La 2e Division en ligne

Du début de la guerre jusqu’à la fin de 1915, la 1ère Division avait subi le gros des affrontements menés à ce jour par le Canada. Au tout début de 1916, il y avait maintenant trois divisions d’infanterie canadiennes en ligne, soit les 1ère, 2e et 3e Divisions.
L’épisode analysé ici se concentre sur le baptême de feu la 2e Division, dans ce qui restait d’une petite localité belge nommée Saint-Éloi, à environ 5 kilomètres au sud d’Ypres. Arrivée en ligne en septembre 1915, la 2e Division avait été jusqu’à présent relativement épargnée par les combats. Elle comprenait essentiellement des hommes issus de la levée du second contingent promis par le Premier ministre Borden. Cette division comprenait notamment une unité francophone du Québec, le 22e bataillon (canadien-français).
Dans un effort visant à réduire un petit saillant allemand qui s’était dessiné sur le front tenu par les Britanniques, six mines géantes avaient été creusées sous les tranchées ennemies. Ces mines furent détonnées le 27 mars 1916. Le vacarme et la confusion qui suivirent ces explosions avaient permis à la 3e Division britannique d’attaquer et de corriger la ligne de front à leur avantage.
La semaine qui suivit l’explosion de la fin mars avait vu d’importants affrontements entre les soldats allemands et britanniques afin de voir lequel des belligérants pouvaient prendre le contrôle des cratères résultants de ces déflagrations. Chacun des bataillons de la 3e Division britannique avait été engagé dans ces combats autour des cratères. Le dernier de ces six cratères avait finalement été capturé le 3 avril et les troupes britanniques épuisées avaient été relevées par les Canadiens dans la nuit du 3 au 4 avril.
Aux dires de certains contemporains et historiens après coup, il aurait fallu attendre quelque peu avant d’opérer la relève des troupes britanniques par les Canadiens, car les positions nouvellement conquises n’étaient pas consolidées et pouvaient être reprises à tout moment. Cependant, les bataillons britanniques qui étaient sortis des cratères de Saint-Éloi étaient complètement démolis, démoralisés et épuisés. L’attente de leur relève était hors de question.

Équipés pour la première fois de casques d’acier (en fait, seulement 50 par compagnie), les premiers soldats canadiens arrivés dans le secteur de Saint-Éloi furent ceux de la 6e Brigade (2e Division) qui prirent la relève de ce qui restait des Britanniques de la 76e Brigade (3e Division), puis ce fut le Corps canadien au complet qui arriva en ligne, relevant ainsi le Ve Corps britannique.
Saint-Éloi: Un aperçu
Le secteur couvert par le Corps canadien s’étendait du village de Saint-Éloi au sud jusque vers celui de Hooge au nord (voir la carte). Environ la moitié du stratégique saillant d’Ypres était en avril 1916 sous la direction du Corps canadien. Cette relève avait été en quelque sorte symbolique, car il s’agit de la première fois où un Corps d’armée au complet en relevait un autre. La relève des troupes, pour tous les problèmes logistiques qu’elle engendre, était toujours une manœuvre délicate.

Cela correspondait également avec le désir du gouvernement canadien de l’époque de faire en sorte que le Corps reste unifié d’un point de vue opérationnel et soit traité comme une formation à part. L’idée étant qu’on ne voulait pas que le Corps canadien puisse être malléable administrativement, au point d’adopter la structure britannique de corps d’armée où le nombre de divisions à l’intérieur de celui-ci était variable et facilement transférable selon les considérations tactiques du moment. Bref, le gouvernement canadien voulait garder le caractère unique de son Corps et les divisions qui le composaient ensemble.
Une autre observation que l’on peut faire sur le secteur de Saint-Éloi en ce début de 1916 est qu’il s’agissait probablement d’un des plus dangereux secteurs défendus par les forces de l’Empire britannique. Cette portion sud du saillant d’Ypres était carrément à éviter et l’état-major canadien savait que le séjour dans ce secteur ne serait pas une sinécure.
D’abord, la ligne de front (soit les tranchées) était difficilement distinguable à la suite des immenses explosions provoquées par les mines. Les « tranchées » n’étaient en fait que de petits fossés eux aussi difficilement identifiable. Les parapets étaient démolis et le barbelé censé protéger les entrées des tranchées quasi inexistant. Les trous d’obus et les sapes pouvant potentiellement abriter les soldats étaient remplis d’eau et il était à peu près impossible de relier entre elles les tranchées par des canaux de communication.

Souvent, il était nécessaire que les soldats apportant du ravitaillement en première ligne soient attachés ensemble pour éviter de se perdre. C’était aussi pratique au cas où l’un d’eux tomberait dans le fond d’un cratère et qu’il soit possible de le remonter, ou encore pour éviter qu’il ne se noie dans la boue.
Les Canadiens arrivés à Saint-Éloi devaient aussi vivre avec les blessés et les cadavres allemands et britanniques qui parsemaient le terrain, souvent à moitié enterrés dans la mer de boue. La vision était d’autant plus horrifiante, car le levé du soleil (les Canadiens étaient arrivés la nuit) avait dévoilé aux soldats toute l’horreur du champ de bataille, notamment les dizaines de cadavres qui remplissaient les cratères.
La bataille: Que se passe-t-il?
Les premières journées dans (et autour) des cratères de Saint-Éloi furent occupées à consolider le terrain, ce que les Britanniques n’avaient pu faire auparavant. À ce propos, les Allemands bombardaient régulièrement les positions canadiennes pour les empêcher justement d’atteindre ce but. Par exemple, vers 23 heures, le 5 avril 1916, les Allemands avaient intensifié leurs bombardements, un canonnade ininterrompue pendant quatre heures. À 3h30, le 6 avril, les Allemands s’étaient lancés à l’assaut au levé du jour et avaient reconquis vers 7h tous les cratères perdus aux mains des Britanniques à la fin mars.

À leur tour, les Canadiens amorcèrent une série de contre-attaques visant, non sans surprise, à reprendre les six cratères, mais seulement deux purent être repris dans les premiers moments, ce qui entraîna une situation dès plus confuse qui vira au cauchemar. Pour faire simple dans cette situation chaotique, les six cratères avaient été numérotés de 1 à 6, de droite à gauche (voir la carte).
Les cratères 2, 3, 4 et 5 étaient aux mains des Allemands, tandis que les cratères 1 et 6, plus petits, avaient fini par disparaître au travers d’autres trous d’obus (le cratère 6 était situé au côté d’un 7e cratère qui avait fini lui aussi par disparaître). Les Canadiens étaient donc parvenus à reprendre le contrôle des cratères 6 (et 7), mais ceux-ci croyaient qu’il s’agissait en fait des cratères 4 et 5. Par conséquent, les rapports envoyés par l’état-major canadien au haut commandement britannique stipulaient que les cratères 4 et 5 étaient en leur possession. Rien n’était plus faux.
Cette confusion dans l’identification des objectifs avait donc atteint le quartier-général de la Seconde armée britannique du général Plumer (de laquelle relevait le Corps canadien). Plumer et son état-major en déduisirent que, finalement, seulement les cratères 2 et 3 avaient été perdus. Par conséquent, il ordonna aux Canadiens de tenir leur front et de tout faire pour reprendre les cratères 2 et 3.
En clair, cela signifie que pendant les sept jours qui suivirent, l’état-major du général Plumer n’avait à peu près aucune idée où étaient positionnés les soldats canadiens sur la ligne de front, malgré que ceux-ci se soient battus pendant une semaine pour la possession de chacun des cratères. Ce ne fut que le 16 avril que le quartier-général de Plumer eu la confirmation (la vraie) à l’effet que les Allemands étaient bel et bien en possession des cratères 2, 3, 4 et 5, ce qui entraîna une annulation de futures contre-attaques dans l’immédiat. Par surcroît, on avait appris qu’au cours de cette semaine de combats confus, les Allemands avaient repris ce qui restait des cratère 6 (et 7), ne laissant aux Canadiens que le cratère 1 et la rage de s’être fait tiré dessus par leur propre artillerie.
Les combats avaient fini par s’estomper, au plus grand soulagement des hommes sur le terrain. Ceux-ci avaient souffert des terribles conditions d’une mitraille constante et d’une nature plus qu’imprévisible. Du 4 au 16 avril 1916, les pertes de la 2e Division canadienne s’élevaient à un peu plus de 1,300 combattants.
Conclusion: À qui la faute?
De nombreuses récriminations avaient suivi la bataille des cratères de Saint-Éloi. La première victime de la soi-disant mauvaise gestion des opérations avait été le commandant du Corps canadien, le lieutenant-général Edwin Alderson. Il avait été démis de ses fonctions et retourna en Angleterre pour occuper le poste d’Inspecteur général des Forces canadiennes en ce pays. À sa place, on nomma le lieutenant-général Sir Julian Byng, un autre officier britannique qui fut confirmé dans son poste de commandant du Corps canadien en mai de la même année.
Les critiques étaient aussi présentes à des échelons plus bas de la hiérarchie militaire canadienne. Certains commandants de divisions et de brigades canadiennes n’avaient pas été à la hauteur et leur professionnalisme fait aussi l’objet de récriminations. Cependant, et bien que le haut commandement britannique avait en théorie un droit de vie et de mort sur le sort des généraux canadiens, il fallait faire attention avant de les démettre, surtout d’un point de vue politique.
Politiquement parlant, dans le but d’assurer la bonne image coopérative entre le gouvernement britannique et canadien, il semblait préférable de maintenir en poste quelques commandants incompétents. De plus, Sir Douglas Haig, le commandant en chef des forces britanniques (et canadiennes) en France, était sensible à cette problématique. Il avait notamment pris en compte les circonstances dramatiques et exceptionnelles dans lesquelles les généraux canadiens eurent à diriger leurs troupes.
Par exemple, Haig avait rejeté certaines recommandations du général Plumer quant au congédiement de généraux canadiens. On savait entre autres choses que les relations entre le commandant de la 2e Division (le major-général Turner) et le commandant du Corps (le lieutenant-général Alderson) étaient mauvaises. Alderson accusait Turner d’être responsable de la confusion qui a régné sur le champ de bataille pendant une semaine, entre autres de sa soi-disant incapacité à localiser ses propres troupes. En d’autres termes, Alderson a reçu de faux rapports du front et c’est lui qui en paya le prix ultime. Au final, non sans compter sur un important jeu de coulisses, ce fut Alderson qui dut partir. En lisant entre les lignes, on peut en déduire que tant et aussi longtemps que Sam Hughes était ministre de la Milice, Turner était protégé.
Au final, le séjour des troupes canadiennes dans le saillant d’Ypres était loin de s’achever. Le secteur leur était que trop familier. Ces soldats maintenant aguerris resteraient en Belgique. La prochaine étape (ou épreuve): le Mont Sorrel.
