Introduction

La Guerre de Crimée de 1853 à 1856 mit un terme à une période de paix de trente ans suivant la signature du Traité de Vienne qui avait mis fin aux guerres napoléoniennes en Europe. Le problème à la base de l’ouverture des hostilités en Crimée réside dans la faiblesse de l’Empire ottoman et dans les opportunités offertes à l’Europe de s’interposer dans les affaires ottomanes, dans le contexte de l’oppression par le pouvoir turc des populations chrétiennes vivant alors dans cet empire décadent.
Cela dit, le nouveau président de la France, Napoléon III (Louis-Napoléon), exploita les faiblesses ottomanes afin de se voir garantir par la Turquie des concessions pour l’Église catholique en Palestine, où régna alors une dispute entre les moines catholiques et leurs homologues orthodoxes à Jérusalem. Ce faisant, Louis-Napoléon espéra obtenir l’appui d’éléments conservateurs français pour le coup d’État qu’il planifiait. Pour sa part, la Russie du tsar Nicholas Ier répliqua à son tour en dépêchant une mission visant, cette fois, à protéger les droits des Grecs orthodoxes. Les Turcs cédèrent le pas, sûr que le problème du traitement des minorités chrétiennes de l’Empire se réglerait par lui-même.
Une fois au pouvoir, l’empereur français Napoléon III perdit rapidement son intérêt face à l’Empire ottoman, mais le tsar Nicholas décida de mettre au pas, une fois pour toutes, l’« Homme malade de l’Europe ». Espérant obtenir l’appui de la Prusse, de l’Autriche et de l’Angleterre, Nicholas avait la ferme intention de dépecer l’Empire ottoman, du moins la partie européenne de celui-ci. L’Histoire démontra par la suite que Nicholas fit un mauvais calcul, dans la mesure où ni l’Angleterre, ni l’Autriche ne voulurent voir la Russie contrôler le détroit stratégique des Dardanelles reliant la Mer Noire à la Méditerranée.
Le début de la guerre ou l’échec du jeu diplomatique
Sentant qu’un règlement diplomatique à la crise serait possible, la France décida d’appuyer la position de l’Angleterre dans ce dossier, ce qui signifia qu’elle rejeta les prétentions russes qualifiées d’outrageantes. Tenant plus ou moins compte des prises de position officielles des puissances de l’Europe occidentale, la Russie prit l’initiative, en juillet 1853, d’occuper les Principautés danubiennes (la Roumanie moderne) dans le but de mettre de la pression sur Istanbul. L’Autriche réagit très mal à cette nouvelle, car l’occupation russe d’une portion du Danube menaça carrément ses intérêts économiques et son accès vers la Mer Noire.
Par ailleurs, la Turquie, cet « Homme malade », abandonna sa position de laissez-faire et décida d’offrir une résistance habile et surtout agressive, ce qui ne fut pas sans surprendre l’Autriche, la France et l’Angleterre. Bien qu’étant de prime abord favorable à un règlement politique du conflit, la Turquie déclara la guerre à la Russie le 4 octobre 1853. Ses troupes traversèrent le Danube et battirent une force russe à Oltenitza (vers Bucarest) le 4 novembre suivant. Sans tarder, la Russie offrit une réplique dévastatrice en battant la flotte ottomane à Sinope (nord de l’Anatolie) le 30 novembre.
Soucieuse de protéger son commerce avec la Turquie et de maintenir le régime en place pour garantir son accès à l’Inde, l’Angleterre, de concert avec une France opportuniste (et en quête de gloire militaire pour venger la défaite de 1812), s’empressa d’appuyer la Turquie en envoyant à la Russie une demande officielle d’évacuation des Principautés danubiennes. L’ultimatum franco-britannique devait expirer à la fin du mois de mars de 1854, soit à une période de l’année où les glaces à la hauteur de Reval (Tallin, Estonie) dans la Mer Baltique ouvriraient la voie à la marine britannique dans le but d’éliminer la rivale russe. Toujours du point de vue britannique, Londres fut convaincue que la seule manière de forcer la main à la Russie serait donc d’éliminer sa marine militaire au nord, dans la Baltique, ce qui lui permettrait également de réduire la puissance de la capitale Saint-Pétersbourg non loin. Enfin, un contrôle britannique de la Baltique diminuerait l’influence de la Russie sur la Pologne, un autre dossier qui préoccupa alors les autorités britanniques.

Dans cet ordre d’idées, au moment où débutèrent les hostilités, une armée alliée forte de 60,000 hommes se trouva déjà en Turquie pour assurer la défense d’Istanbul. Cette armée fit mouvement vers Varna sur la côte bulgare, mais les Alliés durent modifier leur stratégie au moment où l’Autriche demanda à la Russie d’évacuer les Principautés danubiennes. Nous sommes alors au mois d’août de 1854 et la présence des troupes autrichiennes finit par créer une sorte de tampon entre les différents belligérants. Malgré que leur armée fut ravagée par une épidémie de choléra, les Alliés adoptèrent alors un plan britannique de débarquement en Crimée, un plan qui consista à prendre d’assaut la base navale de Sébastopol et détruire tous navires militaires russes se trouvant dans les installations portuaires. En apparence simple, cette opération était censée pouvoir s’exécuter en un délai de deux semaines. Or, il en prit aux Alliés douze mois, trois batailles majeures et un nombre infini d’actions localisées entre deux belligérants, dont les armées bien équipées s’enterrèrent profondément dans des tranchées autour de la ville.
La campagne en Crimée : l’enjeu stratégique de Sébastopol
Dans ce contexte, les combats de la Guerre de Crimée furent d’une rare violence selon les standards de l’époque. À titre d’exemple, la bataille de l’Alma du 20 septembre 1854 fut la première à voir l’utilisation de mousquets à canons rayés, même si ce furent seulement les forces franco-britanniques qui en disposèrent. Combiné à leurs habiletés tactiques supérieures et à leur sens de l’initiative, cet avantage technique donna aux Alliés le tempo nécessaire pour repousser les Russes hors d’une position stratégique fortifiée située au nord de Sébastopol. Fixés au nord de la ville, les Russes se replièrent au sud, si bien que les Alliés maintinrent la pression à partir du nord, essentiellement pour éviter une rupture des communications dans leur chaîne de commandement. Par la suite, tout en ayant réussi à fixer les Russes au nord de la ville, les Alliés disposèrent de suffisamment de troupes pour entreprendre l’encerclement de Sébastopol et ainsi faire un siège en bonne et due forme.

Inquiétante en apparence, la situation ne sembla pas l’être pour les Russes. En effet, ces derniers profitèrent des manœuvres alliées d’encerclement afin de parfaire leurs dispositifs défensifs, tout en donnant le temps nécessaire à leur armée de campagne basée au centre de la Crimée de prendre l’assiégeant de flanc. La première tentative russe de dégagement de Sébastopol eut lieu lors de la célèbre bataille de Balaklava du 25 octobre 1854. Cet affrontement se solda avec la fameuse charge de la Brigade légère qui, bien que désastreuse pour les Britanniques, fut une opération militaire des plus audacieuses, où la cavalerie britannique perdit 118 des 620 soldats engagés. Bien qu’étant une victoire des Russes, la charge de la Brigade légère causa une onde de choc dans leurs rangs, où le courage et le stoïcisme déployés par les Britanniques firent en sorte qu’à l’avenir, les Russes éviteraient autant que possible d’affronter la cavalerie ennemie en terrain ouvert.
Deux semaines plus tard, le 5 novembre, les Russes reprirent l’offensive à Inkerman, où ils furent repoussés avec de lourdes pertes par des groupes isolés de fantassins britanniques. La semaine suivante, ce fut au tour de Dame Nature de se mettre de la partie, où de violentes tempêtes en mer finirent par couler nombre de navires de transport et de ravitaillement, tout en rendant les routes impraticables. L’année 1854 s’acheva donc sur une impasse sur la ligne de front autour de Sébastopol. Dans le courant de l’hiver, les Alliés furent rejoints par le royaume italien de Sardaigne, qui dépêcha en Crimée un utile contingent de 10,000 soldats, en échange d’un appui franco-britannique afin que les Autrichiens se retirent d’Italie à la même époque.

À l’arrivée du printemps de 1855, les Alliés, qui bénéficièrent d’importants renforts français et d’une amélioration des infrastructures logistiques, commencèrent leurs manœuvres visant à prendre d’assaut Sébastopol, tandis que les canonnières britanniques couperaient les lignes de ravitaillement russes passant par la Mer d’Azov. Les Russes tentèrent une dernière contre-offensive de dégagement pour le moins désespérée, par un assaut dans lequel l’armée du prince Michel Gorchakov perdit 8,200 hommes avant d’être repoussée par les forces franco-sardes lors de la bataille de la Tchernaïa, le 16 août 1855. C’est alors que les Russes se résignèrent à la défaite et décidèrent d’évacuer la ville après que les forces françaises eurent pris d’assaut l’important bastion Malakhov le 9 septembre. Ce faisant, les Alliés purent enfin s’installer dans Sébastopol et entreprendre la destruction des installations portuaires. Cette défaite des Russes fut partiellement compensée par leur victoire remportée dans le Caucase à Kars, lorsqu’ils défirent une armée turque le 26 novembre, tout en tenant en échec un début de rébellion chiite dans la région.
Dans la Mer Baltique, la puissante flotte de guerre franco-britannique parvint à capturer et détruire la forteresse de Bomarsund (près de la côte suédoise) le 16 août 1854. Par la suite, cette même force démolit par bombardement la forteresse-arsenal de Sweaborg près de Helsinki, du 7 au 11 août 1855, tout en menaçant Cronstadt et Saint-Pétersbourg.
La guerre périphérique
Comme l’indique son appellation, les batailles majeures se déroulèrent en Crimée, mais il ne faut pas oublier que la campagne s’étendit vers d’autres zones géographiques qui couvrirent une large surface du continent européen. Cela dit, en dépit des victoires importantes pour les Alliés (victoires obtenues essentiellement en considération de l’état d’impréparation initial de l’armée russe), ces derniers se rendirent compte qu’à terme, ils ne pourraient vaincre la Russie. Par exemple, la France, sans le dire ouvertement, souhaita terminer la guerre afin de tirer profit de ses récentes victoires et ainsi renforcer le prestige domestique de Napoléon III.
Quant aux Britanniques, Londres souhaita assurément terminer la guerre à son avantage, mais en prenant soin de forger une stratégique qui ferait en sorte de contraindre Saint-Pétersbourg à accepter la démilitarisation de la Mer Noire et que l’Europe occidentale prenne en charge la question turque évoquée en introduction. Du côté russe, la perspective des défaites militaires, celle d’une pause pour refaire l’armée et celle de la menace d’un assaut naval franco-britannique contre Cronstadt et Saint-Pétersbourg servirent à convaincre le pouvoir impérial d’accorder audience à une initiative de paix franco-autrichienne au début de 1856.
Un peu plus loin du principal théâtre des opérations en Crimée, les Alliés attaquèrent également la Russie à partir de la Mer Blanche et de l’Océan Pacifique, mais ce furent davantage l’héroïsme des soldats et les bévues tactiques monumentales, le tout combiné avec la médecine de campagne de Florence Nightingale, qui vinrent à dominer la littérature d’après-guerre sur le sujet. En clair, la Mer Baltique, où d’importants événements se déroulèrent tels que mentionnés, fut en quelque sorte ignorée, principalement parce que les pertes militaires furent beaucoup moins élevées qu’en Crimée.
À la signature du Traité de Paris, le 30 mars 1856, la Russie dut retourner la partie sud de la Bessarabie et la bouche du Danube à l’Empire ottoman. Quant à la Moldavie, à la Valachie et à la Serbie, ces régions furent placées sous « protection » internationale, plutôt que sous la tutelle de la Russie. En retour, le Sultan turc s’engagea à respecter les droits de ses sujets chrétiens et les Russes furent empêchés de rebâtir une flotte de guerre en Mer Noire, de même que de reconstruire la forteresse de Bomarsund.

La transition technologique
D’un strict point de vue militaire, on peut affirmer que la Guerre de Crimée, en termes de violence et de technologies déployées, se situe quelque part entre les standards observés lors des campagnes napoléoniennes et ceux de la Première Guerre mondiale. On assista à une guerre qui, étrangement, combina certains éléments comme la beauté d’uniformes colorés et voyants, des tactiques n’ayant pas évolué et des armes d’une relative avancée technique. De plus, la Crimée vit poindre toute la question des difficultés logistiques pour ravitailler des armées affamées, où les combattants durent s’enterrer face à une puissance de feu accrue.
Par ailleurs, la Guerre de Crimée fut la première à avoir fait l’objet de reportages journalistiques d’un style relativement moderne, notamment avec le Times de Londres qui dépêcha un correspondant, W. H. Russell, qui envoya régulièrement des communications à partir de la ligne de front. De plus, la Crimée vit la première utilisation de navires de guerre blindés, du télégraphe électrique intercontinental, des mines sous-marines et de la photographie de guerre. Enfin, comme c’est le cas lorsqu’éclate un conflit de cette ampleur, les nations non belligérantes dépêchèrent des observateurs militaires comme ceux des États-Unis, qui se trouvèrent confrontés, moins de dix ans plus tard, à une guerre aux standards similaires. Quant aux coûts humains du conflit, ceux-ci furent immenses pour l’époque. L’Angleterre perdit 25,000 combattants, la France 100,000 et la Russie environ 1 million, la très grande majorité de ces soldats morts à la suite de maladies et de négligences de toutes sortes.

En ce sens, les Britanniques avaient suivi leur stratégie initiale qui consistait à livrer une guerre limitée, où la puissance navale jouerait le rôle principal, de même que le blocus économique. Londres se fia davantage sur la contribution de ses alliés et sur sa capacité industrielle en ce qui a trait à son effort de guerre. Malgré tout, le premier ministre de l’époque, Lord Palmerston, dut faire un choix entre une guerre limitée ou une guerre totale. Cette dernière option impliquerait la mise en place d’une série de réformes sociales et politiques si Palmerston souhaitait avoir l’opinion publique britannique de son côté. À la place, le premier ministre préféra l’option d’une guerre limitée et ainsi préserver la société britannique telle qu’elle fut à l’époque. Dans les faits, seule l’Angleterre put se payer le luxe d’avoir le choix entre de telles options. Qui plus est (et c’est là que réside la grande victoire pour les Britanniques), la Guerre de Crimée mit un terme, du moins pour trente ans et à leur avantage, à la rivalité anglo-russe pour l’influence globale dans le monde.
Conclusion
Comme mentionné en introduction, la Guerre de Crimée mit fin à certains mythes. Le premier, né du règlement de Vienne de 1815, à l’effet que la paix signée par les cinq grandes puissances d’alors (l’Autriche, l’Angleterre, la France, la Prusse et la Russie) serait préservée. Le second mythe fut celui de la soi-disant invincibilité de l’armée russe, qui fut battue sur son propre terrain par des adversaires aux équipements nettement plus sophistiqués. L’autre grand perdant de cette campagne fut indirectement l’Autriche, qui ne sut tirer des leçons de la Crimée et qui fut parallèlement expulsée d’Italie et d’Allemagne en une décennie, sans oublier qu’elle dut signer un accord avec la Hongrie pour la préservation de son empire et de la dynastie habsbourgeoise. La Crimée avait ainsi démontré que la structure de fonctionnement des empires « classiques » (autrichien, russe, turc…) n’était pas adaptée à livrer une guerre moderne. Ce serait désormais les États-nations qui connaîtraient une montée en puissance importante à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.
Notons enfin que le choc de la défaite força la Russie à concevoir un ambitieux programme de réformes internes et d’industrialisation sous la direction du tsar Alexandre II, qui arriva au trône en 1855. La défaite russe facilita également la future réunification de l’Allemagne, tandis que la France redevint, pour un temps, une puissance dominante qui contribua militairement à l’unification de l’Italie.