Une campagne idéologique

La papauté médiévale tenta à maintes reprises d’utiliser sa puissance spirituelle dans le but d’exhorter les seigneurs à accomplir des services militaires pour elle. Ce fut le cas notamment au moment de l’invasion de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066. Sa campagne avait bénéficié de l’appui du pape parce que l’Église anglaise était perçue comme schismatique à Rome. Dans le cas qui nous concerne, l’époque qui est généralement considérée comme étant celle des Croisades débuta en novembre 1095 lorsque le pape Urbain II (1088-1099) proposa une expédition militaire pour prendre la ville de Jérusalem. Situés à une distance d’environ 4,000 kilomètres de Clermont (France) où il avait prêché son sermon de reconquête de la Terre sainte, Jérusalem et ses environs ne signifiaient pas grand-chose dans l’esprit de ceux qui étaient venus entendre le pape. Le pays était loin, le climat était aride et la population locale pratiquait une religion différente du christianisme. Bref, le territoire leur serait hostile.
Cette idée de partir en croisade avait ceci de particulier, en ce sens qu’aucun monarque ne s’était vu promettre un commandement légitime de l’autorité papale, aucun n’avait réellement un intérêt de conquête dans la région et tous ceux qui partiraient auraient à défrayer les frais de leur expédition. En d’autres termes, il s’agissait d’une guerre idéologique au plus pur sens du terme. Les hommes auraient à quitter leurs richesses, leurs familles et leurs terres, tout cela dans le but de libérer Jérusalem des infidèles. Pour récompense, les croisés recevraient une indulgence, ce qui signifiait que leurs péchés leur seraient pardonnés et s’ils venaient à mourir sur le champ de bataille, ils auraient un accès direct au paradis, au Royaume des Cieux.

Par contre, la classe des chevaliers à qui était adressé l’appel du pape Urbain II était en quelque sorte familière avec cette notion de Guerre sainte. Le pape Innocent III (1198-1216) compara plus tard le devoir des croisés à celui d’un vassal qui viendrait en aide à son seigneur dépossédé. De plus, Urbain II sembla avoir toujours envisagé la fondation d’États chrétiens au Proche et Moyen-Orient comme quelque chose de nécessaire et légitime, ce qui en fin de compte accréditait la thèse de la guerre « juste ». La ferveur religieuse fut sans contredit une force motrice des Croisades, mais il faut considérer l’appât du gain comme une force corollaire à cette motivation. Tout cela eut pour conséquence qu’on estime à 100,000 le nombre de personnes qui ont joint la Première Croisade, bien qu’à peine la moitié soit parvenue à entrer en Asie Mineure au tournant de 1097.

Le voyage vers l’inconnu
L’empereur byzantin Alexis 1er Comnène avait lui aussi envisagé l’idée d’une croisade. Il avait demandé au pape Urbain II une aide militaire composée de mercenaires, parce qu’il voyait dans le démembrement potentiel de l’Empire turc seldjoukide rival une opportunité de reconquérir l’Asie Mineure. Cela explique pourquoi la Première Croisade entra au Moyen-Orient à l’époque d’une fragilisation politique de la région. Cela expliqua partiellement son succès. L’objectif final, la libération de Jérusalem, était atteint en juillet 1099 et cela représentait un accomplissement digne de mention. On était parvenu à battre militairement de puissants ennemis (ex: le Sultanat de Roum en Anatolie, celui de Syrie, le califat fatimide du Caire…) qui étaient capables de lever de puissantes armées face aux croisés qui avaient perdu une large part de leurs effectifs lors de la traversée de l’Asie Mineure.

Qui plus est, les croisés se trouvaient militairement affaiblis parce qu’ils avaient perdu un grand nombre de chevaux lors de la traversée de l’Asie Mineure, affaiblissant ainsi leur cavalerie face à l’ennemi. La Première Croisade fut en fin de compte un succès, surtout parce que les croisés ont pu compter sur certains chefs de guerre (ex: Bohémond de Tarente) qui surent maintenir l’unité et une certaine discipline, tant militaire que religieuse. Les croisés bénéficièrent également de l’appui de quelques alliés, notamment des Byzantins et des Arméniens et du contrôle de la mer. Ce dernier élément s’avéra déterminant lors des sièges d’Antioche et de Jérusalem. La prise de ces deux cités importantes fut possible grâce aux habiletés militaires des croisés, qui finirent par jeter les bases de la domination latine en Terre sainte.
Au plan stratégique, l’établissement de têtes de pont au Moyen-Orient (Édesse, Antioche, Jérusalem, Tripoli…) fut un accomplissement remarquable. Cependant, un désaccord potentiel avec les Byzantins signifierait qu’il serait impossible d’envoyer par la voie terrestre des pèlerins et des colons de l’ouest et qu’il faudrait recourir à la voie maritime pour arriver à cette fin. Par conséquent, il devenait clair à l’époque que d’autres croisades seraient nécessaires et cette réalité faisait partie du mode de vie médiéval.
Les divisions politiques
La Première Croisade avait connu une série de problèmes qui allaient se répéter pour les prochaines. La majorité de ceux qui dirigèrent les croisades n’était pas politiquement unifiée. Bien qu’on ne peut remettre en doute leurs efforts afin de maintenir une certaine unité, de sérieux désaccords survinrent, notamment après la prise d’Antioche en 1098. Pour sa part, l’armée qui avait pris Jérusalem afficha également d’inquiétants signes de divisions. Cela contribua probablement dans l’échec des chrétiens pour capturer Ashkelon sur le bord de la Méditerranée, l’ennemi ayant été mis au fait de la discorde dans les rangs chrétiens.
Les Croisades subséquentes furent aussi minées par les divisions entre chrétiens (ex: la Seconde en 1147, la Troisième en 1189, la Quatrième en 1204…). La Huitième Croisade menée par Louis IX de France peut être considérée comme une croisade entièrement française, mais dont les succès sont mitigés eut égard aux habiletés militaires douteuses du roi. Un autre facteur qui mina l’unité des Croisés était que tous les participants étaient en théorie égaux en statut, sauf qu’une fois au Moyen-Orient, ils importèrent la même structure hiérarchique sociale telle qu’elle existait à l’Ouest. En clair, des chefs de Croisades ne parvenaient pas à garder le contrôle sur des hommes qui ne leur devaient rien.
En d’autres circonstances, comme lors de la Seconde Croisade, l’armée de Louis VII subit d’importantes pertes au Mont Cadmus, entre autres parce qu’elle était affectée par un sérieux problème d’indiscipline. Un autre exemple est celui de l’expédition de 1204 où les grands barons, qui avaient signé des engagements avec les Vénitiens pour disposer d’une flotte de transport, connurent des problèmes financiers parce que leurs partenaires croisés refusèrent de s’acquitter de leurs obligations. Lors de la Cinquième Croisade, ce fut des contingents entiers de nationaux qui renoncèrent à l’aventure en plein chemin.

Dans la même veine des problèmes qui ont affecté les Croisés, on remarque que lors de la Première Croisade, les Byzantins apportèrent une aide initiale non négligeable. Cependant, après que l’empereur Alexis 1er eut failli à sa tâche de secourir les croisés qui étaient encerclés et menacés d’être anéantis dans Antioche en 1098, ceux-ci permirent à Bohémond de Tarente de garder la ville. Ce geste politique ne plut guère aux Byzantins, qui semblèrent par la suite conditionner leur appui selon leur bon vouloir. Par exemple, ils accordèrent sans trop de problèmes le passage aux Croisés en 1101 et en 1147, alors que ceux sous la Troisième Croisade, lancée au départ sous Frédéric 1er de Hohenstaufen dit « Barberousse », durent se frayer un chemin par la force.
Les problèmes logistiques: la terre ou la mer?
Néanmoins, l’aide accordée par les Byzantins au cours de la Première Croisade prit la forme d’une assistance navale et de l’établissement d’une base à Chypre, sans laquelle les flottes génoise et anglaise auraient eu des difficultés à opérer efficacement. Les croisés allaient développer une sorte de dépendance face à la flotte byzantine et l’absence de celle-ci lors de croisades subséquentes se fera sentir. Pendant la Seconde Croisade, les croisés durent se débrouiller seuls. La Troisième put compter sur un appui naval, si bien que les croisades qui ont suivi empruntèrent presque uniquement la voie maritime pour se rendre en Terre sainte.

L’appui de la supériorité maritime des États italiens devint la condition de base avant d’entreprendre une nouvelle croisade. La fin de la Première Croisade avait aussi démontré la dépendance des États latins au Proche-Orient de la voie maritime. Vers 1124, hormis le port d’Ashkelon, tous les autres ports du Proche-Orient étaient entre leurs mains, et ce, grâce à la contribution de la flotte italienne. En échange, les cités italiennes obtenaient des droits territoriaux spéciaux pour leurs citoyens en Terre sainte, de même qu’un monopole virtuel sur le commerce de bien luxueux.
Le renouveau islamiste

Dans une optique militaire, en maintenant l’idée que les croisades sont idéologiques, je pense que l’élément qui a eu le plus d’impact fut le renouveau de l’esprit islamique. Presque mort au moment de la Première Croisade, il connut une résurrection au moment où l’Islam faisait face à sa plus grande menace. Le coup de fouet fut asséné par certains chefs militaires ou politiques. On pense à Imad ed-Din Zengi qui parvint à reprendre Édesse en 1144, à Nur ad-Din qui unifia la Syrie et l’Égypte et Saladin qui reconquit Jérusalem et parvint presque à exterminer le royaume latin agglomérant à cette ville. Sous la dynastie des Ayyubides, les descendants de Saladin, les divisions de l’Islam réapparurent, particulièrement entre la Syrie-Palestine d’un côté et l’Égypte de l’autre, si bien que les croisades menées au XIIIe siècle tentèrent d’exploiter la situation.
C’est d’ailleurs ce que fit Frédéric II en 1229. Il profita des divisions entre Damas et l’Égypte pour négocier la restauration de Jérusalem aux chrétiens et la majeure partie du royaume, comme le fit à nouveau Thibaut de Champagne onze années plus tard. Cependant, à la suite de l’échec de la croisade de Louis IX en 1249, la montée des Mamelouks en Égypte combinée à leurs ambitions en Syrie rendit ce type d’exploitation impossible. L’irruption des Mongols en Syrie dans les années 1250 offrit une autre opportunité aux croisés de jouer la carte de l’exploitation des divisions contre les Mamelouks. Or, les Francs en Terre sainte hésitèrent à s’allier avec ces nouveaux voisins jugés dangereux. Les Mamelouks parvinrent à stopper la progression de l’Empire mongol vers la Terre sainte et ne tardèrent pas à se retourner contre les États latins dont le dernier, Saint-Jean-D’Acre, tomba en 1291.
Faire la guerre autrement
Au plan technologique, on ne peut pas prétendre qu’un camp avait un avantage particulier sur l’autre. Cependant, la conduite de la guerre au Moyen-Orient se fit dans un environnement radicalement différent de celui de l’Europe et les armées islamiques adoptaient des tactiques également différentes. La population au Moyen-Orient était concentrée en quelques endroits bien délimités, laissant ainsi de vastes espaces dégarnis de végétations abondantes comme c’est le cas en Europe. Dans ces circonstances, le premier constat qui était fait était que l’infanterie serait plus vulnérable aux attaques de la cavalerie qui pouvait manœuvrer à souhait dans ces larges espaces.
Par ailleurs, l’eau devient un facteur impossible à négliger en plein désert. Les armées en Europe n’ont guère de problème d’accès à la ressource lorsqu’elles sont en campagne, mais dans le désert, la question est tout autre. Toujours en termes tactiques, il était évident que le combat allait être rapproché. Néanmoins, dans les armées islamiques, cette donne était importante, mais pas autant que celle de l’approche, c’est-à-dire la manœuvre exécutée avant d’en arriver là. La cavalerie des armées islamiques était lourde, mais celle des chevaliers européens vers la fin du XIIe siècle l’était davantage. Les islamistes possédaient également une cavalerie plus légère qui pouvait harceler et encercler l’ennemi. On pense par exemple aux archers à cheval turcs dont le tir pouvait affaiblir la cohésion de l’adversaire.
Les chrétiens de la Première Croisade avaient en quelque sorte été chanceux que la cavalerie seldjoukide d’Asie Mineure ne fut pas bien organisée. Ce ne fut pas le cas lors de la Seconde Croisade où les chrétiens peinèrent à contrer la cavalerie ennemie. C’est essentiellement le manque de cohésion des armées chrétiennes qui empêcha d’offrir une résistance efficace et coordonnée face à ce type de charges. Comme nous l’avons mentionné, la discipline n’était pas la vertu première des croisés.
Il ne faut pas se surprendre si les croisés apportèrent leur bagage d’expérience militaire, ce qui est tout à fait normal, surtout si l’on comptait faire la guerre en Terre sainte pour une courte période. Par contre, la résistance et l’efficacité au combat de l’ennemi islamiste forcèrent les chrétiens à revoir leurs méthodes, quitte à s’adapter à celles de leurs adversaires. D’ailleurs, l’armée croisée qui marchait sur Ashkelon en 1099 avait pris la précaution d’envoyer des reconnaissances au devant, de manière à ne pas se faire prendre au dépourvu par la cavalerie ennemie. Combinée avec l’élément de la discipline, cette façon de procéder pouvait finalement arrêter l’ennemi.
(La suite des Croisades dans la seconde partie.)
