Mois : mars 2009

Le Canada pendant la Première Guerre mondiale : l’émergence d’une nation sur la scène internationale

Introduction

John Foster Babcock: le dernier vétéran canadien de la guerre de 1914-1918.

Le 18 février 2010 marque une date symbolique dans l’histoire du Canada. À l’âge de 109 ans décédait John Foster Babcock, le dernier vétéran canadien de la Première Guerre mondiale. Sa mort évoque la fin d’une époque déjà lointaine aux générations actuelles. C’était une époque où 650,000 hommes et femmes avaient répondu à l’appel du devoir, dans une guerre qui fut une boucherie sans nom. Des Canadiens de tous origines, francophones et anglophones, volontaires comme conscrits, s’étaient rendus en Europe combattre dans des conditions qui dépassaient l’imaginaire. Voici leur histoire.

La guerre européenne avait débuté en août 1914 et s’était rapidement transformée en un conflit aux dimensions planétaires. On était alors loin de se douter que l’assassinat de l’archiduc Franz Ferdinand d’Autriche-Hongrie, le 28 juin, allait provoquer une déflagration mondiale. Au Canada, la vie suivait son cours. Les journaux avaient bien entendu traité de l’incident, mais les événements liés à la politique et à l’économie nord-américaines attiraient davantage l’attention d’un public peu au fait des réalités européennes.

Par un complexe jeu d’alliances politiques, de rivalités économiques et coloniales, et par une course aux armements entre les puissances européennes, depuis la fin du XIXe siècle, il s’était installé en Europe un climat de tensions qui, tôt ou tard, pouvait se mouvoir en une guerre généralisée à la moindre provocation. C’est ce qui s’était donc passé, les puissances européennes s’étaient mutuellement déclaré la guerre. La situation était qu’en ce chaud été de 1914, peu de gens se doutaient que ce conflit qui était censé se terminer à Noël allait engendrer un horrible massacre qui durerait plus de quatre ans.

La mobilisation

En réaction à l’invasion de la Belgique, le 4 août, la Grande-Bretagne déclarait peu de temps après la guerre à l’Allemagne. Ce faisant, Londres entraînait dans le conflit tous les Dominions et possessions de l’Empire britannique, ce qui incluait le Canada. Bien qu’officiellement indépendant depuis 1867, le Dominion du Canada n’était malgré tout pas maître de sa politique extérieure. Étonnement peut-être, le fait que le Canada soit automatiquement en état de guerre contre l’Allemagne le 4 août 1914 avait été un événement relativement bien accueilli d’un bout à l’autre du pays. Que ce soit dans la très « française » ville de Québec jusqu’à la très « britannique » ville de Toronto, les Canadiens d’un bout à l’autre de l’océan avaient reçu avec un certain enthousiasme la nouvelle.

Depuis la fin de la guerre sud-africaine de 1902, qui était somme toute demeurée un conflit plus que localisé, le Canada n’avait que peu participé à des événements d’envergure sur la scène internationale. La nouvelle guerre de 1914 n’avait finalement pas été le conflit de courte durée que l’on avait anticipé. Au contraire, lorsque le premier hiver de guerre s’abattait sur l’Europe, de vastes lignes de front découpaient désormais de nouvelles frontières faites de tranchées, de barbelés et de trous d’obus dans lesquels vivait une race émergente d’hommes qui apprenaient à côtoyer quotidiennement la mort, la boue et la vermine. Les fronts s’étaient stabilisés et les armées européennes, épuisées après les batailles de l’été et de l’automne, s’étaient enterrées dans ces réseaux inextricables de tranchées. Sur le front Ouest, celles-ci s’étalaient de la frontière suisse jusqu’à la Mer du Nord, sur une longueur d’environ 800 kilomètres.

Le Front de l'Ouest où combattit le Corps canadien de 1915 à 1918.

Alors que les armées européennes s’affrontaient, le Canada de 1914 mobilisait dans l’excitation. La question à poser était : le pays était-il prêt? La réponse est un Non catégorique. À cette époque, le Canada ne disposait que d’une milice active permanente d’à peine 3,000 hommes, et d’une milice non active et non permanente de 70,000 individus, sur le papier. Bon nombre parmi ces derniers n’avaient d’ailleurs jamais touché à un fusil. En clair, il fallait créer ce qui allait devenir le Corps expéditionnaire canadien. L’homme responsable d’accomplir cette grande tâche était le ministre de la Milice Sam Hughes. Homme plus qu’énergique, voire excentrique, qui adulait l’Empire, mais détestait les Britanniques, Hughes avait fait mettre sur pied le camp militaire de Valcartier au nord de Québec. Là-bas, des dizaines de milliers de recrues s’étaient rassemblées et avaient été sommairement entraînées avec les moyens du bord. Dans la plus grande des confusions, Hughes était parvenu à expédier en Angleterre un premier contingent d’environ 32,000 hommes en octobre 1914. C’était la première contribution de ces Canadiens qui, pour la presque totalité, n’avaient aucune idée ce dans quoi ils venaient de s’embarquer.

Si pour les uns l’entraînement de Valcartier avait été difficile, ce n’était rien en comparaison des conditions pénibles dans lesquelles le premier contingent allait s’exercer dans la tristement célèbre plaine de Salisbury, dans le centre-sud de l’Angleterre à la fin de 1914 et au début de 1915. Pluie, vent et marrées de boue formaient le lot quotidien de ces hommes qui, à peine quelques semaines auparavant, étaient encore des journaliers, des paysans, des commis, des étudiants, etc. De cet ensemble disparate de soldats, on allait constituer la 1ère Division d’infanterie canadienne, celle-là même qui aurait l’« honneur » d’être la première à servir sur le continent.

L’année 1915 et la bataille d’Ypres

À l’instar des combattants européens, les soldats canadiens qui étaient déployés dans le secteur d’Ypres en Belgique, au printemps de 1915, avaient fait face à la terrible réalité de la guerre de positions. Face à un ennemi situé souvent à moins de cent mètres, dans des tranchées remplies d’eau, sous les obus s’abattant sporadiquement, les Canadiens avaient expérimenté une forme de guerre qui était radicalement loin de l’image glorieuse qu’ils s’en étaient faite, ou qui leur avait été inculquée.

Ce baptême du feu dans les tranchées du sinistre saillant d’Ypres, en avril 1915, avait d’autant été plus pénible, car les Canadiens avaient goûté à une nouvelle médecine, soit celle de l’arme chimique. Profitant d’un vent favorable, les Allemands avaient en effet lâché, le 22 avril, plus de 150 tonnes de gaz de combat sous forme de chlore vers les positions tenues par les troupes canadiennes et françaises. En dépit de l’évidente panique causée par cette arme encore méconnue, les Canadiens avaient été obligés de combattre sous ces gaz. Improvisant des moyens plus que rudimentaires pour se protéger (en urinant par exemple dans un mouchoir-tampon appliqué sur la bouche), les soldats de la 1ère Division avaient perdu la moitié de leurs effectifs en infanterie en attaques et contre-attaques (6,000 hommes sur 12,000). Ils étaient ainsi parvenus à colmater une brèche de plus de cinq kilomètres qui s’était ouverte au moment de l’assaut allemand.

À l’issue de ce premier affrontement, nommé ultérieurement la bataille de Saint-Julien, les troupes canadiennes commençaient à acquérir leur réputation de force combattante dès plus effective. Pour les observateurs et commentateurs étrangers, les troupes canadiennes se fondaient jusque-là dans l’ensemble des forces britanniques. Cela était vrai sur un plan opérationnel, mais la performance des soldats canadiens, qui avaient sauvé la situation à Ypres, avait amené les observateurs à considérer progressivement le caractère national distinct de cette petite force en expansion. Un soldat sur trois était tombé pour ne plus se relever, ce qui se traduisait par plus de 2,000 morts. Le prix à payer avait été élevé pour ces hommes qui, rappelons-le, étaient des civils à peine quelques mois auparavant, et qui, par-dessus tout, venaient de se rendre compte de ce qu’était la guerre.

La bataille de Saint-Julien, secteur d'Ypres (avril-mai 1915).

Avec Ypres, le Canada venait de goûter amèrement à ce qui allait devenir caractéristique de la guerre de 1914-1918. C’était la guerre des tranchées, une guerre d’usure dans laquelle les belligérants tentaient de s’emparer du système de tranchées ennemi. Le tout dans quel but? Soit user les forces de l’adversaire ou tenter de percer son front, dans l’espoir que reprenne la guerre en rase campagne. De la fin de 1914 jusqu’au printemps de 1918, les assauts massifs de l’infanterie se butant au système défensif de l’adversaire allaient faire partie du cauchemar des combattants, dont ces Canadiens qui commençaient à se « faire la main » à ce jeu meurtrier.

Entre-temps, des Canadiens continuaient à s’enrôler, grossissant ainsi les effectifs du Corps expéditionnaire. Les rares nouvelles d’Ypres qui parvenaient à passer à travers les mailles de la censure n’avaient pas découragé pour autant d’autres Canadiens à s’engager. Cela était vrai, à tel point qu’un second contingent était parti en Europe en ce début de 1915. Ces soldats allaient former la 2e Division d’infanterie dans laquelle se trouvait le fameux 22e bataillon (canadien-français), seule unité combattante francophone de l’armée. Après les entraînements d’usage en Angleterre, cette division allait rejoindre la 1ère en France, en septembre. Ce faisant, la présence de deux divisions d’infanterie sur le front allait permettre la formation du Corps canadien, toujours sous commandement britannique, en l’occurrence du lieutenant-général E. A. H. Alderson (qui commandait jusque-là la 1ère Division).

Les officiers du 22e bataillon (canadien-français). Amherst (Nouvelle-Écosse, printemps 1915). Sources: Archives du Royal 22e Régiment.

1916: l’expansion du Corps canadien et la bataille de la Somme

L’hiver 1915-1916 avait été relativement « tranquille » pour le nouveau Corps canadien, toujours installé dans le saillant d’Ypres. La période hivernale était plus calme pour les soldats, étant donné que le temps et les conditions du terrain ne permettaient pas des offensives d’envergures, comme c’est le cas lorsque le printemps et l’été reviennent. Cependant, le froid, la neige, la pluie et l’accumulation de la boue s’avéraient tous autant de contraintes mettant à rude épreuve le moral des combattants. Il était en effet difficile dans ces conditions de garder une certaine hygiène de vie. Les soldats devaient apprendre à vivre avec d’autres éléments caractéristiques de la vie des tranchées de 1914-1918. Parmi ceux-ci, le Trench Foot (« pied de tranchée »), qui consistait en d’énormes verrues sur les pieds des soldats confinés en des positions stationnaires, dans plusieurs pieds d’eau au fond des tranchées et des trous d’obus. La grippe et les poux étaient autant d’autres éléments qui affectaient le quotidien des soldats, et dont l’adaptation à ces réalités avait été tout aussi pénible que celle des balles, des grenades et autres projectiles.

Toujours est-il qu’à la fin de 1915 et au début de 1916, le Corps canadien prenait du volume. Une 3e Division venait de se joindre en décembre, puis une 4e au mois d’août de l’année suivante. Le Corps se composait désormais de quatre divisions d’infanterie sous le commandement du lieutenant-général Julian Byng, au moment où s’engageait la bataille de la Somme en août 1916. À cette date, des milliers de Canadiens étaient déjà morts, blessés ou portés disparus. Cela n’empêchait pas que les généraux alliés, dont les armées augmentaient tant en effectifs qu’en quantité de matériels disponibles, souhaitaient percer le front tout en usant les troupes de l’adversaire.

Des soldats canadiens reviennent des tranchées sur le front de la Somme (1916).

Les deux premières années du conflit avaient en ce sens été plus que frustrantes. Devant l’impossibilité de percer le front ennemi, il fallait non seulement augmenter la quantité de canons, de mitrailleuses et de matériels de toutes sortes contre l’ennemi, mais il fallait en plus raffiner les tactiques de combat, notamment pour l’infanterie. Cette dernière était appelée à travailler de concert avec l’artillerie, dont il fallait améliorer l’efficacité du tir, mais aussi la coordination avec l’infanterie et les forces aériennes. L’entraînement et l’encadrement des troupes allaient donc en s’intensifiant. De plus, à mesure qu’avançait la guerre, les troupes se voyaient dotées d’un matériel de plus en plus spécialisé, comme des fusils-mitrailleurs, des mortiers, des grenades afin d’accroître leur puissance de feu dans les situations où l’artillerie ne pourrait à coup sûr intervenir.

C’est dans ce contexte que le nouveau Corps d’armée canadien avait été appelé à intervenir. Les Alliés avaient en effet prévu de lancer toute une série d’offensives au cours de l’été de 1916. L’idée était de frapper simultanément l’ennemi sur tous les fronts afin de contraindre autant que possible le déploiement de ses renforts. En France, cela se traduisait par une offensive combinée franco-britannique le long de la rivière de la Somme, en Picardie, qui était alors le point de jonction de ces armées. La bataille de la Somme était donc engagée depuis le 1er juillet 1916, sans qu’aucun succès notable soit enregistré. Cette offensive n’était pas l’affaire que d’une journée ou deux. C’était en fait une succession d’engagements locaux s’étirant sur des semaines. La première journée de l’offensive, le 1er juillet, avait été catastrophique pour les Britanniques, qui avaient perdu près de 60,000 hommes en une seule journée. Cependant, à partir de la mi-juillet, des succès notables avaient été enregistrés. Malgré tout, les semaines qui avaient suivi n’apportaient guère de meilleurs résultats, au moment où le Corps canadien était appelé à intervenir.

Du vieux front des Flandres, les troupes du lieutenant-général Byng devaient se déployer à la fin août, plus au sud, sur ce front de la Somme où l’on se battait déjà depuis des semaines. La reprise de l’offensive était dictée pour le 15 septembre, mais entre la fin août et cette date, les troupes canadiennes avaient déjà perdu près de 3,000 hommes, seulement pour tenir leur ligne de front. Au matin du 15 septembre, le Corps donnait l’assaut quelque peu à l’ouest du village de Courcelette, sur un front de plus de deux kilomètres de large. Précédés par un tir de barrage d’artillerie relativement bien réglé, les soldats canadiens, assistés pour la première fois de quelques chars d’assaut, s’étaient rués vers Courcelette et les environs. Cette première journée de l’offensive du 15 septembre s’était bien passée, mais les Allemands avaient fortement réagi en lançant plus d’une douzaine de contre-attaques dans Courcelette et les villages aux alentours. Pendant trois jours et trois nuits, les soldats canadiens, en particulier les Canadiens français du 22 bataillon, s’étaient battus avec l’énergie du désespoir.

Figure légendaire du 22e bataillon (canadien-français), le major Georges P. Vanier. Enrôlé en 1914, blessé puis amputé d'une jambe en 1918, il devint Gouverneur général du Canada en 1964. Sources: Archives du Royal 22e Régiment.

Les pluies d’automne, l’épuisement, les pertes encourues et l’intensification de la résistance allemande avaient fait en sorte que l’offensive devait s’arrêter. Pour les Canadiens, la bataille de la Somme s’était terminée le 11 novembre 1916. Le terrain en tant que tel n’avait à peu près aucune valeur stratégique, ni morale pour ainsi dire. Les Canadiens étaient sortis de la Somme plus expérimentés, plus aguerris à la guerre des tranchées. Ils avaient su faire preuve d’un savoir-faire en innovations tactiques. Ils avaient appris à utiliser tout le potentiel des armes modernes. Par contre, les pertes avaient été lourdes depuis le mois d’août. Plus de 24,000 hommes étaient tombés pour une progression générale d’à peine huit kilomètres.

Plus encore qu’à Ypres, c’est sur la Somme que les Canadiens s’étaient vus véritablement confirmés dans leur réputation de troupes de choc. Cette notoriété allait pour ainsi les précéder pour le restant de la guerre. Dans tous les coups durs où seraient engagées les forces britanniques, les Canadiens dirigeraient fréquemment l’assaut. Désormais retirés du champ de bataille de la Somme en cette fin de 1916, les Canadiens se verraient offrir l’opportunité de soutenir leur nouvelle réputation. Déplacées plus au nord, toujours en France, les troupes, sous le commandement britannique, avaient reçu une mission précise pour la prochaine offensive du printemps de 1917 : capturer la crête de Vimy.

De Vimy à Passchendaele (1917)

La guerre durait depuis plus de deux ans. Les batailles d’usure de l’année 1916 n’avaient apporté que quelques kilomètres de gains de terrain pour les Alliés. Des millions de soldats étaient tombés, mais d’autres avaient pris le relais afin de malmener à nouveau l’ennemi pour 1917. Les Alliés franco-britanniques n’avaient pas abandonné leur projet de mener des offensives conjointes, dans un scénario semblable à celui de 1916, mais en supposant que les erreurs commises ne soient plus répétées. L’idée de percer le front et de reprendre la guerre de mouvement obsédait toujours les généraux. Le plan fixé était simple. L’armée française devait cette fois-ci se ruer à l’assaut des hauteurs du Chemin-des-Dames, le 16 avril, un peu plus au sud-est de la Somme, tandis que l’armée britannique devait engager la bataille plus au nord, autour de la ville d’Arras. L’offensive britannique allait commencer une semaine avant celle des Français. Dans ce contexte, la tâche du Corps canadien consistait en la capture de la redoutable crête de Vimy.

De gauche à droite: le capitaine Lacoste, le Major Scott et le lieutenant Bourgault affairés à nourrir les chevaux du 22e bataillon, sous le regard attentif du chien. France (1917). Sources: Archives du Royal 22e Régiment.

La crête de Vimy avait été prise par les Allemands dès octobre 1914. Cela dit, ils avaient eu plus de deux années pour l’aménager, la fortifier à leur goût. Les Alliés franco-britanniques avaient perdu des dizaines de milliers d’hommes dans de vains assauts contre cette position en 1915 et 1916. En avril 1917, la crête de Vimy constituait pour ainsi dire le plus dangereux et imposant bastion du dispositif défensif allemand dans la région d’Arras. Du haut de la crête, les Allemands pouvaient parfaitement observer les manoeuvres des troupes alliées. De profondes tranchées élaborées en plusieurs lignes successives de défense, des tunnels et d’intenses réseaux de fils barbelés et obstacles de toutes sortes parsemaient la position des soldats du Reich.

Pour capturer la crête, le matériel allait être important, mais, par-dessus tout, les Canadiens savaient qu’il fallait carrément réinventer la manière de faire la guerre dans les tranchées. Dès octobre 1916 (alors que la bataille de la Somme n’était pas tout a fait terminée), les trois premières divisions du Corps canadien (bientôt rejointes par la 4e) étaient arrivées dans le secteur, au bas de la pente, face à face aux Allemands bien retranchés sur les hauteurs. Pour l’emporter, il fallait non seulement apprendre des erreurs passées, mais également copier en partie les techniques allemandes. Pour ce faire, les Canadiens avaient élaboré une incroyable logistique. Des tunnels, des voies ferrées, des reproductions à ciel ouvert des tranchées ennemies sous forme de maquettes, tout était bon pour enseigner à chaque soldat qu’elle allait être sa mission le moment venu. C’était cette notion de « pédagogie militaire » qui allait distinguer la bataille de Vimy des précédentes dans lesquelles avaient été engagés les Canadiens. Il fallait par ailleurs tout savoir du dispositif ennemi. Les reconnaissances effectuées par des raids dans les tranchées allemandes avaient permis d’amasser de précieuses informations, mais le rôle de l’aviation était tout aussi crucial en photographiant le front, les lignes de communication, les positions d’artillerie, etc.

Vimy, avril 1917. Les soldats canadiens marchent sous couvert de leurs canons bombardant les positions allemandes.

La guerre durait depuis plus de deux ans. Les batailles d’usure de l’année 1916 n’avaient apporté que quelques kilomètres de gains de terrain pour les Alliés. Des millions de soldats étaient tombés, mais d’autres avaient pris le relais afin de malmener à nouveau l’ennemi pour 1917. Les Alliés franco-britanniques n’avaient pas abandonné leur projet de mener des offensives conjointes, dans un scénario semblable à celui de 1916, mais en supposant que les erreurs commises ne soient plus répétées. L’idée de percer le front et de reprendre la guerre de mouvement obsédait toujours les généraux. Le plan fixé était simple. L’armée française devait cette fois-ci se ruer à l’assaut des hauteurs du Chemin-des-Dames, le 16 avril, un peu plus au sud-est de la Somme, tandis que l’armée britannique devait engager la bataille plus au nord, autour de la ville d’Arras. L’offensive britannique allait commencer une semaine avant celle des Français. Dans ce contexte, la tâche du Corps canadien consistait en la capture de la redoutable crête de Vimy.

La crête de Vimy avait été prise par les Allemands dès octobre 1914. Cela dit, ils avaient eu plus de deux années pour l’aménager, la fortifier à leur goût. Les Alliés franco-britanniques avaient perdu des dizaines de milliers d’hommes dans de vains assauts contre cette position en 1915 et 1916. En avril 1917, la crête de Vimy constituait pour ainsi dire le plus dangereux et imposant bastion du dispositif défensif allemand dans la région d’Arras. Du haut de la crête, les Allemands pouvaient parfaitement observer les manoeuvres des troupes alliées. De profondes tranchées élaborées en plusieurs lignes successives de défense, des tunnels et d’intenses réseaux de fils barbelés et obstacles de toutes sortes parsemaient la position des soldats du Reich.

Pour capturer la crête, le matériel allait être important, mais, par-dessus tout, les Canadiens savaient qu’il fallait carrément réinventer la manière de faire la guerre dans les tranchées. Dès octobre 1916 (alors que la bataille de la Somme n’était pas tout a fait terminée), les trois premières divisions du Corps canadien (bientôt rejointes par la 4e) étaient arrivées dans le secteur, au bas de la pente, face à face aux Allemands bien retranchés sur les hauteurs. Pour l’emporter, il fallait non seulement apprendre des erreurs passées, mais également copier en partie les techniques allemandes. Pour ce faire, les Canadiens avaient élaboré une incroyable logistique. Des tunnels, des voies ferrées, des reproductions à ciel ouvert des tranchées ennemies sous forme de maquettes, tout était bon pour enseigner à chaque soldat qu’elle allait être sa mission le moment venu. C’était cette notion de « pédagogie militaire » qui allait distinguer la bataille de Vimy des précédentes dans lesquelles avaient été engagés les Canadiens. Il fallait par ailleurs tout savoir du dispositif ennemi. Les reconnaissances effectuées par des raids dans les tranchées allemandes avaient permis d’amasser de précieuses informations, mais le rôle de l’aviation était tout aussi crucial en photographiant le front, les lignes de communication, les positions d’artillerie, etc.

Après un intense et efficace bombardement préliminaire effectué quelques jours avant l’opération, les Canadiens s’élançaient à l’assaut de la crête de Vimy au matin du 9 avril 1917. En trois jours d’offensives sans relâche, les Canadiens avaient capturé la crête et on pouvait enfin voir le front allemand derrière cette dernière, qui s’étirait au loin dans la plaine de Douai plus à l’est. La bataille de Vimy est par la suite devenue emblématique dans la mémoire canadienne. C’était en effet au cours de cet engagement que les quatre divisions formant le Corps canadien avaient pour la première fois (et la seule de la guerre) combattu simultanément. Comme toujours, les combats avaient été sauvages. En trois jours, les Canadiens avaient perdu environ 10,000 hommes, dont 3,600 tués. Encore une fois, cette bataille qui s’achevait avait endurci les troupes. La victoire canadienne avait fait le tour de la presse alliée. Tout le monde célébrait ce fait d’armes et, une fois de plus, la réputation de « troupes de choc » du Corps canadien allait les mettre face à de nouvelles épreuves jusqu’à la fin du conflit. C’était également au lendemain de Vimy que les soldats assistaient à la nomination d’un premier commandant canadien à la tête du Corps, soit le nouveau lieutenant-général Arthur Currie, qui commandait jusque-là la 1ère Division.

Alors que les Canadiens et les Britanniques connaissaient certains succès au nord, au sud, les forces françaises étaient en mutineries à la suite des insuccès enregistrées suite à la catastrophique bataille du Cmin-des-Dames (avril-mai). Par conséquent, l’incapacité temporaire de l’armée française à poursuivre le combat avait mis le commandement britannique devant la perspective que, lui seul, pouvait encore porter un coup aux Allemands, dans la seconde moitié de 1917. C’était ainsi que, le 31 juillet, les Britanniques lançaient une troisième offensive dans le saillant d’Ypres en Belgique. À l’instar de la Somme, ce n’était que plus tard que le Corps canadien serait appelé à intervenir. Le but de l’offensive était double. Il fallait capturer les voies ferrées du front allemand autour du saillant, tout en perçant le front pour reprendre la guerre de mouvement et s’emparer des bases navales des Flandres, où mouillait une partie de la flotte sous-marine allemande.

En dépit de quelques succès initiaux, l’intensité du barrage d’artillerie des semaines suivantes avait non seulement averti les Allemands de l’imminence de la poursuite des assauts, mais également avait transformé le terrain en un véritable océan de boue. Les pluies quasi continuelles des Flandres ne facilitaient en rien la tâche des Canadiens qui devaient prendre la relève des Britanniques. Cette fois-ci, le plan consistait par la prise de ce qui restait du village de Passchendaele, situé sur une hauteur à quelques kilomètres à l’est d’Ypres. Constatant l’ampleur de la besogne et l’état physique et moral de ses troupes, le lieutenant-général Currie s’était rapidement rendu compte qu’une poursuite de l’offensive allait décimer ses troupes. Currie prédisait qu’il allait perdre aux environs 16,000 hommes dans l’offensive. Malgré tout, il fallait préparer l’assaut qui allait débuter le 20 octobre. Pendant deux semaines, jusqu’au 11 novembre et sous des pluies torrentielles, les Canadiens avaient avancé jusqu’au village de Passchendaele, qu’ils avaient pris de peine et de misère. En fin de compte, l’estimation de Currie s’était avérée presque juste, puisque pour l’ensemble de l’opération, de la fin octobre à la mi-novembre, le Corps canadien avait perdu environ 15,500 hommes.

Passchendaele restera toujours un nom associé à un véritable cauchemar pour les troupes canadiennes. C’était comme si on avait oublié les leçons tactiques et stratégiques de Vimy pour replonger dans la guerre d’usure. Rappelons que, dès le départ, Currie avait questionné la pertinence de poursuivre une offensive qui s’enlisait depuis quelques semaines. Les Canadiens n’avaient pas perdu la bataille, mais le prix payé par rapport aux gains obtenus était plus que dérisoire, peut-être même pire que sur la Somme encore. La bataille de Passchendaele avait également eu ceci de particulier (et probablement de « bénéfique »), c’est que, pour la première fois, le Premier ministre canadien Robert Borden avait ouvertement protesté auprès de son homologue britannique Lloyd George que si les Canadiens étaient à nouveau impliqués dans un autre bain de sang de la sorte, alors la participation active du Dominion aux futures opérations pourrait être remise en cause. On peut penser qu’il y avait eu une « canadianisation » progressive du Corps, et ce, tant au niveau de la manière de guerroyer que de la formation d’une identité nationale.

1918: l’année de la victoire

L’hiver 1917-1918 avait été plutôt paisible pour les Canadiens. En fait, c’est en mars que les Allemands avaient pris l’initiative de lancer leurs dernières offensives majeures de la guerre, avec les renforts supplémentaires obtenus de la Russie en pleine révolution. Le nouveau commandant suprême des forces alliées, le maréchal Foch, avait attendu l’occasion favorable avant de reprendre l’initiative aux Allemands. C’est au moment de la bataille d’Amiens, en août, que les Canadiens allaient entreprendre jusqu’à la fin du conflit une série de batailles connues sous le nom de la campagne des « Cent Jours ». De la mi-août jusqu’au 11 novembre, les Canadiens avaient une fois de plus servi de fer de lance aux offensives britanniques. En à peine trois mois, les soldats de Currie poursuivaient les Allemands qui retraitaient, mais qui leur causaient de lourdes pertes par des combats d’arrière-garde bien exécutés. C’était également au cours de cette série d’offensives que les Canadiens avaient pulvérisé en plusieurs points la terrible ligne défensive des Allemands surnommée la Ligne Hindenburg.

Le Cimetière Québec. En ce lieu sont enterrés nombre de soldats québécois du 22e bataillon tués lors de la bataille de Chérisy des 27 et 28 août 1918. Environ 650 hommes et 23 officiers prirent par à l'assaut. Le lendemain, il restait 39 soldats. Tous les officiers étaient tombés, dont le major Georges Vanier (blessé), le lieutenant Stanislas Viens (mort), le lieutenant Rodolphe "Roddy" Lemieux (fils d'un sénateur, mort), etc.

D’Amiens jusqu’à Valenciennes, puis à Mons en Belgique, les Canadiens avaient perdu environ 40,000 hommes en un peu plus de trois mois d’affrontements se déroulant tantôt dans les tranchées, tantôt en rase campagne. Le moral des Allemands avait été anéanti, et ces derniers avaient consenti à signer un armistice le 11 novembre. Une fois les combats terminés, les Canadiens avaient franchi la frontière allemande, où ils occupaient une tête de pont dans la région de Bonn, jusqu’au rapatriement des troupes au printemps de 1919.

La Grande Guerre de 1914-1918 était pour ainsi terminée. Environ 10 millions d’hommes provenant d’une trentaine de nations y avaient perdu la vie. En plus des pertes humaines, la guerre avait laissé d’énormes séquelles psychologiques. Jamais auparavant n’avait-on assisté à un conflit d’une telle intensité. Les États s’étaient financièrement ruinés, endettés dans cette guerre, où l’avenir semblait plus qu’incertain. D’autre part, la Première Guerre mondiale avait marqué une étape importante dans le développement du Canada au plan international. En 1914, le Canada était entré en guerre comme une simple colonie de l’Empire britannique. Quatre ans plus tard, le pays avait ajouté sa signature sur le Traité de Versailles, qui avait officiellement mis fin au conflit. Bien que purement symbolique, cette signature avait coûté au Canada quelque 65,000 soldats tués et plus de 180,000 blessés. Les Canadiens avaient commencé à guerre à Ypres, en 1915, sous un commandement britannique. Les troupes étaient alors inexpérimentées et les années qui avaient suivi leur avaient appris comment il fallait faire la guerre. En 1918, au moment de s’arrêter à Mons, ces mêmes hommes étaient dirigés par des Canadiens et ils constituaient une force combattante d’élite qui n’avait plus rien à prouver. Il ne faut pas oublier que l’effort consenti par le Canada avait d’autant plus été remarquable, car la nation ne comptait que huit millions d’âmes en 1914. De ce nombre, 650,000 individus avaient participé au conflit et un peu plus de 10 % n’étaient pas revenus.

Comme l’ont souligné certains historiens, il n’est pas faux de dire qu’avec la guerre de 1914-1918, le Canada avait acquis sa « personnalité internationale ». À l’instar de bien des nations, celle du Canada s’était édifiée dans le sang, dans l’espoir, peut-être naïf, que plus jamais un drame comme celui vécu dans les tranchées de Belgique et de France ne se reproduirait… C’était l’époque dans laquelle a vécu de John Foster Babcock, qui vient de nous quitter.

Soldats du 22e bataillon (canadien-français) de retour à Québec, devant la Gare du Palais (mai 1919). Sources: Archives du Royal 22e Régiment.

De la Grande Allée à la caserne: le départ d’une autre légion

Loin sont les heures chaudes de l’été 2007 où nos soldats canadiens paradaient fièrement, bottes cirées et manches retroussées, sur la Grande-Allée à Québec. Clair encore est notre souvenir de ces gens attablés dehors, se levant spontanément entre deux services pour applaudir ces légionnaires qui allaient servir notre pays dans une contrée lointaine. D’accord ou non avec la mission, il était difficile de ne pas être envahi par cet effet électrique d’une foule qui applaudissait lentement, dans une atmosphère où se succédaient en un cycle régulier les « Bonnes chances! » et « Good luck ! ».

Nous savions pertinemment que bon nombre de ces légionnaires reviendraient dans des cercueils drapés, mais on ne voulait pas trop y penser. L’important c’était la mission. Des mois d’entraînement intensif avaient été récompensés, l’espace de quelques minutes, par ce beau défilé dans la capitale québécoise. Qu’en est-il aujourd’hui, en 2009 ? Une seconde légion partira au loin, dans un contexte qui a sensiblement changé. Loin de la Grande-Allée, le cérémonial se fait à la caserne. Nos 1,600 militaires sont accompagnés de leurs familles, sans plus.

Leur chef, le lieutenant-colonel Jocelyn Paul, a la lourde tâche de tout commandant, soit diriger son bataillon au front, et de tous les ramener. Tout le long de la rivière Argendhab, à l’ouest de Kandahar, les vétérans qui y retournent et les « bleus » verront comment ont évolué ces lieux aux noms toujours évocateurs de souffrances. La montagne de Ghundey Ghar, les routes Ring South et Foster, les villages d’Howz-e-Madad, Sangsar, Zangabad, tous des endroits qui ont été ensemencés de sang québécois.

Les images demeurent claires à l’esprit et les gestes posés seront les mêmes. Le soldat connaît par cœur chaque item qui compose ses 80 livres d’équipements. Il sait quoi faire lorsqu’il approche d’un vignoble sous une chaleur de 60 degrés. Il apprend à réagir à tout type de menace. On répète souvent que c’est un travail d’équipe, mais c’est également un énorme travail sur soi-même qu’il faut faire dans un théâtre d’opérations aussi hostile que l’Afghanistan. Le soldat voit et entend des choses. Il affronte quotidiennement des situations où il se fait canarder, soigne des gens, se fait insulter, reconstruit une école ou se fait ignorer.

En revenant du front pour retrouver les siens, cet homme aura vieilli de dix ans. Il savait qu’en épousant l’armée, il allait consacrer sa vie à son pays, à sa patrie, mais avant tout à une vocation. Néanmoins, la guerre l’aura profondément changé.

Quand le 22e bataillon (canadien-français) se fit massacrer : la bataille de Chérisy ou la mémoire québécoise impossible

Causerie prononcée au Collège Royal Militaire de Kingston (octobre 2007)

Bonjour Mesdames et Messieurs,

Lors du premier colloque d’histoire militaire tenu à l’Université du Québec à Montréal en 1994, le journaliste et historien Pierre Vennat avait affirmé que les Québécois ont un passé militaire, mais ne le connaissent pas suffisamment.

Douze ans plus tard, à la lumière des récentes recherches, son affirmation mérite d’être nuancée. Des maisons d’édition québécoises spécialisées en histoire militaire ont vu le jour, je pense notamment à Athéna et au Méridien, et un plus grand nombre d’étudiants s’est également intéressé à ce champ de la recherche. Par contre, il est vrai qu’en rapport avec ce qui s’écrit et s’enseigne au Canada anglais, l’histoire du passé militaire québécois reste encore à écrire et à être enseignée. Elle doit être également valorisée en rapport aux autres champs de la recherche telle l’histoire sociale, religieuse, économique, etc.

Je profite des minutes qui me sont allouées afin de vous entretenir de certaines réflexions qui me tiennent à cœur à l’égard de cette histoire militaire qui, dans une certaine mesure, demeure largement méconnue, voire mal-aimée.

J’attire votre attention sur un épisode particulier de l’histoire militaire du Québec au temps de la Grande Guerre de 1914-1918. Il s’agit d’un épisode qui, je pense, est somme toute méconnu de la plupart des Québécois, mais qui est en quelque sorte l’un des affrontements les plus tragiques et sanglants qu’ont connu nos ancêtres. Je parle ici de la bataille de Chérisy, qui se déroula en France, les 27 et 28 août 1918.

Sur le front intérieur, l’année 1918 avait bien mal débuté au Québec. La guerre n’avait que trop duré et les Canadiens français digéraient mal l’imposition de la conscription. Entre temps, loin et assez ignorants des débats houleux du Québec, les soldats canadiens-français du 22e bataillon se préparaient une fois de plus à aller au feu.

Dans le cadre des offensives des Alliés à l’été 1918, le commandant en chef, le maréchal Ferdinand Foch, voulait à tout prix faire craquer la terrible ligne de fortifications allemandes nommée la « Ligne Hindenburg ». Dans ce contexte, le Corps d’armée canadien tenait le front à la hauteur d’Arras, un peu à l’est de la crête de Vimy. Bon nombre de généraux alliés et allemands s’entendaient pour dire que le point le plus fort de la Ligne Hindenburg se trouvait justement à la hauteur d’Arras.

Comme par hasard, ordre avait été donné au 22e bataillon de faire sa part en s’emparant d’un des points les plus dangereux du secteur le plus dangereux de la Ligne Hindenburg, à savoir un assaut frontal contre le bourg de Chérisy, situé quelques kilomètres à l’est de la ville d’Arras. Le but n’est pas ici de faire le diagnostic de cette bataille, car elle n’était pas en soi si différente d’autres combats en 1918. Après une attaque, il y avait l’inévitable contre-attaque de l’ennemi, sur un terrain défoncé par les obus, jonché de cadavres, où les soldats des deux camps doivent en plus endurer les aléas de la température.

Ce sont peut-être les statistiques émanant de cette bataille qui frappent initialement l’imaginaire sur Chérisy. Par exemple, dès 700 soldats du 22e bataillon qui prirent part à l’assaut du 27 août en fin d’avant-midi, il en restait 39 le lendemain en fin de soirée. Les officiers qui dirigeaient l’unité étaient tous morts ou grièvement blessés. La réalité en cette fin de journée du 28 août fut que les restants du 22e étaient confinés dans des trous d’obus à quelques mètres des lignes ennemies. Au moment de la relève, le 22e est sous les ordres d’un sergent nommé Joseph Pearson, alors le plus haut gradé du bataillon encore debout.

Voilà pour les faits, vulgairement résumés. Question classique en ce qui a trait à la mémoire : que nous reste-t-il de Chérisy? Au moment où nos victoires militaires tombent dans l’oubli, à une époque où peu de Québécois se présentent aux diverses cérémonies du 11 novembre, et au moment où l’histoire militaire est encore peu enseignée dans nos écoles primaires et secondaires par exemple, qu’allons-nous faire avec l’un des pires désastres militaires de notre histoire contemporaine?

Symbole fragile, mais permanent de l’événement, le Quebec Cemetery (Cimetière Québec), situé sur le champ de bataille de Chérisy, nous apprend néanmoins qu’en bordure d’une route terreuse et abandonnée de France, reposent 195 soldats canadiens, dont beaucoup appartenaient au 22e bataillon. Sous le prétexte trop souvent entendu et écrit que ce n’était pas « notre guerre », que les vrais enjeux pour nous, les Québécois d’héritage canadien-français, étaient ceux de la conscription et de la résistance passive, peut-on réellement se payer le luxe d’oublier une tragédie de la sorte?

Sans juger les motifs qui poussèrent ces jeunes volontaires canadiens-français à s’enrôler, ne devrions-nous pas au contraire témoigner une reconnaissance, si minime soit-elle, pour ce que les soldats du 22e ont accompli? Peut-on dans ce contexte parler de ce que j’appelle la « mémoire impossible », c’est-à-dire une mémoire de la guerre qui ne passe tout simplement pas chez nous?

Je sens qu’au Québec il y a encore de larges pans de notre société qui demeurent réfractaires à la diffusion d’une certaine connaissance sur ce sujet. S’agit-il de paranoïa de ma part? Je l’aurais sans doute cru lors de mes premières années de recherche. Mais après quinze ans à étudier les archives, à lire sur l’histoire militaire du Québec et du Canada, je pense que les Québécois ont un certain rattrapage à faire, et ce, tant au niveau des connaissances de ce passé, mais surtout pour la construction d’une mémoire en devenir de la guerre.

Mais rassurez-vous, le fait qu’on ne parle pas de Chérisy n’est pas de votre faute! Les historiens qui travaillent dans l’armée, et en particulier au sein du régiment qui est ici à l’honneur, et qui existe toujours, n’en parlent quasiment pas. C’est normal, fierté régimentaire oblige, vous ne verrez pas souvent les membres d’un régiment descendre dans la rue et clamer haut et fort leur fierté de s’être fait casser la gueule sur un champ de bataille.

Pourtant, nombreux sont les exemples tirés de l’histoire militaire récente où les Canadiens se firent casser la gueule. Le raid désastreux sur la plage de Dieppe le 19 août 1942, où les Canadiens durent abandonner les corps de centaines de soldats tués, sans compter les blessés ni les prisonniers, est passé à la légende. À lui seul, le régiment canadien-français des Fusilliers Mont-Royal perd 88 % de ses effectifs en 9 heures de combat. Pourtant, des noms tels celui de Dieppe sont connus au Québec.

Un autre exemple concerne les Terre-Neuviens. Ceux-ci vouent un culte à la tristement célèbre bataille de Beaumont-Hamel du 1er juillet 1916. À 7 h 30, le matin de l’assaut, il y avait environ 900 soldats du Newfoundland Regiment qui mirent baïonnettes au canon et sortirent de leurs tranchées. Trente minutes plus tard, il en restait environ 70. Défaite sanglante, véritable massacre, tous les Terre-Neuviens connaissent le nom de Beaumont-Hamel, même qu’ils ont transformé le champ de bataille d’autrefois en un centre d’interprétation historique dès plus convaincant et émouvant. Ils ont même une université nommée Memorial University, en référence à cette tragédie.

Cela dit, je ne prétends pas qu’il faille se faire à tout coup dégommer sur un champ de bataille pour célébrer le souvenir de ceux qui périrent. En fait, Chérisy fait partie d’une réflexion d’ensemble qui mérite d’être faite sur la complexité des rapports qu’entretient la société québécoise d’aujourd’hui face à son passé militaire.

La réflexion en est encore au stade de la genèse en ce qui me concerne, mais rien n’empêche de se questionner. Pour tenter de trouver des explications à cette énigme, j’ai interrogé ici et là des gens issus du milieu de l’histoire militaire. Les historiens militaires m’ont dit pour la plupart qu’il est normal qu’on ne parle pas de Chérisy au Québec. Celui qui vous parle, cet après-midi, se rappelle bien des occasions où, autour d’une bonne bière évidemment, il a causé avec ses collègues des nombreux engagements du 22e pendant la guerre. On parlait volontiers de nos batailles de Courcelette, de Vimy, de la cote 70, mais on taisait le nom de Chérisy. Drôle d’attitude me direz-vous…

Toujours est-il que les vieux soldats du 22e, ceux qui avaient déjà connu plusieurs mois de tranchées, possédaient un sixième sens comme on dit. Ils savaient que Chérisy était une affaire risquée. L’observation qu’ils faisaient de l’état des défenses allemandes, du moral et de la discipline qui régnait alors dans le bataillon canadien-français, les effectifs incomplets, le retour trop rapide au front de plusieurs soldats encore blessés, et peut-être le fait qu’au moins la moitié des hommes étaient des conscrits (ce qui n’enlève rien à leurs qualités guerrières), tout cela faisait en sorte que le bataillon n’était pas au meilleur de sa forme au moment de l’assaut.

À l’instar des hommes, le corps des officiers du 22e était également usé à la corde. Il n’était pas rare de voir des sergents commander des pelotons, en attendant qu’arrivent d’Angleterre de jeunes lieutenants inexpérimentés pour assumer ce rôle. De plus, il n’était pas rare que bien des officiers expérimentés du bataillon aillent à s’absenter pour diverses raisons, que ce soit pour des permissions, ou plus fréquemment pour aller combler des postes vacants dans divers états-majors au niveau de la brigade ou de la division.

Il faut par ailleurs avoir à l’esprit que le bataillon venait tout juste de sortir de la bataille d’Amiens, du 8 ou 12 août, et que malgré des pertes relativement légères dans les circonstances, il y avait néanmoins un grand roulement des effectifs qui faisait en sorte que les soldats manquaient de repos, ou étaient encore peu familier à leur nouvelle vie au front, surtout pour les recrues, conscrites pour une majorité.

Bref, certains de mes collègues me disaient que le non-entretien du souvenir autour de Chérisy tire d’abord ses racines des réalités inhérentes à la vie dans le 22e bataillon en ce mois d’août 1918. En clair, le 22e à cette période était, dans une certaine mesure, une unité différente à celle qui avait pris l’assaut de Courcelette deux ans auparavant. L’usure du temps et des épreuves avait donc affaibli le bataillon.

D’autre part, nous tous ici qui n’avons heureusement pas été là, que peut-on tirer de cet événement, hormis les conclusions souvent trop froides des historiens militaires qui s’en remettent fréquemment aux statistiques? Chérisy pourrait-elle s’élever au-dessus de la boue des tranchées et nous servir de lieu de mémoire, à l’instar de ce que firent les Terre-Neuviens avec Beaumont-Hamel?

À l’heure où les historiens québécois s’acharnent à proposer diverses lectures de notre société à la lumière de son passé collectif, je leur dis qu’il y a certains domaines en lesquels il faut carrément refaire nos devoirs. Je pense que Chérisy est un exemple parmi d’autres qui méritent un réexamen des traces tangibles de notre passé guerrier.

Pour que cette mémoire devienne possible, je suis également d’avis qu’il faut se donner collectivement les outils historiques et pédagogiques afin que les Québécois puissent se réapproprier leur passé militaire. Les Français ont leur bataille de Verdun, les Russes celle Stalingard, et nous, les Québécois… qu’avons-nous?

Vous savez, l’étude de la Grande Guerre au Québec ne se limite pas qu’à l’analyse de la conscription, rédigée par des historiens qui, au fond, ne reprennent que trop souvent les arguments d’Henri Bourassa publiés dans Le Devoir. La Grande Guerre, telle que vécue alors, c’est aussi l’histoire de ces 35,000 Canadiens français qui furent soldats dans l’infanterie, dans l’artillerie, la cavalerie, l’aviation, ou encore qui soignaient les blessés.

Qui dit mémoire dit aussi contre-mémoire, c’est-à-dire une mémoire qui vise, par exemple, à dénoncer les abus de l’époque, les inégalités, les injustices commises par la communauté anglophone envers l’autre francophone. Bref, la réaction habituelle au Québec consiste à imposer une lecture du passé radicalement opposée au discours officiel et actuel de la communauté nationale canadienne.

Dans la ville de Québec, nous avons le parfait exemple qui illustre la situation, à savoir le monument intitulé Québec, printemps 1918, inauguré au coin des rues St-Joseph et St-Vallier en 1998, afin de marquer le 80e anniversaire des émeutes anti-conscriptionnistes dans la Vieille Capitale. Je suis pour ma part d’accord avec la construction d’un tel monument, même si je désapprouve largement le discours véhiculé par les initiateurs de ce projet. Mais cela est un autre débat.

Je me demande cependant s’il ne serait pas un jour possible de construire une mémoire plurielle québécoise de la Grande Guerre, où les monuments Québec, Printemps 1918 et Chérisy pourraient en quelque sorte cohabiter. Dans ses livres intitulés les Lieux de Mémoire, Pierre Nora nous présente plusieurs de ces lieux symboliques, dont la collision entre les divers atomes historiques provoque inévitablement de véritables explosions.

Pourrions-nous en faire de même au Québec? Faire vivre ensemble deux mémoires : l’une de la résistance passive, l’autre de la participation active du Québec? Après tout, il s’agit d’une même collectivité, et l’objet historique dont il est question ici s’inscrit dans ce contexte plus large et déjà bien étudié du consentement des sociétés en temps de guerre. À titre d’exemple, ce qu’on appelle en France « L’École de Péronne » de l’Historial de la Grande Guerre mène en ce sens depuis quinze ans des recherches sur cette fameuse question du consentement des sociétés civile et militaire en temps de guerre.

Le problème est que cette absence de consentement au Québec, essentiellement vécu à travers la conscription, a déjà été largement étudiée et il n’y a à peu près plus rien à dire là-dessus. En fait, on pourra sans doute toujours produire de solides recherches autour de la thématique de la conscription, mais il s’agira probablement d’études de cas, voire des études de classes, de genre ou de régionalismes autour du sujet. Quant au débat de fond, la question est à mon avis close.

Cependant, l’autre volet, celui du consentement des Canadiens français à la guerre de 1914-1918, offre un champ d’exploration des plus vaste. Ne serait-ce que dans mes propres recherches doctorales sur les relations franco-québécoises pendant la Grande Guerre, j’ai pu explorer les gestes de nombre d’individus et sociétés ayant pignon sur rue au Québec, oeuvrant dans divers champs économiques, commerciaux, culturels, politiques, qui ont tenté autant que possible de « vendre » la guerre à leurs compatriotes.

Et en évoquant Chérisy, je ne fais qu’illustrer un cas parmi tant d’autres des possibilités offertes aux étudiants et chercheurs qui désirent se pencher sur cette question du consentement des Canadiens français à la guerre de 1914-1918. Par exemple, ce n’est pas parce que plus de la moitié des effectifs du 22e bataillon était composée de conscrits que ces mêmes soldats sont allés à la bataille menottes aux pieds. Bien au contraire! Si l’on prend la peine d’étudier le contexte dans lesquels ils furent incorporés dans l’armée, on se rendrait compte que, par exemple, bon nombre de ces soi-disant conscrits était en fait des volontaires qui s’étaient enrôlés une fois la loi sur le service militaire obligatoire adoptée. Ce qui en faisait de facto des conscrits au sens de la loi.

Et même si la plupart des études indiquent qu’environ 96 % des Canadiens français mâles de l’époque en âge de porter les armées avaient demandé une exemption à servir, il reste néanmoins ce bloc de 4 % d’hommes qui ont porté l’uniforme et dont plusieurs sont effectivement allés au combat. Ces derniers représentent des milliers d’hommes en fait. Et vous voyez peut-être venir ma prochaine question : a-t-on pris la peine d’étudier leur histoire?

La bataille de Chérisy demeure, à mes yeux, le cas symptomatique d’un événement de l’Histoire qui cache en son sein tout un passé collectif beaucoup plus vaste, soit celui de ces Canadiens français qui ont réellement désiré participé à la Grande Guerre, que ce soit dans les tranchées, dans les organisations philanthropiques, dans les usines, et ainsi de suite.

Il m’apparaît certes évident que tout ce champ du consentement canadien-français à la guerre offre d’incroyables possibilités de recherches. À défaut que cette histoire soit officiellement enseignée dans nos écoles, on pourrait au moins, du côté universitaire, offrir aux étudiants la possibilité de s’instruire de cette histoire.

Quand l’UQAM et l’Université Laval m’ont offert la possibilité d’enseigner l’histoire militaire comme charges de cours, ces institutions n’avaient pas réalisé sur le coup, je pense, qu’elles m’avaient ouvert une brèche dans laquelle je me suis profondément enfoncé pour déborder les flancs de notre ignorance collective de notre passé militaire.

Concrètement, cela voulait dire que j’ai vu devant moi les yeux ébahis de ces futurs historiens et professeurs d’histoire que je formais. Devant les sobres récits de nos combats, ces étudiants n’en revenaient pas qu’on leur parle de tout cela. Ils me demandaient : « Mais pourquoi personne ne nous a parlé de cela avant? »

Comme Chérisy, la bataille pour mettre à jour nos connaissances de ce riche passé sera longue et dure. Mais rassurez-vous, mes collègues et moi avons déjà escaladé le parapet.

Je vous remercie de votre attention.

 

Pierre Bonin, Abd El Krim ou l’impossible rêve

Synopsis

Au début des années 1920, le Maroc est ensanglanté par une guerre cruelle mettant aux prises les tribus de la région du Rif aux forces armées de la coalition franco-espagnole. Le leader de l’insurrection rifaine, Mohammed Abd El Krim, livre une lutte acharnée et fait vaciller le trône chancelant du sultan, tout en rêvant à la reconnaissance internationale de la république qu’il a proclamée pour le Rif.

Pour sa part, le sergent-chef Marcel Picard, un Canadien français démobilisé de la Légion étrangère, aspire à gagner honorablement sa subsistance dans son nouveau pays d’adoption. Il rêve d’exercer le métier de photojournaliste et de correspondant pour des journaux ou magazines du Vieux Continent. Mais le destin joue parfois de vilains tours et c’est ainsi qu’il se retrouve malgré lui, entraîné à jouer le rôle d’agent de renseignements pour le 2e Bureau, le service du contre-espionnage français. Il croisera sur sa route une jeune romancière en herbe dont il deviendra follement amoureux et un journaliste avec lequel il liera une franche amitié. La mission de Picard dans le Rif se transformera en cauchemar. Il sera confronté au chef de la rébellion ainsi qu’à son bras droit, le sergent Klems, déserteur de la Légion étrangère. Le destin de Picard sera scellé à jamais.

Comme le souligne dans sa préface l’historien militaire Carl Pépin : « … Marcel Picard et tous les personnages qui animent ce roman avaient ceci de commun : ils avaient osé porter leur regard sur cette Méduse qu’était le Rif. Pétrifiés dans un rêve, celui d’épouser la contrée, ils avaient posé les gestes en conséquence… ».

Pierre Bonin, Les captifs de Rissani

Synopsis

Depuis son retour du Maroc, au printemps de 1928, à la suite de son départ de la Légion étrangère, le sergent Tanguay croyait avoir réintégré la vie civile dans la sérénité. Toutefois, il n’avait jamais vraiment réussi à faire le deuil de son engagement légionnaire, après cinq années de bons et loyaux services. La réception d’une lettre d’outre-mer, lui annonçant quatre années plus tard la mort du lieutenant Perrier, a fait ressurgir les vieux démons qui le hantaient. Accablé par le chagrin, le sergent Tanguay s’est réfugié dans l’alcool, au point de provoquer l’éclatement de sa famille.

L’arrivée à l’improviste du brigadier-chef Miller va plonger le sergent dans ses souvenirs. Son vieux frère d’armes va lui faire revivre à rebours les événements précédant son départ, jusqu’à la chute de Bel Kacem N’Gadi, le roi des pirates du Tafilalet. Avec ce recul dans le passé, le sergent pourra enfin tourner la dernière page du livre de son aventure africaine, espérant ainsi apaiser pour toujours son âme tourmentée.

Préface de Carl Pépin

En sollicitant ma plume pour rédiger une préface à son nouveau roman, Pierre Bonin me demande en quelque sorte d’apporter ma caution à une œuvre empreinte de fictions, mais qui s’inspire d’un réel contexte historique des plus troubles et dramatiques.

Ce contexte, c’est celui de la pacification française du Maroc. Long processus fait d’intrigues, de batailles et d’entreprises économiques, la pénétration française dans cette contrée d’Afrique du Nord s’est déroulée sur plusieurs décennies, pour se terminer officiellement en 1934.

En me faisant l’insigne honneur de rédiger cette préface, mon ami Pierre m’autorise par le fait même à rendre hommage à ces hommes, mais aussi à ces femmes qui se sont lancées dans cette aventure coloniale aux lendemains souvent incertains. On peut questionner et mettre en doute toute entreprise coloniale. À titre d’exemple, au-delà de l’appât du gain, une puissance comme la France avait-elle raison d’imposer sa force et ses valeurs sur un territoire où les habitants firent savoir, par la bouche de leurs moukhalas et les lames de leurs yatagans, qu’eux aussi avaient une identité et une culture à protéger? Cette question, le brigadier Miller, d’origine américaine, l’avait posé au sergent Tanguay, un Québécois qui comme lui, portait le képi blanc sous le même soleil.

Certes, les réponses peuvent aller dans bien des sens, selon la perspective adoptée et le recul temporel. Chose certaine, bien des gens de part et d’autre n’eurent pas toujours le temps, ni le goût de réfléchir à ce genre de question dans le feu de l’action. Ce fut notamment le cas de mon grand-oncle Jean-Cléophas Pépin, né à Saint-Martin-de-Beauce, au Québec, et ayant servi jusqu’au grade de sergent dans le 4e Régiment Étranger d’Infanterie en Algérie et au Maroc, de 1923 à 1928.

Du bureau de recrutement de Lille, où il s’était engagé sur un coup de tête, jusqu’aux confins du Tafilalet, mon ancêtre a participé à cette grande œuvre de pacification et de colonisation du Maroc. C’est du moins ce que j’ai pu apprendre dans son récit intitulé Mes Cinq Ans à la Légion, que j’ai lu une douzaine de fois assurément.

Alors que peu de gens se souviennent aujourd’hui de la Guerre du Rif, celle-ci signifiait pour mon grand-oncle des affrontements avec les féroces guerriers d’Abdel-Krim. De jour comme de nuit, ses guerriers s’en prenaient aux postes isolés qu’occupaient les légionnaires et les soldats de l’armée française, dans cet environnement hostile où la gestion de la chaleur, de la vermine, du sable et de la soif occupait le quotidien des belligérants entre deux combats.

Ce nouveau roman que nous présente Pierre Bonin est loin d’être un autre récit sur la Légion. La Légion est à la limite un « prétexte » dans son récit. J’oserais avancer que le cœur de l’intrigue de l’auteur, au-delà des paroles et des gestes des personnages, c’est le Maroc en lui-même, vu et vécu à travers l’infinie connaissance que possède l’auteur de ses mentalités, ses dialectes et expressions, sa géographie, sa toponymie, etc.

N’eut été de la guerre que se livrèrent les Français et les tribus sous l’autorité de Bel Kacem N’ Gadi, les décors, les saveurs et les odeurs du Tafilalet marocain auraient eu sans aucun doute une tout autre coloration. Or, le Tafilalet de la fin des années 1920 et du début des années 1930 se cherche. Qui devait-on écouter? Un Bel Kacem contestataire de l’autorité du Sultan et qui faisait régner la terreur dans la région, tout en mijotant son projet de prendre Marrakech? Ou encore, écouter les Français, pour qui la soumission à leur autorité serait signe de sécurité et de prospérité?

En contextualisant le problème de la sorte, Pierre Bonin raconte le Maroc et l’histoire de ses habitants. C’est l’histoire d’un peuple fier de sa culture et de son identité, tout comme à son attachement aux rites de l’islam. C’est en même temps l’histoire d’un peuple ouvert sur le monde, mais qui n’aime pas s’en laisser imposer.

Et c’est là ce qui fait toute la beauté et le charme du roman de Pierre Bonin, c’est qu’il est parvenu à cerner le Maroc non seulement comme décor, mais à la limite comme personnage. Dans cette optique, j’ai grandement reconnu en l’œuvre de l’auteur ce que mon grand-oncle avait tenté de faire de façon plus maladroite à une certaine époque, soit de capter ce Maroc vivant, pour ainsi donner un autre sens à son expérience de légionnaire.

De son premier roman Le Trésor du Rif jusqu’à Les captifs de Rissani, Pierre Bonin nous transporte dans un décor, dans un monde qui autorise l’Extrême. En ce sens, je comprends un peu mieux maintenant ce que voulait dire dans l’esprit de mon grand-oncle la devise Honneur et Fidélité.