Padoue, et Venise (28-29 avril). Le 29 avril, le général allemand Heinrich von Vietinghoff accepta de signer une capitulation inconditionnelle qui entra en vigueur le 2 mai.

Conclusion

Ce court récit de la participation de l’Italie aux deux guerres mondiales laisse un portrait somme toute sombre de la performance de l’appareil militaire italien. Peu d’historiens en dehors de l’Italie firent des plaidoyers afin de défendre le bilan d’une armée dont il est important, à notre avis, de remettre les actions en contexte. Le premier élément commun aux deux guerres mondiales fut que l’armée italienne ne put que rarement saisir l’initiative des opérations. Autrement dit, elle livra des batailles qui « fixèrent » des unités ennemies sur des fronts particuliers, le tout afin de soulager la pression sur d’autres théâtres d’opérations que les puissances majeures contemporaines et les historiens après coup jugèrent plus stratégiques.

Ensuite, l’industrie militaire ne livra pas toujours la marchandise. Pendant le premier conflit mondial, l’armée italienne mit en ligne un impressionnant bombardier lourd, le Caproni, mais ne put faire de même en 1939-1945. En d’autres circonstances, ce fut la logistique qui fut défaillante. Relativement courtes en 1914-1918, les lignes de ravitaillement furent beaucoup plus étirées en 1939-1945 pour l’armée italienne, ce qui isola même certaines de ses unités dans les colonies d’Afrique de l’Est.

En troisième lien, les contemporains et les historiens jugèrent sévèrement certaines batailles qui se transformèrent en de véritables débâcles pour les Italiens. Caporetto demeure un symbole à cet égard, comme les forces italiennes subirent une dégelée en 1940 face à un ennemi grec dont un parieur n’aurait certes pas misé la victoire. Dans ces deux contextes, ceux de 1917 et de 1940, nombre de raisons expliquent rationnellement les défaites. Fatiguées, mal dirigées, mal ravitaillées et en fin de compte démoralisées, les troupes italiennes subirent le sort que n’importe quelle armée, à n’importe quelle époque, mais avec des circonstances similaires, aurait subi.

Pourtant, à Caporetto, l’armée italienne parvint à elle seule à réparer le désastre, comme elle livra une lutte héroïque en Tunisie, dans les derniers jours, voire les dernières heures de sa présence en Afrique du Nord en 1943. En histoire, tout est une question de contexte, de circonstances. L’armée italienne n’y échappa pas. Elle laissa derrière elle ses morts et ses amertumes.