Mois : octobre 2010

La campagne du Pacifique (1941-1945)

Introduction: une accumulation de frustrations

Peinture réalisée à partir d'une célèbre photographie de la prise de l'île d'Iwo Jima par les forces américaines en mars 1945.

La campagne du Pacifique de 1941 à 1945 tire ses origines dans la réticence du Japon à accepter un statu quo géopolitique dicté par les États-Unis et la Grande-Bretagne depuis le début du XXe siècle. À la suite de ce qui était perçu comme une victoire écrasante des Japonais face aux Russes lors de la guerre de 1904-1905, le Japon se sentit trahi au lendemain du traité de paix négocié par le président américain de l’époque, Theodore Roosevelt. Le Japon n’était pas plus satisfait de la part du gâteau qu’il avait reçu des anciennes colonies allemandes en Asie au lendemain de la Première Guerre mondiale, étant donné qu’il avait été dans le camp des Alliés lors de ce conflit.

D’ailleurs, les récriminations japonaises n’allaient pas s’arrêter là. La conférence de Washington de 1921-1922 sur la limitation des armements navals, qui visait ni plus ni moins à limiter la puissance maritime du Japon face à celle des États-Unis, était une fois de plus perçue comme une insulte par Tokyo. Le sentiment anti-occidental des Japonais n’allait que s’accroître avec le krach économique de 1929 qui fut aussitôt exploité par les éléments chauvinistes du pays, surtout parmi ceux au sein de l’armée, qui étaient hostiles à l’Ouest et anxieux d’établir un empire économique autarcique. Par conséquent, la politique japonaise devint ouvertement agressive et expansionniste. Le temps venu, cela mena à une alliance avec l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste (pour former l’Axe), deux régimes également insatisfaits du nouvel ordre mondial né des ruines de la guerre de 1914-1918.

Illustration d'une carte postale japonaise représentant la bataille de Mukden de 1904 lors de la guerre contre la Russie, au cours de la première phase de l'expansion japonaise au début du XXe siècle.

L’expansion de l’empire japonais (1931-1941)

Les Japonais ne tardèrent pas à mettre en œuvre leur politique expansionniste. En 1931, l’armée japonaise présente en Mandchourie s’empara de l’ensemble de la province. À cela, ajoutons de nombreux incidents frontaliers avec la Chine qui finirent par engendrer une guerre générale avec celle-ci en 1937, ce qui amena le Japon à conquérir la majeure partie du nord de la Chine en 1941. La défaite militaire de la France en 1940 avait également permis au Japon de déployer ses forces en Indochine française, et ce, sans tirer un coup de feu.

Pour leur part, bien qu’ils aient eu depuis longtemps des intérêts avoués en Chine, les États-Unis furent lents à réagir à l’expansion japonaise, alors que les puissances coloniales européennes ne firent à peu près rien pour la contrer, de peur de provoquer une guerre généralisée dans le Pacifique, un conflit qu’elles ne pouvaient pas se permettre. Cependant, à mesure que s’achevait l’année 1940, le président américain Franklin Roosevelt se sentit suffisamment confiant pour porter des gestes qui iraient au-delà d’une simple aide économique et militaire semi-officielle à la Chine. Roosevelt entreprit une campagne économique de plus en plus agressive face au Japon. En juillet de la même année, les exportations de pétrole et de ressources métallurgiques furent restreintes et, suivant l’occupation de l’Indochine par le Japon, un embargo encore plus serré sur le pétrole fut imposé.

La conquête japonaise de la province chinoise de la Mandchourie était une réalité à partir de 1932, malgré que ce ne fut qu'en 1937 que le Japon et la Chine ne se retrouvent officiellement en état de guerre.

L’enjeu stratégique que représentait le pétrole contraignit les dirigeants militaires du Japon à agir promptement. Ils durent planifier un déploiement de forces vers le sud afin de s’emparer des ressources pétrolifères des Indes orientales néerlandaises et de la Malaisie britannique. Pour ainsi dire, ils croyaient que la guerre avec les États-Unis serait inévitable, mais leurs calculs reposaient sur le principe que la conquête des ressources pétrolifères permettrait à la marine japonaise de tenir un périmètre dans le sud du Pacifique afin de protéger leur nouvel empire. Ce périmètre, croyaient-ils, les Américains n’oseraient pas s’y aventurer, par manque de volonté ou par leurs incapacités logistiques.

Suite à l’échec des négociations diplomatiques avec les États-Unis à l’automne de 1941, l’empereur japonais approuva finalement, le 1er décembre, le plan de conquête du Pacifique Sud tel que mentionné précédemment. Cela ne signifia pas que la tâche serait facile pour autant. En effet, le commandant en chef de la flotte combinée japonaise, l’amiral Isoroku Yamamoto, était bien au fait de la puissance économique des États-Unis et il n’était pas chaud à l’idée d’une aventure militaire dans le Pacifique Sud. Malgré tout, Yamamoto prépara un plan d’offensive dans lequel l’aviation navale transportée par des porte-avions aurait un rôle crucial à jouer. Elle devait neutraliser la flotte américaine du Pacifique, tandis que les forces au sol compléteraient la conquête des objectifs mentionnés.

Carte du théâtre des opérations dans le Pacifique de 1941 à 1945, de l'arrête de l'expansion japonaise à Midway (juin 1942) jusqu'à bataille d'Iwo Jima (février - mars 1945).

De Pearl Harbor à Midway (1941 – 1943)

Comme l’avait prédit Yamamoto, l’armée japonaise mena de brutales offensives lors des six premiers mois de la campagne. Un peu par chance, les porte-avions américains dans la région sud ne subirent pas le même sort que les cuirassiers à Pearl Harbor le 7 décembre (où la moitié de la flotte américaine du Pacifique fut détruite), bien que l’avance japonaise dans le Pacifique Sud s’avéra impossible à enrayer compte tenu de la piètre qualité du dispositif défensif. Dans ce contexte, Hong Kong tomba le 25 décembre et la conquête de la Malaisie fut complétée avec la chute de Singapour le 15 février 1942.

De leur côté, les forces américaines aux Philippines furent rapidement prises dans un étau et elles durent capituler le 6 mai, tandis que les Indes orientales néerlandaises, les îles Salomon et une large partie de la Nouvelle-Guinée tombèrent également aux mains des Japonais au cours des six premiers mois de 1942. De plus, les forces navales et aériennes britanniques, néerlandaises et américaines dans ce théâtre furent également détruites, malgré qu’une petite force aéronavale américaine soit parvenue à infliger un premier revers aux Japonais lors de la bataille de la Mer de Corail du 5 au 7 mai 1942. Cette défaite malencontreuse, combinée à un raid aérien symbolique mené par des bombardiers américains au lendemain de Pearl Harbor, conforta les dirigeants militaires japonais qu’il fallait étendre puis sécuriser le périmètre océanique. En clair, l’amiral Yamamoto reçut l’ordre et les ressources nécessaires pour annihiler la flotte américaine dans le Pacifique.

La capture de Singapoure (photo) et de l'ensemble des archipels du Pacifique Sud par le Japon au cours de l'année 1942 ne fit que confirmer les prétentions expansionnistes qu'entretenait l'empire du Soleil Levant depuis bien des décennies.

Les Alliés avaient donc convenu de confier la direction des opérations dans le Pacifique aux États-Unis, surtout que les forces du Commonwealth britannique peinaient à contenir l’avancée japonaise à travers la Birmanie vers l’Inde. Bien que le président Roosevelt souhaitait donner la priorité au théâtre européen à la suite de la déclaration de guerre de l’Allemagne à son pays le 11 décembre 1941, il appert que son commandant en chef de la marine, l’amiral Ernest King, de même que l’opinion publique dans sa majorité, préféra que l’emphase soit mise sur le Pacifique. Sans tarder, des troupes furent déployées pour tenir ce qui restait des possessions alliées dans le Pacifique et pour la défense de l’Australie, mais la quantité de matériel disponible et d’hommes entraînés obligèrent les Alliés à rester sur la défensive pour un certain temps, du moins jusqu’à ce que la production américaine atteigne son niveau de croisière en 1943.

Le point tournant de cette première phase de la campagne du Pacifique fut l’échec du plan naval ambitieux mis au point par les Japonais dans le but d’obtenir la domination stratégique du centre du Pacifique à Midway entre le 4 et le 6 juin 1942 (voir la carte). C’est en effet à Midway, non loin des îles hawaiiennes, qu’une force aéronavale américaine sous les ordres de l’amiral Raymond Spruance coula quatre porte-avions et détruisit la fine fleure des pilotes de l’aviation japonaise. N’étant pas désireux d’afficher l’esprit kamikaze caractéristique de la fin des hostilités (qui au final ne servit à rien), l’amiral Yamamoto ordonna à sa gigantesque flotte de se replier et rentrer dans ses bases.

Cette décision de battre en retraite fut par la suite critiquée. En effet, étant donné que Yamamoto était sur le bord de remporter une victoire avant que les États-Unis n’aient pu étaler toute leur puissance industrielle, pourquoi n’a-t-il pas mis toute la pression nécessaire? Une éventuelle victoire japonaise à Midway aurait pu avoir un effet décisif sur la tournure des événements dans le Pacifique, car sur le long terme, il était de plus en plus difficile pour le Japon de rivaliser économiquement et militairement avec les États-Unis.

Une guerre d'un genre nouveau impliquant la combinaison de forces aéronavales fut livrée dans le ciel et sur la mer de Midway, près des îles hawaiiennes, à l'été de 1942. Cette bataille fut un point tournant de la guerre du Pacifique et elle marqua l'arrête de l'expansion japonaise.

La reconquête du Pacifique: la première phase (janvier – septembre 1944)

Alors que l’Amérique déploya le gros de son armée de terre vers le théâtre européen, il était évident que le Pacifique était la zone privilégiée des forces aéronavales, de même que pour le corps des Marines. Il n’empêche que le général Douglas MacArthur, qui deviendra le commandant en chef du théâtre d’opérations, s’assura de faire un lobbying efficace afin que le front du Pacifique dispose de suffisamment de troupes terrestres. La stratégie de MacArthur consistait effectivement à attaquer ou contourner les îles fortement défendues par l’ennemi, tandis que serait lancée une guerre sous-marine à outrance dans le but d’éliminer le ravitaillement et le commerce japonais.

L'un des artisans de la victoire des Alliés dans le Pacifique et une figure emblématique de la Seconde Guerre mondiale, le général amércain Douglas MacArthur.

Non sans surprise, les Japonais durent adopter une posture défensive et se battre pour la préservation de leurs conquêtes, tout en conservant suffisamment de forces aéronavales pour ralentir la progression américaine. Comme nous l’avons dit, la lutte pour la supériorité matérielle était perdue d’avance pour les Japonais. Par exemple, sur une période d’une année, celle de 1943-1944, les chantiers navals japonais produisirent 7 porte-avions, alors que la production américaine atteignit 90 pour la même période. De plus, les avions japonais étaient techniquement inférieurs à ceux de leurs adversaires.

Au début de 1944, on estime à 4,000 le nombre d’appareils de toutes sortes dans l’aviation japonaise, face aux 11,400 appareils américains. De manière encore plus significative, ce qui fit réellement mal aux Japonais fut les énormes pertes de pilotes entraînés qu’ils subirent. En 1944, la moitié des pilotes qui partaient en mission ne revenaient pas à leurs bases. Pendant ce temps, les sous-marins américains réduisirent la flotte marchande japonaise de 5 millions de tonnes en 1942 à 670,000 en 1945, sans compter le tonnage de navires de guerre coulés qui s’élevait à 2 millions de tonnes.

L’année 1944 dans le Pacifique fut marquée par des gains importants des Américains d’archipels stratégiques, par exemple la Nouvelle-Guinée, les îles Salomon vers le nord, puis également vers l’ouest aux îles Marshall et Gilbert & Ellice. La conquête de ces archipels fut accélérée afin de sécuriser des bases à partir desquelles les bombardiers américains à long rayon d’action pourraient effectuer leurs missions, notamment pour les B-29 Superfortress qui pouvaient atteindre le Japon.

En juin, la marine américaine était en position d’attaquer puis de s’emparer des îles Mariannes pour y installer également des bases aériennes. Cette fois, les dirigeants japonais étaient déterminés à conserver ces positions, car ils croyaient que les îles Mariannes étaient le point crucial de leur front du Pacifique. Par conséquent, l’amiral Jisaburo Ozawa concentra une force composée de 9 porte-avions et 450 appareils, mais cette force demeurait largement inférieure en nombre face aux 15 porte-avions et 900 appareils américains. Le résultat de la bataille des îles Mariannes fut un désastre pour l’armée japonaise. Tous ses porte-avions furent détruits et à peine 35 avions sur les 450 engagés purent s’échapper.

La capitulation ne fait pas partie du code du guerrier japonais. Cela se traduisit sur le terrain par de sauvages mais combien suicidaires assauts de l'infanterie nipponne. Le temps de rapidement recharger leurs armes, les soldats américains attendent le prochain assaut ennemi lors de la bataille de Saipan (îles Mariannes) en juin et juillet 1944.

Par la suite, les forces américaines furent engagées dans la bataille de la Mer des Philippines où elles remportèrent une autre éclatante victoire qui pava le chemin pour l’occupation de l’île stratégique de Saipan le 10 juillet, de même que Guam le 8 août 1944. Ce que l’on remarque au cours de ces batailles c’est que sur chacune de ces îles, les soldats japonais refusaient de capituler, ce qui rendit la conquête des archipels plus longue et coûteuse que ce que peut suggérer la balance des forces matérielles. Par exemple, sur la seule île de Saipan (archipel des Mariannes), il est estimé qu’environ 27,000 soldats japonais furent tués.

La reconquête du Pacifique: la seconde phase ( octobre 1944 – 1945)

La prochaine étape dans la reconquête du Pacifique allait être l’assaut contre l’île de Leyte en octobre 1944, où les Américains assemblaient le plus grand détachement spécial vu jusqu’à présent. La marine japonaise avait calculé qu’une contre-attaque faisant usage des divers canaux entre les îles, de même que le recours à ce qui restait de l’aviation nipponne, pourrait faire échec à cette force américaine qui aurait assurément des problèmes à manœuvrer. La bataille du Golfe de Leyte fut probablement le plus important engagement naval de l’Histoire. La coopération entre les flottes de surface et sous-marines américaines parvint à contrer la résistance navale japonaise. En effet, le Japon perdit 28 navires de guerre contre 6 pour les États-Unis.

Dans la jungle de l'île de Leyte (Philippines), octobre 1944. La chaleur, les éléments hostiles de la nature et la détermination de l'ennemi à ne pas capituler auront été autant d'éléments qui caractérisèrent la sauvagerie des affrontements dans le Pacifique.

Dans un autre ordre d’idées, la précédente conquête des îles Mariannes permit aux bombardiers américains de se déployer pour un assaut concentré contre l’économie de guerre japonaise. Le 21e Groupe de Bombardiers, qui se trouvait auparavant en Chine, fut transféré à Saipan où il put entreprendre ses opérations à partir de novembre. Leur cible, l’économie nipponne, était déjà lourdement affectée par le manque de matières premières en raison de l’efficacité de la campagne sous-marine américaine.

Par ailleurs, l’armée de l’air américaine dirigea ses efforts afin d’éliminer du ciel la menace ennemie tout en s’en prenant, à l’instar des sous-marins, aux navires marchands chargés de ravitailler les archipels. Enfin, comme c’était le cas en Europe, les États-Unis entreprirent une campagne de bombardements aériens des villes japonaises sur une base régulière, une campagne qui fut possible grâce aux conquêtes terrestres qui permirent d’établir des bases rapprochées du Japon.

En dépit du fait que les Américains s’approchaient du Japon, des préparations étaient en cours pour un assaut amphibie d’envergure vers Tokyo ayant pour nom de code OLYMPIC. À cette fin, la marine américaine avait prévu 90 porte-avions et 14,000 avions, ce qui représentait une plus grande force aérienne que ce qui avait été déployé pour la campagne de Normandie. Pour leur part, les dirigeants japonais se préparaient à l’ultime défense de la mère patrie, notamment par la construction de milliers de petits sous-marins primitifs destinés à des missions suicide, tout comme en reconvertissant ce qui restait de l’aviation afin d’adapter les appareils pour des missions dites de kamikazes.

Non sans surprise, la crainte de subir de lourdes pertes advenant une invasion des îles nippones força les Américains à revoir leurs plans. D’un autre côté, Washington souhaitait une capitulation sans condition des Japonais. Cette situation amena le gouvernement américain à recourir à la bombe atomique à deux reprises contre les villes de Hiroshima et de Nagasaki en août 1945. À cette date, le Japon était déjà en ruines et le conflit de nature politique entre les militaristes de la « ligne dure » et les dirigeants civils désireux de capituler fut résolu par l’empereur en personne. Au cours d’une allocution à la radio le 15 août, l’empereur Hiro-Hito annonça à son peuple, d’une manière quelque peu surréaliste, que la guerre livrée par la nation n’avait pas nécessairement tournée selon le scénario prévu. Au moment de cette allocution, les dernières armées japonaises opérationnelles venaient d’être anéanties en Birmanie et en Mandchourie. Même avant cela, les Japonais auraient probablement capitulé si on leur avait donné la garantie qu’ils pourraient conserver leur empereur, ce qui au final leur fut accordé.

Les ruines de Hiroshima au lendemain du largage de la bombe atomique, le 6 août 1945. La décision du Président Truman de recourir à la bombe atomique alimente toujours le débat de nos jours. Les estimations de l'époque prévoyèrent qu'une campagne livrée en sol japonais engendrait au minimum des pertes de 100,000 hommes parmi les forces américaines. De plus, Washington voulait une capitulation sans condition du Japon. La solution? La bombe.

Conclusion: la nature et les conséquences de la guerre du Pacifique

La guerre dans le Pacifique fut livrée avec une férocité, voire avec une barbarie qui n’avait d’égal que la nature des combats sur le front russe à la même époque. En plus d’être une série d’affrontements entre deux puissances militaires, c’était également une lutte entre deux cultures qui se détestaient, si bien que l’on assista à une véritable orgie de violence mêlée à d’extraordinaires gestes de bravoure de part et d’autre.

Un élément central de la guerre du Pacifique qui affecta la nature des combats fut que les soldats japonais ne se rendaient pas. La capitulation était un geste contraire au code du guerrier japonais, ce qui signifia à maintes reprises que des garnisons nipponnes complètement isolées et largement dépassées en nombres luttèrent jusqu’à la fin. Non sans surprise, les prisonniers de guerre alliés capturés par les Japonais furent traités de manière barbare, et ce, dans l’irrespect total des conventions internationales de l’époque. Même après la fin de la guerre, l’aviation alliée dut lâcher sur les dernières positions japonaises encore actives des tracts afin de leur expliquer ce que la capitulation signifiait dans la culture occidentale. L’idée était de les amener à se rendre, car la paix était déjà signée. D’ailleurs, ce ne fut que vingt-cinq ans après la fin de la guerre que le dernier soldat japonais se rendit.

D'une fidélité sans borne à leur empereur et faisant preuve d'une obéissance absolue face à leurs officiers, les soldats de l'armée impériale japonaise constituaient une machine de guerre redoutable. Les mots "honneur" et "sacrifice", qui sont au coeur du code du guerrier, ne firent qu'accroître les disparités culturelles face à l'ennemi occidental. Dans ce contexte particulier, la sauvagerie des combats fut conséquente.

Dans un autre ordre d’idées, et bien que les États-Unis s’assurèrent l’hégémonie dans le Pacifique, la guerre avait aussi anéanti la « force morale » des empires coloniaux européens dans la région, en particulier celle de la France, des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne. À cet égard, chaque ex-puissance coloniale tenta à sa façon de gérer la problématique au lendemain de 1945. La France s’embarqua dans une désastreuse campagne militaire pour reconquérir et garder l’Indochine. De son côté, la Grande-Bretagne y alla de manière plus « posée », en consentant malgré tout à se retirer au lendemain de ses campagnes malaisiennes et indonésiennes où elle parvint à vaincre les insurrections locales.

Il est important également de prendre en considération la montée en puissance de l’Union soviétique qui devint un nouvel acteur dans la région. Après quarante ans de mise en échec par le Japon, l’URSS put revenir à l’avant-scène, d’autant qu’en Chine, le régime nationaliste de Chian Kai-Shek, qui fut largement affaibli par l’occupation japonaise, fut vaincu par les communistes de Mao Zedong en 1949. Ces changements menèrent à la guerre de Corée et, ultimement, à celle du Vietnam. Ironiquement, les vainqueurs occidentaux de la Seconde Guerre mondiale se retrouvèrent plus tard vaincus lors des conflits subséquents, des guerres nées de la fin de l’hégémonie japonaise dans le Pacifique.

Inspiré d'une célèbre photographie, ce mémorial de la bataille de Leyte (Philippines) présente le général MacArthur et son état-major foulant le sol philippin, lors de ce retour symbolique suite à la capitulation de mai 1942.

Histoire de l’organisation des armées

La structure organisationnelle

La plupart des forces militaires modernes tendent à posséder des structures organisationnelles similaires. Ces ressemblances s’observent notamment parce que bon nombre d’entre elles ont des origines politico-culturelles et une histoire communes, mais aussi parce qu’elles sont structurées selon des principes pratiques et universels d’administration qui, au final, affectent positivement la qualité de ce qui est convenu d’appeler la « chaîne de commandement ».

D’entrée de jeu, il y a généralement une différence entre l’organisation et la puissance d’une armée en temps de paix et celle en temps de guerre. L’Histoire tend d’ailleurs à démontrer que les armées qui s’adaptent le plus aisément aux exigences de la guerre sont celles dans lesquelles la structure organisationnelle observée sur les champs de bataille constitue, en toute logique, une simple réflexion de ce qu’était l’organisation en temps de paix. À titre d’exemple, des régiments sont généralement connus comme étant des « unités » et les structures plus larges dans lesquelles ils sont rassemblés portent le nom de « formations ».

À l’inverse, les régiments sont également de larges formations dans lesquelles se trouvent des « sous-unités » telles des compagnies, des pelotons et des sections. Cela dit, la terminologie peut évidemment varier selon les nations, de même qu’entre les différentes branches que sont généralement l’armée, l’aviation et la marine. Nous avons vu que l’infanterie possède ses compagnies et ses pelotons, alors que dans la cavalerie, par exemple, on subdivise la formation en escadrons, tout comme l’artillerie est organisée en batteries.

L’organisation du XVe au XVIIe siècle

À une époque (XVe et XVIe siècles) où des "entreprises" de guerre vendaient leurs services au plus offrant, celles-ci étaient néanmoins dotées de structures organisationnelles et d'une chaîne de commandement.

Nous avons écrit dans un précédent article que les origines des armées dites « modernes » remontent environ au XVe siècle en Europe, à l’époque des compagnies de mercenaires qui étaient relativement bien organisées. L’unité de base de l’époque était la compagnie, c’est-à-dire une force militaire composée bien entendu de mercenaires, mais celle-ci était aussi une entreprise commerciale, si l’on part du principe qu’elle vendait ses services et qu’elle disposait d’une clientèle établie. La compagnie de mercenaires était commandée par un capitaine dont l’officier principal était un lieutenant qui pouvait prendre la place du capitaine au besoin. Plus bas dans la hiérarchie, un officier subalterne portait les couleurs (drapeaux) de la compagnie et il possédait un titre qui reflétait sa fonction, à savoir qu’il était un enseigne.

Par ailleurs, il était possible de combiner des compagnies qui prenaient la forme de régiments sous les ordres d’un colonel. Du XVIe au XVIIe siècle, l’État tenta d’affermir son contrôle sur ces colonels, où leurs commissions d’officier furent progressivement authentifiées par la signature du monarque. De plus, les uniformes et les couleurs régimentaires représentaient initialement les armoiries ou les symboles personnels du colonel, mais ils furent à leur tour remplacés par des symboles émanant de l’État. Cette sorte de dualité symbolique se reflète toujours dans certaines armées du monde. Par exemple, nombre de régiments de l’armée britannique emportent deux drapeaux, celui du régiment et celui du monarque (ou du prince qui patronne le régiment).

Ce que l’on remarque également de l’organisation des armées à travers l’Histoire c’est que la compagnie semble être l’une des unités les plus anciennes. À travers les âges, on pense que le nombre moyen de soldats par compagnies devait tourner autour de 80, ce qui se rapproche du centurium romain. Dans un même ordre d’idées, mais à plus petite échelle, on remarque aussi la structure organisationnelle passée de l’armée prussienne qui reposait sur une unité de 8 hommes, le Kameradschaft, qui se rapprochait étrangement du conturbernium des légions romaines comprenant 10 hommes.

Ces différentes unités gagnèrent leur cohésion à travers la routine de la vie quotidienne et des habitudes développées par ce « vivre ensemble » des soldats. De plus, il était facile pour un seul homme d’exercer un commandement direct sur une si petite unité, bien que ce ne fut pas avant le XIXe siècle que ce type d’unité gagna son importance tactique. Autrement dit, la cohésion observée dans ce type d’unité aux plans administratif (facile à commander) et psychologique (tout le monde se connaît) n’avait pas son égal au niveau tactique (une fois rendu sur le champ de bataille) avant le XIXe siècle. Ces unités, le Kameradschaft ou le conturbernium, peuvent être considérées comme les ancêtres des sections d’infanterie modernes de 10 à 15 hommes.

À force de grossir, les armées durent revoir une fois de plus leurs modèles organisationnels. Dès le XVIIe siècle, les régiments commencèrent à être embrigadés, normalement sous les ordres d’un colonel sénior, soit celui ayant le plus d’ancienneté par rapport à la date où il reçut sa commission. Encore une fois, il y a certains parallèles intéressants à faire avec l’organisation de l’armée romaine. Par exemple, le régiment du XVIIe siècle ressemblait en termes d’effectifs et d’organisation à la cohorte romaine, de même que la brigade se rapprochait de ce qu’était la légion, selon les mêmes paramètres.

De par son efficacité et sa cohésion, le modèle organisationnel de l'armée romaine continua d'inspirer, et ce, plus de mille ans après la chute de l'empire.

L’expérience démontra également que les commandants pouvaient mieux administrer et commander leurs formations s’ils subdivisaient la chaîne de commandement, au sens usuel de déléguer. Ils pouvaient confier à trois ou quatre de leurs officiers supérieurs, qui leur étaient subordonnés, le commandement d’unités de plus petite taille. Le régiment pouvait notamment être divisé en bataillons ou encore voir le nombre de compagnies lui étant affectées être réduit. Ce besoin de repenser la structure organisationnelle des armées au XVIIe siècle avait été bien compris par Gustave Adolphe de Suède. Il avait réorganisé l’infanterie suédoise en mettant l’emphase sur l’unité de base qu’était une compagnie à 150 hommes. La combinaison de quatre de ces compagnies formerait un bataillon et trois de ces bataillons constitueraient une brigade.

Du XVIIe au XIXe siècle: nouvelles identités, nouvelles tactiques

En plus du sentiment d'appartenance, les régiments portaient leurs titres et/ou numéros pour des raisons administratives afin de les situer dans l'appareil organisationnel de l'armée. Par exemple, les régiments d'infanterie français au début de la Grande Guerre portaient des numéros qui les identifiaient à leurs dépôts (35e R.I. de Belfort, 43e R.I. de Lille, etc.).

Un autre aspect important de l’organisation des armées concerne les titres donnés aux unités et aux formations. Initialement, les régiments portaient le nom de leurs colonels propriétaires, qui était donc un officier sénior qui « possédait » le régiment, et dont il pouvait tirer un profit monétaire (surtout à l’époque des mercenaires), mais qu’il était peu susceptible de commander sur le champ de bataille. Il n’était pas rare dans ce contexte, en particulier aux XVIIe et XVIIIe siècles, de voir des régiments sur les champs de bataille appartenir à des particuliers, alors que d’autres régiments sur le même terrain étaient la « propriété » de l’État. C’est aussi à la même époque, dans les armées européennes, que des régiments commencèrent à s’identifier selon la région d’origine de leurs membres. Dans l’armée française, l’exemple classique demeure le Régiment de Picardie, la plus ancienne unité.

Ce principe d’« étiquetage » des régiments dans le but d’inculquer un certain esprit de corps avait été bien compris dans nombre d’armées européennes, en particulier dans l’armée britannique. À l’époque des réformes menées par le Secrétaire d’État à la Guerre Edward Cardwell, au milieu du XIXe siècle, une unité comme le Hampshire Regiment pouvait avoir deux bataillons réguliers, l’un servant outre-mer et l’autre au pays.

À ce même régiment pouvait se greffer un Special Reserve Battalion qui avait pour mandat de fournir des renforts aux bataillons réguliers du régiment, qui lui-même comprenait des bataillons territoriaux, habituellement des unités de réserve servant au pays et composées de soldats plus âgés. L’importance qu’occupe le bataillon, qui demeure l’unité tactique de base, est particulière à l’armée britannique, car dans la plupart des autres armées du monde, cette unité ne possède pas d’identité distincte et n’est que rarement séparée du reste du régiment aux fins opérationnelles.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, il n’y avait pas d’organisation tactique permanente dans l’infanterie sous le niveau de la compagnie. À cette époque, un terme comme celui de « peloton » référait soit à des soldats d’infanterie légère dispersés de façon hasardeuse parmi les rangs de la cavalerie afin de lui fournir un appui-feu; sinon il s’agissait de petites unités ad hoc opérant à l’intérieur d’un bataillon ou d’un régiment afin de harceler l’ennemi par de brèves volées de tir avant l’engagement principal.

C’est au moment de l’abandon progressif des tactiques linéaires (ex: le tir en volées sur plusieurs rangs) et de l’augmentation de la puissance de feu que les pelotons gagnèrent une identité permanente et, par-dessus tout, des fonctions tactiques plus précises. Dans plusieurs armées, le peloton devint la plus petite unité commandée par un officier sur une base quotidienne et permanente, souvent un lieutenant ou un sous-lieutenant. D’ailleurs, au moment où éclate la Première Guerre mondiale, le peloton est une structure déjà bien implantée dans les armées du monde, même qu’il était régulièrement l’unité tactique de base à la fin du conflit.

À un niveau supérieur, celui de la brigade, l’organisation connut à son tour des développements importants, du XVIIIe siècle jusqu’au début du XIXe. C’est également à cette époque que les armées commencèrent à être subdivisées en divisions comprenant plusieurs brigades qui rendaient les manœuvres plus aisées. Par exemple, les brigades pouvaient se déplacer en empruntant différentes routes, leurs trains de bagages seraient moins encombrants et il serait plus facile de réquisitionner la nourriture et le fourrage nécessaires.

Croquis d'une unité de l'infanterie de ligne française lors des guerres révolutionnaires. Le tournant du XVIIIe siècle fut une période de réformes militaires majeures dans les armées européennes, en particulier au plan organisationnel.

Quant aux divisions, qui comprennent au minimum deux brigades, celles-ci existaient dès le dernier quart du XVIIIe siècle, mais elles étaient soit des formations ad hoc pour une campagne spécifique ou des entités purement administratives, malgré que les travaux de certains généraux et penseurs militaires de l’époque tels le comte de Guibert et Pierre-Joseph Bourcet pavèrent la voie en ce sens. Le premier exemple organisationnel, qui fit « école » par la suite, fut celui de la division en vigueur au temps des guerres dans la France révolutionnaire. Cette division des années 1790 comprenait les trois armes, soit douze bataillons d’infanterie, un régiment de cavalerie et une artillerie à 32 canons.

L’armée française fut également une pionnière en ce qui a trait au regroupement de divisions en corps d’armée. Chaque corps comprenait de deux à quatre divisions, une brigade (ou division) de cavalerie légère, avec de l’artillerie, des ingénieurs et des unités de transport. Le corps d’armée était la formation tactique au cœur du système militaire napoléonien, à savoir une formation de 25,000 à 30,000 soldats qui pouvaient manœuvrer indépendamment du reste de l’armée. Bien dirigé, le corps pouvait combattre sur une longue période ou, lorsque nécessaire, éviter l’affrontement, si bien qu’il manœuvrait selon les circonstances. La campagne de Jena/Auerstadt de 1806 montra l’utilisation optimale d’un corps d’armée à l’époque napoléonienne.

À l’ère des armées de masse

La prochaine innovation majeure concernant l’organisation des armées n’apparut qu’un siècle plus tard. La conscription universelle commença à être généralisée parmi les grandes puissances européennes (sauf l’Angleterre) au tournant du XXe siècle et l’on vit l’apparition des armées de masse. Ces armées en campagne comprendraient un minimum de deux corps d’armée et ces grandes formations seraient généralement numérotées. Par exemple, à l’époque de la guerre franco-prussienne, les Prussiens avaient trois armées simplement numérotées de 1 à 3 sur le terrain.

Plus tard, en 1914, l’expérience montra aussi qu’il était difficile pour un commandant en chef de voir à la direction de plusieurs quartiers-généraux d’armées, si bien que, tant sur les fronts est et ouest, l’on jugea bon de créer des groupes d’armées. Ceux-ci recevaient généralement un titre correspondant au lieu géographique de leur théâtre d’opérations ou de la fonction qu’ils occupent dans l’ensemble du dispositif militaire sur le front. À titre d’exemple, une formation peut recevoir le titre de Groupe d’armées centre ou Groupe d’armées de réserve, ou encore être attitrée en l’honneur de celui qui la commande, comme le Groupe d’armées du Prince de la Couronne. En Russie, le terme Front apparaît régulièrement dans la structure de commandement russe ou soviétique, comme le Premier Front d’Ukraine, en référence au groupe d’armées en opération dans cette région ou qui avait commencé la campagne à partir de ce secteur lors de la Seconde Guerre mondiale.

Carte des opérations sur le front de l'Est en 1941. On remarque, par exemple du côté allemand, le regroupement d'armées en "groupes d'armées", comme le Groupe Nord, Centre, Sud, etc.

L’organisation militaire continua d’évoluer jusque vers la fin du XXe siècle. Les structures divisionnaires varièrent sensiblement, si bien que l’on vit apparaître des divisions blindées, motorisées, de montagne, de parachutistes, d’infanterie mécanisée et de marine. Pendant la Guerre froide, tant l’OTAN que le Pacte de Varsovie disposaient de structures militaires permanentes dans la région centrale de l’Europe, si bien que des générations de soldats se sont exercées au sein de leur corps national, qui lui-même se trouvait dans une entité multinationale sous forme de groupes d’armées.

De plus, c’est probablement dans le contexte de l’après Guerre froide, alors que l’Europe se cherchait une nouvelle identité (militaire) qu’il fut possible de mettre sur pied une structure organisationnelle française, allemande et espagnole de niveau de corps d’armée. Dans un même ordre d’idées, notons l’existence du Corps allié de réaction rapide de l’OTAN qui regroupe des forces de la plupart des états membres autour du modèle organisationnel britannique.

Conclusion

Au début de ce nouveau millénaire, l’absence de menace directe de l’ampleur de celle connue lors de la Guerre froide fut remplacée par une multiplicité d’autres risques généralement associés à la mouvance terroriste. Par conséquent, les planificateurs militaires doivent davantage penser en termes de structures armées « modulaires » qui peuvent être rapidement mobilisées pour accomplir des tâches spécifiques. Cela implique forcément l’éclatement d’anciennes structures organisationnelles.

Il est peu probable, par exemple, que l’on revienne à la structure du groupe d’armées, voire à celle de l’armée, hormis peut-être parmi les puissances de ce monde qui entretiennent toujours de larges forces en temps de paix. Finalement, l’inverse est tout aussi possible, dans la mesure où les plus petits blocs comme le bataillon, la compagnie et le peloton demeureront, car ils sont à la base du développement et du maintien d’un sain esprit de corps parmi des hommes qui se côtoient au quotidien.

D'une époque à l'autre et d'une culture à l'autre, l'organisation militaire répond d'abord et avant tout au besoin des hommes d'être ensemble, dans la paix comme à la guerre.

Une institution essentielle et problématique : l’importance de l’American Expeditionary Force dans l’élaboration de la politique étrangère des États-Unis pendant la Grande Guerre (1917-1918)

Introduction

Le Sammy.

Lorsque les États-Unis se déclarent en état de guerre avec le Reich allemand, le 6 avril 1917, leur président, Woodrow Wilson, est loin d’en être à sa première intervention militaire outremer.[i] La façon qu’a celui-ci d’appliquer sa politique étrangère ne se solde pas toujours par de retentissants succès, mais elle est révélatrice de sa volonté de recourir régulièrement à la force pour décider des événements.

Dans cet article, nous allons nous interroger sur le principe de l’engagement militaire comme facteur prépondérant de la politique étrangère américaine en 1917-1918. Plus précisément, nous analyserons le cas de l’envoi par l’Administration Wilson d’un corps d’armée expéditionnaire en Europe afin de réaliser l’objectif premier de cette nouvelle politique européenne : la victoire sur l’Allemagne. Mieux connu sous le nom d’American Expeditionary Force (AEF), ce corps constitue l’instrument par lequel Wilson entend défendre une fois de plus les intérêts de son pays, mais cette fois dans le contexte spécifique de la guerre européenne.

En effet, dans quelle mesure l’AEF, en tant qu’institution essentielle et problématique de soutien d’une politique européenne, comme nous le verrons, coopère et répond aux objectifs de Wilson pendant la période de la belligérance (1917-1918)?  Pour E. Coffman et F.S. Calhoun, les historiens « politico-militaires » ont longuement étudié le volet diplomatique de la politique européenne de Wilson, mais auraient quelque peu négligé les moyens concrets de son application.[ii]

Le Président des États-Unis Thomas Woodrow Wilson. De tous les présidents de l’histoire des États-Unis, Wilson semble détienir le record pour le plus grand nombre d’interventions militaires (7). Sous son Administration, les forces américaines sont intervenues au Mexique (1914 et 1916), à Haiti (1915), en République dominicaine (1916), en Europe (1917) puis en Russie et en Sibérie (1918-1920).

Par ailleurs, en guise d’introduction à ce problème, Coffman souligne le manque de coordination entre les autorités politiques et militaires de l’époque : “The foreign policy makers thus would not take into consideration the military aspects of their problems and actions while the military planners had little or no information, much less guidance, from the diplomats and political leaders in planning for potential conflicts”.[iii]

Sans exagérer l’ampleur réelle du problème, on peut néanmoins partir du postulat que les départements américains, qui ne bénéficient pas en 1917 de la longue expérience de leurs équivalents franco-britanniques, ont de véritables difficultés à coordonner leurs actions. C’est pourquoi on peut concevoir que l’évolution et les résultats de la politique européenne des États-Unis, en 1917-1918, sont les tenants et aboutissants d’une situation d’interdépendance entre, d’une part, les ambitions politiques de l’Administration Wilson, et, d’autre part, l’état général de l’armée au fil du conflit.

Beaucoup d’espoir… sur le papier

En ce printemps de 1917, Wilson est amené à expliquer l’importance qu’il accorde à l’usage de la force dans sa politique européenne. Cette « nouvelle diplomatie » du temps de guerre se caractérise par une volonté de coopérer militairement avec les Alliés, tout en préservant l’indépendance d’action politique des États-Unis. En effet, si le but premier est d’abattre le « militarisme allemand », Wilson donne alors son aval pour une entière collaboration interalliée. Paradoxalement, le président s’assure que son pays est entré en guerre pour ses propres raisons et qu’il y participe en tant qu’associé, et non allié.

Le commandant en chef du Corps expéditionnaire américain en Europe, le général John Pershing.

Concrétisée par la force, Wilson souhaite que sa « nouvelle diplomatie » européenne devienne le fondement par lequel l’Amérique sera à la tête d’une coalition dont la finalité est de réaliser une soi-disant « Société des Nations ». En nommant le général John Pershing comme commandant de l’AEF en Europe, Wilson lui confie aussi une autorité extraordinaire qui dépasse la sphère militaire. Lorsque nécessaire, le président lui accorde la responsabilité d’agir au nom du gouvernement américain dans les dossiers de nature politique. En considérant les distances physiques et l’état des communications à l’époque (par câblogramme), cela signifie que Pershing a presque les mains libres pour mener à bien les opérations de l’AEF et atteindre les objectifs fixés par l’embryonnaire diplomatie européenne du président.

D’un côté comme de l’autre de l’océan, on fonde beaucoup d’espoir et on conçoit de grands projets pour l’AEF. Optimistes et réalistes à la fois, les diplomates américains ne peuvent ignorer qu’il faille justement mettre au point cet outil militaire. Le manque cruel de militaires professionnels dans l’armée n’est que le premier d’une longue série de symptômes. Par ailleurs, les soldats américains n’ont pour ainsi dire aucune expérience de la guerre des tranchées. Il n’empêche néanmoins que l’Amérique témoigne d’un désir sincère de faire sentir à ses partenaires qu’ils sont justifiés dans leur enthousiasme de voir l’arrivée massive des fameux Sammies en Europe. Ce sont donc les promesses militaires qui alimentent pour un certain temps le discours de l’appareil diplomatique américain.[iv]

Les pieds sur terre, le général Pershing doit initialement penser aux problèmes stratégiques. Il sait qu’il doit engager son armée future dans une coalition franco-britannique où les partenaires ne collaborent qu’en surface afin de sauver les apparences devant les Américains. Ensuite, des défaites militaires sur divers fronts ne font qu’accroître l’urgence pour l’aide américaine.[v] Pour ce faire, Pershing propose de monter les effectifs de l’AEF à trois millions d’hommes pour 1919.

Croquis d'un soldat et d'un officier américains (France, 1918).

Le projet est difficilement réalisable, car le tonnage maritime disponible est insuffisant pour le transport des troupes. Néanmoins, sur le plan politique, on veut faire circuler ce projet afin de montrer que l’AEF constitue un bassin illimité d’hommes qui se porteront à la rescousse des Alliés. Dans cette optique, on aimerait à Washington que l’AEF puisse y apporter sa contribution en tant qu’organisation unifiée et indivisible. Il n’en va pas ainsi du côté de Londres et de Paris qui désirent amalgamer des troupes américaines dans leurs armées respectives pour, officiellement, les habituer à la guerre des tranchées.

Pershing et Wilson connaissent parfaitement bien les intentions des Alliés. La fragmentation de l’AEF serait une option à considérer afin de faire taire les critiques franco-britanniques qui se plaignent que l’Amérique tarde à s’impliquer. Cependant, l’idée d’éparpiller l’AEF contredit ce principe de base énuméré dès le début de la belligérance, à savoir que l’armée des États-Unis ira combattre en Europe comme un corps unifié.

Par ailleurs, Pershing dit clairement que, même si l’on morcelait son armée, son pays n’a pas les moyens d’intervenir à la vitesse désirée par les Alliés. L’emploi immédiat au front de troupes américaines pourrait, à court terme, stimuler le moral des Alliés. Par contre, les pertes potentiellement surélevées reliées à l’inexpérience et à l’impréparation provoqueront l’effet contraire dont Wilson entendra assurément parler. Déjà embarrassée par la question de l’impréparation, l’Administration Wilson ne pourra probablement pas supporter politiquement une première défaite militaire.

L’AEF prend forme, l’ennemi va attaquer

La création du Conseil Suprême de Guerre (CSG) le 7 novembre 1917 constitue pour les Alliés une tentative afin de mieux coordonner leurs actions, et d’être en mesure d’encaisser le choc des offensives allemandes prévues pour le printemps 1918. La défection russe peut libérer un million de soldats allemands qui seront aussitôt transférés sur le front franco-belge, affichant pour un temps une évidente supériorité numérique sur les Alliés.

Ce qui fait hésiter les États-Unis à accorder leur pleine participation aux travaux du nouveau conseil interallié c’est l’éternelle question de l’amalgamation de leurs troupes. L’Administration pense tirer des bénéfices de la participation américaine au conseil interallié dans l’optique de considérations purement stratégiques face aux prochaines offensives ennemies. Autrement dit, on suppose qu’une armée américaine autonome va tout bonnement prendre sa place aux côtés des armées alliées, sans qu’il soit question de la fragmenter afin de boucher les trous quand les Allemands attaqueront. L’Administration préfère ainsi s’en tenir aux questions militaires.

L'ambassadeur des États-Unis en France, William G. Sharp.

À la suite d’une autre réunion du conseil interallié tenue à Paris en janvier 1918, l’ambassadeur américain dans la Ville Lumière, William Sharp, câble à Washington que la question de l’amalgamation est un objet fréquent de débat. Il fait pression sur l’Administration pour qu’elle envoie immédiatement au CSG un représentant politique accrédité, ce qui lui est refusé.[vi]

À l’instar de plusieurs généraux alliés, Pershing dénonce l’article nº 4 des statuts du CSG (surnommé entre temps le « Soviet ») qui accorde aux politiciens une sorte de veto lorsque ces derniers sont en désaccord avec les plans d’opérations soumis par les militaires compétents. Dans ce contexte, les chefs militaires ont l’impression d’être de simples « conseillers techniques ».

De plus, cette non-ingérence politique dans les affaires du conseil interallié maintient dans son intégralité l’autorité de Pershing comme représentant officiel de son pays en Europe. Ce non catégorique traduit la position commune de Wilson et de Pershing sur le danger de cette main mise du pouvoir politique dans la sphère militaire. Constatant que l’AEF commence à se constituer en France, les dirigeants militaires franco-britanniques multiplient les suggestions d’amalgamation. L’intransigeance de Pershing, même pour les projets les plus minimes d’intégration de troupes, reflète encore cette réalité politique qui veut que les États-Unis fassent partie d’une association et non d’une alliance.

Toujours est-il que les Britanniques, flairant une paix séparée sur le front russe, formulent un projet concret pour amener le plus rapidement possible les Américains en France.[vii] Le 30 janvier 1918, le général anglais Sir William Robertson suggère à Pershing d’envoyer l’équivalent de 150 bataillons d’infanterie (150,000 hommes) basés sur le modèle organisationnel britannique. Exceptionnellement, ceux-ci seraient composés uniquement de fantassins et de mitrailleurs, et ne seraient pas accompagnés des compléments standards tels des unités d’artillerie, de génie, de transport, etc.

Déjà envoyées outre-mer, ces futures formations incomplètes d’infanterie permettraient à tout le moins d’accélérer leur entraînement et, on s’en doute, de les fondre dans les divisions britanniques. Les Britanniques se chargeraient de fournir le transport, de même que le matériel lourd de combats et autres unités auxiliaires qui font d’une division d’infanterie une formation combattante entièrement autonome. Pershing s’y oppose, mais consent de temps à autre à prêter certaines de ses divisions aux Alliés à des fins spécifiques d’entraînement, en échange desquelles il récupère par la suite ses hommes.[viii]

Croquis de mitrailleurs américains utilisant une mitrailleuse française Hotchkiss (1917-1918).

6,000 canons allemands parlent

Le 21 mars 1918 commence la bataille tant redoutée par les Alliés et les Américains. Appuyées par 6,000 canons, quelque 60 divisions allemandes attaquent sur un front large de 60 km, à la jonction des armées franco-britanniques devant Amiens.  Alors qu’on réalise à Washington qu’une paix de compromis n’est pas possible dans ces conditions, des divisions de l’AEF montent en ligne dans des secteurs « calmes » comme en Lorraine, et ce, dans le but de libérer des divisions françaises qui font aussitôt mouvement vers la Picardie.

Les pressions se font fortes sur Pershing pour qu’il fasse intervenir massivement les Américains dans la bagarre. Le 31 mars, Lloyd George et Clemenceau outrepassent Pershing et câblent à Wilson sur l’urgence d’envoyer des troupes malgré les carences quant au niveau d’entraînement. Les dirigeants franco-britanniques ne comprennent pas que, en dépit de la situation précaire sur le front, l’Administration et Pershing s’entendent toujours pour maintenir le statut d’unité de l’AEF.

Pershing ne partage pas les craintes exprimées par les Alliés. Selon lui, un repli du front, si grave soit-il, ne provoque pas une débâcle, tant et aussi longtemps qu’une cohésion est observée entre les divers groupes d’armées. Cela peut être juste, sauf que les Alliés s’en étaient tenus à ses promesses du 21 mars d’envoyer à brève échéance des troupes de l’AEF là où elles seraient le plus utiles.

L'apprentissage de la guerre des gaz fait aussi partie de la réalité des soldats américains en France (septembre 1918).

Cette armée aurait-elle pu sauver les meubles? Peut-être, en supposant que seul l’apport d’une infanterie américaine inexpérimentée, composée de fantassins et de mitrailleurs, constituerait l’unique possibilité d’arrêter les Allemands. Ce fameux et urgent besoin de fantassins et de mitrailleurs se justifie pour deux raisons : l— les fantassins prenaient à l’époque moins de temps à former et à équiper; 2— on peut aisément fournir aux Américains les mitrailleuses manquantes, celles-ci dégagent une puissance de feu considérable, ce dont on avait réellement besoin. À l’instar de bon nombre de généraux alliés, Lloyd George et Clemenceau tentent de convaincre Wilson, à défaut de Pershing, du bien-fondé de l’amalgamation, dont on se convainc plus que jamais de la nécessité.

Au plus fort de la crise militaire, le général américain consentira à prêter quelques divisions, mais pour un temps limité. Une fois les offensives ennemies contenues, Pershing met à nouveau ses bémols sur l’amalgamation. Sa critique se fonde cette fois-ci sur le fait que le maréchal Foch, récemment chargé de coordonner les armées alliées, tarde à reconnaître la réalité de l’AEF comme corps combattant. En juillet, Pershing obtient la confirmation à l’effet que les Allemands sont arrêtés sur la Marne et passent définitivement en mode défensif.

L’urgence levée, il décide alors de ne plus prêter ses soldats afin de remplir les vides des armées franco-britanniques. De plus, le général américain constate que l’unité de commandement autour du leadership de Foch est fragile. Cela le renforce dans son opinion en faveur d’une armée américaine autonome. Dans les faits, les troupes de l’AEF sont présentes derrière le front. Elles sont réparties plus ou moins également dans les armées franco-britanniques à des fins d’entraînement.

Des fantassins américains dans la forêt de l'Argonne (France, 1918).

Les divers programmes et promesses d’envois de troupes de l’AEF dans les contingents alliés ne se sont pas toujours traduits par des expériences concrètes, mais plutôt aléatoires. L’unité d’action de l’AEF est subordonnée à l’urgence de la situation pour la période de mars à juillet 1918. Pershing envoie néanmoins quelques divisions au feu. Les pertes sont considérables, mais l’expérience gagnée y est précieuse. Dans ces circonstances quotidiennes qui mènent les Alliés et les Américains au bord de la défaite, le président Wilson soutient sans relâche son commandant en chef.

Grandeurs et misères d’une victoire

Le 10 août 1918 est une date importante dans l’histoire de l’AEF en France. À partir d’un certain nombre de divisions déjà en ligne, Pershing crée la First U.S. Army, ce qui officialise l’existence même de l’armée américaine comme organisation combattante, au même titre que les armées françaises et britanniques. Des contingents de plus en plus importants débarquent en France, si bien qu’à ce rythme les effectifs de l’armée américaine seront en janvier de 1919 plus nombreux que les armées françaises et britanniques réunies.

Les Alliés craignent, non sans raison, que l’Amérique ne s’accapare la part du lion lors d’une éventuelle conférence de paix. Les Allemands, qui savent à partir du mois d’août que la victoire militaire n’est plus possible, souhaitent au contraire que les événements aillent dans cette direction. Ils reconnaissent en octobre qu’il va dans leurs intérêts de négocier un armistice sur la base des propositions de paix de Wilson. C’est dans ce contexte que Pershing insiste pour que l’AEF devienne le fer de lance de la contre-offensive générale lancée par Foch depuis le 18 juillet. À l’instar de Wilson, Pershing pense aussi à l’après-guerre.

D’autre part, l’Administration a tout intérêt à maintenir en Europe une armée puissante et autonome pour réaliser l’objectif premier de Wilson qui est de vaincre l’Allemagne. Le problème est que l’AEF livre à l’automne 1918 une série d’offensives qui, bien que victorieuses en apparence, démontrent par le nombre anormalement élevé des pertes un manque évident d’expérience qui persiste.

Célèbre cliché de la guerre de 1914-1918 montrant des soldats américains qui opèrent un canon français de 37mm sous le feu ennemi, possiblement lors de la seconde bataille de la Marne (été 1918).

De plus, les chefs militaires américains se plaignent fréquemment du grand nombre de « visiteurs » qui flânent dans leurs états-majors afin d’y trouver des arguments supplémentaires pour discréditer la participation de l’AEF. L’un de ces visiteurs, Clemenceau, digère mal que les pouvoirs politiques et militaires soient encore concentrés dans les mains d’un seul homme. Tout comme Lloyd George, il fait appel à Wilson à maintes reprises pour dénoncer cette situation. Encore une fois, le silence de l’Administration peut être perçu comme un consentement tacite aux manières de faire du général du Missouri.

Dans un autre ordre d’idées, on peut imaginer l’impression créée chez les Alliés par l’arrivée massive des contingents américains. Or, le problème du transport maritime de ces troupes est un objet constant d’angoisse pour l’Administration. En effet, les Américains sont dépendants des Britanniques pour plus de 50 % du tonnage maritime nécessaire au transport des troupes. En août 1918, une fois l’orage allemand passé, les Britanniques font effectivement connaître aux dirigeants de l’AEF leurs intentions de réduire le tonnage mensuel réservé au transport des troupes. Pershing en appelle à Washington pour que Wilson intervienne personnellement dans l’affaire.

Bien loin de la problématique de l'amalgamation, le Roi d'Angleterre George V décore un soldat américain (équipé d'une carabine britannique!).

En effet, l’Administration peut-elle expliquer que des 307,000 soldats expédiés en France en juillet, les effectifs chutent à 188,000 en octobre?[ix] Peut-on parler ici de chantage de la part des Britanniques? Si on répond par l’affirmative, on pourrait aussi blâmer Wilson dont la politique à l’égard des Anglais manquait nettement de fermeté. Ce qui semble étonnant, et même troublant pour l’AEF, c’est que de juillet à octobre, il s’écoule une période d’au moins trois mois avant que quelqu’un à Washington ne tire la sonnette d’alarme. Fort heureusement pour les Alliés et les Américains, l’Allemagne sollicite auprès de Wilson un armistice en octobre 1918.

C’est à ce moment qu’on peut finalement mesurer le poids de l’AEF à l’étape des négociations d’armistice. Celui-ci a un contenu proprement militaire, mais les conséquences seront politiques. Dans cette optique, Wilson ne tient pas à être relégué au second plan par Pershing. Le président veut empêcher l’Allemagne de reprendre les armes, certes, mais sans l’affaiblir au point de permettre à la caste militaire radicale de ce pays de revenir au pouvoir.

C’est là où se trouve le principal désaccord entre lui et Pershing, car ce dernier veut écraser l’appareil militaire allemand. Par contre, fidèle à son habitude, Wilson préfère s’en tenir aux avis de son général pour diriger conjointement avec les Alliés le processus d’émission des conditions d’armistice à partir d’octobre. Le président désapprouve généralement les conditions qui impliquent une intervention directe d’une AEF plus ou moins rodée. Ce que l’on cherche avant tout, c’est d’éviter que les divergences au sein de l’appareil politico-militaire américain ne soient affichées ouvertement.

Or, c’est ce qui arriva le 29 octobre quand Pershing prétend publiquement rejeter en totalité l’« armistice de compromis » des Alliés, armistice pour lequel il a soumis ses recommandations pour sa rédaction quelques jours auparavant! En rendant public le désaccord entre lui et son président, Pershing désavoue en quelque sorte son gouvernement devant les Alliés et le monde.

Conclusion

Que l’on se positionne du côté des Alliés ou de l’Administration, l’AEF fut régulièrement au cœur des litiges. Rappelons simplement les dossiers de l’amalgamation, de la « coopération » interalliée lors des batailles de 1918, de l’imbroglio du transport maritime et, enfin, de l’AEF comme moyen de pression lors des négociations d’armistice.

Ce que l’on retient d’abord, c’est que les machines politique et militaire américaines étaient insuffisamment huilées pour affronter les paramètres d’une crise devenue mondiale par l’intervention de Washington en 1917. Plus inquiétant, l’Administration et les Alliés ont été carrément chanceux de s’en être tirés face aux Allemands, vu l’entêtement de Pershing qui voulait que ses soldats combattent sous leurs drapeaux.

D’un autre côté, Wilson a fait preuve d’une trop grande largesse d’esprit, ou de naïveté, en accordant carte blanche à son général. L’AEF a néanmoins livré la marchandise par sa contribution essentielle à la victoire finale. Toutefois, son inexpérience fit d’elle une mine d’or d’embarras pour l’Administration.  Si la guerre ne s’était poursuivie en 1919, sans doute que le bilan de son action eut été différent, voire meilleur. Mais, pressés d’en finir avec les querelles européennes, le Congrès américain dit non la ratification du traité de Versailles en 1920, dissout l’AEF la même année et signe une paix séparée avec l’Allemagne en 1921.

Des officiers américains levant leur verre pour la caméra (France, 1918).

Notes

i Mexique (1914 et 1916), Haïti (1915) et République dominicaine (1916).

i i Edward M. Coffman, « The American Military and Strategic Policy in World War I » dans Adrian W. Preston et Barry D. Hunt (dir.), War Aims and Strategic Policy in the Great War, 1914-1918, Totowa (NJ), Rowman and Littlefield, 1977, p. 67-84  et Frederick S. Calhoun, Uses of Force and Wilsonian Foreign Policy, Kent (OH), Kent State University Press, 1993. 172 p.

i i i Edward M. Coffman, Ibid., p. 69. Ce n’est qu’en 1938 qu’est créé un « comité de liaison » entre les Secrétariats d’État, de la Guerre et de la Marine.

iv U.S. Department of State, Papers Relating ttto the Foreign Relations of the United States, 1917. Supplement 2. The World War. Volume 1, Washington (D.C.), Government Printing Office, 1932, p. 76-77.

v 1917 : pertes navales dues à la guerre sous-marine, une partie de l’armée française en mutinerie, échec britannique devant Ypres (juillet-nov.), débâcle italienne devant Caporetto (oct.-nov. ), armistice germano-russe (déc.).

vi Ibid. 1918. Supplement 1. The World War. Volume 1, p. 63.

vii La paix est scellée le 3 mars 1918 par la signature du traité de Brest-Litovsk entre les Allemands et les Bolcheviks.

viii John J. Pershing (général), My Experiences in the World War. Volume 1, New York, Frederick A. Stokes Company, 1931, p. 309.

ix Edward B. Parsons, « Why the British Reduced the Flow of American Troops to Europe in August-October 1918 » dans Canadian Journal of History, no. 12 (décembre 1977), p. 173.

La campagne de Normandie (1944)

Introduction: la donne stratégique

Célèbre photo du caporal Victor Deblois de St-Georges-de-Beauce (Régiment de la Chaudière) tenant en joue des prisonniers allemands (juin 1944).

1944. Les forces alliées à l’ouest de l’Europe avaient convenu depuis longtemps de la nécessité d’une invasion du continent dès que les conditions militaires, logistiques et météorologiques le permettraient. Pour leur part, les Soviétiques réclamaient également, depuis au moins trois ans, l’ouverture de ce fameux second front afin de réduire la pression allemande à l’Est. Cependant, les Britanniques avaient des réticences et des doutes quant à la faisabilité d’une telle opération de débarquement sur les côtes de la France. On se souvenait trop bien du désastre du raid de Dieppe d’août 1942, qui avait été mené par l’un des partenaires de l’Empire britannique, le Canada.

En effet, l’assaut sur Dieppe par des éléments d’une division canadienne et un commando britannique avait échoué avec de lourdes pertes. L’opération ratée avait illustré la panoplie des problèmes logistiques, dont celui de la traversée de la Manche. Dès lors, les planificateurs stratégiques réalisèrent que les prochaines vagues d’assaut auraient besoin d’être appuyées par des véhicules blindés spécialement conçus pour ce genre d’opération, de même que d’être transportées par des péniches permettant une attaque amphibie.

Cela dit, si l’on se ramène à un niveau stratégique, l’idée même d’un débarquement sur les côtes ouest de l’Europe était dans l’air depuis un certain temps. Ce fut surtout à partir de la conférence de Casablanca de janvier 1943 que Churchill et Roosevelt s’entendirent à l’effet que les Alliés allaient maintenir la pression sur les Allemands. Leur stratégie d’ensemble reposait essentiellement sur trois éléments.

La conférence de Casablanca (1943). De gauche à droite, le général Giraud, le président Roosevelt, le général de Gaulle et le premier ministre Churchill.

Le premier consistait en un assaut prévu à l’été en Méditerranée, c’est-à-dire un débarquement dans la péninsule italienne. Ensuite, on s’était entendu pour maintenir et intensifier la cadence de l’offensive aérienne contre l’Allemagne. Enfin, le moment venu, un débarquement en France serait tenté. Bien que la conférence de Casablanca ne permit pas de nommer sur le champ un commandant suprême pour une opération en France, on confia néanmoins au lieutenant-général britannique Frederick Morgan, le dirigeant du Chief of Staff to Supreme Allied Commander (COSSAC), le soin de préparer des plans d’invasion avec comme date exécutoire le 1er mai 1944.

Logistique et tromperie

Le lieutenant-général Frederick Morgan, l’un des artisans d’Overlord.

L’état-major du COSSAC envisagea deux principaux sites d’invasion en France: le Pas de Calais, qui se trouvait de l’autre côté de la Manche en son point le plus exigu, puis la Normandie. On opta finalement pour le second site. L’argument de base reposait sur le fait que la Normandie paraissait, d’une part, être un endroit moins naturel pour un débarquement, compte tenu de la distance beaucoup plus éloignée et, d’autre part, le secteur était moins bien défendu. À cela, il faut ajouter la possibilité de capturer rapidement le port de Cherbourg et, bien que le théâtre d’opérations soit plus loin que celui du Pas-de-Calais, la Normandie demeurait à l’intérieur du rayon d’action de l’aviation alliée basée en Angleterre. Par ailleurs, la Normandie se situait vis-à-vis la côte anglaise et de ses nombreux ports, ce qui faciliterait le ravitaillement des troupes débarquées.

Le général Morgan croyait qu’à elle seule la capture du port de Cherbourg nécessiterait un délai de deux semaines et qu’entre temps les conditions météorologiques de la Manche rendraient plus ardu le ravitaillement des troupes sur la plage. D’ailleurs, dans le but de remédier aux difficultés logistiques, deux immenses ports artificiels flottants (les Mulberries) seraient remorqués en France. Conscient par conséquent de l’imposante contrainte logistique, le général Morgan s’était allié toutes les technologies et les compétences nécessaires à la réussite de cette gigantesque opération amphibie. À cet égard, il avait fait appel à son ancien collègue sorti de la retraite, le major-général Percy Hobart, un pionnier de l’arme blindée, afin de prendre le commandement d’une division composée de funnies, ces véhicules spécialement conçus pour aider les assaillants à débarquer sur la plage et avancer à travers les défenses ennemies.

Une partie d’un port artificiel (Mulberry) érigé sur la côte normande en 1944 afin d’assurer le ravitaillement des forces terrestres sur le continent. À noter les batteries anti-aériennes installées sur la structure supérieure.

À l’élément logistique, il fallait ajouter celui de la tromperie. En effet, le plan naval de l’opération portait le nom de code NEPTUNE, celui de l’offensive en tant que telle OVERLORD, puis un troisième allait porter le nom de code FORTITUDE. L’idée à la base de ce dernier plan consistait à faire croire aux Allemands que le Pas de Calais serait le lieu du débarquement et que l’opération en Normandie ne serait qu’une diversion.

Concevoir l’invasion

Les plans de l’invasion du continent européen se peaufinèrent au cours de l’année 1943 jusqu’au moment où, en décembre, le général américain Dwight Eisenhower fut nommé commandant suprême des forces alliées avec comme adjoint le maréchal de l’air britannique Arthur Tedder. D’ailleurs, fait étonnant s’il en est un, tous les autres commandants adjoints d’Eisenhower pour l’opération étaient britanniques. Par exemple, les forces navales étaient sous les ordres de l’amiral Bertram Ramsay, celles au sol (le 21e Groupe d’Armées) sous le commandement du maréchal Bernard Montgomery et, enfin, l’aviation sous la direction du maréchal de l’air Trafford Leigh-Mallory.

Parmi ces officiers, Montgomery ne s’était pas gêné pour critiquer certains aspects du plan d’invasion préparé par le COSSAC, notamment celui de la dotation en troupes pour l’assaut initial qu’il jugeait insuffisante. Montgomery fit pression afin que l’on fasse passer à cinq le nombre de divisions d’infanterie qui allaient donner l’assaut. Ces divisions seraient réparties en différents secteurs d’est en ouest face à la plage. Cette première vague d’assaut était donc composée de deux divisions américaines, deux divisions britanniques et une division canadienne. Leurs flancs seraient protégés par trois divisions aéroportées, soit la 6e Division aéroportée britannique à l’est de la zone d’opération, puis les 82e et 101e Divisions aéroportées américaines à l’ouest.

Dans le but que l’invasion réussisse, il fallait l’appuyer par toute une série de manœuvres opératoires, que certains jugeront au final secondaires, mais qui eurent malgré tout leur importance, ne serait-ce qu’au niveau de la diversion engendrée. À titre d’exemple, notons l’important travail réalisé par la résistance française sur le terrain afin d’amasser un maximum d’informations à jour sur la zone d’invasion.

Préalablement au débarquement, la résistance française joua un rôle important dans la collection d’informations, de même que lors d’opérations de sabotage des lignes de communication ennemies.

Il faut également considérer les opérations aériennes préalablement menées afin d’observer le dispositif défensif de l’ennemi, sans négliger la collecte d’informations qui, une fois le tri fait et les sources confrontées, permettaient d’établir un portrait général de la situation sur le terrain. À cela, ajoutons des attaques aériennes sporadiques contre les lignes de communication ennemies (chemins de fer et routes) en divers endroits. Le but de ces derniers assauts était de ne pas privilégier la Normandie, histoire de ne pas éveiller les soupçons de l’ennemi.

Le temps, la tromperie et la logistique constituaient trois éléments fondamentaux au succès potentiel de l’opération. Le temps fut en effet une variable importante, ne serait-ce qu’en considérant le moment propice dans l’année où il fallait attaquer (idéalement l’été), puis la lenteur à monter une force d’invasion d’ampleur. À cet effet, Montgomery avait demandé encore plus de péniches d’assaut, ce qui forcément allait reporter la date de l’invasion, qui passa du 1er mai au 5 juin 1944. Pour sa part, l’opération FORTITUDE prit son rythme de croisière, ce qui persuada les Allemands que les Américains sous le commandement du général George Patton étaient positionnés au sud-est de l’Angleterre, fin prêts pour une invasion du Pas-de-Calais.

Un char d’assaut de type Sherman gonflable utilisé dans le cadre de l’opération FORTITUDE.

La perspective allemande

Les Allemands savaient qu’une invasion du continent était imminente. Leurs forces en France, en Belgique et aux Pays-Bas, sous les ordres du commandant en chef à l’Ouest Gerd von Rundstedt, comprenaient le Groupe d’Armées G, au sud de la France, puis le Groupe d’Armées B au nord sous les ordres d’Erwin Rommel. La 7e Armée, appartenant à ce dernier Groupe, occupait le front de la Normandie, puis la 15e Armée s’était vue confier la défense du Pas de Calais, de la Belgique et des Pays-Bas.

Les Allemands travaillaient au renforcement de leurs dispositifs défensifs sur le continent, en particulier avec la construction du fameux Mur de l’Atlantique à partir de 1942. L’ampleur de la tâche à exécuter inquiéta Rommel, qui faisait des pressions afin que s’accélèrent les travaux. Sa propre expérience des combats en Afrique du Nord l’avait persuadé que la théorie alors enseignée dans les manuels militaires quant à la mise en place de dispositifs défensifs contre des assauts amphibies ne tiendrait pas la route sur le front normand. En effet, la théorie générale de l’époque enseignée aux généraux allemands consistait vaguement à l’identification de la principale menace, puis concentrer les réserves nécessaires pour la contrer.

Le maréchal Rommel inspectant le dispositif du Mur de l’Atlantique.

Par conséquent, Rommel était d’avis que cette manière de voir les choses ne fonctionnerait pas en Normandie, pour la simple raison que les Alliés contrôlaient totalement le ciel, si bien que les manœuvres au sol (surtout en plein jour) étaient dangereuses. De plus, le maréchal allemand pensait qu’une invasion ennemie devait être immédiatement arrêtée sur la plage, ce qui signifiait que, tant pour les Alliés que pour les Allemands, le premier jour de la campagne militaire serait déterminant.

Cependant, il s’avéra que von Rundstedt et le commandant du Panzergruppe West, le général Geyr von Schweppenburg, étaient en désaccord avec la vision de Rommel. Leur thèse, qui essentiellement contredisait la sienne quant à la faisabilité de repousser une invasion dès le premier jour, s’appuyait sur un seul argument, mais un de taille. En partant du principe que l’appui des divisions blindées situées en Normandie et dans le Pas de Calais était vital, leur utilisation nécessitait au préalable le consentement personnel de Hitler. Dans les faits, Rommel ne disposait à sa guise que d’une seule division blindée de qualité moyenne, la 21e Panzer, qu’il pouvait immédiatement utiliser sans demander quelconque permission.

Au niveau stratégique, l’autre facteur qui jouait à la défaveur des généraux allemands à l’ouest était que la majorité des ressources de l’armée étaient consacrées au front est. Le commandement à l’ouest n’avait à sa disposition que peu de divisions parfaitement opérationnelles. La plupart des unités n’étaient pas à effectifs complets et dépendaient largement du cheval comme principal moyen de transport. Par ailleurs, nombre de ces divisions étaient composées de soldats « étrangers » (non allemands), dont des prisonniers de guerre soviétiques qui parlaient très peu la langue de Goethe.

Quant au ravitaillement des troupes, notons que les bombardements de l’aviation alliée menés depuis quelques années avaient affecté, dans une certaine mesure, la production industrielle d’armements. Quoiqu’on en dise sur l’efficacité de ces raids aériens, ils forcèrent le commandement allemand à consacrer d’importantes ressources humaines et matérielles à la défense anti-aérienne du Reich, le tout au détriment des différents fronts terrestres. D’ailleurs, la plupart des escadrons de chasse allemands étaient affectés à la couverture aérienne de l’Allemagne, et non à celle des autres fronts comme la Normandie.

Des soldats allemands des fameuses divisions de Panzer-SS, celles dont Rommel aurait bien eu besoin le Jour J.

L’assaut

La mauvaise température contraignit Eisenhower à repousser de 24 heures l’invasion prévue le 5 juin. Le soir même, les prévisions météorologiques n’étaient guère encourageantes, si bien que le général américain fut confronté à une grave décision. Le matin du 5 juin, il convoqua son état-major à Southwick House, près de Portsmouth, afin d’informer ses généraux que le Jour J serait prévu pour le lendemain, et ce, peu importe les caprices de la nature.

Ce faisant, Eisenhower ordonna aux 5,000 embarcations maritimes de larguer leurs amarres et aux parachutistes de monter dans leurs appareils pour des largages qui débuteraient aux alentours de minuit, le 6 juin. C’est dans ce contexte que les premiers accrochages entre les soldats alliés et allemands eurent lieu, lorsque des soldats britanniques transportés par planeurs parvinrent à sécuriser des ponts près de Caen et de la rivière Orne au nord de la capitale normande.

Peu de temps après, les divisions aéroportées américaines furent larguées et, bien qu’elles furent largement dispersées (avec nombre d’hommes perdus en mer ou noyés dans les rivières), elles parvinrent à semer la confusion dans le commandement allemand. Celui-ci était en effet indécis, dans la mesure où son chef Rommel était parti en permission en Allemagne et que plusieurs des officiers supérieurs de la 7e Armée étaient absents pour des exercices militaires à Rennes.

Carte des opérations en Normandie en 1944. On y voit les principaux secteurs de débarquement du Jour J, de même que les zones de parachutage. Les villes et dates indiquent les lieux des principaux engagements qui suivirent le débarquement, jusqu’à la libération de Paris à la fin d’août 1944.

Les opérations aéroportées entreprises dans la nuit furent suivies tôt le matin par l’assaut amphibie principal. Les Britanniques et les Canadiens débarquèrent sur la plage dans des secteurs aux noms de code de GOLD (brit.), JUNO (can.) et SWORD (brit.) (voir la carte). L’opération anglo-canadienne se déroula somme toute conformément à ce qui était prévu, bien que la pénétration à l’intérieur de terres fut par la suite beaucoup plus difficile que ce qui avait été anticipé (la 3e Division britannique ayant échoué à capturer Caen le premier jour).

De leur côté, les troupes américaines qui prirent d’assaut la plage UTAH à l’extrémité ouest de la ligne de front progressèrent rapidement avec peu de pertes en cette première journée. Cependant, les Américains qui débarquèrent à OMAHA furent accueillis par un feu d’enfer qui faillit compromettre le succès de l’invasion, d’autant que leurs véhicules blindés furent détruits ou coulés. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que ces forces d’assauts ne disposaient pas d’autant de véhicules spécialisés dans les assauts amphibies comme en possédaient les Britanniques.

Image tirée du film « Il faut sauver le soldat Ryan » montrant l’horreur des combats dans le secteur d’Omaha Beach le 6 juin 1944.

En dépit des difficultés rencontrées à OMAHA, la première journée du débarquement en Normandie fut considérée comme un succès. Environ 150,000 soldats alliés étaient déployés et la contre-offensive tant attendue de la part des Allemands ne parvint pas à se matérialiser. La 21e Panzer, seule division blindée à la disposition immédiate de Rommel, se trouvait tout près du secteur SWORD et de la zone de parachutage près de l’Orne, mais elle ne fut engagée que de longues heures après le début du débarquement.

Pendant les jours qui suivirent, les Alliés firent la liaison entre les différentes têtes de pont à la suite du débarquement. Pour leur part, les Américains entreprirent la capture de la péninsule du Cotentin, tandis que les Britanniques tentèrent le premier d’une série d’assauts pour prendre Caen bien défendu. D’ailleurs, la célèbre 7e Division blindée britannique (les Rats du Désert), avec son expérience de l’Afrique, connut maintes difficultés à manœuvrer dans le difficile terrain du bocage, si bien qu’elle fut battue lors de la bataille de Villers-Bocage du 12 au 14 juin.

L’un des objectifs majeurs, le port de Cherbourg, tomba à la fin de juin, mais les installations étaient si endommagées qu’il fallut des mois pour les réparer. Ce n’était que le début de longues frustrations pour les Alliés. La pire d’entre elles était probablement la résistance qu’exerçaient les Allemands dans et autour de Caen. Les Britanniques avaient lancé du 24 au 30 juin l’opération EPSOM, qui visait essentiellement à prendre la capitale normande par le flanc ouest. Encore une fois, les progrès étaient bien lents et les combats d’une rare violence.

Un objectif du Jour J, la ville de Caen ne tomba qu’un mois et demi plus tard.

La guerre en Normandie: usure et immobilisme

Les caractéristiques de la bataille pour la Normandie, où l’intensité des combats ressemblait par moment à s’y méprendre à celle de la guerre de 1914-1918, n’étaient que trop évidentes. Il faut d’abord considérer que les Alliés avaient à leur disposition une quantité de ressources que les Allemands ne purent jamais égaler, ni même s’en approcher. Les Alliés étaient même parvenus à maintenir un minimum de ravitaillement des troupes, malgré une tempête qui détruisit le port artificiel américain et qui endommagea sévèrement celui des Britanniques.

Par ailleurs, l’aviation anglo-américaine fit des ravages dans les unités allemandes en partance pour le front, si bien qu’elle rendit leurs mouvements sur le champ de bataille presque impossible en plein jour. Malgré tout, cette supériorité matérielle des forces alliées ne pouvait immédiatement compenser pour leur manque relatif d’expérience du combat, qui eut un impact non négligeable par moment sur le moral des troupes dans la campagne normande. En effet, la particularité du bocage, présent surtout dans l’ouest de la Normandie, favorisait les défenseurs et on pouvait même se demander, à l’état-major d’Eisenhower, si les difficultés du terrain n’allaient pas compromettre l’ensemble des opérations.

Des soldats américains à plat ventre dans le bocage normand. Ces hautes haies épaisses favorisent la défense et la précaution est toujours de mise face aux tireurs embusqués.

Ces doutes quant à l’issue de la campagne étaient partagés à l’état-major allemand, mais pour d’autres raisons. En plus d’une carence évidente en ressources, il y avait assurément des problèmes au niveau du haut commandement. Par exemple, Hitler déplorait le manque d’énergie et le pessimisme de von Rundstedt, qui fut bientôt remplacé par Günther von Kluge, un officier qui arriva plein de confiance en théâtre d’opérations, mais qui désenchanta rapidement à son tour. De son côté, Rommel avait été grièvement blessé lors d’une attaque aérienne le 17 juillet, sans compter que trois jours plus tard, l’attentat à la bombe raté visant à tuer Hitler ne fit qu’accroître les tensions entre ce dernier et ses officiers supérieurs.

Toujours dans l’optique des problèmes de direction, les Alliés connurent leur lot d’ennuis. À titre d’exemple, le rôle de Montgomery lors de cette campagne se prête à la controverse. Le maréchal britannique croyait en l’importance de « fixer » les divisions blindées allemandes à l’est, tandis que les Américains feraient face à moins de résistance pour percer à l’ouest. En clair, les forces anglo-canadiennes allaient absorber, en principe, le principal choc des meilleures troupes ennemies. Un mois après le débarquement, Montgomery était confronté à une impasse militaire, à savoir que Caen était toujours aux mains des Allemands.

Toujours dans le bocage normand, des soldats britanniques font face aux Waffen-SS dans le cadre de l’opération GOODWOOD (19 juillet 1944).

C’est alors que Montgomery se trouva sous pression et il dut lancer une opération de dégagement le 18 juillet sous le nom de code GOODWOOD. Trois divisions blindées allaient prendre Caen par l’est, le tout précédé par une offensive aérienne d’envergure. Bien que Montgomery ne sembla pas de cet avis, les historiens ont par la suite critiqué GOODWOOD, qualifiant même cette opération de « désastre ». En effet, les forces anglo-canadiennes perdirent en l’espace de quelques heures plus de 6,000 hommes et 400 blindés, sans qu’aucune percée du front ne soit obtenue. Montgomery n’accordait pas tant d’importance au résultat de l’offensive. Ce qui lui importait, c’était d’attirer sur son front les réserves allemandes, donnant ainsi au général Omar Bradley, le commandant de la 1ère Armée américaine, la marge de manœuvre nécessaire pour la percée.

La percée

Par conséquent, Bradley mit au point l’opération COBRA qui débuta le 25 juillet à l’ouest de Saint-Lô. Les objectifs initiaux étaient modestes, mais le lieutenant-général Joseph Collins, qui commandait le 7e Corps sous Bradley, réalisa la percée tant attendue et exploita la brèche jusqu’à Avranches. Ce déblocage du front à l’ouest de la Normandie permit également au commandement américain de se réorganiser. L’arrivée massive de renforts permit l’activation de la 3e Armée sous les ordres du général George Patton, tandis que le général Courtney Hodges remplacerait Bradley à la 1ère Armée, qui lui-même prendrait le commandement du nouveau 12e Groupe d’Armées.

Une autre figure emblématique de la bataille de Normandie, le général américain George Patton.

Agressif et parfaitement rompu aux tactiques de la guerre mobile, le général Patton semblait être l’homme de la situation. Sitôt la percée réalisée par Collins, Patton déploya ses troupes vers la Bretagne, tout en n’hésitant pas pour en disperser vers l’est si une opportunité de percée se présentait. Cette guerre mobile dans laquelle combattaient les Américains ne semblait pas avoir d’égal sur le front anglo-canadien qui stagnait, toujours autour de Caen.

Les Britanniques avaient pris le point stratégique du Mont Pincon et les Canadiens montèrent deux assauts méthodiques, soit les opérations TOTALIZE et TRACTABLE, le long de la route Caen-Falaise. Ce renouvellement d’assauts combinés anglo-canadiens permit enfin de prendre Caen et de percer momentanément le front à l’est de la Normandie. Face à la situation, Hitler ordonna que soit montée une contre-offensive afin de briser ce fragile équilibre, dans le secteur de Mortain, dans le but de disloquer le dispositif allié à la jonction du front anglo-américain. En dépit de progrès initiaux le 7 août, l’assaut tourna rapidement au désastre pour les Allemands, dont les forces croulèrent sous le poids des assauts venant du ciel.

La fin de la campagne

En ce mois d’août de 1944, les troupes allemandes se trouvèrent au piège dans une poche autour de Falaise. Les Américains avancèrent à partir du sud, alors que les Britanniques, les Canadiens et une division blindée polonaise en firent de même au nord. Malgré que les Alliés furent quelque peu lents à fermer la poche, ce qui permit à plusieurs milliers de soldats allemands déterminés de s’échapper, la bataille de Falaise fut le point culminant de la campagne de Normandie.

L’aviation anglo-américaine fut sans pitié face aux colonnes de l’armée allemande qui s’aventurèrent sur les routes à découvert, comme en témoigne ce cliché pris lors de la bataille de la poche de Falaise à la fin de la campagne de Normandie (août 1944).

Les Allemands avaient perdu la majorité de leurs canons et véhicules blindés, essentiellement en raison de la supériorité aérienne de leurs ennemis. La chute de Falaise ouvrit la route vers Paris, qui fut libéré le 25 août, et le front se déplaça rapidement vers le Rhin. Ainsi s’acheva la campagne de Normandie. La défaite allemande était sérieuse en elle-même, et elle prenait davantage d’ampleur si on l’ajoute à une autre défaite majeure subie sur le front de l’Est, où le Groupe d’Armée Centre fut anéanti lors de l’offensive soviétique du nom de code BAGRATION.

La position stratégique de l’Allemagne devenait dès lors intenable à partir de la fin de l’été de 1944. Ce n’était désormais plus qu’une question de temps avant que ne s’effondre le Reich.

Lorsque la porte de la péniche s’abaisse, les soldats sortent et avancent vers la plage. L’écran de fumée au loin les dissimulent partiellement. Entre temps, au moment jugé opportun, l’ennemi ouvrira le feu.

Quelques perspectives quant au militarisme et son évolution

Les soldats qui combattent sont-ils des héros ou de la chair à canon? Cette interrogation n’a en soi rien de nouveau et le débat qu’elle suscite est souvent le même, quoique sa coloration varie selon les contextes et les époques. Certains diront que les militaires sont des hommes et des femmes qui servent sous les drapeaux en défendant des principes et des valeurs que leur société devrait logiquement entériner. Or, dans toute démocratie qui se respecte, il y aura toujours des gens pour contester ces prétentions et affirmer que les soldats ne sont que de la chair à canon au service d’un régime. Certaines sociétés sont assurément plus militaristes que d’autres. Néanmoins, les perceptions quant à ce qu’il est convenu d’appeler le militarisme sont sujettes à une analyse d’ensemble des rapports qu’entretiennent la société civile et la société militaire.

Page-couverture d'un ouvrage à caractère satirique de Lucien Séroux sur l'antimilitarisme.

Définition et premières utilisations du terme

Le militarisme se définit généralement comme la prévalence de « sentiments militaires » au sein d’une société ou sinon une tendance à percevoir l’efficacité militaire comme la primauté de l’action étatique. Défini ainsi, le terme de militarisme n’embrasse pas réellement toute la réalité des sociétés humaines à travers l’Histoire, de l’Antiquité à nos jours.

Pourquoi? Parce que le besoin primaire de se défendre est un préalable pour n’importe quelle société stable, si bien que pour la plupart des sociétés à travers l’Histoire, un certain degré de militarisme relevait de la nécessité et non d’un choix délibéré. Cela pourrait expliquer, en partie, que certaines sociétés ou états n’accordèrent pas le même niveau d’importance ou de crédibilité au militarisme, dans la mesure où les menaces directes à la sécurité collective n’étaient pas du même degré, selon que le danger soit proche ou éloigné.

On peut cependant retracer une première utilisation du concept de militarisme pour soutenir une analyse politique dans les mémoires de Madame la Comtesse Victorine de Chastenay-Lanty, en France. Celle-ci employait ce terme en référence à la glorification du personnage de Napoléon Bonaparte et à l’ensemble des valeurs militaires qui étaient véhiculées à cette époque dans l’armée et la société françaises. Après cela, le mot tomba quelque peu en désuétude jusqu’aux années 1860, moment où il fut ravivé par Pierre-Joseph Proudhon dans sa critique de la mentalité autoritaire voyant la guerre comme le meilleur moyen de mobiliser les énergies de l’Homme.

La comtesse Victorine de Chastenay-Lanty

L’utilisation péjorative que fit Proudhon du terme de militarisme finit par être largement acceptée et le concept devint un néologisme de plus en plus utilisé dans les encyclopédies et divers journaux à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Avec les décennies, le terme finit par prendre deux significations. D’une part, on employa le terme de militarisme pour définir (au sens de dénoncer) toute intrusion du militaire et de considérations militaires dans le processus décisionnel relevant du politique. En clair, la politique étrangère d’un état pouvait être perçue comme étant « militariste » si ses postulats de base devenaient soumis à l’influence des militaires.

Pierre-Joseph Proudhon

D’autre part, on remarque l’émergence d’une plus large notion touchant au « militarisme social ». Celui-ci sembla exister dans des pays où les valeurs militaires et les mentalités s’y rattachant étaient parvenues à se fondre dans les valeurs et mentalités de la société civile, pour en arriver à redéfinir la culture politique du pays. Par conséquent, ce fut par ces deux définitions que les analystes employèrent subséquemment le concept de militarisme afin d’étudier certains types de systèmes politiques et différentes sociétés.

Comme nous le verrons, la notion d’une dichotomie divisant deux types hypothétiques de systèmes sociopolitiques, et par conséquent des sociétés entières, n’alimenta pas seulement les discussions académiques sur l’emploi du concept de militarisme, mais elle constitue généralement le cœur du débat qui emprisonna le concept dans un étau péjoratif. C’était du moins la situation à la mort de Proudhon en 1865 et pour les trente années qui ont suivi. Par contre, le militarisme finit par posséder des contours conceptuels un peu plus raffinés seulement à la fin du XIXe siècle, notamment à l’époque où les sociologues et les économistes politiques se joignirent au débat.

La perception de Herbert Spencer

Herbert Spencer

À cet égard, on remarque la contribution du philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer. Dans ses Principles of Sociology, Spencer identifiait un « type militant de société » qu’il définissait comme une société dans laquelle tous les hommes jugés aptes au combat luttaient en quelque sorte contre les « autres sociétés. » Dans l’optique où ces « autres sociétés » ne pratiquaient pas un militantisme militaire, Spencer les décrivait sans trop de nuances comme des « sociétés industrielles » dans lesquelles la défense de l’individualisme de l’Homme devenait un devoir collectif.

Au fond, Spencer disait que les sociétés industrielles étaient tout aussi capables de défendre les mêmes valeurs et intérêts (la vie, la liberté et la propriété privée) que les soi-disant sociétés militantes à caractère militaire. Pour cette même raison, les sociétés de type industriel n’auraient pas besoin d’une agence de contrôle à caractère despotique comme une armée ou un gouvernement autoritaire. Spencer concevait néanmoins que la ligne de démarcation entre ces deux types de sociétés pouvait être mince et floue, ne serait-ce qu’en considérant que, logiquement, des sociétés militaires pouvaient s’engager dans des activités industrielles.

Ultimement, Spencer raffina sa taxonomie pour étayer une vision évolutive de l’Histoire, selon une tendance libérale, dans le but de faire la démonstration qu’au final, la société industrielle finirait par prendre le dessus sur la société militaire, telle qu’il la concevait probablement dans l’Angleterre de son époque. En ce sens, pour lui, l’industrialisation était bien entendu synonyme de capitalisme, qui lui aussi aurait le dessus sur le militarisme, sans pour autant être une panacée.

La poursuite sous Hintze et l’argumentaire marxiste

Otto Hintze

D’autres académiciens tentèrent de raffiner le schéma de Spencer. L’un de ceux qui furent grandement inspirés par les travaux de Spencer fut l’historien constitutionnaliste allemand Otto Hintze. Celui-ci ajouta au schéma de Spencer des dimensions géographiques et temporelles. Son travail sur le militarisme est significatif parce qu’il construisit son argumentaire dans l’unique but de démolir la théorie marxiste sur ce même sujet.

Si le militarisme sous Spencer et Hintze fut une manifestation typique d’une société préindustrielle et précapitaliste, pour les marxistes, toutes les sociétés présocialistes étaient à la base militaristes. En d’autres termes, alors qu’ils essayaient aussi de développer un nouveau modèle prônant un changement d’ampleur du schéma sociétal, les marxistes, contrairement aux libéraux, croyaient que les sociétés capitalistes industrielles étaient plus sujettes à produire du militarisme que celles précapitalistes.

Dans ce contexte, l’argumentaire prit essentiellement deux formes. Certains, comme Rudolf Hilferding et Vladimir Lénine, intégrèrent le concept du militarisme à leur théorie générale de l’impérialisme capitaliste et ils le virent comme une partie intégrante de la violente expansion de l’Europe dans le monde. D’autres, comme Rosa Luxembourg, préférèrent se concentrer sur l’angle domestique de l’utilisation du concept, dans l’optique de la course aux armements, en postulant que le militarisme représentait le moyen d’exploiter économiquement et politiquement le prolétariat.

Rudolf Hilferding

Luxembourg croyait que les armements garantissaient à ceux qui les possédaient le maintien du statu quo d’exploitation des travailleurs, tout en contrant leurs protestations et leurs légitimes demandes pour du changement. De plus, toujours selon Luxembourg, les armements gardaient la population dans un état constant de tension, d’agressivité et de peur face au déclenchement d’une guerre généralisée provenant de l’extérieur dans laquelle la classe ouvrière servirait de chair à canon.

La théorie et la pratique semblant être inséparables dans la doctrine marxiste. Les particularités propres au fonctionnement du régiment capitaliste devaient être utilisées dans le combat visant à le renverser. À cette fin, les mouvements de la classe ouvrière d’Europe n’allaient pas devoir uniquement combattre pour du changement (par la révolution ou des réformes radicales) dans l’actuel ordre socioéconomique, ils devaient aussi lutter contre le militarisme, qu’ils percevaient comme étant le principal virus de la société capitaliste industrielle.

En Allemagne, là où le mouvement de la classe ouvrière semblait être le plus nombreux et le mieux organisé, l’agitation n’était pas seulement menée contre le traitement brutal des recrues militaires et la militarisation de la culture politique, mais aussi contre la course aux armements et la politique étrangère du Kaiser jugée aventureuse. À ce propos, Karl Liebknecht fut probablement l’une des figures emblématiques de la dénonciation du militarisme lors des grands rassemblements sociaux-démocrates dans l’Allemagne de son époque. Le plus ironique dans tout cela, c’est que cet enthousiasme, qui se généralisait en Allemagne devant la thèse antimilitariste, disparut du jour au lendemain lorsque la guerre fut déclarée en 1914. D’ailleurs, toutes pensées d’éventuelles solidarités internationales prolétariennes (ex: la grève générale) disparurent également en coup de vent, si bien que l’Internationale socialiste ne s’en remit jamais.

Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg

Fascisme et nazisme: la nouvelle coloration du débat

Le débat sur le militarisme revit avec l’émergence des mouvements politiques fasciste et nazi, mais le but n’était pas de savoir si ces idéologies étaient militaristes, loin de là. Bien entendu, celles-ci l’étaient, fièrement et ouvertement. Les adversaires marxistes lièrent le phénomène au capitalisme bourgeois et en ce qu’ils croyaient être l’aggravation de la situation politico-économique au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Quelques-uns, il est vrai, virent le fascisme comme une excroissance du vieux fond capitaliste typique de l’époque de l’après-guerre en Italie. Pour sa part, et c’est paradoxal, Hitler percevait les marxistes comme les acolytes d’un système capitaliste d’avant-garde. Une différence similaire d’opinions s’observe aussi en regard du Japon et la prédominance de son militarisme dans les années 1930 et 1940. Ce qu’il importe de retenir dans ce contexte des années 1920 aux années 1940, c’est le point crucial à l’effet qu’en dépit des variations et des contradictions propres aux mouvements fasciste et nazi (et impérialiste au Japon), les marxistes voyaient le militarisme comme étant de plus en plus associé avec le capitalisme qu’avant 1914.

Mussolini et Hitler

Le problème avec le fascisme et le nazisme était que ces idéologies se présentaient comme une « troisième voie ». C’était une voie qui n’était pas simplement anticommuniste, mais qui était aussi anticapitaliste et antilibérale. Ce fut notamment en raison de cette autoprésentation et des politiques répressives qui leur étaient associées, que les intellectuels de tendance libérale (poursuivant sur la lignée de Spencer et Hintze) pouvaient voir que le militarisme était seulement possible au sein des sociétés qui n’étaient pas entièrement industrialisées et qui ne possédaient pas de systèmes parlementaires représentatifs, ni d’une culture civique développée.

La perspective américaine: le « militarisme rouge »

Cette sorte de soi-disant « retard » ou de non-volonté du militarisme à s’imprégner des caractéristiques des sociétés libérales, telles que mentionnées précédemment, aurait été prise en considération après 1945 afin de réorienter la définition du concept. À cet égard, la contribution des sociologues américaines n’est pas à négliger.

S’il y a une généralisation que l’on puisse faire au sujet de l’utilisation du terme de militarisme dans les débats publics et académiques au XXe siècle, c’est que les deux principales écoles de pensée (libérale et marxiste) continuèrent de soutenir leur cause respective, et ce, même au travers de la barrière idéologique qui les sépare. Par exemple, après 1917, les libéraux soulevèrent la question d’un militarisme « rouge », voire d’un « militarisme bolchevique ». Ce faisant, les libéraux lièrent le concept vers une notion élargie de « retard » (à l’instar de la situation observée chez les fascistes et les nazis en 1945), qui affecta non seulement les sociétés préindustrielles et industrielles, mais également les sociétés socialistes.

Cette présomption, qui dit en gros que les marxistes sont militaristes, atteint l’apogée de sa popularité lors de la Guerre froide. Elle devint non seulement une arme de propagande, mais aussi un moyen de compréhension des structures de puissance du système soviétique, toujours selon l’argumentaire libéral.

La prise de Berlin en 1945 ou l'apogée de la gloire de l'Armée rouge.

C’est en quelque sorte dans ce contexte, le tout en lien avec le débat à l’Ouest sur l’émergence du soi-disant complexe américain militaro-industriel, que l’expert de l’Union soviétique Vernon Aspaturian essaya d’identifier un phénomène similaire dans les sociétés communistes. En ce sens, Aspaturian discernait une sorte de polarisation des hommes et des institutions entre, d’un côté, des individus dont les actions étaient dirigées sur les questions de sécurité, d’armements et d’idéologies, puis de l’autre côté, des individus davantage liés à des activités de productions agricoles, civiles et communautaires.

Suivant la chute de l’URSS, qu’Aspaturian avait prédit des décennies auparavant, la question d’un « militarisme rouge » perdit naturellement de son importance comme arme idéologique. La question est désormais abordée comme phénomène historique, en particulier dans l’optique où les chercheurs fouillent dans les archives soviétiques pour tenter de comprendre comment le système a pu tenir aussi longtemps. Les questions auxquelles ils tentèrent de répondre dans les années qui suivirent immédiatement la chute du bloc de l’Est tournaient autour, par exemple, de savoir si les dirigeants soviétiques occupèrent une position suffisamment forte pour défier la primauté du Parti communiste et celle du Kremlin (ce qu’on appelle le « militarisme politique »). Dans un ordre d’idées similaires, est-ce que la militarisation de la société soviétique lors de la Seconde Guerre mondiale et pendant la Guerre froide correspondait à une sorte de « militarisme social »?

Le débat au lendemain de la Guerre froide

À la lumière de tous les éléments qui ont été abordés, on peut en ajouter un dernier qui sort de la discussion classique sur le militarisme relevant de la dichotomie libérale-marxiste. Cela concerne le militarisme vu dans ce qui était autrefois convenu d’appeler l’espace géopolitique du Tiers-Monde, que l’on convient d’appeler désormais le monde en voie de développement.

Prenons l’exemple des quelques régimes militaires qui apparurent dans les années 1950 et 1960, que ce soit en Afrique ou plus particulièrement en Amérique latine. Dans ce dernier cas, les régimes militaires de la région étaient peu nombreux et on peut se demander comment les officiers professionnels des armées de ces états en vinrent à prendre le pouvoir et à s’y maintenir au-delà de la simple considération coercitive. Plus précisément, de quelle manière ces mêmes officiers, maintenant installés sur le trône, contribuèrent-ils par leur militarisme affiché au développement de leurs sociétés respectives? Ont-ils tous été des dictateurs? Ont-ils tous été des modernisateurs? Les réponses ne sont pas toujours aussi simples.

Conclusion

Comme on l’a vu, le militarisme est un phénomène sociétal beaucoup plus complexe qu’il n’en paraît à première vue. Avec la fin de la Guerre froide, le concept avait perdu une grande part de son élan idéologique, si bien qu’on peut se demander s’il est encore révélateur pour décrire un phénomène sociétal. Ne vaut-il pas mieux le laisser prisonnier de sa connotation péjorative?

Le militarisme est rarement utilisé de nos jours pour décrire des systèmes ou des politiques publiques. Il est plutôt vu comme un phénomène du passé qui doit être examiné avec les outils méthodologiques et conceptuels à la disposition des historiens.