Mois : mars 2011

Guerres mondiales et amertumes: un condensé de l’expérience italienne

Introduction

Les fronts où combattirent les forces italiennes lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale furent souvent (et incorrectement) perçus comme des théâtres d’opérations secondaires. De 1915 à 1918, ce qu’on appela le « front italien » fut concentré sur environ 650 kilomètres de territoires montagneux allant du plateau de l’Asiago, en passant dans les Dolomites et les Alpes de Carinthie, puis le long du fleuve Isonzo jusqu’à la Mer Adriatique. À l’exception d’une offensive majeure orchestrée par l’armée austro-hongroise sur l’Asiago à l’été de 1916, la majorité des affrontements eurent lieu sur un court front d’à peine 100 kilomètres le long de l’Isonzo. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les théâtres d’opérations qui engagèrent les forces italiennes virent les belligérants s’affronter du sud en Sicile jusqu’au nord dans les Alpes, dans les Balkans, puis en Afrique, de 1940 à 1945.

La première observation qui nous vient à l’esprit est à l’effet que les Italiens combattirent au cours de ces deux conflagrations mondiales en ayant peu d’appui de la part de leurs alliés, tandis que leurs ennemis perçurent péjorativement le théâtre d’ensemble de la Méditerranée comme une zone d’opérations aux victoires faciles. En effet, avec le recul, il semble tentant de se convertir à cette séduisante perception. À titre d’exemple, en 1917, sept divisions d’élite allemandes appuyèrent les Autrichiens afin de monter une offensive d’envergure dans le secteur du village de Caporetto (Kobarid, Slovénie), un assaut aux résultats désastreux pour les Italiens.

Quelques décennies plus tard, les Alliés accordèrent en 1942-1943 la priorité de leurs opérations à l’Afrique du Nord et à la Sicile, deux théâtres où l’armée italienne fut présente en grand nombre, tout en considérant ses problèmes d’équipements et la démoralisation de ses soldats. Dans le premier cas, celui de la bataille de Caporetto, les Italiens parvinrent malgré tout à arrêter l’offensive ennemie sur le Piave sans l’aide des Alliés, dont les divisions franco-britanniques arrivèrent en théâtre une fois la bataille terminée. Les Italiens purent ensuite refaire leurs forces et vaincre leurs adversaires. Par contre, ils ne purent répéter cet « exploit » en 1942-1943, ne pouvant défendre l’Afrique du Nord, ni les Balkans, ni la Sicile.

Bien que les Italiens émergèrent victorieux en 1918, la majorité des analystes militaires de l’époque eurent une mauvaise opinion des soldats italiens, surtout à la lumière des sanglantes batailles sur l’Isonzo et aussi au lendemain de la déroute de Caporetto. Cette dernière bataille constitua le paroxysme d’une guerre mal gérée du début à la fin, si bien que lorsque l’armée italienne mit à son tour l’armée austro-hongroise en déroute à la bataille de Vittorio Veneto (octobre 1918), cette victoire passa à peu près inaperçue en dehors de l’Italie. Vingt-cinq années plus tard, les ennemis de l’Italie fasciste et l’allié allemand observèrent les déroutes de l’armée italienne en Afrique du Nord et en Grèce pour en conclure à l’ineptie, voire à l’incompétence de cet appareil militaire. En fin de compte, les succès militaires italiens obtenus en d’autres circonstances furent, comme en 1918, ignorés, sinon crédités à l’Allemagne. D’ailleurs, nombreux furent les historiens militaires italiens (Renzo de Felice, Emilio Faldella, Angelo Gatti…) qui tentèrent de redresser cette image qui colle toujours à l’armée italienne de cette première moitié du XXe siècle, mais sans véritable succès. Voilà pour le contexte général. Il nous suffirait maintenant de rappeler certains faits, en ordre chronologique. Le lecteur pourra se forger une opinion plus éclairée, nous le souhaitons.

La Grande Guerra (1915-1918)

L’Italie entra dans la Première Guerre mondiale le 23 mai 1915, à la suite des promesses de gains territoriaux que les Alliés lui firent dans le cadre du Traité de Londres, mais l’appareil militaire fut loin d’être préparé à affronter les conditions d’une guerre moderne dans les tranchées. Toujours aux prises avec les défis liés à la consolidation de sa conquête coloniale en Libye, l’Italie ne disposa pas également d’une industrie militaire capable de répondre aux besoins de l’armée, ni des matières premières en quantités suffisantes pour alimenter la machine. Par ailleurs, le budget militaire italien grossit d’un maigre 185 millions de lires de 1914 à 1915, puis d’environ 7 milliards de lires de 1916 à 1917, ce qui fit que vers la fin de la guerre, l’armée reçut de l’industrie quelque 2,2 millions de fusils modernes, 25,000 mitrailleuses et 10,000 pièces d’artillerie. Ces chiffres apparaissent impressionnants à première vue, mais toutes proportions gardées, l’industrie de guerre italienne ne put produire autant que celles des alliés franco-britanniques.

Le front italien, 1915-1918.

Par ailleurs, en mai 1915, l’armée ne disposa que d’un peu moins d’un million de fusils modernes, d’à peine 700 mitrailleuses et 2,000 canons, sans compter que le système de mobilisation des troupes connut des ratés, à l’instar des approvisionnements immédiats en matériels de toutes sortes (avions, matériel de génie, grenades, casques…). Conséquemment, le commandant en chef de l’armée, le général Luigi Cadorna, put mettre en ligne seulement 14 des 35 divisions théoriquement disponibles afin de monter de modestes offensives le long du fleuve Isonzo, réussissant à occuper Caporetto et quelques territoires entre Gradisca et Monfalcone. Malgré tout, Cadorna lança sa première offensive dès le 23 juin 1915, ce qui lui permit d’étendre une tête de pont à Plava et de pousser son front sur la rive droite de l’Isonzo.

Du 18 juillet au 3 août, les troupes italiennes prirent San Michele au cours d’une attaque localisée, cette fois avec comme objectif d’occuper les Autrichiens et ainsi relâcher la pression sur les Russes qui connurent d’importantes difficultés sur leur front. Suivant la même logique, Cadorna attaque à nouveau le 18 octobre pour relâcher la pression sur la Serbie, à la suite de l’entrée en guerre de la Bulgarie aux côtés des Puissances Centrales. En novembre, les Italiens parvinrent à percer l’important saillant autour de Gorizia, ce qui ajouta au tableau des victoires des Alliés. Cela dit, bien que la contribution italienne en 1915 ne fut pas décisive, son entrée en guerre contraignit l’Autriche-Hongrie à transférer pas moins de 14 divisions d’infanterie sur le front italien, des troupes que l’empire des Habsbourg dut prélever des fronts russe et balkanique.

Vers le printemps de l’année suivante, le 6 mars, le général Cadorna attaqua encore pour relâcher la pression sur la Russie et la France cette fois, ce qui ajouta 50,000 soldats italiens tués ou blessés en un peu plus d’un mois d’affrontements. En mai, les Autrichiens concentrèrent 13 divisions dans le Trentin pour une offensive punitive qui amènerait probablement l’Italie à la capitulation, d’après leurs estimations. Avec plus de 200 bataillons et près de 1,200 canons, les troupes austro-hongroises percèrent les lignes italiennes, qui furent défendues dans ce secteur par environ 75 bataillons appuyés par 650 canons, ce qui contraignit Cadorna à jeter toutes ses réserves dans la bataille (8 divisions) pour éviter la déroute.

Photo de soldats italiens prise vers 1915-1916 au début de l'entrée en guerre de l'Italie. On reprocha à l'Italie d'avoir déclaré la guerre malgré que l'armée fut loin d'être prête au combat. Peut-être, mais cette armée fut-elle moins préparée que celles des autres belligérants de l'époque, lorsqu'ils furent en guerre quelques mois plus tôt? Le débat reste ouvert.

En juin 1916, soit un peu plus d’une année après leur entrée en guerre, les Italiens déplorèrent la perte de près de 150,000 de leurs soldats et ils durent battre en retraite sur les bords du plateau de l’Asiago qu’ils perdirent en grande partie. Par contre, les Italiens infligèrent des pertes de 100,000 hommes aux Autrichiens pour la même période et le front se stabilisa dans le secteur du Trentin. Le 4 août, les troupes italiennes attaquèrent sur l’Isonzo, prenant Gorizia et Sabotino, tout en poursuivant les Autrichiens jusqu’au moment d’être arrêtées près de Monte Santo cinq jours plus tard.

Convaincu que des réserves fraîches pourraient amener une percée et une reprise de l’avance, Cadorna voulut garder l’initiative et user son adversaire en effectuant une rotation de ses divisions d’assaut, ce qui lui permit de maintenir une offensive divisée en trois phases qui améliora quelque peu le dispositif italien. Lors de la première poussée (14-17 septembre), la 3e Armée italienne progressa de deux kilomètres, mais les phases 2 et 3 de l’offensive (10-12 octobre et 1-4 novembre) virent les Italiens frustrés par la mauvaise température et des contre-attaques ennemies. Inquiet également face à la formation d’un saillant autrichien dans le Trentin à la suite de l’offensive de mai-juin mentionnée, Cadorna retarda sa dixième offensive sur l’Isonzo, qui ne démarra que le 12 mai 1917. Cette fois, les troupes au sol furent appuyées par des bombardiers lourds de types Caproni et quelque 2,200 canons. Par conséquent, la 2e Armée italienne put progresser sur le plateau de Bainsizza, réussissant du coup à pousser des éléments vers Monte Kuk, Vodice et Monte Santo. Or, la progression fut beaucoup moins satisfaisante sur le front de la 3e Armée, notamment parce que celle-ci manqua de canons, comme les intempéries ralentirent l’assaut, ce qui permit au général autrichien Svetozar Boroevic von Bojna de réorganiser son dispositif défensif.

Néanmoins, cette offensive du printemps-été 1917 vit les Italiens infliger des pertes de 75,000 hommes aux Austro-Hongrois, mais ils perdirent environ 110,000 combattants, ce qui amena le général Cadorna à demander l’aide de ses alliés. Exigeant, il le fut assurément, puisqu’il prétexta avoir besoin d’au moins 400 canons et 10 divisions d’infanterie afin de prêter main-forte aux 3,600 canons et 51 divisions existant alors dans l’armée italienne à la mi-1917. Même sans l’aide de leurs alliés, les forces italiennes parvinrent quand même à établir la suprématie aérienne, avancèrent de dix kilomètres et infligèrent à leurs ennemis des pertes de 110,000 hommes (pour 143,000 troupes italiennes) entre août et octobre de la même année.

Ces offensives des premiers mois de 1917 usèrent littéralement les divisions de l’armée italienne, si bien que la 2e Armée ne put tenir le coup à Caporetto, lors de l’assaut austro-allemand du 24 octobre. Cette lourde défaite italienne précipita un repli de 75 kilomètres vers le fleuve du Piave, si bien que la bataille de Caporetto devint le symbole par excellence de la soi-disant incompétence militaire italienne. Cependant, l’épisode de Caporetto représente en soi une exception, par rapport aux précédentes batailles menées par l’armée italienne. Par exemple, les Austro-Hongrois bénéficièrent du renfort de sept divisions allemandes de haute qualité, qui mirent à l’essai de nouvelles tactiques d’infiltration des tranchées qui s’avérèrent cruellement efficaces. Ce dernier point amplifia l’importance d’erreurs tactiques que peuvent commettre toutes armées sur des champs de bataille, ici par les forces italiennes dans leur défense du secteur de Caporetto. Ce désastre contraignit l’armée de Cadorna à une retraite stratégique.

Des soldats austro-allemands avec des prisonniers italiens dans le contexte de la bataille de Caporetto (octobre-novembre 1917). Probablement le pire désastre militaire de l'histoire moderne de l'Italie, l'armée italienne sut quand même se relever sans l'aide immédiate de ses alliés et reprendre ses opérations dès le début de 1918.

Souvent préoccupé par la situation dans le secteur du Trentin, Cadorna ignora les avertissements concernant un assaut imminent devant Caporetto. Les généraux austro-allemands Boroevic et Falkenhayn avaient ajouté 14 divisions supplémentaires pour appuyer les 33 présentes dans ce secteur, le tout sous la lunette des observateurs italiens qui avertirent l’impassible Cadorna. Par ailleurs, ces mêmes observateurs ne purent manquer la forte concentration de plus de 4,000 canons, autre signe imminent d’une offensive majeure. Ainsi, la bataille de Caporetto débuta à 8h, le 24 octobre 1917, sur un front large de 25 kilomètres à la suite d’un bref, mais violent barrage d’artillerie qui dura six heures. La 2e Armée italienne disposa de 25 divisions et de 2,000 canons, mais la pluie, le brouillard et les dommages causés par l’artillerie ennemie aveuglèrent les canonniers italiens, tout en distordant le système de communications à mesure que les unités ennemies progressèrent. Deux jours plus tard, l’anéantissement de deux divisions, l’isolement d’une troisième et la retraite précipitée d’une quatrième exposèrent dangereusement les flancs de la 2e Armée, tout en menaçant ceux des 1ère, 3e et 4e Armées voisines. Cette situation critique convainquit Cadorna d’ordonner une retraite générale vers la rivière Tagliamento afin de gagner du temps pour préparer une autre ligne de défense un peu plus au sud-ouest sur le Piave.

À mesure que les Italiens se replièrent derrière le Piave, Cadorna fut enfin remplacé par le général Armando Diaz au poste de commandant en chef de l’armée italienne. Ce dernier hérita du difficile mandat de redresser l’état physique et moral de son armée, qui ne compta sur le Piave que 33 divisions face à 55 divisions ennemies. Néanmoins, Diaz sembla voir le bon côté des choses dans les circonstances. Il avait alors près de 4,000 canons à sa disposition derrière le Piave, sur un front bien circonscrit à l’est par la Mer Adriatique et à l’ouest par le plateau de l’Asiago, sans oublier qu’il fit face à un adversaire complètement épuisé après une poursuite de 75 kilomètres. Au 18 décembre, avant que les renforts franco-britanniques ne puissent arriver en ligne, les Italiens étaient parvenus à consolider leurs positions. C’était l’essentiel.

La bataille de Caporetto coûta 3,100 canons et 40,000 morts à l’armée italienne. 300,000 autres soldats furent capturés ou désertèrent, en plus d’un autre contingent de 350,000 hommes qui perdirent temporairement contact avec leurs unités dans la confusion. Pour les contemporains, la défaite fut perçue comme une catastrophe où les Italiens durent assumer l’entière responsabilité, si bien que la recherche quasi paranoïaque d’un bouc émissaire imputa des fautes à Cadorna, à la classe ouvrière, aux pacifistes, voire au pape Benoît XV. Malgré tout, en juin 1918, le général Diaz put assembler 50 divisions italiennes et quatre divisions alliées sur le Piave afin de dissuader les forces austro-allemandes d’une autre offensive. Avec cette armée, Diaz lança le 24 octobre (exactement un an après le désastre de Caporetto) une offensive connue sous le nom de la bataille de Vittorio Veneto. Les 55 divisions austro-hongroises affaiblies et démoralisées furent mises en déroute, forçant ainsi Vienne à demander un armistice qui fut signé le 4 novembre. Ainsi s’achevait la Première Guerre mondiale pour les Italiens.

Les alpes à la frontière italo-autrichienne représentent tout un défi logistique auquel les belligérants firent face de 1915 à 1918. Mis à part la vallée de l'Isonzo et le plateau de l'Asiago, la majeure partie du front italien est constituée de paysages montagneux, dont certains sommets atteignent des hauteurs de 2,000 à 3,000 mètres.

Dans l’autre camp: la Seconde Guerre mondiale (1939-1945)

Frustré que les Alliés n’aient pas obtempéré totalement à ses revendications territoriales prévues dans le Traité de Londres de 1915, le régime fasciste de Mussolini engagea l’Italie dans la Seconde Guerre mondiale pour des raisons essentiellement politiques. En mars 1940, le dictateur fasciste conclut à contrecœur que l’Italie devrait entrer en guerre si elle voulut rester une grande puissance. Encore une fois, comme en 1915, son armée fut loin d’être prête. Par exemple, l’aviation ne disposa que d’à peine 1,500 appareils modernes, sans radar, ni bombardiers en piqué ou de bombardiers stratégiques. L’aviation posséda un modèle désuet de bombardier-torpilleur (reconverti d’un ancien modèle de bombardier moyen), sans oublier que dans l’ensemble, l’aviation italienne ne disposa d’une réserve de carburant que pour six mois.

Quant à l’armée de terre, celle-ci aligna sur papier 73 divisions d’infanterie dépourvues de suffisamment de canons modernes, d’armes automatiques et de véhicules moteurs. L’arme blindée connut également de sérieuses carences, n’ayant pour ainsi dire aucun char lourd et à peine 70 chars moyens M11-39, tandis que les rares divisions motorisées dépendirent d’anciens modèles de chenillettes L3-35. Un nouveau char « lourd » fut certes en production au début des hostilités, soit le M13-40 armé d’un canon de 47mm, mais il serait vite surclassé. Quant à la marine, construite pour affronter les Français en Méditerranée, elle eut rapidement à faire à la Royal Navy britannique. La flotte italienne ne comprit aucun porte-avions et peu de défenses antiaériennes pour la protection de ses bâtiments. Les croiseurs et les deux cuirassés de 35,000 tonnes furent des navires formidables, mais les canons de 320mm placés sur les rares bâtiments modernes furent outrepassés par ceux de la marine britannique, sans compter qu’aucun navire italien ne fut équipé de radar.

Capable de produire toutes les armes et équipements nécessaires pour une armée en opération lors d'une guerre conventionnelle, l'industrie militaire italienne produisit du matériel souvent inférieur et en quantités insuffisantes pour répondre parfaitement aux exigences de l'appareil militaire. Là encore, la performance d'une armée sur le champ de bataille doit être jugée en fonction de l'utilisation optimale (ou non) faite par les soldats du matériel à leur disposition.

Dans un autre ordre d’idées, l’armée italienne de la guerre de 1939-1945 souffrit de sérieuses contraintes logistiques. En d’autres termes, les lignes de communication furent trop étirées. Dès le début du conflit, Rome fut coupée de ses colonies d’Afrique de l’Est et le ravitaillement de l’Afrique du Nord posa de sérieuses difficultés. Les routes maritimes de ravitaillement s’avérèrent relativement sûres jusqu’au printemps de 1941, mais les ports de Libye ne purent décharger à peine 19 navires quotidiennement et seule Tripoli disposa d’installations portuaires modernes. La situation portuaire ne fut pas meilleure en Albanie, mais ce pays demeura la seule voie par laquelle les troupes italiennes combattant en Grèce purent être ravitaillées. Le jour où les Britanniques parvinrent à décrypter les différents codes utilisés par l’Axe, leurs unités navales et aériennes déployées à Malte infligèrent de lourdes pertes aux convois maritimes italiens, surtout en pleine nuit grâce au radar.

Cela dit, l’armée italienne entama ses opérations en 1940 suite à une série de calculs politiques. À titre d’exemple, l’Italie attaqua la France en juin afin d’obtenir un siège aux négociations d’armistice, malgré que ses troupes furent mises en échec par les forces françaises dans les Alpes. Par la suite, l’armée italienne se déploya en Égypte en septembre, mais les troupes à pied du général Rodolfo Graziani ne purent rattraper les forces motorisées britanniques qui battirent en retraite en bon ordre. Prévoyant une victoire facile, Mussolini attaqua la Grèce en octobre avec sept divisions, mais ces dernières furent arrêtées net par des forces grecques mal équipées, mais décidées à se battre sur leur sol national, ce qui contraignit les Italiens à se replier à la frontière de l’Albanie. Les sérieuses difficultés sur le front balkanique furent temporairement contenues par l’arrivée à l’état-major général d’Ugo Cavallero, le remplaçant de Pietro Badoglio. Par contre, les Britanniques ne tardèrent pas à exploiter les revers italiens en Grèce afin d’améliorer leur propre situation en Égypte.

En mer, la marine italienne battit les Britanniques à Punta Stilo en juillet 1940, mais elle perdit deux croiseurs légers au large du Cap Spada. Par ailleurs, un raid britannique sur Tarente en novembre détruisit quatre cuirassés, malgré que trois autres furent mis en service en 1941, ce qui permit à l’Italie de maintenir une relative protection pour ses convois au cours de cette année en Méditerranée. Cette période vit les Italiens lutter d’arrache-pied pour ne pas perdre l’initiative, ni le contrôle dans cette mer stratégique. Toujours en 1941, en mars, les Italiens perdirent trois croiseurs lourds face à une marine britannique bien équipée en radar lors d’une bataille navale au large du Cap Matapan, bien que la Royal Navy subit de fortes pertes en mai lors de la bataille pour l’île de Crête. D’octobre à décembre, les sous-marins allemands vinrent en renfort et ils parvinrent à couler un porte-avions et un cuirassé britanniques, tandis que des torpilles ayant à leur bord des nageurs de combat italiens purent sérieusement endommager deux cuirassés ennemis dans le port d’Alexandrie.

Ces soldats grecs marchant vers le front d'Albanie en 1940 apprirent aux Italiens une dure leçon des champs de bataille: ne jamais sous-estimer un ennemi, surtout lorsque celui-ci défend son territoire national.

À peu près un an après l’entrée en guerre, donc en avril 1941, les Italiens avaient déjà perdu 100,000 hommes en Libye et 90,000 en Grèce. Heureusement pour eux, l’intervention des forces allemandes en Grèce et à Crête relâcha fortement la pression, d’autant plus que les Britanniques décidèrent de concentrer leurs énergies sur les Allemands pour un temps. Faisant ensuite le bond de l’autre côté de la Méditerranée, les troupes allemandes repoussèrent les Britanniques vers Tobrouk puis vers l’Égypte. Les Allemands purent à eux seuls repousser une contre-offensive britannique en Égypte en mai-juin 1941, mais l’Italie dut néanmoins fournir des troupes pour une variété de théâtres d’opérations, comme en France, en Grèce, en Yougoslavie et en Afrique du Nord. De plus, l’invasion allemande de la Russie en juin vit Mussolini déployer quatre divisions qui consommèrent en tout 100,000 soldats et une partie des équipements les plus modernes de l’armée italienne jusqu’en 1943.

À l’automne de 1941, l’Italie perdit la Somalie, l’Érythrée ainsi que l’Éthiopie, ce qui força son armée à demeurer sur la défensive en Afrique du Nord pour 1942, de concert avec un allié allemand qui prit progressivement le contrôle du théâtre d’opérations. La présence italienne en Afrique du Nord connut sa fin en mai 1943, avec la capitulation des dernières forces emprisonnées à Enfidaville (Tunisie). La prochaine ligne de défense fut constituée par la Sicile, où Mussolini put aligner un peu moins de 100,000 hommes et à peine 500 canons, 100 chars, 30 canons antiaériens et 40 chasseurs face à une invasion des Alliés, dont les 70,000 troupes d’assaut furent appuyées par 6 cuirassés, 15 croiseurs, 128 contre-torpilleurs et 2,500 avions.

Signe d'une revanche envisagée ou d'une nostalgie mal avisée? Le régime fasciste italien fit imprimer cette affiche de propagande dans les jours suivant la perte de l'Afrique en 1943. On y voit un soldat italien posé devant les cadavres de ses camarades avec cet avertissement: "Nous reviendrons!". Un subtil message à l'intention des Britanniques.

Lorsque la Sicile tomba en septembre 1943, Mussolini fut chassé du pouvoir et le nouveau gouvernement italien s’empressa de signer la paix avec les Alliés. Pendant 39 mois, l’Italie contesta la domination britannique en Méditerranée, mais tandis que l’Allemagne fournit à contrecœur une assistance, les Alliés firent de ce théâtre d’opérations une priorité en 1942-1943, par l’injection des ressources nécessaires. Ceux-ci comprirent l’importance de tenir Gibraltar et Suez, tout en attirant un maximum de soldats de l’Axe sur ce front que l’Allemagne jugea a priori comme secondaire. D’autre part, l’Allemagne répondit au changement de camp de l’Italie par le déploiement de 29 divisions dans la botte et sur le front balkanique afin de parer un éventuel débarquement allié, tout en « punissant » l’ancien partenaire. À ce sujet, notons que les Italiens perdirent 18,000 hommes en combattant les Allemands pour la seule année de 1943.

Les Britanniques débarquèrent donc à Reggio di Calabria le 3 septembre et les Américains à Salerne, d’où ils purent avancer vers le nord pour prendre Naples le 2 octobre, sans opposition. Le maréchal allemand Albert Kesserling arrêta l’offensive alliée sur la Ligne Gustav de novembre 1943 à mai 1944. Lorsque les Américains tentèrent de briser l’impasse en débarquant des troupes à Anzio en janvier (1944), les Allemands purent les contenir en les coinçant dans une poche, voire une petite tête de pont jusqu’en mai. D’autres attaques lancées contre la Ligne Gustav réussirent finalement à percer dans les secteurs de la rivière Rapido et de Monte Cassino en mai, ce qui amena la libération de Rome au début du mois suivant.

En bon ordre, Kesserling ordonna la retraite au nord vers la Ligne Gothique, avec laquelle les Alliés entrèrent progressivement en contact d’août à novembre 1944, mais qu’ils ne parvinrent pas à percer avant le mois d’avril suivant. À cette date, les Britanniques attaquèrent la Ligne Gothique à Ferrara et les Américains avancèrent vers Bologne, ce qui leur permit de déboucher dans la vallée du Pô le 20 avril 1945. Bologne tomba le 21, suivie de Gênes, Milan, Vérone, Padoue, et Venise (28-29 avril). Le 29 avril, le général allemand Heinrich von Vietinghoff accepta de signer une capitulation inconditionnelle qui entra en vigueur le 2 mai.

Conclusion

Ce court récit de la participation de l’Italie aux deux guerres mondiales laisse un portrait somme toute sombre de la performance de l’appareil militaire italien. Peu d’historiens en dehors de l’Italie firent des plaidoyers afin de défendre le bilan d’une armée dont il est important, à notre avis, de remettre les actions en contexte. Le premier élément commun aux deux guerres mondiales fut que l’armée italienne ne put que rarement saisir l’initiative des opérations. Autrement dit, elle livra des batailles qui « fixèrent » des unités ennemies sur des fronts particuliers, le tout afin de soulager la pression sur d’autres théâtres d’opérations que les puissances majeures contemporaines et les historiens après coup jugèrent plus stratégiques.

Ensuite, l’industrie militaire ne livra pas toujours la marchandise. Pendant le premier conflit mondial, l’armée italienne mit en ligne un impressionnant bombardier lourd, le Caproni, mais ne put faire de même en 1939-1945. En d’autres circonstances, ce fut la logistique qui fut défaillante. Relativement courtes en 1914-1918, les lignes de ravitaillement furent beaucoup plus étirées en 1939-1945 pour l’armée italienne, ce qui isola même certaines de ses unités dans les colonies d’Afrique de l’Est.

En troisième lien, les contemporains et les historiens jugèrent sévèrement certaines batailles qui se transformèrent en de véritables débâcles pour les Italiens. Caporetto demeure un symbole à cet égard, comme les forces italiennes subirent une dégelée en 1940 face à un ennemi grec dont un parieur n’aurait certes pas misé la victoire. Dans ces deux contextes, ceux de 1917 et de 1940, nombre de raisons expliquent rationnellement les défaites. Fatiguées, mal dirigées, mal ravitaillées et en fin de compte démoralisées, les troupes italiennes subirent le sort que n’importe quelle armée, à n’importe quelle époque, mais avec des circonstances similaires, aurait subi.

Pourtant, à Caporetto, l’armée italienne parvint à elle seule à réparer le désastre, comme elle livra une lutte héroïque en Tunisie, dans les derniers jours, voire les dernières heures de sa présence en Afrique du Nord en 1943. En histoire, tout est une question de contexte, de circonstances. L’armée italienne n’y échappa pas. Elle laissa derrière elle ses morts et ses amertumes.

La Première Guerre du Golfe (1991)

Introduction

La Première Guerre du Golfe, mieux connue dans la culture populaire sous l’appellation d’Opération Desert Storm, fut une campagne militaire multinationale conduite du 17 janvier au 3 mars 1991 dans le but de libérer l’Émirat du Koweït de son occupation par les forces irakiennes. En effet, la cause immédiate du déclenchement des hostilités réside dans l’invasion du Koweït par l’Irak le 2 août 1990. Cette agression par l’armée de Saddam Hussein, qui comprit alors plus de 1,5 million de soldats et environ 6,000 chars d’assaut, constitua une menace directe au Royaume d’Arabie Saoudite ainsi qu’à toute la zone productrice de pétrole se trouvant à l’ouest du Golfe Persique. Les forces koweïtiennes tentèrent tant bien que mal de résister, mais elles furent rapidement écrasées par un ennemi largement supérieur en nombre. Trois jours après le début de l’invasion, le Koweït fut rayé de la carte.

Été 1990: la donne stratégique

Hormis l’invasion d’août 1990, les causes ayant amené le déclenchement de cette guerre dans le Golfe Persique sont plus complexes qu’elles n’en paraissent. Saddam Hussein avait déclaré à maintes reprises que le Koweït appartenait historiquement à l’Irak. Cependant, l’agression de Hussein fut aussi justifiée par d’autres intentions. La prise du Koweït signifierait pour l’Irak un élargissement notable de son accès à la mer. Qui plus est, le Koweït était le principal créancier de l’Irak puisqu’il avait prêté à son dictateur d’énormes sommes dans le but de financer sa guerre contre l’Iran entre 1980 et 1988. Bien qu’elle émergea du conflit en prétendant l’avoir remporté, l’Irak se trouva dans l’impossibilité de rembourser son créancier en lui devant environ 17 G$ américains, sans compter un autre 25 G$ emprunté à l’Arabie Saoudite et à d’autres États du Golfe.

Autrement dit, l’annexion du Koweït annulerait cette dette, tout en envoyant aux autres États du Golfe un message clair à l’effet de ne pas se montrer trop pressés, ni exigeants, dans le remboursement. Enfin, le contrôle du Koweït ferait de l’Irak une puissance majeure sur la scène internationale avec la possession du cinquième de la production pétrolière mondiale (soit plus d’un milliard de barils par an), tout en plaçant les forces militaires irakiennes en position de frapper éventuellement l’Arabie Saoudite et ses champs pétrolifères, qui eux fournissaient le quart du pétrole mondial.

Saddam Hussein crut que les Nations-Unies (ONU) seraient impuissantes à répliquer face à ses actions, outre des protestations d’usage. En fait, sa seule crainte fut face à la réaction des États-Unis, mais selon l’analyse qu’il fit de l’expérience américaine au Vietnam, il sentit que les Américains n’oseraient pas le confronter militairement, surtout s’il fallut que le sang américain soit versé. Dans les deux cas, Saddam se trompa lourdement.

Le calcul politique fait par Saddam Hussein lors de l'invasion du Koweit par son armée en août 1990 reposait sur la soi-disant inaction militaire des États-Unis. Il eut tort sur ce point, mais il sous-estima également les capacités de la communauté internationale de l'époque à se mobiliser pour mettre un terme à l'agression.

De Desert Shield à Desert Storm: « vendre » la cause de l’intervention

La réponse militaire américaine survint dès le premier jour de l’invasion du Koweït à l’été de 1990. Sous la direction d’ensemble du président de l’époque Georges H. W. Bush, le général Norman H. Schwarzkopf, le commandant du U. S. Central Command (CENTCOM), ordonna aux forces déployées au Moyen-Orient d’empêcher d’éventuels mouvements de l’armée irakienne vers l’Arabie Saoudite et vers d’autres États du Golfe. Ainsi, plusieurs porte-avions de la marine américaine furent envoyés dans la région, tandis que des éléments des forces spéciales de l’aviation, de la 82e Division aéroportée et d’une brigade de Marines furent dépêchés d’urgence en Arabie Saoudite. Cette grande opération défensive de dissuasion de l’été de 1990 reçut le nom de code Desert Shield.

Alors que les forces américaines continuèrent de s’organiser, le Conseil de Sécurité de l’ONU condamna l’invasion du Koweït et imposa des sanctions économiques contre l’Irak le 6 août. Ce geste fut le premier d’une série de treize résolutions du Conseil de Sécurité, la plupart ayant été votées à l’unanimité et sans aucun vote de dissension. Les résolutions déclarèrent illégales les actions irakiennes au Koweït, tout en imposant un blocus économique et demandant aux États membres de l’ONU leur assistance afin de mettre en application ces résolutions.

Cette étonnante unanimité affichée au Conseil de Sécurité se traduisit également au sein de l’Assemblée Générale. Il est probable que dans ce dernier cas, une partie de la réponse réside dans le fait que même si les États du Tiers Monde (comme on les appelait à l’époque) affichèrent fréquemment un certain niveau d’hostilité envers les États-Unis, ils considérèrent que le respect des frontières interétatiques revêtait une dimension sacro-sainte à ne violer en aucun moment. De plus, les États arabes interprétèrent l’agression de Saddam Hussein comme une violation flagrante de la solidarité arabe.

Le 29 novembre, à la suite d’efforts diplomatiques du président Bush, du président égyptien Hosni Moubarak et du roi Fahd d’Arabie Saoudite, le Conseil de Sécurité de l’ONU envoya à l’Irak un ultimatum lui demandant d’avoir retiré ses troupes du Koweït au plus tard le 15 janvier 1991. Ce faisant, cette nouvelle résolution permit d’utiliser tous les moyens nécessaires, par une coalition de nations qui prit rapidement de l’expansion, advenant que l’Irak refuse de se plier à l’ultimatum. Toutefois, à mesure qu’approcha la date butoir, l’Administration Bush (qui se rappela très bien à quel point l’absence de consensus national avait créé de sérieux problèmes sur le front intérieur lors de la Guerre du Vietnam) prit la peine de forger l’opinion publique américaine pour qu’elle appuie d’éventuelles opérations militaires visant à libérer le Koweït.

C’est ainsi que le secrétaire d’État James A. Baker, le secrétaire à la Défense Richard Cheney et le chef d’état-major des armées, le général Colin Powell, travaillèrent avec diligence dans leur plaidoyer en faveur d’une intervention militaire des États-Unis. Non sans surprise, ces efforts officiels et officieux suscitèrent de nombreux et virulents débats. L’argumentaire de Baker, Cheney et Powell reposa sur cette idée que le support quasi unanime de la communauté internationale constitua en soi un facteur pouvant conditionner l’appui domestique à l’intervention. En janvier 1991, après des mois de virulents débats, le Congrès des États-Unis passa une résolution conjointe qui accorda au président l’autorisation du recours à la force militaire contre l’Irak. Qui plus est, nombreux furent les sénateurs et les représentants ayant voté contre la résolution à déclarer publiquement qu’ils appuyèrent moralement les troupes, ce qui constitua pour ainsi dire un renforcement du front intérieur, ce dont avait exactement besoin l’Administration Bush.

Les cerveaux derrière l'intervention américaine dans le Golfe, de gauche à droite: Richard Cheney (secrétaire à la Défense), James Baker (secrétaire d'État), le président George H. W. Bush, Brent Scowcroft (conseiller du président à la Sécurité nationale) et le général Colin Powell (chef d'état major des armées).

Simultanément, le président Bush et son administration travaillèrent à forger un consensus international en faveur de l’intervention. Il s’impliqua personnellement dans l’affaire avec son secrétaire Baker et le résultat fut qu’ils purent former une coalition d’États qui iraient combattre les Irakiens. Les États-Unis n’allèrent donc pas partir seuls à la guerre. Ultimement, trente-cinq nations contribuèrent militairement à la coalition, avec les États-Unis, l’Arabie Saoudite, l’Égypte, la Grande-Bretagne, la France et la Syrie parmi les plus importants fournisseurs de troupes pour la campagne. Pour commander toutes ces forces, le général Schwarzkopf établit un quartier-général intégré avec le lieutenant-général saoudien Khalid ben Sultan, qui assuma le commandement de la force combinée interarmes arabo-islamique de la coalition. Schwarzkopf et Sultan dirigeraient conjointement la campagne terrestre, aérienne et maritime contre les forces irakiennes, dans ce qui devint le théâtre koweïtien des opérations. Au moment où l’ultimatum onusien expira, la coalition alliée contre Saddam Hussein atteignit une force de 700,000 soldats, dont 540,000 furent fournis par les États-Unis.

Desert Storm: l’assaut aérien

À mesure que les forces alliées débarquèrent en théâtre d’opérations, la planification de l’offensive alla bon train. Cette dernière se divisa en quatre phases. Les trois premières furent entièrement orientées vers une vaste offensive strictement aérienne afin d’affaiblir les appareils politiques, économiques et militaires de l’Irak. Quant à la quatrième phase, elle consisterait en une offensive terrestre visant à encercler et détruire les forces ennemies déployées au Koweït et dans la partie sud de l’Irak.

L’offensive aérienne débuta vers 2 heures, le matin du 17 janvier 1991, avec une escadre combinée comprenant des avions de la force aérienne et des hélicoptères de la 101e Division aéroportée américaine. Cette escadre fut chargée de conduire un raid en profondeur derrière les lignes ennemies afin de détruire deux centres de commandement irakien de batteries antiaériennes. Dans cette attaque, qui ne dura officiellement que quatre minutes, les Américains ouvrirent une brèche de 10 kilomètres dans le dispositif « parapluie » antiaérien de l’ennemi. Dans ce périmètre dépourvu de défenses s’engouffrèrent des centaines d’appareils et de missiles de croisière qui purent frapper au cœur du système de commandement militaire irakien dans et autour de Bagdad.

Pendant les semaines qui suivirent, la cadence et l’intensité du bombardement aérien allié furent infernales. Le bombardement finit par anéantir le dispositif irakien de défense antiaérienne, ce qui permit ensuite de concentrer les frappes sur les réseaux de communications, les édifices gouvernementaux, les usines d’armement, les raffineries, les ponts et les routes stratégiques. À la mi-février, les Alliés changèrent la direction de l’attaque aérienne afin de la concentrer cette fois contre les forces terrestres ennemies au Koweït et dans le sud de l’Irak, détruisant par le fait une série de fortifications et de chars d’assaut, des éléments cruciaux du système défensif ennemi au sol. Cette offensive aérienne d’envergure, qui totalisa pas moins de 2,000 sorties quotidiennes et qui balança environ 80,000 tonnes de munitions sur l’ennemi, se poursuivit sans relâche pendant 38 jours, ouvrant ainsi la voie pour une autre offensive aérienne et terrestre visant à expulser les forces irakiennes du Koweït.

Précédant l'assaut terrestre, les Alliés débutèrent leur offensive dans le Golfe Persique en janvier 1991 par une série de raids aériens visant à détruire systématiquement les défenses antiaériennes, les systèmes de communication, de commandement, de même que les infrastructures politiques, économiques et militaires irakiennes.

La campagne terrestre

Dans cet ordre d’idées, les évaluations faites par les Alliés du dispositif irakien dans et autour du Koweït firent état de la présence d’éléments appartenant à 43 divisions différentes totalisant 500,000 hommes, ce qui inclut un contingent substantiel de la sinistre Garde Républicaine, la force personnelle de sécurité de Saddam Hussein. Pour affronter cette armée, le général Schwarzkopf ordonna à la 3e Armée américaine de déployer ses deux corps, préalablement mobilisés depuis une période de six mois (à partir de bases aux États-Unis et en Europe), quelque peu à l’ouest de la frontière irako-koweïtienne.

Le plan de la coalition impliqua un vaste encerclement partant de la partie sud du front initial (Koweït), tout en faisant un grand mouvement en faux vers la gauche (ouest), dans le but de frapper les forces irakiennes sur leur flanc gauche et ultimement couper leur voie de retraite vers l’Irak. Ensuite, le 7e Corps américain, qui constitua une lourde force comprenant plusieurs divisions blindées et mécanisées (incluant la 1ère Division blindée britannique), devait percer les défenses irakiennes et faire mouvement au nord sur un large front à l’ouest de la frontière irako-koweïtienne.

Plus à l’ouest encore, le 18e Corps aéroporté (qui comprit deux divisions aéroportées américaines et la 6e Brigade Légère blindée française pour protéger l’extrémité du flanc gauche exposé) devait à son tour effectuer une grande manœuvre de flanquement et attaquer profondément les arrières de l’ennemi afin d’empêcher ses réserves de rejoindre le front. Simultanément, deux divisions du Corps des Marines (renforcées par une brigade de chars de l’Armée de terre) et les forces alliées arabes attaqueraient les défenses irakiennes le long de la frontière Koweït-Arabie Saoudite afin de libérer la capitale de Koweït City.

Comme le montre cette carte, le plan du général Schwarzkopf consista à faire croire à l'ennemi à un assaut direct vers le Koweit par le déploiement de ses forces vis-à-vis celles des Irakiens. À la dernière minute, les Alliés entreprirent un vaste mouvement en pince vers la gauche (ouest) et, combiné avec un appui aérien de tous les instants, ils prirent à revers l'ensemble des forces de Saddam Hussein.

En conséquence, l’offensive terrestre débuta au matin du 24 février 1991. Les Alliés percèrent rapidement les défenses irakiennes et avancèrent à un rythme accéléré et soutenu. Les Irakiens tentèrent de donner la réplique par des tirs d’artillerie, mais leurs canons furent rapidement détruits par des tirs de contre-batterie et un appui aérien tactique efficaces. À peine entamée, l’offensive alliée causa une onde de choc dans les rangs irakiens dont les soldats capitulèrent en masse.

En trois jours, les Alliés reprirent Koweït City et la vaste manœuvre de flanquement par la gauche fut couronnée de succès, si bien que leurs forces avancèrent de 200 kilomètres en Irak, attaquant ainsi les réserves irakiennes à l’arrière du front. Au 27 février, les Alliés avaient détruit la presque totalité des unités de la Garde Républicaine, la force d’élite irakienne, une fois que celle-ci tenta en vain d’offrir une résistance au sud de Basra, au sud-est de l’Irak. Par le temps que le président Bush annonça officiellement un cessez-le-feu à 8 heures, le matin du 28 février, toute résistance irakienne dans le théâtre d’opérations irako-koweïtien s’était effondrée. La guerre terrestre avait duré pas plus d’une centaine d’heures.

Au moment de l’annonce du cessez-le-feu, on rapporta que 42 des 43 divisions irakiennes engagées furent anéanties ou sérieusement atteintes. Environ 25,000 soldats irakiens furent tués (quoiqu’ici les sources varient entre 8,000 et 100,000 décès liés au combat), 85,000 furent prisonniers, tandis qu’au moins 100,000 hommes désertèrent. Quant à la coalition, ses pertes furent relativement légères. Environ 250 de ses soldats furent tués au combat depuis le début de la campagne aérienne, dont 148 Américains.

Rapidement éliminée du ciel, l'aviation irakienne ne put porter assistance aux forces terrestres qui furent harcelées sans relâche par l'aviation alliée. En plein désert, les chars et véhicules blindés irakiens furent livrés en pâture.

Conclusion

Bien que quelques combats sporadiques se poursuivirent entre les forces alliées et les forces irakiennes qui essayèrent de s’échapper, les pourparlers pour un cessez-le-feu définitif, tenus le 3 mars à Safwan (sud-est irakien), mirent un terme à la phase de combat de l’opération Desert Storm. Dans ce contexte, rappelons que la décision de mettre fin à la guerre fut dictée par un ensemble de facteurs. Il y eut d’abord une montée des inquiétudes dans la communauté internationale concernant les maux et privations de toutes sortes infligés à la société irakienne. Ensuite, à mesure que les forces de la coalition resserrèrent l’étau autour de l’armée irakienne, les craintes d’être victimes de « tirs amis » s’accrurent, ce qui en soi fut une source d’inquiétude, dans la mesure où il fut estimé qu’environ le quart des pertes américaines furent attribuables à ce genre d’incidents.

Un autre incitatif résida dans la nature des contraintes politiques avec lesquelles la guerre fut menée. L’ONU avait autorisé le recours à la force pour expulser les Irakiens du Koweït et, à la fin de la journée du 27 février, cette mission avait été accomplie. Aller au-delà, dans une tentative de renverser Saddam Hussein, aurait créé des difficultés et des tensions au sein de l’organisation onusienne, de même que parmi les partenaires arabes de la coalition.

Au lendemain du cessez-le-feu définitif du 3 mars 1991, les forces de l’ONU firent mouvement au Koweït afin de protéger le petit État d’une autre agression irakienne. Bien que la guerre fut une victoire militaire incontestée pour la coalition, Saddam Hussein resta au pouvoir, dans un État policier toujours aussi solide, malgré les désastres encaissés par son armée. En fait, le dictateur irakien put librement tourner son attention afin de réprimer brutalement les révoltes internes chiites et kurdes, et ce, sans que la communauté internationale ait pu effectivement intervenir.

Enfin, les termes de la paix dictée par la coalition internationale spécifièrent notamment que l’Irak devrait ouvrir ses frontières afin que ses installations et programmes nucléaires, chimiques et biologiques puissent être inspectés régulièrement. Par contre, les années suivantes virent Saddam Hussein mettre des bâtons dans les roues des inspecteurs internationaux. Cela amena ultimement la communauté internationale à voter maintes sanctions contre son régime, tout en mettant sur la table, d’une certaine manière, les conditions du déclenchement d’une Seconde Guerre du Golfe en 2003.

Guerres et sexes: essai sur les genres en histoire militaire

Introduction

L’histoire militaire est une branche de l’histoire qui s’intéresse généralement aux batailles, aux modes de vie des soldats et, dans l’ensemble, à l’histoire des conflits armés. Suivant un certain courant historiographique depuis les années 1960-1970, les études en histoire militaire intègrent de plus en plus des recherches sur les classes sociales, les genres, et plus particulièrement le rôle des femmes dans l’histoire des conflits armés. Cependant, l’association entre les genres et l’appareil militaire est souvent mal comprise ou interprétée. Elle est régulièrement perçue comme se référant uniquement aux rôles des femmes dans les organisations militaires, quoique dans les faits, il est important de préciser que l’analyse de la pratique physique, violente et réelle de la guerre implique les deux sexes, de manière à soulever les particularités respectives des rôles des hommes et des femmes. Autrement dit, et bien qu’il puisse y avoir des variations selon les cultures, la guerre implique une participation à peu près égale des hommes et des femmes. Par ailleurs, les constructions sociétales entourant la féminité restreignirent généralement les femmes dans des fonctions de non-combattantes, tandis que ces mêmes constructions relatives à la masculinité encouragèrent les hommes à la pratique d’activités guerrières.

Guerres et sexes: l’étrange division du travail

Les chercheurs qui se penchent sur l’étude de la guerre et celle des genres débattent entre eux sur les origines et les raisons pouvant expliquer cette sorte de « division du travail ». Une position extrême prétend que seuls les hommes (et pas les femmes) sont aptes physiquement à pratiquer la guerre, de même qu’ils sont les plus capables de supporter ses conséquences psychologiques. De plus, toujours selon cette position, les hommes combattent parce qu’ils sont plus forts physiquement que les femmes, parce que leur testostérone engendre l’esprit agressif nécessaire, parce qu’ils désirent affronter, vaincre et dominer un ennemi et, finalement, parce qu’ils trouvent une certaine satisfaction, voire un certain réconfort à se trouver en compagnie d’autres hommes dans cette aventure collective.

Par contraste, les femmes manqueraient de cette force physique nécessaire pour le combat, comme elles ne parviendraient pas à gérer les épreuves psychologiques inhérentes à la guerre. Plus encore, l’intégration des femmes dans des unités militaires détruirait cette cohésion fraternelle essentielle pour vaincre. Dans cette logique d’ensemble, celle du soi-disant rapport inégal hommes/femmes, certains argumenteront que les femmes trouveraient une protection face à la « violence naturelle » des hommes, à travers des institutions sociales qui accordent aux hommes le monopole de l’utilisation de la violence, en même temps que ces dernières les légitimeraient dans leur devoir d’assurer leur protection physique. Enfin, un certain déterminisme de type biologique ajouterait que les hommes combattent parce qu’ils peuvent être plus aisément « sacrifiés » que des femmes en âge de porter des enfants.

À l’opposé, on note cette thèse voulant que l’agressivité des mâles, la « soumission » féminine et la discrimination des genres seraient toutes des conséquences de comportements appris et non innés. Ainsi, la théorie dit que les femmes peuvent faire preuve d’un esprit compétitif aussi violent que celui des hommes, que les organisations militaires intégrant les deux sexes fonctionnent parfaitement bien, et que toute femme capable d’accomplir les mêmes tâches physiques et guerrières que celles imposées aux hommes devrait faire partie de l’appareil militaire de première ligne. Entre ces deux grands courants, qui mettent l’accent sur nombre de stéréotypes, se trouvent naturellement toute une gamme d’opinions souvent péjoratives et ne trouvant pas ou peu de preuves empiriques. La stridence de la discussion illustre à quel point les enjeux peuvent être élevés, selon les croyances culturelles et les stéréotypes qui sont inévitablement associés au débat sur les genres.

La guerre: une pratique exclusivement masculine?

Dans ce contexte, il y a ce que l’on peut appeler certaines « vérités incontestables » à propos de la relation entre la guerre et les sexes. La première de ces vérités, celle à l’effet que pendant presque toute l’Histoire, la guerre fut une activité essentiellement pratiquée par les hommes. Ce quasi-monopole des hommes pour le combat corrèle avec une valorisation sociale très élevée de qualités militaires utiles comme le courage, la discipline, le leadership et la loyauté au groupe, tous des valeurs censées appartenir exclusivement à la gent masculine. À titre d’exemple, dans l’Antiquité, les Grecs et les Romains utilisèrent les mots « homme » et « courage » comme s’il s’agissait d’un seul et même mot, tellement leur signification leur apparaissait proche. Non sans surprise, cette association de significations était corrélative des actes posés par l’homme à la guerre, si bien qu’être un homme, un « vrai », signifiait carrément être brave et soldat. Un peu à la même époque, plus précisément au VIIIe siècle avant notre ère, le poète militaire spartiate Tyrtée ne vit aucune raison de faire l’éloge d’un homme, ni même d’évoquer son souvenir, si celui-ci n’avait pas démontré les qualités requises sur les champs de bataille.

Cette association automatique entre l’homme et la vertu du courage, dans les traditions culturelles occidentales du moins, trouve des corollaires chez les femmes, des corollaires qui prennent la forme de qualités complètement opposées à celles mentionnées précédemment: la beauté physique, la soumission, l’instinct maternel, la subordination et la vulnérabilité. Par conséquent, un personnage féminin comme Lady Macbeth de Shakespeare s’arma de courage face à un acte jugé masculin, celui du meurtre, avec son fameux cri de unsex me (comme si elle voulut ne plus être femme). Cette sorte d’incompatibilité des vertus masculines et féminines fut aussi évoquée par Hérodote lorsqu’il relate la réaction du roi perse Xerxès 1er devant l’héroïsme de son alliée, la reine Artémise 1ère à la bataille de Salamis en 480 avant notre ère. Xerxès aurait crié : « Mes hommes sont devenus des femmes, et mes femmes des hommes. »

Peinture de l'artiste Shakiba représentant la reine Artémise 1ère allant à la bataille de Salamis en 480 avant notre ère. Selon Hérodote, elle aurait commandé avec brio une partie de la flotte perse, malgré le résultat final qui fut un désastre pour l'armée de Xerxès.

De la légende à la réalité, on remarque cependant que l’héroïsme féminin sur les champs de bataille servit à tempérer en partie les égos masculins. Près de 2,500 ans après le célèbre cri de Xerxès, le général américain Robert Barrow (commandant du Corps des Marines de 1979 à 1983) y alla d’une déclaration qui s’avéra conforme avec l’ère du temps, à savoir que la présence des femmes dans les unités de combats de son corps piétina en quelque sorte l’égo des soldats mâles et qu’il était nécessaire de protéger cette virilité associée à la guerre depuis toujours. Ainsi, de l’Antiquité à l’ère moderne, les hommes ne possédant pas les qualités de force et de courage ont toujours été étiquetés comme des lâches, souvent par l’emploi d’épithètes péjoratives se référant aux femmes ou à des parties de leur anatomie.

Ce langage associé à la virilité et aux « bonnes » valeurs précédemment évoquées a la fonction sociale d’amener les hommes à participer à la guerre, vue ici comme une activité effrayante et potentiellement fatale. Le désir d’afficher sa virilité en s’engageant dans ce qui est perçu dans notre culture comme étant la plus masculine des activités, la guerre, joua un rôle significatif, et ce, tant dans l’explication des origines des conflits armés que dans les capacités à entraîner les hommes à y participer.

De la responsabilité des femmes dans la masculinisation de la guerre

Dans cette optique, et c’est ce qui est souvent ignoré à notre avis, l’un des rôles des femmes à la guerre consista à renforcer les définitions de la masculinité, définitions qui encouragèrent carrément les hommes à aller à la guerre. Selon les légendes antiques, la Mère spartiate exhorta son fils à revenir des champs de bataille en conservant son bouclier (tandis qu’un lâche l’aurait abandonné) ou en reposant sur celui-ci (mort ou blessé en ayant combattu honorablement). Quelques millénaires plus tard, pendant la Première Guerre mondiale, on assista à certains phénomènes similaires attestant de la pression sociale féminine sur la gent masculine, surtout lorsque des Londoniennes tentèrent de stimuler le recrutement en distribuant à certains hommes des plumes blanches (le symbole de la lâcheté) pour ceux ne s’étant pas encore portés volontaires. D’une manière plus indirecte, des affiches de propagande montrèrent également des femmes dans les rôles de mères à protéger ou de jolies femmes triées sur le volet portant l’uniforme militaire (symbole normalement réservé aux hommes). Encore là, l’idée revient à utiliser les femmes comme éléments incitatifs à l’enrôlement des hommes.

Un vase grec ancien montrant une guerrière féminine amazone (à gauche).

Dans un autre ordre d’idées, mais faisant quelque peu suite à ce qui vient d’être dit, l’idée que les hommes devraient combattre afin de protéger les femmes fut largement valorisée à partir du Moyen Âge, en particulier lorsque les femmes, bien malgré elles peut-être, contribuèrent à l’invention de la chevalerie, dans une tentative de canalisation de l’agressivité masculine. Les femmes en moyens purent engager des troubadours qui chantèrent l’héroïsme de ces chevaliers motivés par l’amour vertueux. D’ailleurs, les contes chevaleresques louangèrent la force masculine armée par rapport à la « faiblesse » féminine non armée. D’une certaine manière, cette approche de la virilité masculine fut la conséquence de la triste acceptation du viol comme paroxysme (en dehors du meurtre) du déséquilibre de la force physique entre les hommes et les femmes, ce qui fit en sorte que les hommes qui optèrent pour la protection des femmes à travers la voie chevaleresque seraient beaucoup plus valorisés.

Représentation de Jeanne d'Arc se recueillant. Loin d'être une érudite dans l'art de la guerre, il demeure que Jeanne d'Arc constitue un puissant symbole de la gent féminine en armes à travers l'Histoire.

Comme pendant la période antique, celle du Moyen Âge vit aussi des femmes s’illustrer sur les champs de bataille. La plus connue sans doute en Occident fut Jeanne d’Arc, dont les exploits héroïques trouvèrent une conclusion brutale par sa condamnation à mort sur le bûcher pour sorcellerie alléguée. Dans les faits, il est probable que le véritable « crime » de Jeanne d’Arc fut d’avoir osé porter les armes contre des hommes, en violation de tous les codes de genre qui existèrent alors dans la société médiévale en Europe et qui réservèrent la pratique de la guerre (et le droit de porter des armes) à une classe en particulier. La chevalerie médiévale renforça l’impression que l’homme devait défendre le plus faible et le rôle de la femme consista à inspirer, voire à louanger son courage. À première vue, Jeanne d’Arc fit exactement le contraire.

Les vains efforts de la chevalerie dans sa soi-disant mission de protection de la gent féminine soulèvent une seconde vérité incontestable à propos des rôles des sexes à la guerre, à savoir que les femmes sont des trophées. Un autre exemple connu qui remonte à l’Antiquité tourne au tour d’une guerre légendaire, celle de Troie, où les adversaires combattirent pour la personne d’Hélène, reine de Sparte. Dans l’Iliade d’Homère, la symbolique de la détention d’Hélène et la querelle tragique et conséquente entre Agamemnon et Achilles reflétèrent la problématique de la répartition des trophées que furent les femmes capturées. Dans la Grèce classique, il arriva parfois que les femmes (et aussi les enfants) finissent à l’état d’esclaves, tandis que nombreuses sont les sources qui rapportent que les Romains violèrent et réduisirent systématiquement à l’esclavage les femmes des régions qu’ils venaient de conquérir. À une époque plus contemporaine, bien connus sont les cas de viols collectifs perpétrés par les soldats soviétiques à Berlin en 1945 ou par les soldats serbes en Bosnie dans les années 1990, ce qui démontre que depuis tout temps, le viol demeure une « récompense » du soldat vainqueur et un instrument de terreur.

De porteuses d’eau à combattantes de première ligne

Bien que le combat fut largement une activité masculine, la guerre en général fut loin de l’être. Par exemple, les femmes voyagèrent avec les armées pour accomplir des tâches plus ou moins officielles de cuisinières, d’infirmières, de lavandières, de manœuvres, de vivandières et de prostituées. Jusque vers la fin du XIXe siècle, l’armée britannique hébergea les épouses de soldats dans des baraquements avec leurs époux et elle autorisa un certain nombre d’entre elles à accompagner leurs maris pour le service outre-mer. Dans ce dernier contexte, les épouses de soldats reçurent des rations militaires, elles étaient sujettes à la même discipline et elles durent accomplir des tâches logistiques. Dans la marine, les vaisseaux ne dépendirent pas du travail féminin, mais lorsque les navires furent amarrés dans des ports, les capitaines se plaignirent régulièrement que de nombreuses femmes « collèrent » aux navires, c’est-à-dire qu’elles fréquentèrent des marins et qu’il était difficile de se débarrasser de celles-ci avant le départ vers une nouvelle destination.

Soldates de première ligne de l'armée soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. Leur beauté, leurs accoutrements et leur fière allure destinés au photographe traduisent mal la réalité, mais notons que le régime stalinien n'hésita pas à recourir à leurs services, en particulier dans le contexte du début de l'invasion de l'URSS par l'Allemagne nazie.

Tandis que l’amélioration des infrastructures militaires s’accéléra au XIXe siècle, cela amena un bannissement temporaire des femmes (sauf les infirmières) des champs de bataille européens et américains, et ce, jusqu’au moment où la montée en force des guerres « totales » du XXe siècle vit la première mobilisation d’échelle des femmes dans les organisations militaires et dans les industries civiles. Bien qu’elles furent intégrées aux forces armées, les femmes ayant endossé l’uniforme connurent diverses expériences d’un État à l’autre, surtout dans des nations qui les engagèrent massivement, comme aux États-Unis, en Union soviétique et en Israël. D’emblée, le seul emploi à grande échelle des femmes au combat le fut par l’Union soviétique au cours de la Seconde Guerre mondiale, de manière temporaire, en réponse à une crise causée en partie par l’érosion de la distinction des genres sous l’idéologie communiste. Le cas soviétique témoigne aussi de l’omniprésence de la distinction des genres à la guerre. En effet, considérant que les femmes contribuèrent à la victoire contre l’Allemagne nazie, celles-ci furent aussitôt retournées vers des tâches non combattantes et civiles au lendemain des hostilités.

Pour sa part, l’État d’Israël constitue un cas unique, car c’est le seul gouvernement qui applique en temps de paix la conscription aux femmes pour le service militaire, même si celles-ci sont moins nombreuses à servir que les hommes et que la durée du terme d’enrôlement soit plus courte. Par ailleurs, bien que le manque d’hommes aptes au combat dans les deux dernières décennies du XXe siècle ouvrit tout un éventail de nouveaux métiers militaires pour les femmes (et que celles-ci combattirent en temps de crise), elles ne servirent jamais officiellement dans les unités de combat israéliennes.

Parmi les rares gouvernements du monde à conscrire les femmes, l'État hébreu institutionnalisa cette pratique bien ancrée aujourd'hui dans la société israélienne. Ici, des soldats masculins et féminins du bataillon de combat Caracal pendant un exercice de tir. Levé en 2000, le bataillon Caracal est une unité mixte où les membres sont amenés, entre autres, à effectuer des patrouilles frontalières.

D’autre part, la montée en puissance des États-Unis à travers le XXe siècle, et surtout après la Seconde Guerre mondiale comme rempart au bloc soviétique, eut pour effet de réduire la pression sur les besoins en effectifs des armées occidentales. Par contre, dans le contexte d’expansion massive de leurs effectifs lors des deux conflits mondiaux, les États-Unis exploitèrent le pool féminin qu’avec parcimonie. Quelques petits détachements féminins de personnel médical, de clercs et de téléphonistes furent recrutés pendant la Première Guerre mondiale. De 1941 à 1945, davantage d’Américaines servirent dans toute une variété de métiers non combattants, mais au final, elles ne composèrent qu’à peine 2% des effectifs militaires.

Depuis la fin de la conscription aux États-Unis au début des années 1970, les femmes virent leur présence s’accroître dans l’armée, en partie pour combler des vides institutionnels crées à la suite du départ de nombreux soldats mâles et de la baisse des enrôlements volontaires. Par ailleurs, on s’empressa d’éliminer certaines organisations militaires comme le Women’s Army Corps, tandis que les femmes furent progressivement admises dans les académies militaires formant des officiers, laissant entendre qu’elles pourraient éventuellement atteindre des grades supérieurs comme colonel et général. Loin du 2% d’effectifs de la guerre de 1939-1945, les femmes dans l’armée américaine représentent de nos jours environ 15% du personnel, ratio qui se compare à ceux d’autres armées occidentales.

Conclusion

Les tensions inévitables résultant de l’intégration des femmes dans les forces armées, et en particulier dans les unités de combat, exposèrent davantage la nature compliquée des rapports entre la guerre et les sexes. Le problème persistera, tant et aussi longtemps que les hommes et les femmes auront le réflexe d’opérer indépendamment, en vases clos. Enfin, notons que les nouvelles notions à l’effet que les femmes peuvent être autant des tueuses que des victimes, et comme celles voulant que la valeur martiale ne distingue plus les hommes des femmes lorsque vient le temps de se battre, peuvent avoir des répercussions révolutionnaires, tant sur les modes de recrutement que sur l’ensemble des rapports entre les hommes et les femmes.

Les fortifications: pièces maîtresses et talons d’Achille de la stratégie militaire

Introduction

Les fortifications sont des structures militaires conçues pour défendre ou prévenir l’occupation d’un lieu physique ou d’une localité par une force ennemie. Les fortifications furent érigées depuis tout temps par les hommes et l’archéologie nous révèle une quantité presque infinie d’exemples de la maîtrise de l’art de la fortification par les sociétés anciennes. De ces découvertes, les chercheurs en apprirent également davantage sur les modes de vie de ces mêmes sociétés, telle l’organisation du travail, leur alimentation et ainsi de suite.

Dans cet ordre d’idées, les fortifications peuvent protéger un lieu particulier revêtant une importance stratégique et tactique relative, comme un pont, un passage à gué, ou des bâtiments. Sur une plus grande échelle, un système de fortifications peut assurer la défense de villes entières, comme il peut abriter des armées en campagne, protéger des frontières ou des côtes maritimes. Par ailleurs, l’ingénierie d’une fortification ou d’un système fortifié prend avantage de la nature du terrain et d’autres obstacles naturels afin de renforcer l’efficacité défensive des structures.

Cela dit, et en dépit des usages qui en sont faits, les fortifications érigées à une époque particulière sont représentatives du niveau d’avancement de l’ingénierie militaire et civile. Elles témoignent aussi des tactiques du moment et de la stratégie, comme de la doctrine opérationnelle (pour employer une expression moderne) d’un système militaire. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la doctrine, voire l’idéologie politique, put avoir son importance, car les dirigeants de toutes époques eurent besoin d’asseoir leur autorité en affaiblissant ou en démolissant des fortifications, surtout dans les villes sujettes à de fréquentes rébellions ou qui servirent de bases pour une armée ennemie envahissante. Dans ce contexte, on peut prendre l’exemple du roi de France Louis XIV, qui ordonna avec zèle que soient démolies certaines fortifications urbaines dans le but de soumettre toute la France à son autorité, grâce à une armée qui se professionnalisa à un rythme accéléré.

Les premiers temps des fortifications

Dans ce contexte, il existe à la base deux types de fortifications. Il y a celles érigées sur une base permanente, puis celles construites de façon temporaire afin d’accomplir une mission précise ou de répondre à une urgence particulière. Cet article s’attarde surtout sur le premier modèle, bien que le second ne soit pas à négliger non plus.

Les plus anciennes fortifications consistèrent en de simples monticules de terre sur lesquels furent installées des palissades de bois ou quelconques matériaux naturels pouvant servir d’obstacles, comme des pierres. Un tel aménagement donna d’emblée un avantage au défenseur, ne serait-ce qu’en lui octroyant une position surélevée, ce qui contraignit l’attaquant à grimper la pente et s’épuiser devant un adversaire aux forces prétendument fraîches. De plus, l’érection de monticules ne requit pas de matériau technologique spécifique et sa défense ou sa capture ne demandèrent pas l’élaboration de tactiques sophistiquées. Les anciennes civilisations qui disposèrent de certaines technologies matérielles et de connaissances en ingénierie cherchèrent à renforcer la sécurité de leurs royaumes respectifs en construisant des murs plus épais séparés par de larges fossés, dans le but de protéger leurs cités et autres lieux stratégiques.

De la préhistoire à nos jours, deux principes d'édification des fortifications demeurent: 1) tenir les hauteurs; 2) faire un usage maximal des possibilités défensives offertes par les obstacles naturels du terrain.

Les fortifications sont donc aussi anciennes que les sources écrites le laissent entendre. Dans un cas précis, il est raconté qu’Homère affirma que la cité de Troie posséda un système complexe de fortifications et que plusieurs des cités grecques disposèrent aussi de murailles, dont la cité d’Athènes qui avait érigé un mur la reliant au port fortifié du Pirée. À l’époque impériale, les Romains maîtrisèrent sur le bout des doigts l’art de la fortification permanente pour leurs garnisons, de même que dans la construction de tours et de limes aux frontières (un réseau de fossés et de tours de défense et d’observation), comme ils édifièrent une grande muraille autour de Rome en 275 de notre ère. Dans le but de renforcer le système défensif impérial, les Romains avaient également construit un impressionnant réseau routier qui permettait à des troupes de se déplacer rapidement, ce qui nous amène à dire que ce dernier élément faisait partie intégrante de l’efficacité opérationnelle de leur programme de fortifications.

À l’autre bout de la planète, la construction de la Grande Muraille de Chine débuta au VIIe siècle avant notre ère et elle fut achevée une fois que la dynastie Qin unifia la Chine en 221 av. J.-C. Cette imposante muraille fut constamment entretenue, ce qui inclut une rénovation majeure sous la dynastie Ming entre le milieu du XIVe siècle et le milieu du XVIe siècle de notre ère. De nos jours, la Grande Muraille s’étend approximativement sur une distance de 6,000 kilomètres à travers le nord et l’ouest de la Chine.

Parmi les fortifications les plus connues et les plus spectaculaires: la Grande Muraille de Chine. Impressionnante, intimidante et surtout efficace, sa longueur de plus de 6,000 kilomètres témoigne du souci qu'avaient ses bâtisseurs de ne pas prendre à la légère la défense de cet immense territoire. (Photo: Steve Webel)

Du fer à la poudre: la transition médiévale

Bien que les murs constituent la barrière de base des différents systèmes de fortifications, la force principale de ces défenses repose dans les tours et les portes. Par exemple, les armements placés dans les tours couvrent les approches vers les murs et nuisent sérieusement à la progression des forces ennemies qui tenteraient d’escalader ces derniers. De plus, une attention particulière doit être consacrée à la protection des portes, car il est fort probable que l’ennemi cherche à les percer en premier lieu à l’aide de béliers.

L’accroissement des villes posa un autre défi aux ingénieurs chargés d’édifier des fortifications. Ce problème fut particulièrement épineux au lendemain de la chute de l’Empire romain, où il fallut que les spécialistes reconstruisent d’anciennes fortifications détruites ou intègrent celles ayant survécu à divers assauts à leurs nouveaux plans de construction. Au Moyen Âge, les premières croisades amenèrent les Européens en contact avec les systèmes de fortifications de l’Orient, qui formèrent des séries concentriques de murailles à tourelles entourant une citadelle interne. La découpe et les détails architecturaux de ces fortifications orientales inspirèrent les croisés, dont leurs châteaux et fortifications urbaines des siècles suivants reflèteraient ce qu’ils ont vu là-bas. Encore là, cette transmission des savoirs dans l’art de la fortification demeura relative. Si l’on prend l’exemple de ce qui se fit en Asie, on remarque que les Japonais de l’époque médiévale tendirent à construire des châteaux purement « militaires », alors que les Chinois (mise à part la Grande Muraille) concentrèrent leurs énergies sur l’édification de défenses urbaines à vocations multiples.

Le Krak (forteresse) des Chevaliers en Syrie. Défendre un point stratégique, protéger une cité, telles furent les multiples vocations des châteaux croisés de l'époque médiévale, dont plusieurs modèles architecturaux inspirèrent des consctructions similaires en Europe.

Dans un autre ordre d’idées, l’invention de la poudre à canon sonna en partie le glas des fortifications, du moins en ce qui a trait à l’efficacité des murailles verticales. La chute de Constantinople sous le feu de l’artillerie ottomane en 1453 constitue un premier exemple de ce problème. Certes, on réfléchit à des solutions afin d’éviter d’avoir à reconstruire l’ensemble des fortifications, comme celle de placer des pièces d’artillerie montées sur des murailles verticales dans le but d’éloigner l’artillerie ennemie et ainsi assurer un certain effet dissuasif. L’autre solution fut simplement de renforcer les murs verticaux. Encore là, cette dernière solution ne régla pas le problème de la vulnérabilité centrale et grandissante des fortifications verticales. Autrement dit, il ne sert à rien d’épaissir les murs, surtout si les matériaux avec lesquels ils sont construits ne peuvent résister aux tirs directs de l’artillerie.

À la place, la base des murs devait être enterrée plus profondément, ce qui avait pour double avantage de diminuer la partie murale exposée à la surface, en plus de diminuer la visibilité d’ensemble de la forteresse pour l’ennemi qui est en face. C’est ainsi que l’architecture des fortifications qui naquit à l’époque de la Renaissance mit l’emphase sur des murs d’une maçonnerie mieux élaborée construits derrière des fossés garnis à leur tour de remparts. En d’autres termes, ce nouveau système masquerait la principale partie du mur, la protégeant en partie d’un tir direct, comme les remparts pourraient accueillir des batteries d’artillerie chargées de tenir à distance les canons ennemis. Sur ce tout dernier élément, on revient en quelque sorte à la solution envisagée au lendemain immédiat de la chute de Constantinople, à savoir cet usage de canons à des fins défensives afin d’atténuer les points les plus vulnérables des systèmes.

Représentation de l'assaut turc contre Constantinople en 1453. Bien qu'elle ne fut pas le seul élément ayant contribué à la chute de la cité, l'utilisation de l'artillerie força les ingénieurs et constructeurs à revoir les manières d'édifier les fortifications afin d'affronter les nouveaux défis nés des avancées technologiques.

Une autre solution, celle-ci étant beaucoup plus efficace, fut l’aménagement de bastions, qui consistèrent en une « projection » vers l’extérieur (et non vers l’intérieur comme certaines forteresses orientales) d’un mur selon la forme géométrique voulue. Ce type de projection finit par remplacer les tours, sur lesquelles les stratèges comptèrent un peu trop pour assurer la défense. Les bastions pouvaient simultanément remplir des fonctions vitales consistant en la couverture des approches vers les murs, les fossés et les douves. Qui plus est, les bastions ont aussi un rôle d’attirer vers eux le feu ennemi, ce qui constitue en quelque sorte une manœuvre de diversion visant à détourner l’attention de l’ennemi des points plus névralgiques.

Fortifications et technologies de l’armement: un jeu de chat et de souris (XVIIIe – XIXe siècles)

Dans ce contexte suivant l’invention de la poudre à canon, le point culminant dans la science de l’ingénierie de la fortification vint avec les travaux de Vauban en France et de Coehoorn aux Pays-Bas. Vauban obtint la notoriété pour ses innovations constantes, que ce soit dans l’art de la fortification ou celui du siège, avec la mise au point de nouveaux paramètres géométriques, d’ouvrages extérieurs à l’enceinte principale et d’autres systèmes visant à établir un tir d’enfilade sur l’assaillant. Ses innovations obligèrent les stratèges militaires européens du XVIIIe siècle à consacrer leurs énergies afin de sacrifier la finesse et les subtilités esthétiques de l’architecture au profit de l’efficacité et par-dessus tout, de la puissance de feu des défenseurs.

Les développements en matière de fortifications au XIXe siècle remirent à nouveau en question les conceptions des décennies, voire des siècles précédents. Comme c’est souvent le cas, les technologies évolutives de l’armement posèrent de nouvelles menaces, menaces qu’il faut analyser sous l’angle de la réponse fournie à ces « défis ». Par exemple, les inventions de l’obus, du canon rayé et du mortier purent abattre sur des fortifications enterrées d’importantes quantités d’explosifs. En plus de faire effondrer les murs, ces obus plus puissants pouvaient détruire les fossés censés ralentir l’avance de l’infanterie ennemie, comme ils pouvaient neutraliser des pièces d’artillerie trop exposées sur les structures et réduire l’importance des bastions précédemment évoqués.

En plus de mettre en lumière l'importance du support mutuel des différents bastions de la fortification, le Français Vauban réalisa qu'en soi, ce même fortification ne pouvait tout faire. D'autres éléments susceptibles d'enrayer la marche de l'ennemi, comme l'artillerie, les obstacles naturels et ceux faits de la main de l'Homme (ex: chevaux-de-frise) devaient aussi contribuer à l'ensemble du dispositif défensif.

C’est ainsi que les principales puissances militaires européennes durent impérativement moderniser nombre de fortifications désuètes, notamment en y ajoutant des casemates et des tourelles enterrées. Ces derniers éléments s’érigèrent en ayant recours au béton armé, puis en ajoutant des plaques blindées, mais en prenant l’extrême précaution d’ajouter suffisamment de terre afin d’absorber le choc des obus ennemis. Ainsi, la simple forteresse ou muraille urbaine uniforme fut progressivement remplacée par une série de fortifications plus petites et qui purent s’appuyer mutuellement. Ces dernières devaient protéger des villes et des camps militaires retranchés à bonne distance afin de prévenir le bombardement de points névralgiques.

Ces nouveaux forts construits à la fin du XIXe siècle devinrent quasiment des « cuirassés terrestres », dans la mesure où leur armature en béton armé et en acier put enfermer de grandes quantités de munitions dans un vaste espace protégé pour alimenter des tourelles d’artillerie, des casemates et des barbettes rétractables. De concert avec l’évolution de l’armement, celle des fortifications se poursuivit de plus belle au XXe siècle. Les nouvelles fortifications intégrèrent tous les types et toutes les tailles d’ouvrages fortifiés pouvant se supporter mutuellement, tout en accordant suffisamment d’espace pour qu’une importante garnison d’infanterie puisse occuper les enceintes. D’une certaine manière, c’est comme si une armée ainsi retranchée en temps de paix voyait à l’avance à l’organisation du futur champ de bataille dans une zone fortifiée, dont les ouvrages purent désormais être reliés entre eux par de complexes réseaux souterrains.

Les guerres mondiales ou l’obsession de la fortification

L’expérience de la Première Guerre mondiale remit en question l’utilité des fortifications, dont les évolutions architecturales et technologiques furent les conséquences d’une course aux armements effrénée entre les puissances européennes au tournant du XXe siècle. De plus en plus, comme nous l’avons mentionné, les fortifications modernes ressemblèrent à quelques détails près au design des plus puissants navires de guerre de l’époque. Malgré cela, les super obusiers lourds des armées austro-allemandes pulvérisèrent sans trop de difficultés les puissantes forteresses belges de Liège, même que certaines fortifications en France connurent le même sort. Sur le front de l’Est, les fortifications autrichiennes furent malmenées par l’artillerie russe, bien que ces ouvrages purent servir, dans la logique des généraux de l’époque, comme points stabilisateurs des lignes de front, ce que d’aucuns appellent des « lignes d’appui ».

D’un autre côté, la bataille de Verdun de 1916 démontra la valeur non perdue de certaines fortifications, surtout lorsque celles-ci furent bien intégrées dans le dispositif défensif d’une armée consciente des forces et des faiblesses apparentes des ouvrages. Par conséquent, la dernière génération de fortifications qui furent construites dans la période de l’entre-deux-guerres consista en des lignes fortifiées très étendues et moins concentrées. L’objectif premier de ces nouveaux ouvrages serait de protéger le territoire contre toute attaque-surprise (et par définition rapide, mécanisée) à l’aide de garnisons permanentes. Par contre, ce mince filet retardateur devrait être appuyé par de plus puissantes armées de campagne installées à quelques dizaines de kilomètres à l’arrière, dont certains éléments iraient occuper des intervalles plus névralgiques entre des fortifications majeures. Rigide, la défense devait certes l’être, mais en prenant soin, en théorie, d’assurer un minimum d’élasticité.

Le fort de Douaumont (ou ce qu'il en reste) en 1916. Fortement bombardé par les artilleries allemande et française, cette fortification était au coeur du dispositif défensif français de la région de Verdun, qui elle-même devait constituer un obstacle majeur vers Paris. Un seul fort ne pourrait arrêter l'ennemi, mais la logique voulut qu'une série de fortifications pouvant se supporter mutuellement seraient en mesure d'accomplir cette mission.

Non sans surprise, nous faisons allusion à la Ligne Maginot construite en France pendant la période de l’entre-deux-guerres, dans le nord-est et sur une partie de la frontière alpine face à l’Italie. En plus de la puissance de ses ouvrages, nous remarquons une autre caractéristique encore plus importante de la Ligne Maginot, soit son impressionnant réseau de fortifications souterraines associées à d’autres réseaux d’ouvrages de taille moyenne et petite afin de créer une région territoriale fortifiée capable d’arrêter net des assauts ennemis prolongés. Dans une même logique, la Belgique fortifia pour sa part le canal Albert et la Tchécoslovaquie s’appuya sur les obstacles naturels constitués par les montagnes des Sudètes pour en faire de même.

De son côté, l’Allemagne se réarma trop tard pour avoir le temps et les ressources nécessaires afin d’ériger un système similaire à ceux des pays précédemment mentionnés. Elle opta plutôt pour la Ligne Siegfried, qui sans être sous-estimée, ne fut qu’une mince ligne d’ouvrages parsemés en des points névralgiques, le tout appuyé par de classiques obstacles antichars et antipersonnels. Plus ou moins bien entretenue dans le contexte de l’occupation ultérieure de la France et du nord-ouest de l’Europe, la Ligne Siegfried tomba devant les assauts américains à la fin de 1944. Non sans ironie, et selon ce que nous avons vu sur le terrain, le Rhin nous apparaît être un obstacle naturel bien plus difficile à franchir que ne l’eut été la Ligne Siegfried.

Le débat entre historiens sur l'utilité de la Ligne Maginot persiste. En ce qui nous concerne, le gouvernement français de la période de l'entre-deux-guerres prit la bonne décision en la construisant, car elle remplit son premier rôle: dissuader les Allemands d'attaquer à la hauteur du Rhin. Par contre, qu'en était-il du nord de la France, de la Belgique et des Pays-Bas? Quel était le "Plan B" de la France et de ses alliés en cas de débordement par les Allemands des sections non complétées de cet impressionnant système défensif?

Cela dit, les Allemands performèrent de bien plus brillante façon lorsqu’il s’agit, au contraire, de prendre d’assaut des fortifications ennemies lors de la Seconde Guerre mondiale. À titre d’exemple, des troupes spéciales allemandes se lancèrent dans une opération des plus audacieuses contre le puissant fort belge d’Ében-Émael au printemps de 1940. Utilisant notamment des planeurs qui se posèrent directement sur les infrastructures, les forces aéroportées allemandes purent s’emparer sans trop de pertes (quelques soldats tués) de ce fort jugé imprenable. Quant à la Ligne Maginot, l’artillerie allemande alla jusqu’à employer des pièces de calibres de 600 à 800mm. En fin de compte, la Ligne Maginot put tenir jusqu’au moment où l’armée française fut vaincue ailleurs sur le front. On peut alors penser que la Seconde Guerre mondiale vit la « mort clinique » des fortifications. Étant généralement perçu par les historiens comme une guerre qui vit la renaissance du concept d’offensive sous de nouveaux visages tels le bombardement stratégique et les assauts aéroportés et amphibies mécanisés, il apparut difficile de plaider en faveur de nouveaux investissements dans le secteur des fortifications. En d’autres termes, aucun système de fortifications, aussi modernes fussent-ils, ne put enrayer une offensive interarmes bien coordonnée et exécutée par un adversaire déterminé.

Dans une autre optique, notons que les fortifications servirent également à défendre des côtes maritimes. L’évolution architecturale et technologique de ce type d’ouvrages suivit une ligne parallèle à celle des fortifications terrestres et elles purent maintenir pendant plusieurs siècles leur avantage sur les navires de guerre, et ce, même à l’ère de la poudre à canon, des obus et de l’acier. Bien que pouvant être endommagées par les tirs des navires ennemis, les fortifications maritimes purent généralement tenir, jusqu’au moment d’un assaut amphibie qui constitua la plus dangereuse menace. Encore là, il ne faut pas sous-estimer la force d’un système défensif maritime, car jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale au moins, les fortifications maritimes constituèrent des obstacles de taille devant être neutralisés à tout prix avant un assaut amphibie. Le débarquement franco-britannique raté de Gallipoli en 1915 (où quelques ouvrages fortifiés turcs de qualité moyenne purent sérieusement gêner la progression ennemie) demeure à cet égard emblématique.

Une fortification se prend généralement d'assaut par la voie terrestre ou maritime. Par les airs? C'est ce qu'entreprirent avec audace des parachutistes allemands au printemps de 1940 en Belgique, dans le cadre de l'assaut contre la forteresse d'Ében-Émael.

De nos jours, les nations investissent peu dans des systèmes défensifs côtiers permanents, quoique certains États maritimes en Scandinavie, par exemple, disposent de batteries côtières légères, mobiles et modernes. Pour sa part, l’ex-Union soviétique maintint pendant longtemps après la Seconde Guerre mondiale des forteresses maritimes classiques. D’autre part, le développement de la guerre aérienne dut être pris en compte par les ingénieurs militaires. Il n’était plus question de regrouper des forteresses sous prétexte d’assurer une concentration du tir. Bien au contraire, il fallait disperser et enterrer au maximum les ouvrages afin de minimiser les dommages venant des airs.

Conclusion

En ce qui a trait à l’utilité des fortifications au XXIe siècle, nous pensons qu’au moment d’écrire ces lignes, elles servent essentiellement comme abris souterrains à l’intention des états-majors, qui peuvent ainsi coordonner en toute sécurité les opérations en surface. De plus, ces abris servent à l’entreposage de matériel militaire, comme ils peuvent dissimuler des batteries antiaériennes, antimissiles et des missiles stratégiques balistiques. Souvent enterrés dans le creux des montagnes et conçus pour survivre à toutes détonations thermonucléaires, ces abris symbolisent cette opposition éternelle entre la valeur de l’attaque et celle de la défense, une opposition qui remonte aussi loin qu’à l’âge de pierre, à une époque où, comme au XXIe siècle, la terre sert toujours comme premier matériau dans l’érection des fortifications.