Catégorie : Guerres mondiales et conflits contemporains

1914-1918: La guerre du Canada. Le Mont Sorrel

Toujours en Belgique

Au printemps de 1916, le Corps canadien occupait la portion sud-est du saillant d’Ypres en Belgique. Le front s’étendait de Saint-Éloi au sud pour se terminer quelques centaines de mètres au nord de Hooge, couvrant ainsi une étendue d’environ 8 kilomètres de tranchées. Le nouveau commandant du Corps,

Le lieutenant-général Sir Julian Byng, commandant du Corps expéditionnaire canadien (mai 1916 à juin 1917).

le lieutenant-général Sir Julian Byng, n’a pas eu à attendre bien longtemps avant de livrer sa première bataille avec les Canadiens. Lorsque le choc survint, celui-ci s’abattit sur la plus récente des divisions arrivées en ligne, la 3e, commandée par le major-général Malcolm Mercer.

Au matin du 2 juin, un bombardement allemand qui durait déjà depuis 24 heures prit une intensité soudaine et jamais expérimentée auparavant par les soldats canadiens. Le front de la 3e Division canadienne au sud-est d’Ypres était enveloppé dans un immense nuage de poussière, avec des troncs d’arbres qui volaient en éclat, balançant par le fait même de vastes quantités d’équipements et de cadavres dans les airs.

Après plusieurs heures d’enfer sous ce bombardement, les Allemands se lancèrent à l’assaut. Ils dirigèrent leur effort principal sur une étendue partant du Mont Sorrel jusqu’à quelques centaines de mètres vers la cote 62, où deux bataillons de la 8e Brigade et une compagnie du PPCLI étaient en ligne.

La bataille

Le bombardement allemand avait pulvérisé le système défensif des Canadiens et pour compliquer davantage cette situation confuse, le commandant de la 3e Division (le major-général Mercer) et celui de sa 8e Brigade (le brigadier-général Williams) étaient introuvables au cours de cette phase critique du début de l’assaut. Il y eut d’ailleurs quelques délais avant que ce fait ne fût confirmé au commandant du Corps, le lieutenant-général Byng, qui ordonna au commandant de l’artillerie divisionnaire, le brigadier-général Hoare-Nairne, de prendre temporairement le commandement de la division en attendant de retrouver les généraux Mercer et Williams.

Le secteur au sud-est d'Ypres défendu par le Corps canadien s'étendait des villages de Hooge (au nord) vers Saint-Éloi (au sud). Entre ces deux positions, sur ce terrain généralement plat, se trouvaient une série de positions surélevées comme le Mont Sorrel et les collines 60, 61 et 62. Les combats dans ce secteur furent particulièrement violents d'avril à juin 1916.

En fait, l’absence du major-général Mercer s’explique parce qu’il a été tué quelque temps auparavant par un éclat d’obus. Quant au brigadier-général Williams, il fut grièvement blessé par une explosion d’obus et fait prisonnier. D’ailleurs, le major-général Mercer est le plus haut gradé canadien à avoir trouvé la mort au front. Les premières phases de l’assaut ont vu la capture par les Allemands de points stratégiques au sud-est d’Ypres, comme le Mont Sorrel, la cote 61 et 62. Une contre-attaque menée par la 1ère Division canadienne le lendemain 3 juin échoua, notamment par le manque de préparation.

Les Allemands reprirent l’offensive le 6 juin et parvinrent à prendre Hooge, notamment après qu’ils eurent fait exploser quatre mines sous les tranchées canadiennes. Ce gain était d’une importance mineure dans l’esprit de Byng, qui était davantage préoccupé à reprendre les trois collines perdues un peu plus au sud de Hooge. Ces collines étaient peu élevées, mais elles revêtaient néanmoins une importance stratégique capitale dans la région, étant donné que la vaste partie du terrain au sud-est d’Ypres est plat et qu’il fallait profiter de toutes positions le moindrement élevées.

Un aperçu des tranchées du Mont Sorrel quelques temps après la fin de la guerre.

La tâche de reprendre les collines revint à la 1ère Division du major-général Currie et, cette fois, il avait du temps et des moyens de se préparer. Sa planification minutieuse de la bataille allait devenir la marque de commerce de Currie dans toutes les futures opérations qu’il allait mener. Cela l’amena à devenir l’un des meilleurs commandants de toutes les forces britanniques du front Ouest. Le major-général Currie portait une attention particulière à la préparation du tir d’artillerie et il mettait aussi une nouvelle emphase sur la coordination entre l’infanterie et l’artillerie.

À titre d’exemple, dans le but de brouiller les cartes sur ses intentions, il avait fait bombarder entre le 9 et le 12 juin les positions allemandes par quatre tirs intenses d’une durée de 30 minutes chacun, en des points différents. Le véritable assaut de la 1ère Division débuta la nuit, à 1h30, le 12 juin, sous une pluie battante et à la suite d’un autre bombardement encore plus massif et méthodique qui avait duré dix heures. Toutes les positions allemandes entre la colline 60 et le Bois du Sanctuaire y goûtèrent.

Le major-général Arthur Currie, commandant la 1ère Division au moment de la bataille du Mont Sorrel (juin 1916).

Dans ce contexte, Currie devait composer avec un épineux problème d’effectifs. Les pertes importantes occasionnées par la contre-attaque ratée de la 1ère Division quelques jours auparavant avaient forcé Currie à réorganiser temporairement ses bataillons pour les rendre opérationnels. Malgré tout, l’assaut du 12 juin se déroula rondement pendant environ une heure seulement. On en déduit que les Allemands furent pris par surprise, car ils avaient offert peu de résistance. Les Canadiens étaient parvenus à reprendre les collines et quelque 200 prisonniers. Deux jours plus tard, le 14, les Allemands tentèrent un nouvel assaut contre les collines, mais échouèrent. Le front avait fini par se stabiliser, laissant une distance d’environ 150 mètres entre les positions canadiennes et allemandes.

Bilan de la bataille: des changements s’imposent

Les pertes canadiennes du 2 au 14 juin 1916 s’élèvent approximativement à 8,400 hommes, essentiellement au sein des 1ère et 3e Divisions. De ce nombre, un peu plus de 1,100 soldats ont été tués et 2,000 avaient été portés disparus.

Les soldats canadiens n’ont pas immédiatement quitté le saillant d’Ypres à la suite de la bataille du Mont Sorrel. Ils vont y rester jusqu’en septembre, avant que le Corps ne soit transféré en France, dans la région de la Somme en Picardie. Suite à la mort du major-général Mercer, un problème politique de taille s’est présenté au lieutenant-général Byng: qui allait devenir le commandant de la 3e Division?

Byng avait reçu un télégramme du ministre canadien de la Milice Sam Hughes lui demandant de promouvoir son fils Garnet, qui commandait alors la 1ère Brigade (1ère Divison). Cependant, à la plus grande colère du ministre Hughes, Byng décida plutôt de promouvoir le commandant de la 2e Brigade (1ère Division) Louis Lipsett comme nouveau commandant de la 3e Division, qui par surcroît était un Britannique et un soldat de carrière. Il conservera ce poste jusqu’à sa mort en octobre 1918. Byng avait refusé la candidature de Garnet Hughes, qu’il jugeait tout simplement incompétent à occuper ce poste (Byng avait probablement été informé de la piètre performance de Garnet lors de la bataille de Saint-Julien un an auparavant).

Sam Hughes envoya à Byng une lettre officielle de protestation en août 1916, mais cela ne fit pas changer l’avis du commandant du Corps. Byng n’avait personnellement rien contre Garnet Hughes, mais l’officier canadien n’avait probablement pas les critères requis par le commandant du Corps pour occuper les tâches liées au commandement divisionnaire.

L’arrivée du lieutenant-général Byng à la tête du Corps canadien à la fin du printemps de 1916 marqua assurément un changement de dynamique. Byng avait un leadership particulier et une impressionnante feuille de route sur les champs de bataille depuis 1914. Sa bonne gestion de la bataille du Mont Sorrel, sa première vécue à titre de commandant du Corps canadien, lui avait conféré une influence renouvelée et augmentée. En clair, il pouvait bloquer le puissant ministre Sam Hughes.

Outre le refus de promouvoir le fils Garnet, Byng en avait profité pour débarrasser ses troupes de l’inefficace carabine Ross, au plus grand déplaisir de Sir Sam, mais à la plus grande joie des soldats. Byng fit de même en remplaçant l’inefficace mitrailleuse Colt (imposée aussi par Sam Hughes) par les mitrailleuses britanniques Vickers et Lewis à l’été de 1916.

De nouveaux équipements pour les soldats canadiens à l'été de 1916: la carabine Lee-Enfield et le fusil-mitrailleur Lewis.

La 4e Division et la route vers la Somme

La relative période de tranquillité qui suivit la fin de la bataille du Mont Sorrel et le début de celle sur la Somme (juillet à novembre) avait vu de grands changements dans le Corps canadien, notamment au niveau de l’équipement, mais des renforts étaient aussi arrivés. Une 4e Division d’infanterie venait se greffer au Corps.

À son tour, la 4e Division fut levée dans un contexte qui lui est propre. En septembre 1915, il y avait officiellement 88 bataillons d’infanterie qui avaient été levés par le Canada. Le War Office britannique avait demandé si le Canada était prêt à fournir 12 bataillons supplémentaires pour servir en Égypte, sur ce qu’on appelait le « front mésopotamien ».

Ces nouveaux bataillons devaient s’ajouter à la 3e Division alors en constitution à la fin de 1915, quitte à utiliser des forces de celle-ci pour le service en Égypte. Cependant, les autorités canadiennes avaient d’emblée accepté la recommandation du lieutenant-général Alderson qui suggérait à la place de porter le Corps canadien à 3 divisions et de se servir des effectifs de la 4e afin de maintenir les effectifs au front des trois premières. En clair, on oubliait l’Égypte. Tout le monde irait en Europe et le War Office accepta à son tour cette recommandation.

Le grand nombre de volontaires qui s’étaient enrôlés depuis le début des hostilités faisait en sorte qu’on ne manquait pas de soldats à la fin de 1915. La conséquence directe de cette situation fut qu’on décida d’envoyer finalement la 4e Division au front. Celle-ci avait commencé à s’assembler en Angleterre à la fin de novembre 1915 et fut au départ sous les ordres du brigadier-général Lord Brooke, l’ancien commandant de la 4e Brigade canadienne au front.

Les unités de la 4e Division étaient concentrées à Bramshott où elles poursuivaient leur entraînement intensif. C’est finalement le major-général David Watson, originaire de Québec, qui assuma le commandement de la 4e Division jusqu’à la fin de la guerre. À l’instar des 2e et 3e Divisions, la 4e n’avait pas au départ sa propre artillerie. Le temps de s’équiper, les Britanniques fournirent l’artillerie.

La 4e Division rejoignit le Corps en France en août 1916, à temps pour participer à la bataille de la Somme, la prochaine des épreuves qui attendaient les Canadiens.

Le mémorial canadien de Mont Sorrel situé sur la colline 62.

1914-1918: La guerre du Canada. Saint-Éloi ou la tragédie des cratères

La 2e Division en ligne

Le major-général Richard Turner, VC, commandant de la 2e Division canadienne à la bataille de Saint-Éloi (avril 1916).

Du début de la guerre jusqu’à la fin de 1915, la 1ère Division avait subi le gros des affrontements menés à ce jour par le Canada. Au tout début de 1916, il y avait maintenant trois divisions d’infanterie canadiennes en ligne, soit les 1ère, 2e et 3e Divisions.

L’épisode analysé ici se concentre sur le baptême de feu la 2e Division, dans ce qui restait d’une petite localité belge nommée Saint-Éloi, à environ 5 kilomètres au sud d’Ypres. Arrivée en ligne en septembre 1915, la 2e Division avait été jusqu’à présent relativement épargnée par les combats. Elle comprenait essentiellement des hommes issus de la levée du second contingent promis par le Premier ministre Borden. Cette division comprenait notamment une unité francophone du Québec, le 22e bataillon (canadien-français).

Dans un effort visant à réduire un petit saillant allemand qui s’était dessiné sur le front tenu par les Britanniques, six mines géantes avaient été creusées sous les tranchées ennemies. Ces mines furent détonnées le 27 mars 1916. Le vacarme et la confusion qui suivirent ces explosions avaient permis à la 3e Division britannique d’attaquer et de corriger la ligne de front à leur avantage.

La semaine qui suivit l’explosion de la fin mars avait vu d’importants affrontements entre les soldats allemands et britanniques afin de voir lequel des belligérants pouvaient prendre le contrôle des cratères résultants de ces déflagrations. Chacun des bataillons de la 3e Division britannique avait été engagé dans ces combats autour des cratères. Le dernier de ces six cratères avait finalement été capturé le 3 avril et les troupes britanniques épuisées avaient été relevées par les Canadiens dans la nuit du 3 au 4 avril.

Aux dires de certains contemporains et historiens après coup, il aurait fallu attendre quelque peu avant d’opérer la relève des troupes britanniques par les Canadiens, car les positions nouvellement conquises n’étaient pas consolidées et pouvaient être reprises à tout moment. Cependant, les bataillons britanniques qui étaient sortis des cratères de Saint-Éloi étaient complètement démolis, démoralisés et épuisés. L’attente de leur relève était hors de question.

C'est à la bataille de Saint-Éloi que les premiers casques d'acier furent distribués aux soldats canadiens.

Équipés pour la première fois de casques d’acier (en fait, seulement 50 par compagnie), les premiers soldats canadiens arrivés dans le secteur de Saint-Éloi furent ceux de la 6e Brigade (2e Division) qui prirent la relève de ce qui restait des Britanniques de la 76e Brigade (3e Division), puis ce fut le Corps canadien au complet qui arriva en ligne, relevant ainsi le Ve Corps britannique.

Saint-Éloi: Un aperçu

Le secteur couvert par le Corps canadien s’étendait du village de Saint-Éloi au sud jusque vers celui de Hooge au nord (voir la carte). Environ la moitié du stratégique saillant d’Ypres était en avril 1916 sous la direction du Corps canadien. Cette relève avait été en quelque sorte symbolique, car il s’agit de la première fois où un Corps d’armée au complet en relevait un autre. La relève des troupes, pour tous les problèmes logistiques qu’elle engendre, était toujours une manœuvre délicate.

Carte du saillant d'Ypres. Les troupes canadiennes ont occupé en avril 1916 un secteur au sud-est d'Ypres s'étirant de Saint-Éloi au sud vers Hooge au nord.

Cela correspondait également avec le désir du gouvernement canadien de l’époque de faire en sorte que le Corps reste unifié d’un point de vue opérationnel et soit traité comme une formation à part. L’idée étant qu’on ne voulait pas que le Corps canadien puisse être malléable administrativement, au point d’adopter la structure britannique de corps d’armée où le nombre de divisions à l’intérieur de celui-ci était variable et facilement transférable selon les considérations tactiques du moment. Bref, le gouvernement canadien voulait garder le caractère unique de son Corps et les divisions qui le composaient ensemble.

Une autre observation que l’on peut faire sur le secteur de Saint-Éloi en ce début de 1916 est qu’il s’agissait probablement d’un des plus dangereux secteurs défendus par les forces de l’Empire britannique. Cette portion sud du saillant d’Ypres était carrément à éviter et l’état-major canadien savait que le séjour dans ce secteur ne serait pas une sinécure.

D’abord, la ligne de front (soit les tranchées) était difficilement distinguable à la suite des immenses explosions provoquées par les mines. Les « tranchées » n’étaient en fait que de petits fossés eux aussi difficilement identifiable. Les parapets étaient démolis et le barbelé censé protéger les entrées des tranchées quasi inexistant. Les trous d’obus et les sapes pouvant potentiellement abriter les soldats étaient remplis d’eau et il était à peu près impossible de relier entre elles les tranchées par des canaux de communication.

L'un des six cratères que les soldats canadiens ont du défendre ou reprendre à Saint-Éloi.

Souvent, il était nécessaire que les soldats apportant du ravitaillement en première ligne soient attachés ensemble pour éviter de se perdre. C’était aussi pratique au cas où l’un d’eux tomberait dans le fond d’un cratère et qu’il soit possible de le remonter, ou encore pour éviter qu’il ne se noie dans la boue.

Les Canadiens arrivés à Saint-Éloi devaient aussi vivre avec les blessés et les cadavres allemands et britanniques qui parsemaient le terrain, souvent à moitié enterrés dans la mer de boue. La vision était d’autant plus horrifiante, car le levé du soleil (les Canadiens étaient arrivés la nuit) avait dévoilé aux soldats toute l’horreur du champ de bataille, notamment les dizaines de cadavres qui remplissaient les cratères.

La bataille: Que se passe-t-il?

Les premières journées dans (et autour) des cratères de Saint-Éloi furent occupées à consolider le terrain, ce que les Britanniques n’avaient pu faire auparavant. À ce propos, les Allemands bombardaient régulièrement les positions canadiennes pour les empêcher justement d’atteindre ce but. Par exemple, vers 23 heures, le 5 avril 1916, les Allemands avaient intensifié leurs bombardements, un canonnade ininterrompue pendant quatre heures. À 3h30, le 6 avril, les Allemands s’étaient lancés à l’assaut au levé du jour et avaient reconquis vers 7h tous les cratères perdus aux mains des Britanniques à la fin mars.

Carte du front de Saint-Éloi illustrant les cratères en jeu.

À leur tour, les Canadiens amorcèrent une série de contre-attaques visant, non sans surprise, à reprendre les six cratères, mais seulement deux purent être repris dans les premiers moments, ce qui entraîna une situation dès plus confuse qui vira au cauchemar. Pour faire simple dans cette situation chaotique, les six cratères avaient été numérotés de 1 à 6, de droite à gauche (voir la carte).

Les cratères 2, 3, 4 et 5 étaient aux mains des Allemands, tandis que les cratères 1 et 6, plus petits, avaient fini par disparaître au travers d’autres trous d’obus (le cratère 6 était situé au côté d’un 7e cratère qui avait fini lui aussi par disparaître). Les Canadiens étaient donc parvenus à reprendre le contrôle des cratères 6 (et 7), mais ceux-ci croyaient qu’il s’agissait en fait des cratères 4 et 5. Par conséquent, les rapports envoyés par l’état-major canadien au haut commandement britannique stipulaient que les cratères 4 et 5 étaient en leur possession. Rien n’était plus faux.

Cette confusion dans l’identification des objectifs avait donc atteint le quartier-général de la Seconde armée britannique du général Plumer (de laquelle relevait le Corps canadien). Plumer et son état-major en déduisirent que, finalement, seulement les cratères 2 et 3 avaient été perdus. Par conséquent, il ordonna aux Canadiens de tenir leur front et de tout faire pour reprendre les cratères 2 et 3.

En clair, cela signifie que pendant les sept jours qui suivirent, l’état-major du général Plumer n’avait à peu près aucune idée où étaient positionnés les soldats canadiens sur la ligne de front, malgré que ceux-ci se soient battus pendant une semaine pour la possession de chacun des cratères. Ce ne fut que le 16 avril que le quartier-général de Plumer eu la confirmation (la vraie) à l’effet que les Allemands étaient bel et bien en possession des cratères 2, 3, 4 et 5, ce qui entraîna une annulation de futures contre-attaques dans l’immédiat. Par surcroît, on avait appris qu’au cours de cette semaine de combats confus, les Allemands avaient repris ce qui restait des cratère 6 (et 7), ne laissant aux Canadiens que le cratère 1 et la rage de s’être fait tiré dessus par leur propre artillerie.

Les combats avaient fini par s’estomper, au plus grand soulagement des hommes sur le terrain. Ceux-ci avaient souffert des terribles conditions d’une mitraille constante et d’une nature plus qu’imprévisible. Du 4 au 16 avril 1916, les pertes de la 2e Division canadienne s’élevaient à un peu plus de 1,300 combattants.

Conclusion: À qui la faute?

De nombreuses récriminations avaient suivi la bataille des cratères de Saint-Éloi. La première victime de la soi-disant mauvaise gestion des opérations avait été le commandant du Corps canadien, le lieutenant-général Edwin Alderson. Il avait été démis de ses fonctions et retourna en Angleterre pour occuper le poste d’Inspecteur général des Forces canadiennes en ce pays. À sa place, on nomma le lieutenant-général Sir Julian Byng, un autre officier britannique qui fut confirmé dans son poste de commandant du Corps canadien en mai de la même année.

Les critiques étaient aussi présentes à des échelons plus bas de la hiérarchie militaire canadienne. Certains commandants de divisions et de brigades canadiennes n’avaient pas été à la hauteur et leur professionnalisme fait aussi l’objet de récriminations. Cependant, et bien que le haut commandement britannique avait en théorie un droit de vie et de mort sur le sort des généraux canadiens, il fallait faire attention avant de les démettre, surtout d’un point de vue politique.

Politiquement parlant, dans le but d’assurer la bonne image coopérative entre le gouvernement britannique et canadien, il semblait préférable de maintenir en poste quelques commandants incompétents. De plus, Sir Douglas Haig, le commandant en chef des forces britanniques (et canadiennes) en France, était sensible à cette problématique. Il avait notamment pris en compte les circonstances dramatiques et exceptionnelles dans lesquelles les généraux canadiens eurent à diriger leurs troupes.

Par exemple, Haig avait rejeté certaines recommandations du général Plumer quant au congédiement de généraux canadiens. On savait entre autres choses que les relations entre le commandant de la 2e Division (le major-général Turner) et le commandant du Corps (le lieutenant-général Alderson) étaient mauvaises. Alderson accusait Turner d’être responsable de la confusion qui a régné sur le champ de bataille pendant une semaine, entre autres de sa soi-disant incapacité à localiser ses propres troupes. En d’autres termes, Alderson a reçu de faux rapports du front et c’est lui qui en paya le prix ultime. Au final, non sans compter sur un important jeu de coulisses, ce fut Alderson qui dut partir. En lisant entre les lignes, on peut en déduire que tant et aussi longtemps que Sam Hughes était ministre de la Milice, Turner était protégé.

Au final, le séjour des troupes canadiennes dans le saillant d’Ypres était loin de s’achever. Le secteur leur était que trop familier. Ces soldats maintenant aguerris resteraient en Belgique. La prochaine étape (ou épreuve): le Mont Sorrel.

Ce qui reste de l'un des cratères de Saint-Éloi...

1914-1918: La guerre du Canada. L’année 1915 et la bataille d’Ypres

Ypres: le baptême de feu

L’arrivée au front des troupes canadiennes de la 1ère Division s’effectua dans la nuit du 2 au 3 mars 1915, dans le secteur d’Armentières-Fleurbaix non loin de la frontière belge. Les Canadiens partagèrent le secteur avec les forces britanniques (4e et 6e divisions du IVe Corps) qui leur montrèrent les rudiments de la vie dans les tranchées, avant de les laisser à eux-mêmes, face aux Allemands.

Le ministre de la Milice Sir Sam Hughes exhibant fièrement l'une de ses trouvailles: la pelle "MacAdam". Le soldat était censé pouvoir creuser un trou et, le cas échéant, insérer sa carabine à travers une ouverture spéciale, ce qui ferait en sorte de le "protéger" derrière la plaque métallique de la pelle.

Le premier mois passé au front fut relativement tranquille et la division canadienne fut transféré au nord en Belgique, dans le secteur du saillant d’Ypres. La division canadienne releva la 11e Division de l’armée française, qui se trouvait à l’extrême gauche de la ligne de front occupée par l’armée britannique en Belgique. La division canadienne avait dans un premier temps été assignée au Ve Corps de la Seconde armée britannique. À la droite des Canadiens se trouvait la 28e Division britannique, à la gauche la 45e Division algérienne de l’armée française.

C’était en face de ces forces en présence que les troupes allemandes lancèrent un assaut contre les positions françaises et une partie du front de la division canadienne le 22 avril 1915 à Ypres. L’assaut allemand était appuyé d’une nouvelle arme: le chlore. En effet, les Allemands avaient répandu dans l’air du chlore contenu dans quelque 5,730 cylindres installés sur le rebord de leurs tranchées, prêts à être relâchés au moindre signe de vent favorable. C’était la première fois que cette arme était utilisée sur le front Ouest.

Les forces algériennes avaient rapidement reculé, prises de panique, laissant derrière elles un grand nombre de soldats tués ou suffoquant sous les effets du chlore. La situation était critique, car en reculant, les forces algériennes avaient laissé ouvert un large trou sur la ligne de front, si bien que la gauche de la division canadienne était à flanc ouvert et pouvait être prise à revers à tout moment. Dans le but de boucher le trou, les Canadiens ont dû rapidement se redéployer sur une nouvelle ligne de tranchées construites à la hâte le long de la route de Saint-Julien et Poelkapelle (voir la carte). Par conséquent, les Canadiens avaient dû étirer dangereusement leur front, au risque de l’amincir, le rendant ainsi plus vulnérable à d’éventuelles percées ennemies.

Carte du secteur d'Ypres au matin du 22 avril 1915. La tâche verte représente la surface généralement couverte par le chlore déployé par les Allemands. On remarque que cette nappe frappe directement le front de la 45e Division algérienne, épargnant relativement la 1ère Division canadienne se trouvant à droite.

Heureusement pour les Alliés, les Allemands ne parvinrent pas à exploiter cet avantage, notamment parce qu’eux-mêmes n’étaient pas préparés à exploiter une situation dont le succès initial les avait aussi surpris. Par surcroît, les actions des forces canadiennes avaient permis de gagner du temps et même de lancer quelques contre-attaques fort coûteuses en des points précis du front.

Secteur d'Ypres, quelques heures après le début de l'assaut allemand. On remarque le repli de la 45e Division algérienne et l'ampleur du "trou" laissé dans ce secteur du front. Telle était la situation qui se présenta au commandement canadien le 22 avril 1915. Il fallait carrément redéployer une partie de la 1ère Division pour couvrir la route de Saint-Julien-Poelkapelle, tout en maintenant le front initialement assigné.

Forte de 12,000 fantassins, la division canadienne mena un combat désespéré du 22 au 25 avril 1915, moment le plus fort de la Seconde bataille d’Ypres (la Première ayant eu lieu dans le même secteur en octobre 1914, avant l’arrivée des Canadiens). Pendant ces trois jours, la division canadienne fut impliquée dans des combats continus, ce qui laissa du temps aux Britanniques de se réorganiser et d’y envoyer à leur tour des renforts afin de soulager le front canadien. Le gros de l’orage était passé au matin du 25 avril, mais les Canadiens restèrent dans le secteur pour encore deux jours.

Célèbre tableau de l'artiste Richard Jack illustrant la Seconde bataille d'Ypres d'avril-mai 1915 en Belgique. Dans l'historiographie canadienne, on fait régulièrement référence à cet épisode comme la "Bataille de Saint-Julien". Ici, des soldats canadiens tentant d'arrêter un assaut allemand.

Les Canadiens étaient sortis de leur premier engagement majeur la tête haute et avec une excellente réputation. Le haut commandement britannique avait publiquement fait l’éloge de la division canadienne, qui avait littéralement empêché une défaite initiale de se transformer en déroute. Les faits d’armes n’ont pas manqué. Par exemple, quatre Croix de Victoria furent décernées à des soldats canadiens. Parmi eux, on note le lance-caporal Fisher (13e bataillon), le premier récipiendaire de la division. Il avait été tué le 24 avril, le lendemain après l’annonce officielle de sa décoration. Sa dépouille n’a jamais été retrouvée et, par conséquent, son nom fut gravé sur la Porte de Ménin, en Belgique, avec les 7,000 autres soldats canadiens tués dans ce petit pays et qui n’ont pas de sépultures connues.

Au cours des trois semaines pendant lesquelles la division canadienne fut dans le saillant d’Ypres, elle enregistra des pertes d’environ 6,000 hommes. De ce nombre, un peu plus de 2,000 avaient été tués.

La levée d’une nouvelle division: la 2e

Trois jours après que le premier contingent eut quitté le Canada à l’automne de 1914, le gouvernement Borden avait offert d’en lever un second d’environ 20,000 hommes. De sérieux problèmes de logements et de transports du côté de l’Angleterre ont retardé le déploiement de ce deuxième contingent qui ne traversa l’Atlantique qu’en mai 1915. Du côté canadien, le manque de canons a également contribué à retarder la formation, l’entraînement et le déploiement du second contingent.

La levée d’un second contingent représentait la création de 15 nouveaux bataillons, dont trois parmi ce nombre furent envoyés directement en renfort de la 1ère division au front au début de 1915. Les 12 bataillons restants furent organisés en tant que « 2e Division », elle aussi découpée en trois brigades correspondant autant que possible aux régions géographiques de recrutement. Par exemple, la 4e brigade (la « 4e brigade » originale faisait partie du premier contingent, mais elle avait été dissoute en Angleterre afin de fournir des renforts à la 1ère Division au front) venait de l’Ontario, la 5e brigade comprenait des bataillons du Québec et des Maritimes (dont le 22e bataillon canadien-français) et l’Ouest était représenté par des bataillons formant la 6e brigade.

Le second contingent arriva en Angleterre en mai 1915 et fut officiellement constitué en 2e division à la fin du mois. La 2e Division fut une première fois déployée dans la région de Shorncliffe sous le commandement du major-général Samuel Steele, un officier de 65 ans qui avait combattu lors des raids des Fenians vers 1870. En raison de son âge avancé, il n’a pas accompagné la division en France et il fut remplacé par le brigadier-général Turner, qui commandait alors la 3e brigade de la 1ère Division.

Entre temps, la 2e division complétait son entraînement dans la région de Shorncliffe dans des conditions de loin meilleures, tant au point de vue climatique qu’environnemental, que ce qu’avait connue la 1ère division quelques mois auparavant. Comme c’était la coutume, le Roi, en compagnie de son ministre de la Guerre Lord Kitchener, avait inspecté la 2e Division le 2 septembre et le transport de celle-ci en France s’effectua du 13 au 17 septembre. La division avait débarqué à Boulogne et Le Havre. Elle fut ensuite transportée par train et à pied dans la région de Hazebrouck en Belgique. Jusqu’au début de 1916, une partie de l’artillerie de la 2e Division était britannique, en raison du manque de canons pour les Canadiens, tel qu’évoqué précédemment.

Le 48e bataillon de Highlanders dans les tranchées en 1915. On remarque à la gauche de la photo une carabine Lee-Enfield avec baionnette. Malgré que la carabine Ross équipait les troupes, celles-ci n'hésitaient pas à s'approrier l'arme britannique quand l'occasion se présentait.

La formation d’un Corps d’armée

Avec l’arrivée de la 2e Division au front, il fut décidé de regrouper l’ensemble des forces afin de former le « Corps canadien » qui fut au départ commandé par le lieutenant-général britannique Alderson. Son poste à la tête de la 1ère Division fut comblé par le brigadier-général Currie, qui fut remplacé à la tête de la 2e brigade de la 1ère Division par le lieutenant-colonel Lipsett, l’ancien commandant du 8e bataillon (1ère Division).

Le lieutenant-général Eldwin Alderson, commandant de la 1ère Division canadienne, puis du Corps canadien en 1915.

La formation du nouveau Corps canadien amenait un problème épineux, soi le manque d’officiers d’état-major compétents. Non sans surprise, une bonne partie des postes à l’état-major du Corps furent dans un premier temps comblés par des officiers britanniques.

Bien que le Corps canadien ne fut considéré comme réalité qu’à partir de septembre 1915, le débat autour de sa création datait de plusieurs mois déjà et la formation existait sur le papier dès le mois de juin. Au moment où la 2e Division arrive en France, les effectifs du Corps canadien se situaient autour de 38,000 hommes.

En plus de l’infanterie endivisionnée, le Corps comprenait la Brigade de cavalerie (Lord Strathcona’s Horse, Royal Canadian Dragoons et un régiment britannique spécial nommé, le 2nd King Edward’s Horse) et quatre unités de Canadian Mounted Rifles converties en bataillons d’infanterie. À cela le Corps se vit ajouter quelques bataillons supplémentaires d’infanterie, dont le PPCLI (alors avec la 27e Division britannique) et le RCR (anciennement aux Bermudes) qui arriva en France en novembre 1915. Ces derniers renforts allaient amener la création d’une 3e Division sous les ordres du major-général Mercer.

La 3e Division et la fin de l’année 1915

La décision de lever une troisième division avait été prise à l’été de 1915. Les 7e, 8e et 9e brigades allaient former cette nouvelle division. Ce n’est qu’au début de 1916 que la 3e Division était à effectifs complets, dans la mesure où elle était opérationnelle, malgré que son artillerie fut au départ fournie par les Britanniques, et ce, jusqu’à l’été de 1916.

Toutes proportions gardées, on peut affirmer que l’année 1915 (et en particulier la Seconde bataille d’Ypres) fut la plus terrible pour les soldats canadiens en termes de pertes et d’apprentissage de la guerre moderne. Les soldats canadiens avaient commis les mêmes erreurs que les autres belligérants (des attaques en rangs serrés, de mauvaises tranchées, une mauvaise utilisation de l’équipement disponible, etc.) et firent face aux mêmes réalités pénibles de la guerre de positions.

Représentation artistique de la bataille de Saint-Julien de 1915. Les Canadiens se défendent comme ils le peuvent face au chlore, allant jusqu'à uriner dans des mouchoirs puis de les appliquer sur la bouche afin de filtrer le poison.

De plus, la publication des listes des pertes avait alarmé le public canadien. Les soldats comme les civils prenaient subitement conscience de toute la barbarie de la guerre. Une bonne partie des défaillances du corps canadien furent mises sur la responsabilité de Sam Hughes, qui par ailleurs ne se gênait pas pour critiquer publiquement les généraux britanniques. En effet, on a longtemps blâmé les généraux britanniques qui commandaient les Canadiens, mais bon nombre d’officiers canadiens n’avaient aucune expérience militaire, encore moins pour accomplir des fonctions d’état-major.

Chose certaine, la guerre n’était pas terminée au moment où s’achevait l’année 1915. Les deux camps étaient bien enterrés dans leurs tranchées et il fallait trouver de nouvelles solutions pour rompre l’impasse qui régnait sur le front occidental.

1914-1918: La guerre du Canada. La mobilisation

Introduction

France, 9 avril 1917, 5h30. La première vague d’assaut des quatre divisions d’infanterie canadiennes avance vers les positions allemandes sur la crête de Vimy. La température était froide, accompagnée d’un fort vent du nord-ouest qui entraînait à sa suite un mélange de pluie et de neige dans le dos des soldats canadiens et en plein visage des défenseurs allemands. Les Canadiens avançaient sous le couvert d’un barrage d’artillerie constitué d’environ 1,000 canons, le tout appuyé par le feu continu et concentré de 150 mitrailleuses. Ceci représentait une concentration de feu rarement également par la suite dans les annales de la guerre moderne.

Un bataillon canadien sur une route de France. 1918.

Au 14 avril, la bataille de Vimy était terminée et la crête était aux mains des Canadiens. En soit, Vimy était l’une des positions défensives allemandes les mieux organisées sur le front Ouest et des tentatives de l’armée française visant à capturer la crête en 1915 s’étaient soldées par des pertes d’environ 150,000 hommes. La bataille de 1917 avait été menée par 52 bataillons d’infanterie, 48 bataillons canadiens et 4 britanniques (la 13e Brigade britannique relevant de la 2e Division canadienne). Les Canadiens avaient progressé d’environ 5 kilomètres, capturé 4,000 prisonniers, 54 canons, 104 mortiers de tranchées et 124 mitrailleuses, le tout pour des pertes de 10,600 hommes, dont 3,698 tués. Parmi les faits d’armes, quatre Croix de Victoria furent attribuées au cours de cet engagement.

La capture de la crête de Vimy peut être considérée comme l’une des victoires les plus spectaculaires des forces alliées depuis 1914. Pour la première (et seule) fois, les quatre divisions canadiennes ont été à la bataille côte à côte et le Corps canadien s’était bâti une réputation d’agressivité au combat hors pair. De plus, un sentiment de fierté nationale était né au Canada à la suite de cette bataille « canadienne ». Sur le terrain, trois des quatre commandants de divisions étaient canadiens et moins de deux mois plus tard, l’un d’eux, Arthur Currie, l’un des plus brillants tacticiens que le Canada ait produits, allait devenir le commandant du Corps.

La route jusqu’à Vimy fut longue pour le Canada et ses soldats. Lorsque la Grande-Bretagne déclare la guerre à l’Allemagne en août 1914, le Canada se trouve automatiquement en état de guerre. Sa position constitutionnelle de Dominion dans l’Empire britannique ne lui accorde aucun droit de regard sur des gestes de politique étrangère, comme le fait de déclarer la guerre ou de faire la paix. Cependant, le Canada avait le droit de décider de la nature de sa contribution à l’effort de guerre de l’Empire.

Sir Robert Borden. Premier ministre du Canada de 1911 à 1920.

La loyauté face à l’Empire, les liens qui unissaient avec la mère-patrie britannique et un sentiment de patriotisme très élevé étaient des éléments communs d’une large partie de la population canadienne de l’époque. Il n’y avait pas vraiment de doutes que la réponse du Canada à l’appel de la mère-patrie serait dès plus généreuse. Le Premier ministre Sir Robert Borden exprimait bien le sentiment de la nation lors de l’ouverture d’une session extraordinaire du Parlement le 18 août 1914 en affirmant que le Canada serait au coude à coude avec l’Angleterre et les autres Dominions dans la guerre qui s’amorçait. Accomplir son devoir était avant tout une question d’honneur.

Au début du conflit, l’armée régulière canadienne, que l’on appelait la Milice active permanente, se composait d’à peine 3,000 hommes. Elle consistait en deux régiments de cavalerie (le Royal Canadian Dragoons et le Lord Strathcona’s Horse), un bataillon d’infanterie (le Royal Canadian Regiment, RCR) et de quelques unités d’artillerie, de génie et d’approvisionnement. Cette petite force avait été renforcée quelques jours plus tard suivant la déclaration de guerre avec la formation d’une nouvelle unité d’infanterie, le Princess Patricia’s Canadian Light Infantry (PPCLI). Levé par le capitaine et philanthrope Hamilton Gault, et nommé d’après le nom de la fille du Gouverneur Général de l’époque, ce bataillon avait rapidement comblé ses rangs de volontaires, notamment par des vétérans de la guerre des Boers.

Le PPCLI avait été la première unité à être envoyée au front lorsque ses hommes mirent les pieds dans les tranchées avec la 80e Brigade de la 27e Division britannique, le 6 janvier 1915, soit deux mois avant que les forces canadiennes de la 1ère Division n’arrivent en ligne. Ironiquement, la seule unité régulière d’avant-guerre, le RCR, avait été envoyé aux Bermudes pour relever un bataillon britannique et ne parvint pas en France avant novembre 1915.

Derrière la petite force régulière se trouvait une Milice active non-permanente. Forte sur papier d’environ 60,000 à 70,000 hommes, elle comprenait 36 régiments de cavalerie et 106 régiments d’infanterie. Bien que des mesures avaient été mises en place pour avant la guerre afin d’améliorer les équipements et l’entraînement, les forces canadiennes de 1914 n’étaient pas prêtes au combat, mais elles fournissaient à tout le moins une base sur laquelle on pouvait construire une force plus solide.

Débuts chaotiques

Dès l’annonce de l’entrée en guerre, le gouvernement canadien offrit d’envoyer un contingent, une offre d’emblée acceptée par l’Angleterre. Le département britannique de la Guerre (le War Office) croyait qu’une division d’infanterie canadienne organisée sur le modèle britannique serait d’à-propos. L’effectif autorisé de cette division était fixé à 25,000 hommes. Ce chiffre est élevé, car une division d’infanterie à l’époque comprenait environ 18,000 hommes, mais le surplus demandé était pour combler aux pertes et assurer la relative autonomie de ladite division une fois au front, du moins pendant quelques mois.

Sir Sam Hughes. Ministre de la Milice de 1911 à 1916.

Le ministre canadien de la Milice était le colonel Sam Hughes, un homme énergique, quoiqu’arrogant et imbu de sa personne, mais grandement pourvu de zèle pour la cause de l’Empire. Hughes avait décidé d’ignorer les plans de mobilisation mis en place avant le conflit. Il décida d’y aller de son propre plan qui se voulait un « appel aux armes » personnel adressé directement à tous les commandants des unités de la milice non-permanente.

Chaque unité de milice devait selon Hughes envoyer des volontaires au nouveau camp militaire à Valcartier, au nord de Québec. Valcartier était l’endroit désigné où devait s’assembler le contingent qui allait partir en Europe. Au plan administratif et sanitaire, la situation au camp de Valcartier à l’automne de 1914 était chaotique à maints égards, au moment où plus de 30,000 volontaires venaient s’y installer. De plus, le colonel Hughes avait décidé d’ignorer les structures régimentaires existantes. À la place, il avait ordonné la formation de nouveaux bataillons qui seraient désignés par un numéro au lieu d’un nom propre, comme c’était la coutume avant la guerre.

Le camp militaire de Valcartier en septembre-octobre 1914.

Une autre décision controversée du ministre Hughes, qui entraîna un fort sentiment d’amertume au sein de la troupe, fut l’imposition de la carabine Ross comme arme d’ordonnance du contingent canadien. Fabriquée à Québec, la carabine Ross avait une bonne réputation comme arme de tir sportif dans un environnement contrôlé. Par contre, elle n’était pas du tout adaptée à l’environnement des tranchées. La carabine ne supportait pas la pluie et encore moins la boue. De plus, elle avait la fâcheuse tendance à s’enrayer après avoir tiré une cinquantaine de cartouches, notamment par la surchauffe de la culasse qui faisait « enfler » cette dernière et rendait son actionnement avec la main presque impossible. Le plus simple était de frapper à coup de pied afin de débloquer la culasse.

La carabine Ross fabriquée à Québec. Elle était l'arme principale (et officielle) des soldats canadiens d'août 1914 à août 1916.

Sans surprise, les soldats détestaient cette arme et une fois rendus au front, dès que l’occasion se présentait, ils s’en débarrassaient au profit de la carabine britannique Lee-Enfield, une arme parfaitement adaptée aux conditions du front. Lorsque la 1ère Division quitta le front après cinq jours de combat suivant l’attaque allemande aux gaz à Ypres, environ 1,400 soldats canadiens qui avaient survécu s’étaient approprié des carabines Lee-Enfield prises sur le champ de bataille. Ce ne fut pas avant la mi-juin 1915 que fut entamé le processus d’équiper la 1ère Division avec la carabine Lee-Enfield.

La carabinne britannique Lee-Enfield, arme principale des soldats canadiens de 1916 à 1918.

Vers l’Angleterre

Malgré toutes les erreurs initiales, un premier contingent canadien d’un peu plus de 30,000 hommes avait quitté du port de Québec pour l’Angleterre le 3 octobre 1914. C’était un chiffre beaucoup plus élevé que les 25,000 hommes initialement promis par le Premier ministre Borden. Le convoi de 31 navires remonta le fleuve Saint-Laurent et fut rejoint au large de Terre-Neuve par un 32e navire (qui embarquait le Newfoundland Regiment) et des navires d’escorte britanniques.

Cette première traversée de l’Atlantique se passa sans histoire. Le convoi était finalement arrivé à Plymouth le 14 octobre, alors que la destination aurait dû être Southampton, mais la menace sous-marine allemande avait fait changer les plans. L’accueil de la population fut bien chaleureux.

Les forces canadiennes nouvellement débarquées en Angleterre furent transportées dans une immense plaine à Salisbury où, durant les quatre prochains mois, elles allaient compléter leur entraînement dans le but d’être déployées au front au début de l’année suivante. Les conditions de vie à Salisbury furent pénibles pour les Canadiens, à commencer par la température exécrable où l’Angleterre connut l’un des hivers (celui de 1914-1915) les plus humides de récente mémoire. Pendant les premières semaines, les hommes étaient logés dans des tentes entourées d’une mer de boue. Éventuellement, des baraquements en bois quelque peu surélevés furent aménagés, ce qui permettait aux hommes d’être au moins au sec.

Des soldats canadiens dans la plaine de Salisbury (sud de l'Angleterre) pendant l'hiver de 1914-1915.

À la fin de janvier 1915, le contingent, maintenant connu sous l’appellation de la « Division canadienne », fut jugé prêt à être envoyé au front. Les comandants des trois brigades composant la division étaient des Canadiens: la 1ère brigade sous les ordres du brigadier-général Malcom Mercer, la 2e sous Arthur Currie et la 3e sous Richard Turner (un général de Québec qui avait remporté une Croix de Victoria en Afrique du Sud). Ces trois généraux de brigade n’étaient pas des militaires réguliers. Le commandement de la division canadienne fut confié à un officier britannique de carrière, le lieutenant-général Alderson.

La division canadienne fut passée en revue le 4 février 1915 par le Roi George V accompagné de Lord Kitchener, le ministre de la Guerre. Cinq jours plus tard, le gros de la division fut transporté d’Avonmouth vers Saint-Nazaire en France. Le 16, l’effectif complet de la division se trouvait en France.

En une période de six mois, le premier contingent canadien avait été recruté, assemblé et provisoirement organisé. La formation avait reçu un entraînement de base, elle avait traversé l’Atlantique, avait été réorganisée selon un modèle divisionnaire, élevée à un standard opérationnel et transférée en France. C’est un exploit, étant donné qu’à peine six mois auparavant, la presque totalité de ces hommes était des civils. La division canadienne était également la première division « irrégulière » à joindre les rangs des forces professionnelles britanniques se trouvant en France. Elle avait quelque peu précédé à l’arrivée d’autres divisions irrégulières britanniques.

Nous étions en mars 1915. Les Canadiens étaient maintenant dans les tranchées.

Tableau représentant le débarquement de la 1ère Division canadienne à Saint-Nazaire (France) en février 1915.

Les conférences de Québec de 1943 et 1944

Causerie prononcée au Cégep de Limoilou le 31 mai 2008 dans le cadre du congrès annuel de l’Association des professeurs d’histoire de cégep du Québec.

Bonjour Mesdames et Messieurs,

Tout d’abord, je tiens à vous remercier de votre présence et à remercier les organisateurs du congrès de l’Association des Professeurs d’Histoire de Cégep de cette province pour l’accueil qui m’est offert.

L’une de vos collègues, Madame Martine Dumais, m’a contacté il y a de cela quelques semaines afin que je vous entretienne d’un sujet qui, je pense, saura trouver sa pertinence dans un contexte où la ville de Québec célèbre 400 ans d’histoire.

En effet, dans la longue liste des événements d’importance historique qui ont marqué cette ville, c’est un honneur pour moi de venir vous entretenir des conférences de Québec de 1943 et 1944.

Vous n’êtes pas sans savoir que ces conférences se sont déroulées à une époque trouble de notre histoire. C’était une époque ravagée par la guerre, probablement l’une des guerres les plus sanglantes que le monde ait connues.

Histoire de mieux saisir la teneur de ces événements, on peut peut-être rappeler le contexte, qui comme vous le savez, est toujours important lorsque l’on aborde les problèmes historiques.

J’ai donc divisé mon exposé en quatre phases: 1) le contexte de la guerre de 1939-1945; 2) que sont les conférences?; 3) les enjeux débattus; 4) le rôle du Canada.

En approfondissant ces points, l’accent sera surtout mis sur le fond, c’est-à-dire les enjeux qui auront été débattus, mais je ne ferme pas la place, s’il me reste du temps, pour parler quelque peu de la « petite histoire » entourant ces conférences.

Le contexte de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945)

Dans le contexte de la montée des mouvements totalitaires en Europe dans les années 1930, en particulier en Allemagne, en Italie et en Union soviétique, le monde pouvait à juste titre craindre qu’une autre conflagration semblable à celle de 1914-1918 puisse éclater.

En effet, le 1er septembre 1939, les armées hitlériennes envahissaient la Pologne, déclenchant ainsi la Seconde Guerre mondiale. Rapidement, les pays d’Europe s’écroulaient les uns après les autres sous la pression des armées allemandes. Outre la Pologne en 1939, les pays scandinaves, les Pays-Bas, la Belgique et même la France avaient déjà capitulé à la fin de l’année 1940.

De son côté, seule l’Angleterre résistait de peine et de misère aux tentatives allemandes de conquête. Devant la résistance offerte par les Britanniques, grâce notamment à l’aide matérielle que lui avaient envoyée les États-Unis et le Canada, Hitler s’était résigné à surseoir à son projet de conquête des îles britanniques. En juin 1941, Hitler avait décidé de retourner ses forces contre le géant soviétique, de même que les États-Unis avaient joint la coalition des Alliés suite à la brusque attaque aéronavale des Japonais à Pearl Harbor en décembre de la même année. D’autre part, devant la rapide progression des forces de l’Axe (Allemagne, Italie et Japon), les pays alliés n’avaient eu d’autre choix que d’emboîter le pas et mobiliser leurs armées et leurs économies pour la reconquête des territoires perdus.

Que sont les conférences de Québec?

Cela dit, dans tout ce contexte, on peut se poser la question suivante : que sont les conférences de Québec?

D’entrée de jeu, les conférences de Québec sont deux événements figurant dans la longue liste des diverses réunions de haut niveau stratégique organisées par les Alliés au cours de la Seconde Guerre mondiale.

Pour vous donner une idée de l’importance des événements, en effectuant mes recherches, j’ai remarqué que dès 1946, soit moins de trois ans après la tenue des événements, la Commission des lieux et monuments historiques du Canada reconnaissait les conférences de Québec comme des événements historiques d’une importance nationale. Autrement dit, les contemporains de l’époque avaient jugé bon d’inscrire dans le grand livre de l’Histoire, voire la liste des sites patrimoniaux, ces événements où s’étaient prises des décisions majeures.

Effectivement, au moment où la Seconde Guerre mondiale déchirait le monde, le Président des États-Unis Franklin Roosevelt et le premier ministre britannique Winston Churchill se rencontrent à Québec pour faire le point sur les opérations du moment et celles à venir. Comme hôte des événements, le premier ministre canadien Mackenzie King ne participe cependant pas aux discussions, signe que c’était les « grands » qui allaient s’en charger. Quant à Joseph Staline, le dirigeant de l’Union soviétique, son pays n’a pas participé aux conférences, mais il sera l’hôte d’une autre importante conférence à la fin du conflit, soit celle de Yalta au début de 1945.

Vous l’aurez compris, les conférences de Québec auront eu non seulement un impact sur le déroulement de la guerre, mais aussi sur la configuration du monde une fois la paix revenue. D’après les archives, c’est le président américain qui aurait eu l’idée de tenir les conférences à Québec, plus précisément à la Citadelle. La première d’entre elles a eu lieu du 10 au 24 août 1943, et la seconde du 11 au 16 septembre 1944.

En un mot, on pourrait dire qu’une décision majeure est sortie pendant chacune de ces conférences. À Québec, en 1943, on décide que finalement ce sera la Normandie qui deviendra le futur théâtre des opérations en Europe de l’Ouest occupée. Au sortir de la seconde conférence de 1944, les dirigeants anglo-américains vont coordonner leurs plans d’après-guerre, notamment en ce qui a trait au mode d’occupation future du territoire allemand.

Bien entendu, il serait trop simple de s’en tenir à ces conclusions sommaires et on examen approfondi mérite d’être fait.

« Quadrant » (août 1943)

C’est donc dire qu’au moment où se tient la première des deux conférences de Québec en août 1943, le monde est en guerre depuis presque 4 ans déjà.

Histoire de vous donner une idée de la situation sur les divers fronts, toujours en ce mois d’août 1943, on peut brosser le constat suivant :

– Sur le front de l’Est, en Union soviétique, les Allemands avaient été défaits dans Stalingrad, et leurs armées affrontaient celles des Russes, notamment au centre de l’Ukraine;

– En Afrique, les armées du maréchal Erwin Rommel étaient forcées d’abandonner le continent devant la poussée anglo-américaine;

– Dans le pourtour de la Méditerranée, les Alliés venaient d’envahir la Sicile le mois précédent et l’Italie était sur le point de capituler;

– Sur le front Ouest, soit en France, le pays était toujours fermement occupé par les Allemands et un malheureux raid tenté par les Canadiens à Dieppe en août 1942 avaient fourni deux enseignements: 1) on était pas prêt pour un débarquement face à une armée bien organisée; 2) les Allemands étaient prêts à nous recevoir;

– Dans le Pacifique, les troupes américaines reprenaient petit à petit les territoires perdus au profit des Japonais depuis 1941;

– Dans les airs, les Alliés bombardaient jour et nuit l’Allemagne, espérant ainsi affaiblir la production de guerre du Reich;

– Sur les mers, l’année 1943 voyait une sauvage bataille se dérouler dans l’Atlantique, où les sous-marins allemands causaient des dommages terribles à la flotte marchande alliée.

C’est donc dire qu’au moment où se réunissent les dirigeants alliés à Québec en août 1943, le sort des armes commençait déjà à favoriser leur camp, mais on était encore bien loin de la coupe aux lèvres. D’autres batailles allaient devoir être engagées, l’Allemagne et le Japon étaient loin d’être battus. Dans cet ordre d’idées, il faut aussi comprendre que la première conférence de Québec est la troisième conférence majeure à se dérouler en 1943.
La première avait été la conférence de Casablanca en janvier, où on avait planifié l’invasion de l’Italie pour la même année, dressé quelques plans pour une invasion à travers la Manche pour 1944. À Casablanca avait aussi été publiée une importante déclaration, soit celle d’exiger des forces de l’Axe une capitulation sans condition.

La seconde conférence de 1943 s’était tenue à Washington, au mois de mai. Les Alliés avaient poursuivi la planification de l’invasion de l’Italie, de même que d’intensifier les bombardements aériens sur l’Allemagne et la guerre dans le Pacifique.

On comprend alors qu’au moins d’août, à Québec, les dirigeants alliés sont habitués de se voir! D’autres décisions devront par contre être confirmées à Québec.

Au cours de la première conférence de Québec, les Alliés vont décider d’augmenter les effectifs militaires employés contre le Japon. D’ailleurs, on s’était donné un délai d’un an pour défaire le Japon à la suite de la défaite éventuelle de l’Allemagne. On considérait que l’Allemagne serait défaite vers octobre 1944, donc le Japon en octobre 1945.

Par ailleurs, et sur un très court terme, les Alliés prévoyaient un débarquement au sud de la ville de Naples, une fois que l’Italie aurait capitulé, dans le but de prendre à revers les Allemands qui défendaient le sud de la péninsule.

Au sujet de la situation dans les Balkans, on s’était entendu pour ne tenter aucune opération militaire dans la région, sauf peut-être poursuivre quelques opérations de ravitaillement des guérillas locales et d’effectuer des bombardements, puis de maintenir des négociations avec la Turquie pour qu’elle sorte de sa neutralité.

Dans la logique des conférences précédentes, il est également décidé de poursuivre l’offensive aérienne contre l’Allemagne à partir des bases aériennes établies en Angleterre et en Italie envahie. Les buts des bombardements contre l’Allemagne étaient d’anéantir la force aérienne ennemie, de disloquer son potentiel industriel et de préparer la voie pour l’ouverture d’un autre front en Europe.

De plus, une déclaration avait été émise au sujet de la Palestine afin de calmer les tensions dans la région, où l’occupation britannique devenait de plus en plus difficile.

C’est aussi lors de cette conférence que l’on émit une condamnation commune des atrocités allemandes qui s’exerçaient en Pologne.

Enfin, et c’est une décision majeure pour les événements à moyen terme, on confirme une invasion de la Normandie pour mai 1944, de même qu’une planification d’un second débarquement dans le sud de la France. Pour l’invasion de la Normandie, Churchill avait accepté que le commandement opérationnel soit confié à un général américain, ici Eisenhower.

Certaines pommes de discorde sont aussi apparues à Québec, en 1943. Au sujet du Projet Manhattan, celui de développer une bombe atomique, Churchill voulait que l’Angleterre y participe à fond, mais Roosevelt voulait restreindre la participation britannique. Par contre, les deux s’étaient entendus pour ne pas partager leurs informations avec Staline.

« Octagon » (septembre 1944)

Les Alliés ont par conséquent poursuivi les opérations en 1944, dans la logique des décisions prises à Québec l’année précédente.

Au moment de la seconde conférence de septembre 1944, la situation des Alliés sur un plan militaire avait grandement progressé. On peut faire ici le résumé, et vous verrez l’évolution par rapport à 1943 :

– Sur le front Est, les troupes de Staline avaient libéré tout le territoire russe et s’étaient bien installées en Pologne, dans les pays baltes, en Hongrie et marchaient déjà sur l’Allemagne;

– Le continent africain n’était plus un front en soi, libéré depuis plus d’un an déjà;

– Dans le pourtour de la Méditerranée, les Alliés venaient de libérer Rome, mais piétinaient dans leur progression vers le nord, face à des troupes allemandes aguerries et aux difficultés de terrain et de ravitaillement;

– Sur le front Ouest, le fameux débarquement en Normandie en juin avait réussi et en septembre 1944, les Alliés étaient installés en Belgique, tout en poursuivant leur progression vers le Rhin;

– Dans le Pacifique, les Américains poursuivaient leur lutte contre les Japonais dans la Mer des Philippines;

– Dans les airs, les Alliés frappaient de plus en plus durement l’Allemagne, comme sur la mer leur flotte remportait progressivement la lutte face aux sous-marins allemands, malgré que ceux-ci demeureront une menace jusqu’à la fin du conflit;

Bref, au moment où l’on se réunit pour une seconde fois à Québec, les Alliés savent qu’ils vont gagner la guerre. La question est de savoir quand.

Vous aurez aussi compris qu’au moment de se réunir à nouveau en septembre 1944, il ne s’agit pas de la première conférence interalliée de l’année. En fait, dès novembre et décembre 1943, Churchill, Roosevelt et Staline (les 3 « Grands ») se rencontrent pour la première fois les trois à Téhéran pour discuter à nouveau de stratégie.

En juillet 1944, à Bretton Woods aux États-Unis, se tient une autre célèbre conférence réunissant les représentants de 44 nations. On crée notamment le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque internationale de reconstruction et de développement. L’idée même de créer une organisation des « Nations Unies » était bien avancée sur le papier, au moment où va s’amorcer la seconde conférence de Québec en septembre.
On le sent, l’esprit de 1944 est différent. Il est axé sur l’après-guerre, donc sur des questions qui toucheront aussi la politique, l’économie, bref le partage du monde une fois les hostilités terminées.

En simplifiant, on peut dire que la première conférence avait été militaire, alors que la seconde sera politique. Ce sont les Britanniques qui d’ailleurs avaient insisté pour se réunir à nouveau.

L’un des grands dossiers de la conférence était l’évolution de la guerre dans le Pacifique. L’Angleterre souhaitait jouer un plus grand rôle sur ce théâtre d’opérations, notamment dans le but de maintenir sa position qu’elle avait perdue dans la région avant les hostilités. C’est en ce sens que les Britanniques avaient offert aux Américains des bâtiments de guerre supplémentaires.

Toujours en ce qui concerne le Pacifique, les Anglo-Américains s’étaient entendus pour poursuivre l’extension de leur prêt-bail à la Chine, de matériel de guerre, du moins tant et aussi longtemps que la guerre n’était pas terminée.

En ce qui concerne l’Allemagne, on a bien sûr discuté de son statut futur. Il a été question de diviser le pays sous une occupation militaire. De plus, l’idée était carrément de désindustrialiser le pays. On voulait séparer l’Allemagne en deux et aucune réparation monétaire ne lui serait exigée, comme cela avait été le cas lors de la fin de la guerre de 1914-1918.

Deux conférences au Canada…sans le Canada

L’une des polémiques qui a fait surface par rapport aux conférences de Québec, et qui est encore débattue de nos jours, peut-être dans une moindre mesure, est le pourquoi de l’absence du Canada dans le processus décisionnel.

Si vous voulez une réponse froide, voire objective (sinon arrogante!), je vous dirais que la direction de l’effort de guerre sur le front Ouest n’étaient que de l’unique ressort des États-Unis et de la Grande-Bretagne, les deux grandes puissances à l’Ouest.

Comme premier ministre, et donc comme dirigeant de tout l’Empire britannique, Churchill disait que c’était sa responsabilité de représenter le Canada et de le tenir informé des événements (même si le pays était officiellement indépendant depuis 1931). Cependant, Churchill avait concédé que l’on pourrait accorder au Canada le droit de participer uniquement aux sessions plénières, soit les réunions préparatoires.

C’est le président américain Roosevelt qui a alors apposé son veto face à l’intention de Churchill. Pourquoi? Dites-vous ceci : si on laisse le Canada participer aux réunions, des pays comme le Brésil, la Chine et autres Dominions de l’Empire britannique qui sont en guerre voudront un siège et un droit de regard sur les décisions.

Ce qui fait aussi que l’affaire n’a pas été plus loin à l’époque, et qui n’a pas trop nui au déroulement des séances (malgré certaines critiques dans la presse), c’est que Mackenzie King lui-même a accepté de jouer le rôle de l’hôte, de se faire photographier avec les grands de ce monde.

Plus sérieusement, bien que le Canada n’ait joué qu’un rôle de figurant lors des conférences de Québec, cela ne signifie pas que sa contribution à l’effort de guerre ait été minime, au contraire. Le problème dans ce genre de situation est qu’il est simplement difficile de gérer une coalition d’États de puissances inégales. Mackenzie King se serait cru davantage utile en jouant un rôle de liaison entre Churchill et Roosevelt (qui se méfie l’un de l’autre), plutôt que de tenir un rôle plus que mineur dans la planification stratégique.

Les conférences ou ce qu’il en reste

Les traces tangibles des conférences de Québec de 1943 et 1944 se font rares dans le paysage mémoriel québécois. Après discussions avec certains d’entre vous, je remarque que certains abordent la question lorsqu’ils traitent de la Seconde Guerre mondiale dans leurs cours, ce qui est très bien.

Malgré l’importance capitale de ces événements à l’époque, le sujet me semble peu enseigné, comme c’est le cas généralement de l’histoire militaire aussi.

À défaut de me fier à mon instinct, certaines traces des conférences demeurent. Par exemple, des plaques rappelant les événements sont présentes à la Citadelle de Québec. Des archives audio-visuelles existent aussi. Les touristes et passants dans Québec remarquent au coin des rues Saint-Louis et de la Côte de la Citadelle les statuts des trois principaux personnages des conférences: Churchill, Roosevelt et King.

D’un point de vue historiographique, une recherche en surface nous indique à première vue que le sujet pourrait davantage être approfondi. Nous avons retracé une étude de plus de 500 pages de l’historien américain Maurice Matloff portant sur la planification stratégique des Alliés pour les années 1943 et 1944. Consacrée surtout au volet militaire de la question, cette étude accorde néanmoins quelque 60 pages aux conférences de Québec. Le problème, peut-être, est que l’étude fut publiée à la fin des années 1950 et un renouvellement serait le bienvenu, malgré la grande qualité de l’ouvrage.

Voilà en somme pour ce qui concerne les conférences de Québec de 1943 et 1944. Comme vous le constatez, le sujet a son importance, de grandes décisions se sont prises, des décisions qui ont eu des impacts décisifs sur la tournure des événements subséquents. Le tout s’étant déroulé non loin d’ici, à une époque qui nous semble déjà lointaine.

Je vous remercie de votre attention.