Introduction

Bien avant la considération de la pratique de la guerre en mer et dans les airs, il semble évident à première vue que les hommes firent la guerre au sol. Par contre, cette évidence, qui constitue la base des conflits depuis la nuit de temps, évolua au rythme de la progression des civilisations. À l’exception de quelques entités politiques isolées sur des îles et dans certaines péninsules, dont le recours à la voile serait plus naturel (ne serait-ce que pour une prise de contact avec l’ennemi), la conduite de la guerre terrestre domina les organisations militaires et les sociétés jusqu’au début du XXe siècle. Même à l’époque antique, certaines thalassocraties, qui disposèrent d’une puissance navale et commerciale non négligeable, durent développer des systèmes leur permettant d’exercer la guerre au sol, ne serait-ce que pour la défense de leur propre territoire et pour protéger leurs communications internes.
De la préhistoire
De la consistance d’une guerre terrestre un peu plus primitive dépendait les habiletés et compétences guerrières des individus regroupés autour d’organisations tribales. Dès la préhistoire, avant même le développement de l’écriture quelques milliers d’années avant notre ère, certaines armes de jet, de poing et de protection existaient et les recherches archéologiques attestent sans équivoque d’une utilisation groupée de celles-ci par les individus, utilisations que l’on pourrait à la limite associer à certaines formes primitives de tactiques. Ces armes étaient essentiellement des massues et des lances sommairement affutées et les guerriers disposaient d’une relative protection du corps avec des peaux et des fibres animales qu’ils portaient sur eux ou comme boucliers.
Par ailleurs, la protection plus large du groupe de guerriers par des ouvrages défensifs était déjà envisagée par eux. Ils savaient ériger des murs avec de la boue afin de repousser ou ralentir l’assaillant. Plus tard, les avancées en métallurgie permirent des améliorations au niveau de l’affûtage et de la dureté des armes blanches et des armes de jet (javelots, piques, haches…) et les peaux d’animaux ventrales faisaient progressivement place à d’autres formes d’armures plus évoluées, de meilleurs boucliers et des protections pour la tête et le visage.

Vers le modèle grec
De ces premiers constats découle également un autre aspect de la guerre sous toutes ses formes qu’il est important de mentionner, à savoir qu’avec chaque nouvelle amélioration technologique, des tactiques émergent afin d’optimiser le rendement des armes sur les champs de bataille. À cet égard, la phalange fait partie de ces premières formes de manœuvres d’hommes tactiquement regroupés en largeur et en profondeur afin de délivrer le fameux « choc » lors d’une offensive, un choc qui est d’autant plus accru lorsque ce dernier s’accompagne d’une charge de cavalerie, de chariots, voire d’éléphants. À l’opposé, l’érection de systèmes défensifs sur des bases temporaires ou permanentes comprend toute une panoplie d’ouvrages tels des monticules de terre (ou de boue), de fossés (tranchées), le tout agrémenté de murs de bois ou de pierres dont la conception s’avérait possible avec l’amélioration des outils pour travailler ces matériaux. À l’efficacité défensive de ces ouvrages s’opposait donc une forme d’offensive fondée sur la surprise, le choc et la supériorité du nombre, lorsque possible.
Dans cet ordre d’idées, il apparaît évident pour plusieurs que la Grèce classique servit de modèle en Occident dans l’analyse des premières formes tactiquement organisées de la guerre terrestre. La force de l’infanterie, le choc de masse, le tir concentré des armes de jet (javelots, frondes, flèches…) et la contribution d’une cavalerie capable de reconnaître le terrain et de protéger les flancs des fantassins, tout cela représenta ce que nous appelons le « modèle grec » d’une guerre terrestre dont les principaux paramètres organisationnels et tactiques demeureront en vigueur jusqu’au début du XXe siècle. Défensivement, les cités étaient protégées par de hautes et épaisses murailles et ces fortifications permirent aussi d’asseoir l’organisation sociale et politique des cités État, et ce, même si à l’époque la masse combattante provenait du milieu agraire.
N’oublions pas également que ce modèle grec de la guerre terrestre fut augmenté, voire enrichi par la contribution fondamentale d’un dirigeant comme Alexandre le Grand qui fit des armes de siège une composante essentielle de la pratique de la guerre. Enfin, le modèle grec fut rendu possible par un autre élément non négligeable et qui perdure de nos jours, à savoir que les tensions politiques entre États ou civilisations, tensions qui aboutissent la plupart du temps à la guerre, fournissent les impulsions nécessaires aux développements technologiques des armes, tactiques et stratégies militaires. Après tout, le but étant toujours d’avoir les meilleures ressources à sa disposition pour remporter la lutte.

Rome : la perfection imparfaite
Naturellement, dans une perspective occidentale, un essai sur l’évolution historique de la guerre terrestre ne peut faire abstraction du modèle romain en la matière. Comme empire, comme modèle militaire et comme héritage historique, Rome continue de fasciner puis de forger l’imaginaire collectif. Le développement de la puissance militaire romaine tire ses origines des luttes d’unification de l’actuelle Italie et des guerres d’usure contre Carthage (guerres puniques).
Les soldats professionnels qui formèrent les légions romaines firent clairement la démonstration qu’il était possible pour un État et une société d’institutionnaliser l’entraînement, la discipline, les compétences tactiques et toutes autres composantes pertinentes à la formation d’une armée de métier. La possession d’un tel instrument de combat rendit également possibles des campagnes militaires d’une efficacité et d’une rapidité étonnantes. Par contre, la nature des batailles menées par les légions romaines demeurera fondamentalement inchangée par rapport à ce qu’accomplirent les phalanges grecques d’Alexandre.
À l’instar des Grecs, une infanterie bien équipée était chargée de délivrer le choc en plus d’arrêter puis fixer l’ennemi lorsque celle-ci se trouvait en position défensive. Les missiles étaient toujours projetés par des javelots, des frondes, des arcs maniés par une infanterie dite « légère » et/ou des unités auxiliaires recrutées parmi les populations non romaines sous la République ou l’Empire. De plus, la cavalerie se voyait confier des missions similaires, comme chez les Grecs, à savoir la reconnaissance du terrain, de l’ennemi et la protection d’ensemble des flancs de l’infanterie. Quant aux ingénieurs de combat, les Romains en disposaient et ces derniers étaient généralement responsables des armes de siège.
Une certaine cohésion sociale et politique sous Rome permit également une expansion territoriale majeure où l’armée tint le premier rôle. En contrepartie, le territoire à défendre fut immense et cela représenta tout un défi pour une armée qui allait faire face à des contestations inévitables, qu’elles proviennent de l’extérieur, mais également de l’intérieur des frontières. Notons en parallèle qu’une telle expansion terrestre eut comme corolaire une extension maritime, où les Romains apprirent à perfectionner le combat naval et à mettre en œuvre des opérations que l’on pourrait qualifier d’« amphibies », dans la mesure où ils étaient capables de projeter en territoire hostile une force terrestre à l’aide de l’élément naval.

De Rome à Byzance : une institutionnalisation incertaine
La chute de l’Empire et de la civilisation romaine mit un terme à la période classique de la guerre terrestre, malgré que Rome laissa un héritage dont certains paramètres furent repris par des civilisations subséquentes, en particulier en ce qui a trait aux troupes montées et à la mobilité tactique. Rome s’est en partie effondrée sous le poids des invasions et des migrations de peuples nomades venus d’Asie et qui traversèrent l’Europe. Les dernières cités qui eurent à se défendre contre l’envahisseur « barbare » avaient hérité du modèle romain de la pratique de la guerre terrestre, mais naturellement, des différences commencèrent à poindre à l’horizon. Autrement dit, la pratique de la guerre terrestre dans diverses régions d’un empire en décomposition refléta les particularités politiques, sociales et économiques locales qui firent en sorte que face à l’envahisseur, aucune cité ne put offrir un modèle défensif similaire et tactiquement conforme du point de vue institutionnel, comme Rome l’avait établi et comme mentionné auparavant.
Généralement, les systèmes de pratiques de la guerre terrestre qui suivirent reposèrent davantage un modèle milicien plutôt que professionnel et, par conséquent, la cavalerie obtint davantage la préférence étant donné que, justement, l’infanterie lourde professionnelle tendit à disparaître. Le remplacement du fantassin professionnel se fit par un ordre social féodalisé dans lequel quelques individus bien équipés, entraînés et montés avaient le droit de porter les armes, le tout dans une relation de vassalité où le port d’armes était associé aux services rendus à un seigneur et où l’économie était centrée sur une paysannerie fournissait son labeur sur un territoire spécifique et envers des maîtres particuliers.

Notons que plus à l’est, sous l’Empire byzantin, existait un modèle militaire « romain » modifié dans lequel une cavalerie lourde professionnelle assistée d’une infanterie légère transforma temporairement la pratique de la guerre terrestre à cette époque, mais qui à terme ne put tenir le coup sous les assauts répétés de royaumes barbares et de migrations nomades. L’époque fut également marquée par le développement de l’étrier, une composante majeure qui permit à la cavalerie lourde de délivrer le choc sur le champ de bataille en remplacement des légions. Toutes ces évolutions combinées avec un raffinement des tactiques permirent à l’Empire byzantin de survivre passablement longtemps, du moins jusqu’au moment où les assauts de l’extérieur et les troubles internes provoquèrent sa chute.
D’autre part, notons que le développement d’une chevalerie en Europe constituée de nobles armés s’avéra fort efficace dans la défense de plusieurs cités devant les invasions et raids des Vikings, des Arabes et autres cavaliers provenant des steppes de l’est. Une judicieuse stratégie reposant sur une combinaison de citées fortifiées qui servirent de points d’appui, d’une cavalerie lourde mobile et de quelques milices levées (le temps que dure la crise), permit l’établissement de royaumes durables dans la partie ouest de l’Europe notamment, des royaumes qui purent offrir une résistance crédible devant les invasions et qui purent à certains moments reprendre l’offensive.
D’ailleurs, on peut émettre l’hypothèse que cette même efficacité défensive des royaumes de l’ouest engendra de nombreuses difficultés lors d’offensives européennes à l’est comme au temps des Croisades contre l’islam, si bien que certaines techniques de fortification à l’est furent carrément importées à l’ouest, ce qui accrut encore l’efficacité défensive des châteaux des nobles. Mais il apparaissait évident que les armées islamiques de l’est, avec leurs canons et leurs troupes de choc, avaient le dessus sur la chevalerie de l’ouest. La chute de Constantinople en 1453 et les différents sièges contre Vienne dans les décennies qui suivirent illustrèrent l’urgence de réformes en Occident.
L’Europe moderne : la reprise du contrôle des armées par un État centralisé
Ces réformes furent facilitées par une stabilisation politique et sociale accrue, stabilisation qui autorisa la réintroduction de certains standards de discipline et de professionnalisme hérités de l’époque romaine. Naturellement, il fallut plusieurs siècles marqués d’essais et d’erreurs, mais l’idée étant que l’État, comme corps centralisé de régularisation de la vie politique et sociale, finit par reprendre le contrôle d’un appareil militaire nécessiteux de réformes.
À titre d’exemple, l’introduction des armes à feu ramena l’infanterie au premier plan, encourage une « re-fortification » des cités, tout en diminuant progressivement le rôle de la cavalerie lourde. Dans la péninsule ibérique, en pleine époque de la Reconquête et de l’Inquisition, certains royaumes comme celui de Castille innovèrent en réformant leur infanterie en une force équipée de piques, d’arquebuses, de mousquets, etc. De plus, la levée de régiments royaux et nationaux payés à même le trésor royal et équipés par le monarque engendra un nouveau chapitre de l’institutionnalisation d’armées permanentes.
Dirigées par des officiers issus de la noblesse et ré-énergisées par un certain esprit de discipline « classique », ces armées finirent par remplacer graduellement les milices et les compagnies de mercenaires. Une bureaucratie royale et un système de collecte de taxes plus efficient permirent une régularisation de la solde, si bien que la professionnalisation de ces nouvelles armées élargit l’inventaire des tactiques à la disposition des commandants. Par surcroit, il était possible d’être plus efficace sur le champ de bataille avec un plus petit corps de troupe.

Jusqu’au XXe siècle, les armées nationales (ou royales) en Occident utilisèrent l’arme à feu et le transport maritime afin d’ériger des empires coloniaux dont les populations autochtones ne disposèrent pas des mêmes ressources pour se défendre. Là encore, la répartition habituelle des fonctions tactiques est évidente. L’infanterie devait délivrer le choc et utiliser ses armes à feu défensivement pour tenir l’ennemi à distance, des formations organisées d’artillerie devaient fournir l’appui-feu nécessaire pour supprimer les fantassins, les animaux et les fortifications ennemis. Ces dernières allèrent de plus en plus être enterrées ou semi-enterrées. Quant à la cavalerie, celle-ci allait assumer ses traditionnels mandats de reconnaissance, de manœuvre et conserverait un rôle de choc et de protection des flancs lorsque nécessaire.
On l’aura compris, les progrès réalisés dans la réorganisation des institutions politiques en Occident eurent comme corollaires des améliorations au niveau de l’administration des armées et des équipements fournis. Vers la fin du XVIIIe siècle, on peut dire qu’à peu près toutes les armées et marines du monde étaient équipées de canons par exemple. Par contre, toujours à la même époque, leur nombre et leur degré de discipline n’avaient pas dépassé celui des armées impériales romaines.
Après les « standards romains » : la mobilisation de masse
Ce ne sera qu’un peu plus tard, vers le XIXe siècle, que la mobilisation nationale d’armées dépassera en nombre ce que l’on peut appeler les « standards romains » et, dans une certaine mesure, fournira une grande quantité de troupes de qualité. Comme premier signe de cette manifestation, notons que Napoléon avait perdu une armée aux effectifs plus importants que toutes les armées de la Rome impériale, mais il était parvenu à conquérir une capitale ennemie aussi loin que Moscou, une cité située bien au-delà des marches romaines de Germanie ou de Dacie.
Ses armées formées de citoyens conscrits et de réservistes de différents milieux géographiques et sociaux ont pu représenter à l’époque de 10 à 15 % de toute la population française mâle à notre avis. Cela peut paraître peu, mais c’est un ratio énorme compte tenu des standards technologiques et industriels d’alors. Non sans surprise, la gestion de formations militaires aussi nombreuses peut avoir dépassé les compétences des meilleurs généraux, ce qui amena forcément des réformes. On créa des états-majors généraux qui allèrent coordonner les mouvements et la concentration de millions d’hommes en un temps et un endroit donnés, entre autres grâce au télégraphe et plus tard à la radio, sans oublier les chemins de fer et les routes pavées entretenues par l’État. Et étant donné que le feu tue réellement, les tactiques durent à leur tour évoluer, par exemple le fait pour une formation d’infanterie d’avancer en rangs dispersés.
Dans cet ordre d’idées, la fin du XIXe siècle verra des progrès scientifiques au niveau de la chimie et de la métallurgie qui amèneront successivement des améliorations dans les armements, améliorations qui auront tendance à favoriser la défense. Les premiers conflits du début du XXe siècle démontrèrent sans équivoque la terrible efficacité de l’artillerie à tir rapide, des mitrailleuses, des fusils à répétition et autres fortifications pouvant servir de points d’appui à des manœuvres défensives.
Ce qui nous apparaît comme une évidence maintenant, à savoir l’efficacité défensive du feu meurtrier des armes modernes, n’était pas du tout perçut ainsi à l’époque où débuta la Première Guerre mondiale en 1914. Bien au contraire, les doctrines militaires de cette époque favorisèrent des stratégies offensives qui engendrèrent un carnage, l’épuisement des armées et au final une impasse sur la majorité des fronts. Les quatre années de guerre totale qui suivirent requirent la mobilisation pleine et entière des économies nationales, de même que des ressources politiques et sociales qui ont atteint des degrés sans précédent.
Une preuve que ces dernières composantes allèrent s’avérer vitales dans la gestion de la guerre, nombre d’empires vieux de plusieurs siècles (Russie, Autriche-Hongrie, Turquie et Allemagne) n’allèrent pas survivre, car la majorité manqua des ressources nécessaires afin de produire davantage de nouvelles armes, des chars et des avions que leurs adversaires. Ces empires ne purent également rivaliser sur le long terme avec leurs ennemis en ce qui a trait à la production de nourriture et de munitions pour entretenir leurs armées.
Par conséquent, après un peu plus d’un siècle d’évolution technologique, politique économique et sociale, la guerre terrestre entre des nations de puissance équivalente demanda un resserrement de la planification de la mobilisation, de l’équipement (la standardisation), une réorganisation du système politique, voire de la propagande, de même qu’une ré-allocation des ressources sociales et scientifiques dans le but avoué de soutenir une guerre de longue durée.

Alors que les grandes puissances avaient été prises de court en 1914, certaines d’entre elles prirent le temps de se préparer pour une autre guerre totale dans la période dite de l’« entre-deux-guerres. » On pense ici à l’Allemagne et au Japon. Sachant bien que ces deux puissances ne pourraient l’emporter lors d’une conflagration générale face à des adversaires aux ressources nettement supérieures, l’idée était donc d’exploiter la faiblesse des systèmes défensifs de leurs ennemis, de même que leurs difficultés économiques et leurs divisions idéologiques accrues au courant des années 1930. En clair, une victoire était possible, mais sur le court terme et contre un ennemi bien choisi et pouvant être isolé et vaincu par des forces certes inférieures en nombre, mais de niveau technologique supérieur.
Ainsi, un empire comme le Japon pouvait miser sur une guerre terrestre de courte durée par la conquête rapide de la Mandchourie, certaines plaines côtières de Chine et d’une portion importante de l’Asie du Sud-est compte tenu de l’entraînement et de la mécanisation de nombre d’unités de l’armée nippone. Pour sa part, l’Allemagne consacra maintes énergies au perfectionnement tactique et stratégique du duo avion-char ainsi qu’au contrôle des airs afin de vaincre des ennemis comme la Pologne pour ensuite de tourner contre les pays scandinaves, puis la Hollande, la Belgique, la France, l’Angleterre puis les États balkaniques.
L’Allemagne put remporter de nombreux succès jusque vers la fin de 1941, et ce, même si elle subit techniquement une défaite face à l’Angleterre l’année précédente. Cependant, la Grande-Bretagne, l’Union soviétique et les États-Unis n’étaient pas des puissances pouvant être vaincues au cours d’une soi-disant campagne éclair. Cette problématique ramène sur la table l’importance du nombre dans la guerre totale, où la prolongation des hostilités amène inévitablement une usure des machines de guerre et où les puissances aux abondantes ressources peuvent ultimement l’emporter.
Au tournant du XXIe siècle : repenser la guerre terrestre
Toutes les avancées technologiques de la période des « guerres totales » (1914-1945), combinées à la contribution avouée de la science aux dilemmes militaires, engendrèrent un nouveau paradigme dans lequel les armes seraient si destructives, au point de produire un effet dissuasif rendant pour ainsi dire toute guerre majeure impensable. En admettant comme principe que les guerres seraient devenues monétairement trop coûteuses et destructives pour être livrées à grande échelle, il semble que la période post-1945 en fut une où les affrontements terrestres se jouèrent davantage au niveau régional.
On parle essentiellement ici de différends frontaliers, comme entre l’Inde et le Pakistan, puis au Proche-Orient (Israël, Égypte, Liban, Syrie…), de même qu’entre l’Iran et l’Irak ou encore entre l’Indonésie et la Malaisie. Ces types d’affrontements terrestres d’envergure limitée voient toujours l’implication de puissances majeures. Pensons à l’intervention britannique contre l’Argentine dans les îles Falkland, de l’Union soviétique en Afghanistan, de la Belgique qui tenta de maintenir un statut au Congo, sans oublier les nombreuses interventions des États-Unis comme à Grenade ou dans le Golfe Persique en 1991.
La nature de la pratique de la guerre terrestre revêt également d’autres formes se rapprochant davantage de la guerre civile ou de la lutte anticoloniale. Des guerres civiles éclatèrent un peu partout, comme en Corée, au Vietnam et dans plusieurs pays d’Afrique, tout comme des luttes anticoloniales en Algérie, en Indochine et ailleurs donnèrent un autre portrait de la guerre terrestre.
Dans un autre ordre d’idées, à mesure qu’avançait le XXe siècle, les États finirent par modifier leurs politiques de défense. Celles-ci étaient de moins en moins orientées vers une pratique « classique » de la guerre terrestre. La stratégie militaire finit par voir l’allocation des ressources vers la protection du territoire national, à la stabilisation de crises politiques et puis à des fins dissuasives. Longtemps dominée par des penseurs tels Carl von Clausewitz, la stratégie militaire dut forcément évoluer afin de répondre aux nouveaux défis de cette pratique de la guerre terrestre.
Précisons cependant que l’organisation des armées à partir de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours ne connut pas d’évolution majeure, ni ne semble s’être parfaitement adaptée aux nouveaux paradigmes de la guerre terrestre. Mais il semble désormais admis qu’une relative « mondialisation » de la pratique de la guerre (terme à utiliser avec prudence), avec comme corollaires une multiplication des conflits régionaux engageant des effectifs réduits, constitue une différence notable par rapport aux guerres de niveau total du passé. Aussi, la pratique de la guerre terrestre a évolué dans la mesure où par le passé, les États devaient faire face aux dangers extérieurs le long de leurs frontières. Maintenant, la menace peut frapper partout, incluant des intérêts politiques et économiques et qui représentent des formes d’assaut allant au-delà du terrorisme classique.
C’est précisément la question des conflits dits de « faible intensité » qui, dans sa logique quelque peu a contrario de la pensée clausewitzienne capte dorénavant l’attention des stratèges militaires. Il est sans doute normal de croire que la défaite de l’ennemi sera le fruit de l’usure de son appareil militaire, industriel et financier. Or, les conflits des récentes décennies tendent à démontrer que ce n’est pas nécessairement le cas. Nombreux sont en effet les exemples où la confrontation directe ne rima pas automatiquement avec l’exécution d’actions dites « de police », de manœuvres indirectes ou toutes autres tactiques visant à vaincre un adversaire par le déploiement d’un strict minimum de ressources.

La crise en Irlande du Nord et les actions de l’armée britannique sur ce territoire pendant trente ans sont un cas de figure intéressant. Il se rapproche davantage d’une action de police classique, mais cette situation militaire résulte surtout du fait que Londres réduisit au minimum les effectifs de son contingent (et sa puissance de feu) pour finalement mettre un terme à la crise. Sans être parfaite, cette stratégie limita les pertes dans la population civile et les habitants purent vaquer à leurs occupations quotidiennes dans un calme relatif, calme qui, naturellement, fut perturbé par certaines violences cycliques au cours de ces décennies.
Politiquement parlant, il est clair qu’une résolution rapide des crises est toujours préférable, surtout face à l’opinion publique. La stratégie de Londres dans le dossier de l’Irlande du Nord serait difficilement envisageable de nos jours, par exemple en ce qui a trait à la situation en Irak. Là encore, les Britanniques firent les choses différemment des Américains dans leur gestion respective de la situation d’occupation de ce pays. Dans leur secteur du sud de l’Irak, autour de la ville portuaire de Bassora, les Britanniques parvinrent à circonscrire la violence et ils encaissèrent des pertes somme toute légères, bien que la solution politique désirée fut loin d’être achevée. Cependant, cette utilisation restreinte de la violence signifia que du côté ennemi, on ne put faire un grand nombre de martyrs, ni recruter un important contingent d’insurgés. De plus, les dommages collatéraux touchant directement la population civile furent minimisés.
Conclusion
L’idée que nous retenons de ce portrait historique de l’évolution de la pratique de la guerre terrestre est qu’on assiste assurément à un déclin de celle-ci dans sa forme classique et que les coûts élevés qu’elle entraîne en termes de pertes humaines, financières et matérielles exercent une pression accrue pour l’abandon de cette manière de faire la guerre. Dans ce contexte, certaines puissances devront probablement abandonner l’idée de la force brute, où le matériel est censé dominer le champ de bataille. L’exemple récent de la Seconde Guerre du Golfe en Irak remit en question ce paradigme bien ancré dans les mentalités des stratèges militaires et politiques.
Cela nous amène à dire que l’augmentation et la persistance du nombre de conflits régionaux de plus faible intensité auront des impacts sur l’organisation actuelle des forces armées conventionnelles des moyennes et grandes puissances. Qui plus est, la pratique de la guerre terrestre au XXIe siècle fait de plus en plus appel aux agences privées de sécurité, que d’aucuns peuvent carrément qualifier de « mercenaires des temps modernes ».
En plus d’investir dans ce type de services, les gouvernements prennent soin d’accroître les moyens des forces locales qu’ils tentent de mettre de leur côté, comme la police, l’armée et les formations paramilitaires. En conséquence, et bien qu’elles puissent s’adapter à un type de guerre moins conventionnel, les armées régulières des États peuvent être déployées afin d’assister les forces locales sur le terrain, ne serait-ce que pour fournir un appui-feu ou un support logistique selon ce que commande la situation.