Le Cimetière Québec (Quebec Cemetery) est un cimetière militaire administré par la Commission des Champs de bataille britanniques (Commonwealth War Graves Commission, CWGC). Localisé près du village de Chérisy dans le département du Pas-de-Calais (France), le cimetière rassemble des sépultures de soldats canadiens morts pendant la Première Guerre mondiale. Une majorité des combattants qui y sont enterrés étaient des francophones du 22e bataillon du Corps expéditionnaire canadien. Ce bataillon fut anéanti lors de la bataille de Chérisy des 27 et 28 août 1918. Jusqu’à ce jour, Chérisy constitue l’une des pires défaites de l’histoire militaire du Québec. Le Cimetière Québec est un rare lieu de mémoire de cette tragédie.
Le Cimetière Québec
Le Cimetière Québec fut pour la première fois baptisé Quebec Cemetery par le service toponymique de la CWGC, lors de son aménagement en 1918. On y avait enterré une partie des soldats des 22e et 24e bataillons (NOTE 1) tombés à la bataille de Chérisy des 27 et 28 août. Le cimetière reçut ce nom car les soldats de ces unités provenaient de la province de Québec. Il est situé sur le territoire de la commune de Chérisy dans le département du Pas-de-Calais (Nord de la France), à une quinzaine de kilomètres au sud-est d’Arras sur la route Arras-Cambrai. Celle-ci constituait l’axe d’avance du Corps expéditionnaire canadien vers l’Allemagne à la fin de la Première guerre mondiale.
Le plan du Cimetière Québec élaboré par le major G. H. Goldsmith de la Commonwealth War Graves Commission.
D’une superficie de 841 mètres carrés, le Cimetière Québec est relativement petit et discret dans le paysage des cimetières militaires qui parsèment la région. Il est difficile d’y accéder, car il est localisé dans un champ aux accès routiers presque nuls. Après avoir emprunté la Route départementale 38 (D. 38), entre Chérisy et Hendecourt-les-Cagnicourt. il est recommandé de laisser la voiture puis de poursuivre à pied sur un sentier terreux sur un kilomètre, ce qui représente une marche d’environ quinze minutes.
Le plan du cimetière fut élaboré par G. H. Goldsmith, un officier de l’armée britannique ayant travaillé à l’aménagement d’une soixantaine de cimetières militaires de la Première Guerre mondiale en France et en Belgique. En majorité de nationalités canadiennes, à l’exception de six soldats britanniques qui y reposent, le cimetière rassemble 195 sépultures dont douze n’ont pas été identifiées. Tous les soldats enterrés sont tombés lors de la guerre de 1914-1918, entre le 26 août et le 28 septembre 1918.
Comme il est de tradition pour l’ensemble des cimetières et mémoriaux militaires du Commonwealth britannique, une Croix du Sacrifice en pierre y est érigée avec une épée métallique incrustée. La Croix est aménagée entre deux frênes au milieu des sépultures. Un petit muret de briques rouges circonscrit le périmètre. Deux plaques identifiant le nom du lieu sont visibles à l’entrée. Les sépultures sont alignées sur quatre rangées. Lorsque possible, sur chaque pierre tombale, le nom du défunt y est indiqué, de même que son grade, son matricule, son unité d’appartenance et la date du décès. D’autres informations complémentaires, telles la nationalité et certaines écritures à caractère plus personnel, peuvent apparaître.
De 700 à 39 soldats : brève anthologie d’un massacre
Croquis du front réalisé par un officier du 22e bataillon
Le Cimetière Québec rassemble principalement des corps de soldats canadiens tombés lors de la bataille de Chérisy des 27 et 28 août 1918. Cet assaut faisait partie d’un ensemble d’affrontements menés par le Corps canadien à partir de la ville d’Arras, dans le but de chasser les Allemands de la Somme et de la Picardie à la fin de la guerre. Ceux-ci s’étaient solidement retranchés sur une série de positions défensives nommées la Ligne Hindenburg. Ces positions étaient jugées imprenables, en particulier dans le sous-secteur de la ligne Drocourt-Quéant, où se trouve le village de Chérisy.
Le lieutenant-général Sir Arthur Currie, commandant du Corps expéditionnaire canadien (1917-1919)
Le commandant du Corps canadien, le lieutenant-général Sir Arthur Currie, ordonne l’assaut de la ligne Drocourt-Quéant le 26 août. Les soldats du 22e bataillon, qui sortent à peine de la bataille d’Amiens (NOTE 2) deux semaines auparavant, reçoivent l’ordre d’attaquer le lendemain, avec comme objectif la prise de Chérisy. L’assaut débute le 27 à 10h, en plein jour sous un ciel ensoleillé. Malgré les pertes, les soldats canadiens-français prennent Chérisy, mais un violent contre-barrage d’artillerie suivi d’un assaut d’infanterie ennemi le lendemain les repousse presque à leurs positions de départ. Chérisy est un véritable enfer pour les combattants du 22e.
Des 650 hommes et 23 officiers qui partent à l’assaut le 27 août, il en reste 39 en fin de journée le lendemain. De ce nombre, tous les officiers sont morts, blessés ou portés disparus. En l’absence d’officiers, les 39 survivants qui se présentent à l’appel (Roll Call) après la bataille sont commandés par le sergent-major de compagnie Joseph Pearson. Les rapports subséquents sur les pertes annoncent que le 22e bataillon a finalement perdu 53 tués et 108 blessés le 27, puis 52 tués et 92 blessés le 28 août.
Photo du major Georges P. Vanier prise en juin 1918, quelques semaines avant l’assaut sur Chérisy
Nombreux sont les combattants qui s’illustrent à Chérisy. Le major Georges Vanier, futur Gouverneur Général du Canada, perd sa jambe droite et le soldat qui tente de lui porter secours est tué sur lui. L’officier médical du bataillon, le docteur de Québec Albéric Marin, va même aller jusqu’à enlever ses insignes de la Croix-Rouge et courir en première ligne pour prendre le commandement de ce qui reste du 22e. Il est lui aussi blessé au combat.
Quant au major Arthur Dubuc, le commandant du bataillon au début de l’assaut, il est frappé de plein fouet par une balle à l’œil. Il doit laisser son poste au major Vanier qui tombe peu de temps après. Le lieutenant Rodolphe « Roddy » Lemieux, fils de l’ancien ministre et sénateur libéral Rodolphe Lemieux, est tué au début de l’assaut, presque en même temps que son ami le lieutenant Louis-Stanislas Viens, un jeune officier de Lévis. De son poste de commandement, le brigadier-général Thomas-Louis Tremblay, qui avait commandé le 22e bataillon pendant deux ans et demi, dirige la brigade dans laquelle opère son ancienne unité (NOTE 3). Il voit son vieux bataillon et les hommes avec lesquels il a servi se faire massacrer sous ses yeux.
Constatant la gravité de la situation, le commandant du 24e bataillon voisin (Victoria Rifles of Montreal), le lieutenant-colonel William Hew Clark-Kennedy, se rue sur les positions du 22e. Son but : rallier un par un les survivants du bataillon canadien-français dépourvu de chefs. Pour avoir réussi à garder la cohésion de ses hommes, improvisé un nouveau bataillon mixte francophone et anglophone en pleine bataille et pour avoir maintenu son front, Clark-Kennedy sera décoré de la Croix de Victoria.
La valeur patrimoniale du cimetière
Over the Top, par le peintre belge Alfred Bastien, 1918.
Le Cimetière Québec est l’un des 861 cimetières dans lesquels sont enterrés des soldats canadiens tombés pendant la Première Guerre mondiale en France et en Belgique. Il s’agit d’un livre d’histoire à ciel ouvert. La concentration d’un nombre important de corps sur ce site témoigne de la férocité de la bataille. Très calme aujourd’hui, le site représentait à l’été de 1918 l’exemple typique d’un champ de bataille de la guerre des tranchées. Trous d’obus, fils de fer barbelés, corps à perte de vue, bruit infernal.
L’objectif initialement fixé par le commandement avait été atteint, puis perdu le lendemain. À cette défaite amère s’ajoutent des pertes effarantes pour le 22e bataillon. L’unité a été anéantie et c’est ce qu’il importe de lire entre les lignes du Cimetière Québec. C’est l’horreur de la bataille d’Arras, dont Chérisy était un objectif. Le but étant de percer la fameuse Ligne Hindenburg. Ce cimetière a aussi la caractéristique de posséder à la fois un nom francophone et d’y concentrer un grand nombre de sépultures de soldats canadiens-français, la plupart de la province de Québec. À notre connaissance, c’est pour ainsi dire le seul cimetière canadien de la guerre de 1914-1918 à posséder ces caractéristiques.
Efforts de mise en valeur
La question de la mise en valeur du Cimetière Québec est problématique à plus d’un égard. D’abord, le cimetière est « mis en valeur » dans le cadre des travaux d’entretien et de restauration menés par le personnel britannique de la CWGC. À ce titre, le gouvernement canadien, de même que d’autres États membres du Commonwealth, contribuent chaque année au budget de la CWGC. Par contre, le cimetière est situé au milieu d’un champ. Les agriculteurs y travaillent et l’état des routes dans le secteur ne permet pas d’y avoir un accès direct.
Au-delà de la mise en valeur physique du lieu, peu est fait au Québec et au Canada pour entretenir le souvenir du Cimetière Québec et de la bataille de Chérisy. En raison des pertes et de l’objectif non atteint, cet affrontement peut être considéré comme l’une des pires défaites de l’histoire militaire du Québec. Pendant longtemps, l’évocation de la bataille de Chérisy était un sujet tabou parmi les vétérans du 22e bataillon devenu le Royal 22e Régiment. La littérature sur le sujet est également peu éloquente. Les rares auteurs qui s’y sont risqués, pour certains des vétérans du 22e, ont évité d’approfondir le sujet, de peur de heurter des sensibilités.
Malgré le fait que le cimetière soit situé sur un point culminant du champ de bataille, la fréquentation du site pose un autre problème. Si l’on se fie au registre des visiteurs que renferme chaque cimetière sous administration de la CWGC, une poignée seulement se rend au Cimetière Québec chaque année. Par ailleurs, la bataille de Chérisy n’est pas enseignée dans les livres d’histoire, contrairement à d’autres épisodes de l’histoire militaire du Québec. La mise en valeur du Cimetière Québec est donc tributaire d’une mise en valeur des événements, chose qui ne s’est à peu près jamais faite.
En résumé, aucune mise en valeur sérieuse ne s’est faite au Québec, ni au Canada. Aucun monument, statue ou plaque n’évoque l’affrontement de façon explicite. Aucune cérémonie civile ou militaire ne commémore la tragédie. Le Cimetière Québec ne fait pas partie du circuit touristique qu’empruntent les Canadiens qui se déplacent en France et en Belgique pour visiter les champs de bataille de la guerre de 1914-1918. On connaît les batailles de Vimy, Beaumont-Hamel, Ypres et les cimetières et mémoriaux qui leur sont associés. Cependant, la bataille de Chérisy vécue à travers le Cimetière Québec demeure une étape inexplorée, voire ignorée.
Le Monument commémoratif du Canada à Vimy est le plus important mémorial dédié à la mémoire de tous les soldats canadiens morts au champ d’honneur lors de la Première Guerre mondiale. Situé sur la crête de Vimy au nord de la France, le mémorial est l’attraction principale du terrain où s’est déroulée la bataille de Vimy du 9 au 12 avril 1917. Ce mémorial se veut un également un rappel du sacrifice des militaires canadiens qui n’ont pas de sépultures connues. L’histoire, la portée symbolique et les nombreuses cérémonies commémoratives s’y rattachant font du mémorial de Vimy un lieu de mémoire de notoriété internationale.
Le mémorial : une description
Le Monument commémoratif du Canada à Vimy se situe sur la crête du même nom, à 8 kilomètres au nord d’Arras dans le département du Pas-de-Calais, près des localités de Vimy et de Neuville-Saint-Vaast. La crête de Vimy monte en pente graduelle sur sa façade ouest, tandis que sa pente est plus escarpée à l’est. Du nord au sud, elle couvre une distance de sept kilomètres. Le parc commémoratif aménagé au sommet occupe un espace de 250 acres. Au point le plus élevé, il est possible d’observer l’ensemble de la région du Pas-de-Calais dans un rayon de 35 kilomètres. Les vestiges de tranchées et les cratères laissés par les obus rappellent la violence exceptionnelle des combats qui s’y sont déroulés en 1917.
Le mémorial fut érigé sous la direction de l’architecte torontois Walter Seymour Allward. Sa construction dura onze ans et une somme de 1,5 million de dollars y fut investie. L’inauguration du monument eut lieu le 26 juillet 1936 en présence du roi d’Angleterre Édouard VIII, du Président de la République française Albert Lebrun et de plus de 50 000 vétérans canadiens et français de la Grande Guerre et leurs familles. Ayant fait l’objet d’une importante restauration à partir de 2004, le mémorial fut inauguré de nouveau en présence de la reine Élizabeth II en avril 2007, au cours d’une cérémonie marquant le 90e anniversaire de la bataille de Vimy. L’entretien du mémorial et l’administration générale du parc commémoratif sont maintenant sous la juridiction du ministère canadien des Anciens combattants.
Mère Canada avec vue au nord, 2007
L’architecte Allward a fait construire le mémorial sur le point le plus élevé de la crête de Vimy, la cote 145. Le monument comporte plusieurs composantes symboliques telles que des figures humaines, des objets militaires et des écritures, le tout évoquant les valeurs pour lesquelles les soldats canadiens de l’époque se sont sacrifiés. Le premier élément qui frappe le regard au loin est constitué par deux immenses colonnes en calcaire, hautes de 30 mètres et pesant 6 000 tonnes, situées sur une base rectangulaire cimentée pesant elle-même environ11 000 tonnes. Le calcaire utilisé pour l’érection de ces colonnes fut importé d’une ancienne carrière romaine située près de la mer Adriatique dans l’actuelle Croatie. Ces colonnes représentent respectivement le Canada et la France. Au sommet de celles-ci se trouvent des statues représentant entre autres la Vérité et la Connaissance.
L’une des figures qui se démarque de l’ensemble commémoratif est celle d’une femme. Tournée vers l’est, en direction de la plaine de Douai, la Mère Canada penche la tête vers le sol. Son regard triste sculpté dans la pierre symbolise cette jeune nation canadienne qui pleure la disparition de ses fils. Sur la face ouest du mémorial sont sculptées les figures d’un homme et d’une femme représentant les parents des soldats tombés. Quant à la base rectangulaire de sept mètres de hauteur qui stabilise la structure, elle représente le mur défensif érigé face à l’ennemi. Sur chacune des faces de cette base sont inscrits les noms des 11 285 soldats canadiens tués en France et n’ayant pas de sépulture connue.
Le symbole du sacrifice ultime
Monument de Vimy, Pas-de-Calais, France, 2008
Le monument commémoratif de Vimy sert non seulement à marquer l’emplacement de la grande victoire canadienne de la Première Guerre mondiale, mais il constitue aussi un hommage à tous ceux qui ont servi leur pays en temps de guerre et ont risqué ou donné leur vie dans cette lutte de quatre ans. Par conséquent, le mémorial de Vimy bénéficie d’un poids culturel et d’une valeur patrimoniale considérable au Canada. Sa présence imposante sur une crête où tant de soldats sont morts rappelle une représentation de l’histoire largement répandue dans le Canada, à savoir que la nation canadienne aurait été forgée dans le fer et le sang sur ce champ de bataille en 1917.
L’érection de ce mémorial dans la période de l’entre-deux-guerres constituerait alors le point culminant de l’affirmation d’un nationalisme canadien qui serait parvenu à véritablement définir ses valeurs à partir de l’expérience des champs de bataille d’Europe. Par ailleurs, d’un autre point de vue, le mémorial de Vimy dépasserait les frontières de la crête et symboliserait l’ensemble des sacrifices de la nation canadienne à travers les guerres de son histoire. D’ailleurs, les sommes importantes investies par le gouvernement canadien dans la restauration du mémorial au début des années 2000 envoient un autre signal de la volonté des Canadiens de ne pas oublier le prix du sacrifice consenti pendant la guerre de 1914-1918, voire lors des conflits subséquents.
Autre signe de l’importance de sa valeur patrimoniale, le mémorial de Vimy est l’un des deux seuls sites historiques situés à l’extérieur du territoire canadien à être reconnus par la Commission des lieux et monuments historiques du Canada. Rappelons que sa valeur dépasse les frontières symboliques de la bataille de 1917 : ce mémorial représente le sacrifice des 65 000 soldats canadiens tombés pendant la Première Guerre mondiale, dont plus de 11 000 n’ont pas de sépultures identifiées. Environ 7 000 soldats sont enterrés dans une trentaine de cimetières militaires situés dans un rayon de 20 kilomètres autour du parc commémoratif.
Monument de Vimy et plaine de Douai, 2004
L’histoire d’un lieu : la bataille
Point stratégique et observatoire naturel par excellence, la crête de Vimy était tombée aux mains de l’armée allemande au début de la guerre en octobre 1914 dans le contexte de la Course à la mer, une série d’engagements au cours desquels les belligérants tentaient de se déborder mutuellement dans l’espoir de reprendre la guerre de mouvement. L’Armée française tenta à plusieurs reprises de déloger les Allemands, mais sans succès : en tout, elle perdra plus de 100 000 hommes dans ses tentatives de prendre la crête et le terrain avoisinant. Le XVIIe Corps d’armée britannique releva les Français dans le secteur en février 1916.
La bataille du Plateau de Vimy, c.1918
C’est en octobre 1916 que les quatre divisions d’infanterie formant le Corps canadien prirent la relève dans le secteur. La bataille de Vimy d’avril 1917 est le premier (et le seul) assaut mené simultanément par toutes les divisions du Corps canadien. Après cinq mois de préparation, l’assaut fut lancé le 9 avril 1917 au petit matin. Au cours des jours qui suivirent, le Corps canadien perdit environ 10 000 combattants, dont quelque 3 600 tués, faisant de Vimy l’un des assauts les plus sanglants menés par les Canadiens au cours de la guerre de 1914-1918.
L’histoire d’un lieu : le mémorial
Gravure des noms des soldats sur le socle du monument commémoratif du Canada à Vimy
C’est en 1922, après une série de discussions entre les gouvernements, qu’une partie du terrain où se déroula la bataille de 1917 fut cédée à perpétuité par la France au Canada. La construction du mémorial, débutée en 1925. s’étala sur une période de onze années. Pour l’érection du monument, ce sont essentiellement des ouvriers britanniques et français, la plupart des vétérans, qui furent embauchés et placés sous la direction d’Allward, lui-même rendant des comptes à la Commission impériale des Champs de bataille britanniques.
Allward mit lui-même plus de deux ans à parcourir l’Europe à la recherche du bon matériau pour l’érection du mémorial, pour finalement trouver un calcaire de qualité dans une ancienne carrière romaine dans l’actuelle Croatie. Des problèmes logistiques ont retardé la livraison de la pierre sur le site, si bien que les travaux n’ont pu commencer avant 1927 dans le meilleur des cas, voire en 1931 pour la construction de certaines statues.
Dans l’attente de la livraison des pierres, les ouvriers en profitèrent pour réaménager le site. Il fallait d’abord sécuriser le terrain en enlevant les mines, les corps et tous autres vestiges de la Grande Guerre. Afin de préserver un minimum d’authenticité au site, d’anciennes tranchées ont été réaménagées en bétonnant les parapets pour que les visiteurs puissent y avoir accès et se faire une idée du tracé de la ligne de front.
Tranchée sur la crête de Vimy, 2006
Finalement inauguré à l’été de 1936, le mémorial de Vimy accueillit à cette occasion plus de 8 000 visiteurs canadiens. Le site devint dès lors un lieu de prédilection pour les pèlerins des champs de bataille. Sa sécurité fit pourtant l’objet de vives inquiétudes pendant la Seconde Guerre mondiale, puis lors de l’Occupation allemande, alors que des rumeurs circulant au Canada faisaient état de son éventuelle destruction. Pour faire taire ces rumeurs, le ministère allemand de la Propagande alla jusqu’à publier des photos où l’on voyait Adolf Hitler visiter le mémorial en juin 1940.
Après quelques décennies d’exposition aux éléments de la nature, affecté notamment par les infiltrations d’eau, le gouvernement canadien entreprit en mai 2001 de restaurer le mémorial. Plus de 10 millions de dollars ont été investis et le parc commémoratif fut temporairement fermé aux visiteurs en 2005 pour permettre l’exécution des travaux, pour être ouvert à nouveau au public en avril 2007 lors de la commémoration du 90e anniversaire de la bataille de Vimy. Encore aujourd’hui, des dizaines de milliers de visiteurs et groupes scolaires parcourent le site chaque année. Ce dernier est aussi mis en valeur par un programme structuré de visites guidées animées par des étudiants canadiens.
Un lieu de pèlerinage
Le site est facilement accessible en voiture, taxi ou autobus, mais n’est pas actuellement desservi par un système de transport public. Pendant de nombreuses années, bon nombre de visiteurs canadiens avaient l’habitude d’utiliser les services de transport offerts par M. Georges Devloo, un résidant de Vimy qui se rendait tous les jours aux gares d’Arras et des villages avoisinants cueillir des Canadiens « égarés ». Surnommé le «Grand-père de Vimy» par les guides canadiens, M. Devloo offrait gratuitement le transport avec sa voiture aux visiteurs canadiens. Sur une période de 13 ans jusqu’à son décès en février 2009, M. Devloo a transporté des centaines de visiteurs et sa contribution à la mise en valeur du site fut également reconnue par le gouvernement canadien.
Le Monument commémoratif du Canada à Vimy a fait l’objet de nombreux reportages, documentaires et demeure une référence par excellence de mise en valeur du patrimoine de la guerre de 1914-1918, toutes nations confondues. Il constitue un témoignage poignant de l’horreur vécue par les soldats canadiens.
John Foster Babcock: le dernier vétéran canadien de la guerre de 1914-1918.
Le 18 février 2010 marque une date symbolique dans l’histoire du Canada. À l’âge de 109 ans décédait John Foster Babcock, le dernier vétéran canadien de la Première Guerre mondiale. Sa mort évoque la fin d’une époque déjà lointaine aux générations actuelles. C’était une époque où 650,000 hommes et femmes avaient répondu à l’appel du devoir, dans une guerre qui fut une boucherie sans nom. Des Canadiens de tous origines, francophones et anglophones, volontaires comme conscrits, s’étaient rendus en Europe combattre dans des conditions qui dépassaient l’imaginaire. Voici leur histoire.
La guerre européenne avait débuté en août 1914 et s’était rapidement transformée en un conflit aux dimensions planétaires. On était alors loin de se douter que l’assassinat de l’archiduc Franz Ferdinand d’Autriche-Hongrie, le 28 juin, allait provoquer une déflagration mondiale. Au Canada, la vie suivait son cours. Les journaux avaient bien entendu traité de l’incident, mais les événements liés à la politique et à l’économie nord-américaines attiraient davantage l’attention d’un public peu au fait des réalités européennes.
Par un complexe jeu d’alliances politiques, de rivalités économiques et coloniales, et par une course aux armements entre les puissances européennes, depuis la fin du XIXe siècle, il s’était installé en Europe un climat de tensions qui, tôt ou tard, pouvait se mouvoir en une guerre généralisée à la moindre provocation. C’est ce qui s’était donc passé, les puissances européennes s’étaient mutuellement déclaré la guerre. La situation était qu’en ce chaud été de 1914, peu de gens se doutaient que ce conflit qui était censé se terminer à Noël allait engendrer un horrible massacre qui durerait plus de quatre ans.
La mobilisation
En réaction à l’invasion de la Belgique, le 4 août, la Grande-Bretagne déclarait peu de temps après la guerre à l’Allemagne. Ce faisant, Londres entraînait dans le conflit tous les Dominions et possessions de l’Empire britannique, ce qui incluait le Canada. Bien qu’officiellement indépendant depuis 1867, le Dominion du Canada n’était malgré tout pas maître de sa politique extérieure. Étonnement peut-être, le fait que le Canada soit automatiquement en état de guerre contre l’Allemagne le 4 août 1914 avait été un événement relativement bien accueilli d’un bout à l’autre du pays. Que ce soit dans la très « française » ville de Québec jusqu’à la très « britannique » ville de Toronto, les Canadiens d’un bout à l’autre de l’océan avaient reçu avec un certain enthousiasme la nouvelle.
Depuis la fin de la guerre sud-africaine de 1902, qui était somme toute demeurée un conflit plus que localisé, le Canada n’avait que peu participé à des événements d’envergure sur la scène internationale. La nouvelle guerre de 1914 n’avait finalement pas été le conflit de courte durée que l’on avait anticipé. Au contraire, lorsque le premier hiver de guerre s’abattait sur l’Europe, de vastes lignes de front découpaient désormais de nouvelles frontières faites de tranchées, de barbelés et de trous d’obus dans lesquels vivait une race émergente d’hommes qui apprenaient à côtoyer quotidiennement la mort, la boue et la vermine. Les fronts s’étaient stabilisés et les armées européennes, épuisées après les batailles de l’été et de l’automne, s’étaient enterrées dans ces réseaux inextricables de tranchées. Sur le front Ouest, celles-ci s’étalaient de la frontière suisse jusqu’à la Mer du Nord, sur une longueur d’environ 800 kilomètres.
Le Front de l'Ouest où combattit le Corps canadien de 1915 à 1918.
Alors que les armées européennes s’affrontaient, le Canada de 1914 mobilisait dans l’excitation. La question à poser était : le pays était-il prêt? La réponse est un Non catégorique. À cette époque, le Canada ne disposait que d’une milice active permanente d’à peine 3,000 hommes, et d’une milice non active et non permanente de 70,000 individus, sur le papier. Bon nombre parmi ces derniers n’avaient d’ailleurs jamais touché à un fusil. En clair, il fallait créer ce qui allait devenir le Corps expéditionnaire canadien. L’homme responsable d’accomplir cette grande tâche était le ministre de la Milice Sam Hughes. Homme plus qu’énergique, voire excentrique, qui adulait l’Empire, mais détestait les Britanniques, Hughes avait fait mettre sur pied le camp militaire de Valcartier au nord de Québec. Là-bas, des dizaines de milliers de recrues s’étaient rassemblées et avaient été sommairement entraînées avec les moyens du bord. Dans la plus grande des confusions, Hughes était parvenu à expédier en Angleterre un premier contingent d’environ 32,000 hommes en octobre 1914. C’était la première contribution de ces Canadiens qui, pour la presque totalité, n’avaient aucune idée ce dans quoi ils venaient de s’embarquer.
Si pour les uns l’entraînement de Valcartier avait été difficile, ce n’était rien en comparaison des conditions pénibles dans lesquelles le premier contingent allait s’exercer dans la tristement célèbre plaine de Salisbury, dans le centre-sud de l’Angleterre à la fin de 1914 et au début de 1915. Pluie, vent et marrées de boue formaient le lot quotidien de ces hommes qui, à peine quelques semaines auparavant, étaient encore des journaliers, des paysans, des commis, des étudiants, etc. De cet ensemble disparate de soldats, on allait constituer la 1ère Division d’infanterie canadienne, celle-là même qui aurait l’« honneur » d’être la première à servir sur le continent.
L’année 1915 et la bataille d’Ypres
À l’instar des combattants européens, les soldats canadiens qui étaient déployés dans le secteur d’Ypres en Belgique, au printemps de 1915, avaient fait face à la terrible réalité de la guerre de positions. Face à un ennemi situé souvent à moins de cent mètres, dans des tranchées remplies d’eau, sous les obus s’abattant sporadiquement, les Canadiens avaient expérimenté une forme de guerre qui était radicalement loin de l’image glorieuse qu’ils s’en étaient faite, ou qui leur avait été inculquée.
Ce baptême du feu dans les tranchées du sinistre saillant d’Ypres, en avril 1915, avait d’autant été plus pénible, car les Canadiens avaient goûté à une nouvelle médecine, soit celle de l’arme chimique. Profitant d’un vent favorable, les Allemands avaient en effet lâché, le 22 avril, plus de 150 tonnes de gaz de combat sous forme de chlore vers les positions tenues par les troupes canadiennes et françaises. En dépit de l’évidente panique causée par cette arme encore méconnue, les Canadiens avaient été obligés de combattre sous ces gaz. Improvisant des moyens plus que rudimentaires pour se protéger (en urinant par exemple dans un mouchoir-tampon appliqué sur la bouche), les soldats de la 1ère Division avaient perdu la moitié de leurs effectifs en infanterie en attaques et contre-attaques (6,000 hommes sur 12,000). Ils étaient ainsi parvenus à colmater une brèche de plus de cinq kilomètres qui s’était ouverte au moment de l’assaut allemand.
À l’issue de ce premier affrontement, nommé ultérieurement la bataille de Saint-Julien, les troupes canadiennes commençaient à acquérir leur réputation de force combattante dès plus effective. Pour les observateurs et commentateurs étrangers, les troupes canadiennes se fondaient jusque-là dans l’ensemble des forces britanniques. Cela était vrai sur un plan opérationnel, mais la performance des soldats canadiens, qui avaient sauvé la situation à Ypres, avait amené les observateurs à considérer progressivement le caractère national distinct de cette petite force en expansion. Un soldat sur trois était tombé pour ne plus se relever, ce qui se traduisait par plus de 2,000 morts. Le prix à payer avait été élevé pour ces hommes qui, rappelons-le, étaient des civils à peine quelques mois auparavant, et qui, par-dessus tout, venaient de se rendre compte de ce qu’était la guerre.
La bataille de Saint-Julien, secteur d'Ypres (avril-mai 1915).
Avec Ypres, le Canada venait de goûter amèrement à ce qui allait devenir caractéristique de la guerre de 1914-1918. C’était la guerre des tranchées, une guerre d’usure dans laquelle les belligérants tentaient de s’emparer du système de tranchées ennemi. Le tout dans quel but? Soit user les forces de l’adversaire ou tenter de percer son front, dans l’espoir que reprenne la guerre en rase campagne. De la fin de 1914 jusqu’au printemps de 1918, les assauts massifs de l’infanterie se butant au système défensif de l’adversaire allaient faire partie du cauchemar des combattants, dont ces Canadiens qui commençaient à se « faire la main » à ce jeu meurtrier.
Entre-temps, des Canadiens continuaient à s’enrôler, grossissant ainsi les effectifs du Corps expéditionnaire. Les rares nouvelles d’Ypres qui parvenaient à passer à travers les mailles de la censure n’avaient pas découragé pour autant d’autres Canadiens à s’engager. Cela était vrai, à tel point qu’un second contingent était parti en Europe en ce début de 1915. Ces soldats allaient former la 2e Division d’infanterie dans laquelle se trouvait le fameux 22e bataillon (canadien-français), seule unité combattante francophone de l’armée. Après les entraînements d’usage en Angleterre, cette division allait rejoindre la 1ère en France, en septembre. Ce faisant, la présence de deux divisions d’infanterie sur le front allait permettre la formation du Corps canadien, toujours sous commandement britannique, en l’occurrence du lieutenant-général E. A. H. Alderson (qui commandait jusque-là la 1ère Division).
Les officiers du 22e bataillon (canadien-français). Amherst (Nouvelle-Écosse, printemps 1915). Sources: Archives du Royal 22e Régiment.
1916: l’expansion du Corps canadien et la bataille de la Somme
L’hiver 1915-1916 avait été relativement « tranquille » pour le nouveau Corps canadien, toujours installé dans le saillant d’Ypres. La période hivernale était plus calme pour les soldats, étant donné que le temps et les conditions du terrain ne permettaient pas des offensives d’envergures, comme c’est le cas lorsque le printemps et l’été reviennent. Cependant, le froid, la neige, la pluie et l’accumulation de la boue s’avéraient tous autant de contraintes mettant à rude épreuve le moral des combattants. Il était en effet difficile dans ces conditions de garder une certaine hygiène de vie. Les soldats devaient apprendre à vivre avec d’autres éléments caractéristiques de la vie des tranchées de 1914-1918. Parmi ceux-ci, le Trench Foot (« pied de tranchée »), qui consistait en d’énormes verrues sur les pieds des soldats confinés en des positions stationnaires, dans plusieurs pieds d’eau au fond des tranchées et des trous d’obus. La grippe et les poux étaient autant d’autres éléments qui affectaient le quotidien des soldats, et dont l’adaptation à ces réalités avait été tout aussi pénible que celle des balles, des grenades et autres projectiles.
Toujours est-il qu’à la fin de 1915 et au début de 1916, le Corps canadien prenait du volume. Une 3e Division venait de se joindre en décembre, puis une 4e au mois d’août de l’année suivante. Le Corps se composait désormais de quatre divisions d’infanterie sous le commandement du lieutenant-général Julian Byng, au moment où s’engageait la bataille de la Somme en août 1916. À cette date, des milliers de Canadiens étaient déjà morts, blessés ou portés disparus. Cela n’empêchait pas que les généraux alliés, dont les armées augmentaient tant en effectifs qu’en quantité de matériels disponibles, souhaitaient percer le front tout en usant les troupes de l’adversaire.
Des soldats canadiens reviennent des tranchées sur le front de la Somme (1916).
Les deux premières années du conflit avaient en ce sens été plus que frustrantes. Devant l’impossibilité de percer le front ennemi, il fallait non seulement augmenter la quantité de canons, de mitrailleuses et de matériels de toutes sortes contre l’ennemi, mais il fallait en plus raffiner les tactiques de combat, notamment pour l’infanterie. Cette dernière était appelée à travailler de concert avec l’artillerie, dont il fallait améliorer l’efficacité du tir, mais aussi la coordination avec l’infanterie et les forces aériennes. L’entraînement et l’encadrement des troupes allaient donc en s’intensifiant. De plus, à mesure qu’avançait la guerre, les troupes se voyaient dotées d’un matériel de plus en plus spécialisé, comme des fusils-mitrailleurs, des mortiers, des grenades afin d’accroître leur puissance de feu dans les situations où l’artillerie ne pourrait à coup sûr intervenir.
C’est dans ce contexte que le nouveau Corps d’armée canadien avait été appelé à intervenir. Les Alliés avaient en effet prévu de lancer toute une série d’offensives au cours de l’été de 1916. L’idée était de frapper simultanément l’ennemi sur tous les fronts afin de contraindre autant que possible le déploiement de ses renforts. En France, cela se traduisait par une offensive combinée franco-britannique le long de la rivière de la Somme, en Picardie, qui était alors le point de jonction de ces armées. La bataille de la Somme était donc engagée depuis le 1er juillet 1916, sans qu’aucun succès notable soit enregistré. Cette offensive n’était pas l’affaire que d’une journée ou deux. C’était en fait une succession d’engagements locaux s’étirant sur des semaines. La première journée de l’offensive, le 1er juillet, avait été catastrophique pour les Britanniques, qui avaient perdu près de 60,000 hommes en une seule journée. Cependant, à partir de la mi-juillet, des succès notables avaient été enregistrés. Malgré tout, les semaines qui avaient suivi n’apportaient guère de meilleurs résultats, au moment où le Corps canadien était appelé à intervenir.
Du vieux front des Flandres, les troupes du lieutenant-général Byng devaient se déployer à la fin août, plus au sud, sur ce front de la Somme où l’on se battait déjà depuis des semaines. La reprise de l’offensive était dictée pour le 15 septembre, mais entre la fin août et cette date, les troupes canadiennes avaient déjà perdu près de 3,000 hommes, seulement pour tenir leur ligne de front. Au matin du 15 septembre, le Corps donnait l’assaut quelque peu à l’ouest du village de Courcelette, sur un front de plus de deux kilomètres de large. Précédés par un tir de barrage d’artillerie relativement bien réglé, les soldats canadiens, assistés pour la première fois de quelques chars d’assaut, s’étaient rués vers Courcelette et les environs. Cette première journée de l’offensive du 15 septembre s’était bien passée, mais les Allemands avaient fortement réagi en lançant plus d’une douzaine de contre-attaques dans Courcelette et les villages aux alentours. Pendant trois jours et trois nuits, les soldats canadiens, en particulier les Canadiens français du 22 bataillon, s’étaient battus avec l’énergie du désespoir.
Figure légendaire du 22e bataillon (canadien-français), le major Georges P. Vanier. Enrôlé en 1914, blessé puis amputé d'une jambe en 1918, il devint Gouverneur général du Canada en 1964. Sources: Archives du Royal 22e Régiment.
Les pluies d’automne, l’épuisement, les pertes encourues et l’intensification de la résistance allemande avaient fait en sorte que l’offensive devait s’arrêter. Pour les Canadiens, la bataille de la Somme s’était terminée le 11 novembre 1916. Le terrain en tant que tel n’avait à peu près aucune valeur stratégique, ni morale pour ainsi dire. Les Canadiens étaient sortis de la Somme plus expérimentés, plus aguerris à la guerre des tranchées. Ils avaient su faire preuve d’un savoir-faire en innovations tactiques. Ils avaient appris à utiliser tout le potentiel des armes modernes. Par contre, les pertes avaient été lourdes depuis le mois d’août. Plus de 24,000 hommes étaient tombés pour une progression générale d’à peine huit kilomètres.
Plus encore qu’à Ypres, c’est sur la Somme que les Canadiens s’étaient vus véritablement confirmés dans leur réputation de troupes de choc. Cette notoriété allait pour ainsi les précéder pour le restant de la guerre. Dans tous les coups durs où seraient engagées les forces britanniques, les Canadiens dirigeraient fréquemment l’assaut. Désormais retirés du champ de bataille de la Somme en cette fin de 1916, les Canadiens se verraient offrir l’opportunité de soutenir leur nouvelle réputation. Déplacées plus au nord, toujours en France, les troupes, sous le commandement britannique, avaient reçu une mission précise pour la prochaine offensive du printemps de 1917 : capturer la crête de Vimy.
De Vimy à Passchendaele (1917)
La guerre durait depuis plus de deux ans. Les batailles d’usure de l’année 1916 n’avaient apporté que quelques kilomètres de gains de terrain pour les Alliés. Des millions de soldats étaient tombés, mais d’autres avaient pris le relais afin de malmener à nouveau l’ennemi pour 1917. Les Alliés franco-britanniques n’avaient pas abandonné leur projet de mener des offensives conjointes, dans un scénario semblable à celui de 1916, mais en supposant que les erreurs commises ne soient plus répétées. L’idée de percer le front et de reprendre la guerre de mouvement obsédait toujours les généraux. Le plan fixé était simple. L’armée française devait cette fois-ci se ruer à l’assaut des hauteurs du Chemin-des-Dames, le 16 avril, un peu plus au sud-est de la Somme, tandis que l’armée britannique devait engager la bataille plus au nord, autour de la ville d’Arras. L’offensive britannique allait commencer une semaine avant celle des Français. Dans ce contexte, la tâche du Corps canadien consistait en la capture de la redoutable crête de Vimy.
De gauche à droite: le capitaine Lacoste, le Major Scott et le lieutenant Bourgault affairés à nourrir les chevaux du 22e bataillon, sous le regard attentif du chien. France (1917). Sources: Archives du Royal 22e Régiment.
La crête de Vimy avait été prise par les Allemands dès octobre 1914. Cela dit, ils avaient eu plus de deux années pour l’aménager, la fortifier à leur goût. Les Alliés franco-britanniques avaient perdu des dizaines de milliers d’hommes dans de vains assauts contre cette position en 1915 et 1916. En avril 1917, la crête de Vimy constituait pour ainsi dire le plus dangereux et imposant bastion du dispositif défensif allemand dans la région d’Arras. Du haut de la crête, les Allemands pouvaient parfaitement observer les manoeuvres des troupes alliées. De profondes tranchées élaborées en plusieurs lignes successives de défense, des tunnels et d’intenses réseaux de fils barbelés et obstacles de toutes sortes parsemaient la position des soldats du Reich.
Pour capturer la crête, le matériel allait être important, mais, par-dessus tout, les Canadiens savaient qu’il fallait carrément réinventer la manière de faire la guerre dans les tranchées. Dès octobre 1916 (alors que la bataille de la Somme n’était pas tout a fait terminée), les trois premières divisions du Corps canadien (bientôt rejointes par la 4e) étaient arrivées dans le secteur, au bas de la pente, face à face aux Allemands bien retranchés sur les hauteurs. Pour l’emporter, il fallait non seulement apprendre des erreurs passées, mais également copier en partie les techniques allemandes. Pour ce faire, les Canadiens avaient élaboré une incroyable logistique. Des tunnels, des voies ferrées, des reproductions à ciel ouvert des tranchées ennemies sous forme de maquettes, tout était bon pour enseigner à chaque soldat qu’elle allait être sa mission le moment venu. C’était cette notion de « pédagogie militaire » qui allait distinguer la bataille de Vimy des précédentes dans lesquelles avaient été engagés les Canadiens. Il fallait par ailleurs tout savoir du dispositif ennemi. Les reconnaissances effectuées par des raids dans les tranchées allemandes avaient permis d’amasser de précieuses informations, mais le rôle de l’aviation était tout aussi crucial en photographiant le front, les lignes de communication, les positions d’artillerie, etc.
Vimy, avril 1917. Les soldats canadiens marchent sous couvert de leurs canons bombardant les positions allemandes.
La guerre durait depuis plus de deux ans. Les batailles d’usure de l’année 1916 n’avaient apporté que quelques kilomètres de gains de terrain pour les Alliés. Des millions de soldats étaient tombés, mais d’autres avaient pris le relais afin de malmener à nouveau l’ennemi pour 1917. Les Alliés franco-britanniques n’avaient pas abandonné leur projet de mener des offensives conjointes, dans un scénario semblable à celui de 1916, mais en supposant que les erreurs commises ne soient plus répétées. L’idée de percer le front et de reprendre la guerre de mouvement obsédait toujours les généraux. Le plan fixé était simple. L’armée française devait cette fois-ci se ruer à l’assaut des hauteurs du Chemin-des-Dames, le 16 avril, un peu plus au sud-est de la Somme, tandis que l’armée britannique devait engager la bataille plus au nord, autour de la ville d’Arras. L’offensive britannique allait commencer une semaine avant celle des Français. Dans ce contexte, la tâche du Corps canadien consistait en la capture de la redoutable crête de Vimy.
La crête de Vimy avait été prise par les Allemands dès octobre 1914. Cela dit, ils avaient eu plus de deux années pour l’aménager, la fortifier à leur goût. Les Alliés franco-britanniques avaient perdu des dizaines de milliers d’hommes dans de vains assauts contre cette position en 1915 et 1916. En avril 1917, la crête de Vimy constituait pour ainsi dire le plus dangereux et imposant bastion du dispositif défensif allemand dans la région d’Arras. Du haut de la crête, les Allemands pouvaient parfaitement observer les manoeuvres des troupes alliées. De profondes tranchées élaborées en plusieurs lignes successives de défense, des tunnels et d’intenses réseaux de fils barbelés et obstacles de toutes sortes parsemaient la position des soldats du Reich.
Pour capturer la crête, le matériel allait être important, mais, par-dessus tout, les Canadiens savaient qu’il fallait carrément réinventer la manière de faire la guerre dans les tranchées. Dès octobre 1916 (alors que la bataille de la Somme n’était pas tout a fait terminée), les trois premières divisions du Corps canadien (bientôt rejointes par la 4e) étaient arrivées dans le secteur, au bas de la pente, face à face aux Allemands bien retranchés sur les hauteurs. Pour l’emporter, il fallait non seulement apprendre des erreurs passées, mais également copier en partie les techniques allemandes. Pour ce faire, les Canadiens avaient élaboré une incroyable logistique. Des tunnels, des voies ferrées, des reproductions à ciel ouvert des tranchées ennemies sous forme de maquettes, tout était bon pour enseigner à chaque soldat qu’elle allait être sa mission le moment venu. C’était cette notion de « pédagogie militaire » qui allait distinguer la bataille de Vimy des précédentes dans lesquelles avaient été engagés les Canadiens. Il fallait par ailleurs tout savoir du dispositif ennemi. Les reconnaissances effectuées par des raids dans les tranchées allemandes avaient permis d’amasser de précieuses informations, mais le rôle de l’aviation était tout aussi crucial en photographiant le front, les lignes de communication, les positions d’artillerie, etc.
Après un intense et efficace bombardement préliminaire effectué quelques jours avant l’opération, les Canadiens s’élançaient à l’assaut de la crête de Vimy au matin du 9 avril 1917. En trois jours d’offensives sans relâche, les Canadiens avaient capturé la crête et on pouvait enfin voir le front allemand derrière cette dernière, qui s’étirait au loin dans la plaine de Douai plus à l’est. La bataille de Vimy est par la suite devenue emblématique dans la mémoire canadienne. C’était en effet au cours de cet engagement que les quatre divisions formant le Corps canadien avaient pour la première fois (et la seule de la guerre) combattu simultanément. Comme toujours, les combats avaient été sauvages. En trois jours, les Canadiens avaient perdu environ 10,000 hommes, dont 3,600 tués. Encore une fois, cette bataille qui s’achevait avait endurci les troupes. La victoire canadienne avait fait le tour de la presse alliée. Tout le monde célébrait ce fait d’armes et, une fois de plus, la réputation de « troupes de choc » du Corps canadien allait les mettre face à de nouvelles épreuves jusqu’à la fin du conflit. C’était également au lendemain de Vimy que les soldats assistaient à la nomination d’un premier commandant canadien à la tête du Corps, soit le nouveau lieutenant-général Arthur Currie, qui commandait jusque-là la 1ère Division.
Alors que les Canadiens et les Britanniques connaissaient certains succès au nord, au sud, les forces françaises étaient en mutineries à la suite des insuccès enregistrées suite à la catastrophique bataille du Cmin-des-Dames (avril-mai). Par conséquent, l’incapacité temporaire de l’armée française à poursuivre le combat avait mis le commandement britannique devant la perspective que, lui seul, pouvait encore porter un coup aux Allemands, dans la seconde moitié de 1917. C’était ainsi que, le 31 juillet, les Britanniques lançaient une troisième offensive dans le saillant d’Ypres en Belgique. À l’instar de la Somme, ce n’était que plus tard que le Corps canadien serait appelé à intervenir. Le but de l’offensive était double. Il fallait capturer les voies ferrées du front allemand autour du saillant, tout en perçant le front pour reprendre la guerre de mouvement et s’emparer des bases navales des Flandres, où mouillait une partie de la flotte sous-marine allemande.
En dépit de quelques succès initiaux, l’intensité du barrage d’artillerie des semaines suivantes avait non seulement averti les Allemands de l’imminence de la poursuite des assauts, mais également avait transformé le terrain en un véritable océan de boue. Les pluies quasi continuelles des Flandres ne facilitaient en rien la tâche des Canadiens qui devaient prendre la relève des Britanniques. Cette fois-ci, le plan consistait par la prise de ce qui restait du village de Passchendaele, situé sur une hauteur à quelques kilomètres à l’est d’Ypres. Constatant l’ampleur de la besogne et l’état physique et moral de ses troupes, le lieutenant-général Currie s’était rapidement rendu compte qu’une poursuite de l’offensive allait décimer ses troupes. Currie prédisait qu’il allait perdre aux environs 16,000 hommes dans l’offensive. Malgré tout, il fallait préparer l’assaut qui allait débuter le 20 octobre. Pendant deux semaines, jusqu’au 11 novembre et sous des pluies torrentielles, les Canadiens avaient avancé jusqu’au village de Passchendaele, qu’ils avaient pris de peine et de misère. En fin de compte, l’estimation de Currie s’était avérée presque juste, puisque pour l’ensemble de l’opération, de la fin octobre à la mi-novembre, le Corps canadien avait perdu environ 15,500 hommes.
Passchendaele restera toujours un nom associé à un véritable cauchemar pour les troupes canadiennes. C’était comme si on avait oublié les leçons tactiques et stratégiques de Vimy pour replonger dans la guerre d’usure. Rappelons que, dès le départ, Currie avait questionné la pertinence de poursuivre une offensive qui s’enlisait depuis quelques semaines. Les Canadiens n’avaient pas perdu la bataille, mais le prix payé par rapport aux gains obtenus était plus que dérisoire, peut-être même pire que sur la Somme encore. La bataille de Passchendaele avait également eu ceci de particulier (et probablement de « bénéfique »), c’est que, pour la première fois, le Premier ministre canadien Robert Borden avait ouvertement protesté auprès de son homologue britannique Lloyd George que si les Canadiens étaient à nouveau impliqués dans un autre bain de sang de la sorte, alors la participation active du Dominion aux futures opérations pourrait être remise en cause. On peut penser qu’il y avait eu une « canadianisation » progressive du Corps, et ce, tant au niveau de la manière de guerroyer que de la formation d’une identité nationale.
1918: l’année de la victoire
L’hiver 1917-1918 avait été plutôt paisible pour les Canadiens. En fait, c’est en mars que les Allemands avaient pris l’initiative de lancer leurs dernières offensives majeures de la guerre, avec les renforts supplémentaires obtenus de la Russie en pleine révolution. Le nouveau commandant suprême des forces alliées, le maréchal Foch, avait attendu l’occasion favorable avant de reprendre l’initiative aux Allemands. C’est au moment de la bataille d’Amiens, en août, que les Canadiens allaient entreprendre jusqu’à la fin du conflit une série de batailles connues sous le nom de la campagne des « Cent Jours ». De la mi-août jusqu’au 11 novembre, les Canadiens avaient une fois de plus servi de fer de lance aux offensives britanniques. En à peine trois mois, les soldats de Currie poursuivaient les Allemands qui retraitaient, mais qui leur causaient de lourdes pertes par des combats d’arrière-garde bien exécutés. C’était également au cours de cette série d’offensives que les Canadiens avaient pulvérisé en plusieurs points la terrible ligne défensive des Allemands surnommée la Ligne Hindenburg.
Le Cimetière Québec. En ce lieu sont enterrés nombre de soldats québécois du 22e bataillon tués lors de la bataille de Chérisy des 27 et 28 août 1918. Environ 650 hommes et 23 officiers prirent par à l'assaut. Le lendemain, il restait 39 soldats. Tous les officiers étaient tombés, dont le major Georges Vanier (blessé), le lieutenant Stanislas Viens (mort), le lieutenant Rodolphe "Roddy" Lemieux (fils d'un sénateur, mort), etc.
D’Amiens jusqu’à Valenciennes, puis à Mons en Belgique, les Canadiens avaient perdu environ 40,000 hommes en un peu plus de trois mois d’affrontements se déroulant tantôt dans les tranchées, tantôt en rase campagne. Le moral des Allemands avait été anéanti, et ces derniers avaient consenti à signer un armistice le 11 novembre. Une fois les combats terminés, les Canadiens avaient franchi la frontière allemande, où ils occupaient une tête de pont dans la région de Bonn, jusqu’au rapatriement des troupes au printemps de 1919.
La Grande Guerre de 1914-1918 était pour ainsi terminée. Environ 10 millions d’hommes provenant d’une trentaine de nations y avaient perdu la vie. En plus des pertes humaines, la guerre avait laissé d’énormes séquelles psychologiques. Jamais auparavant n’avait-on assisté à un conflit d’une telle intensité. Les États s’étaient financièrement ruinés, endettés dans cette guerre, où l’avenir semblait plus qu’incertain. D’autre part, la Première Guerre mondiale avait marqué une étape importante dans le développement du Canada au plan international. En 1914, le Canada était entré en guerre comme une simple colonie de l’Empire britannique. Quatre ans plus tard, le pays avait ajouté sa signature sur le Traité de Versailles, qui avait officiellement mis fin au conflit. Bien que purement symbolique, cette signature avait coûté au Canada quelque 65,000 soldats tués et plus de 180,000 blessés. Les Canadiens avaient commencé à guerre à Ypres, en 1915, sous un commandement britannique. Les troupes étaient alors inexpérimentées et les années qui avaient suivi leur avaient appris comment il fallait faire la guerre. En 1918, au moment de s’arrêter à Mons, ces mêmes hommes étaient dirigés par des Canadiens et ils constituaient une force combattante d’élite qui n’avait plus rien à prouver. Il ne faut pas oublier que l’effort consenti par le Canada avait d’autant plus été remarquable, car la nation ne comptait que huit millions d’âmes en 1914. De ce nombre, 650,000 individus avaient participé au conflit et un peu plus de 10 % n’étaient pas revenus.
Comme l’ont souligné certains historiens, il n’est pas faux de dire qu’avec la guerre de 1914-1918, le Canada avait acquis sa « personnalité internationale ». À l’instar de bien des nations, celle du Canada s’était édifiée dans le sang, dans l’espoir, peut-être naïf, que plus jamais un drame comme celui vécu dans les tranchées de Belgique et de France ne se reproduirait… C’était l’époque dans laquelle a vécu de John Foster Babcock, qui vient de nous quitter.
Soldats du 22e bataillon (canadien-français) de retour à Québec, devant la Gare du Palais (mai 1919). Sources: Archives du Royal 22e Régiment.
Causerie prononcée au Collège Royal Militaire de Kingston (octobre 2007)
Bonjour Mesdames et Messieurs,
Lors du premier colloque d’histoire militaire tenu à l’Université du Québec à Montréal en 1994, le journaliste et historien Pierre Vennat avait affirmé que les Québécois ont un passé militaire, mais ne le connaissent pas suffisamment.
Douze ans plus tard, à la lumière des récentes recherches, son affirmation mérite d’être nuancée. Des maisons d’édition québécoises spécialisées en histoire militaire ont vu le jour, je pense notamment à Athéna et au Méridien, et un plus grand nombre d’étudiants s’est également intéressé à ce champ de la recherche. Par contre, il est vrai qu’en rapport avec ce qui s’écrit et s’enseigne au Canada anglais, l’histoire du passé militaire québécois reste encore à écrire et à être enseignée. Elle doit être également valorisée en rapport aux autres champs de la recherche telle l’histoire sociale, religieuse, économique, etc.
Je profite des minutes qui me sont allouées afin de vous entretenir de certaines réflexions qui me tiennent à cœur à l’égard de cette histoire militaire qui, dans une certaine mesure, demeure largement méconnue, voire mal-aimée.
J’attire votre attention sur un épisode particulier de l’histoire militaire du Québec au temps de la Grande Guerre de 1914-1918. Il s’agit d’un épisode qui, je pense, est somme toute méconnu de la plupart des Québécois, mais qui est en quelque sorte l’un des affrontements les plus tragiques et sanglants qu’ont connu nos ancêtres. Je parle ici de la bataille de Chérisy, qui se déroula en France, les 27 et 28 août 1918.
Sur le front intérieur, l’année 1918 avait bien mal débuté au Québec. La guerre n’avait que trop duré et les Canadiens français digéraient mal l’imposition de la conscription. Entre temps, loin et assez ignorants des débats houleux du Québec, les soldats canadiens-français du 22e bataillon se préparaient une fois de plus à aller au feu.
Dans le cadre des offensives des Alliés à l’été 1918, le commandant en chef, le maréchal Ferdinand Foch, voulait à tout prix faire craquer la terrible ligne de fortifications allemandes nommée la « Ligne Hindenburg ». Dans ce contexte, le Corps d’armée canadien tenait le front à la hauteur d’Arras, un peu à l’est de la crête de Vimy. Bon nombre de généraux alliés et allemands s’entendaient pour dire que le point le plus fort de la Ligne Hindenburg se trouvait justement à la hauteur d’Arras.
Comme par hasard, ordre avait été donné au 22e bataillon de faire sa part en s’emparant d’un des points les plus dangereux du secteur le plus dangereux de la Ligne Hindenburg, à savoir un assaut frontal contre le bourg de Chérisy, situé quelques kilomètres à l’est de la ville d’Arras. Le but n’est pas ici de faire le diagnostic de cette bataille, car elle n’était pas en soi si différente d’autres combats en 1918. Après une attaque, il y avait l’inévitable contre-attaque de l’ennemi, sur un terrain défoncé par les obus, jonché de cadavres, où les soldats des deux camps doivent en plus endurer les aléas de la température.
Ce sont peut-être les statistiques émanant de cette bataille qui frappent initialement l’imaginaire sur Chérisy. Par exemple, dès 700 soldats du 22e bataillon qui prirent part à l’assaut du 27 août en fin d’avant-midi, il en restait 39 le lendemain en fin de soirée. Les officiers qui dirigeaient l’unité étaient tous morts ou grièvement blessés. La réalité en cette fin de journée du 28 août fut que les restants du 22e étaient confinés dans des trous d’obus à quelques mètres des lignes ennemies. Au moment de la relève, le 22e est sous les ordres d’un sergent nommé Joseph Pearson, alors le plus haut gradé du bataillon encore debout.
Voilà pour les faits, vulgairement résumés. Question classique en ce qui a trait à la mémoire : que nous reste-t-il de Chérisy? Au moment où nos victoires militaires tombent dans l’oubli, à une époque où peu de Québécois se présentent aux diverses cérémonies du 11 novembre, et au moment où l’histoire militaire est encore peu enseignée dans nos écoles primaires et secondaires par exemple, qu’allons-nous faire avec l’un des pires désastres militaires de notre histoire contemporaine?
Symbole fragile, mais permanent de l’événement, le Quebec Cemetery (Cimetière Québec), situé sur le champ de bataille de Chérisy, nous apprend néanmoins qu’en bordure d’une route terreuse et abandonnée de France, reposent 195 soldats canadiens, dont beaucoup appartenaient au 22e bataillon. Sous le prétexte trop souvent entendu et écrit que ce n’était pas « notre guerre », que les vrais enjeux pour nous, les Québécois d’héritage canadien-français, étaient ceux de la conscription et de la résistance passive, peut-on réellement se payer le luxe d’oublier une tragédie de la sorte?
Sans juger les motifs qui poussèrent ces jeunes volontaires canadiens-français à s’enrôler, ne devrions-nous pas au contraire témoigner une reconnaissance, si minime soit-elle, pour ce que les soldats du 22e ont accompli? Peut-on dans ce contexte parler de ce que j’appelle la « mémoire impossible », c’est-à-dire une mémoire de la guerre qui ne passe tout simplement pas chez nous?
Je sens qu’au Québec il y a encore de larges pans de notre société qui demeurent réfractaires à la diffusion d’une certaine connaissance sur ce sujet. S’agit-il de paranoïa de ma part? Je l’aurais sans doute cru lors de mes premières années de recherche. Mais après quinze ans à étudier les archives, à lire sur l’histoire militaire du Québec et du Canada, je pense que les Québécois ont un certain rattrapage à faire, et ce, tant au niveau des connaissances de ce passé, mais surtout pour la construction d’une mémoire en devenir de la guerre.
Mais rassurez-vous, le fait qu’on ne parle pas de Chérisy n’est pas de votre faute! Les historiens qui travaillent dans l’armée, et en particulier au sein du régiment qui est ici à l’honneur, et qui existe toujours, n’en parlent quasiment pas. C’est normal, fierté régimentaire oblige, vous ne verrez pas souvent les membres d’un régiment descendre dans la rue et clamer haut et fort leur fierté de s’être fait casser la gueule sur un champ de bataille.
Pourtant, nombreux sont les exemples tirés de l’histoire militaire récente où les Canadiens se firent casser la gueule. Le raid désastreux sur la plage de Dieppe le 19 août 1942, où les Canadiens durent abandonner les corps de centaines de soldats tués, sans compter les blessés ni les prisonniers, est passé à la légende. À lui seul, le régiment canadien-français des Fusilliers Mont-Royal perd 88 % de ses effectifs en 9 heures de combat. Pourtant, des noms tels celui de Dieppe sont connus au Québec.
Un autre exemple concerne les Terre-Neuviens. Ceux-ci vouent un culte à la tristement célèbre bataille de Beaumont-Hamel du 1er juillet 1916. À 7 h 30, le matin de l’assaut, il y avait environ 900 soldats du Newfoundland Regiment qui mirent baïonnettes au canon et sortirent de leurs tranchées. Trente minutes plus tard, il en restait environ 70. Défaite sanglante, véritable massacre, tous les Terre-Neuviens connaissent le nom de Beaumont-Hamel, même qu’ils ont transformé le champ de bataille d’autrefois en un centre d’interprétation historique dès plus convaincant et émouvant. Ils ont même une université nommée Memorial University, en référence à cette tragédie.
Cela dit, je ne prétends pas qu’il faille se faire à tout coup dégommer sur un champ de bataille pour célébrer le souvenir de ceux qui périrent. En fait, Chérisy fait partie d’une réflexion d’ensemble qui mérite d’être faite sur la complexité des rapports qu’entretient la société québécoise d’aujourd’hui face à son passé militaire.
La réflexion en est encore au stade de la genèse en ce qui me concerne, mais rien n’empêche de se questionner. Pour tenter de trouver des explications à cette énigme, j’ai interrogé ici et là des gens issus du milieu de l’histoire militaire. Les historiens militaires m’ont dit pour la plupart qu’il est normal qu’on ne parle pas de Chérisy au Québec. Celui qui vous parle, cet après-midi, se rappelle bien des occasions où, autour d’une bonne bière évidemment, il a causé avec ses collègues des nombreux engagements du 22e pendant la guerre. On parlait volontiers de nos batailles de Courcelette, de Vimy, de la cote 70, mais on taisait le nom de Chérisy. Drôle d’attitude me direz-vous…
Toujours est-il que les vieux soldats du 22e, ceux qui avaient déjà connu plusieurs mois de tranchées, possédaient un sixième sens comme on dit. Ils savaient que Chérisy était une affaire risquée. L’observation qu’ils faisaient de l’état des défenses allemandes, du moral et de la discipline qui régnait alors dans le bataillon canadien-français, les effectifs incomplets, le retour trop rapide au front de plusieurs soldats encore blessés, et peut-être le fait qu’au moins la moitié des hommes étaient des conscrits (ce qui n’enlève rien à leurs qualités guerrières), tout cela faisait en sorte que le bataillon n’était pas au meilleur de sa forme au moment de l’assaut.
À l’instar des hommes, le corps des officiers du 22e était également usé à la corde. Il n’était pas rare de voir des sergents commander des pelotons, en attendant qu’arrivent d’Angleterre de jeunes lieutenants inexpérimentés pour assumer ce rôle. De plus, il n’était pas rare que bien des officiers expérimentés du bataillon aillent à s’absenter pour diverses raisons, que ce soit pour des permissions, ou plus fréquemment pour aller combler des postes vacants dans divers états-majors au niveau de la brigade ou de la division.
Il faut par ailleurs avoir à l’esprit que le bataillon venait tout juste de sortir de la bataille d’Amiens, du 8 ou 12 août, et que malgré des pertes relativement légères dans les circonstances, il y avait néanmoins un grand roulement des effectifs qui faisait en sorte que les soldats manquaient de repos, ou étaient encore peu familier à leur nouvelle vie au front, surtout pour les recrues, conscrites pour une majorité.
Bref, certains de mes collègues me disaient que le non-entretien du souvenir autour de Chérisy tire d’abord ses racines des réalités inhérentes à la vie dans le 22e bataillon en ce mois d’août 1918. En clair, le 22e à cette période était, dans une certaine mesure, une unité différente à celle qui avait pris l’assaut de Courcelette deux ans auparavant. L’usure du temps et des épreuves avait donc affaibli le bataillon.
D’autre part, nous tous ici qui n’avons heureusement pas été là, que peut-on tirer de cet événement, hormis les conclusions souvent trop froides des historiens militaires qui s’en remettent fréquemment aux statistiques? Chérisy pourrait-elle s’élever au-dessus de la boue des tranchées et nous servir de lieu de mémoire, à l’instar de ce que firent les Terre-Neuviens avec Beaumont-Hamel?
À l’heure où les historiens québécois s’acharnent à proposer diverses lectures de notre société à la lumière de son passé collectif, je leur dis qu’il y a certains domaines en lesquels il faut carrément refaire nos devoirs. Je pense que Chérisy est un exemple parmi d’autres qui méritent un réexamen des traces tangibles de notre passé guerrier.
Pour que cette mémoire devienne possible, je suis également d’avis qu’il faut se donner collectivement les outils historiques et pédagogiques afin que les Québécois puissent se réapproprier leur passé militaire. Les Français ont leur bataille de Verdun, les Russes celle Stalingard, et nous, les Québécois… qu’avons-nous?
Vous savez, l’étude de la Grande Guerre au Québec ne se limite pas qu’à l’analyse de la conscription, rédigée par des historiens qui, au fond, ne reprennent que trop souvent les arguments d’Henri Bourassa publiés dans Le Devoir. La Grande Guerre, telle que vécue alors, c’est aussi l’histoire de ces 35,000 Canadiens français qui furent soldats dans l’infanterie, dans l’artillerie, la cavalerie, l’aviation, ou encore qui soignaient les blessés.
Qui dit mémoire dit aussi contre-mémoire, c’est-à-dire une mémoire qui vise, par exemple, à dénoncer les abus de l’époque, les inégalités, les injustices commises par la communauté anglophone envers l’autre francophone. Bref, la réaction habituelle au Québec consiste à imposer une lecture du passé radicalement opposée au discours officiel et actuel de la communauté nationale canadienne.
Dans la ville de Québec, nous avons le parfait exemple qui illustre la situation, à savoir le monument intitulé Québec, printemps 1918, inauguré au coin des rues St-Joseph et St-Vallier en 1998, afin de marquer le 80e anniversaire des émeutes anti-conscriptionnistes dans la Vieille Capitale. Je suis pour ma part d’accord avec la construction d’un tel monument, même si je désapprouve largement le discours véhiculé par les initiateurs de ce projet. Mais cela est un autre débat.
Je me demande cependant s’il ne serait pas un jour possible de construire une mémoire plurielle québécoise de la Grande Guerre, où les monuments Québec, Printemps 1918 et Chérisy pourraient en quelque sorte cohabiter. Dans ses livres intitulés les Lieux de Mémoire, Pierre Nora nous présente plusieurs de ces lieux symboliques, dont la collision entre les divers atomes historiques provoque inévitablement de véritables explosions.
Pourrions-nous en faire de même au Québec? Faire vivre ensemble deux mémoires : l’une de la résistance passive, l’autre de la participation active du Québec? Après tout, il s’agit d’une même collectivité, et l’objet historique dont il est question ici s’inscrit dans ce contexte plus large et déjà bien étudié du consentement des sociétés en temps de guerre. À titre d’exemple, ce qu’on appelle en France « L’École de Péronne » de l’Historial de la Grande Guerre mène en ce sens depuis quinze ans des recherches sur cette fameuse question du consentement des sociétés civile et militaire en temps de guerre.
Le problème est que cette absence de consentement au Québec, essentiellement vécu à travers la conscription, a déjà été largement étudiée et il n’y a à peu près plus rien à dire là-dessus. En fait, on pourra sans doute toujours produire de solides recherches autour de la thématique de la conscription, mais il s’agira probablement d’études de cas, voire des études de classes, de genre ou de régionalismes autour du sujet. Quant au débat de fond, la question est à mon avis close.
Cependant, l’autre volet, celui du consentement des Canadiens français à la guerre de 1914-1918, offre un champ d’exploration des plus vaste. Ne serait-ce que dans mes propres recherches doctorales sur les relations franco-québécoises pendant la Grande Guerre, j’ai pu explorer les gestes de nombre d’individus et sociétés ayant pignon sur rue au Québec, oeuvrant dans divers champs économiques, commerciaux, culturels, politiques, qui ont tenté autant que possible de « vendre » la guerre à leurs compatriotes.
Et en évoquant Chérisy, je ne fais qu’illustrer un cas parmi tant d’autres des possibilités offertes aux étudiants et chercheurs qui désirent se pencher sur cette question du consentement des Canadiens français à la guerre de 1914-1918. Par exemple, ce n’est pas parce que plus de la moitié des effectifs du 22e bataillon était composée de conscrits que ces mêmes soldats sont allés à la bataille menottes aux pieds. Bien au contraire! Si l’on prend la peine d’étudier le contexte dans lesquels ils furent incorporés dans l’armée, on se rendrait compte que, par exemple, bon nombre de ces soi-disant conscrits était en fait des volontaires qui s’étaient enrôlés une fois la loi sur le service militaire obligatoire adoptée. Ce qui en faisait de facto des conscrits au sens de la loi.
Et même si la plupart des études indiquent qu’environ 96 % des Canadiens français mâles de l’époque en âge de porter les armées avaient demandé une exemption à servir, il reste néanmoins ce bloc de 4 % d’hommes qui ont porté l’uniforme et dont plusieurs sont effectivement allés au combat. Ces derniers représentent des milliers d’hommes en fait. Et vous voyez peut-être venir ma prochaine question : a-t-on pris la peine d’étudier leur histoire?
La bataille de Chérisy demeure, à mes yeux, le cas symptomatique d’un événement de l’Histoire qui cache en son sein tout un passé collectif beaucoup plus vaste, soit celui de ces Canadiens français qui ont réellement désiré participé à la Grande Guerre, que ce soit dans les tranchées, dans les organisations philanthropiques, dans les usines, et ainsi de suite.
Il m’apparaît certes évident que tout ce champ du consentement canadien-français à la guerre offre d’incroyables possibilités de recherches. À défaut que cette histoire soit officiellement enseignée dans nos écoles, on pourrait au moins, du côté universitaire, offrir aux étudiants la possibilité de s’instruire de cette histoire.
Quand l’UQAM et l’Université Laval m’ont offert la possibilité d’enseigner l’histoire militaire comme charges de cours, ces institutions n’avaient pas réalisé sur le coup, je pense, qu’elles m’avaient ouvert une brèche dans laquelle je me suis profondément enfoncé pour déborder les flancs de notre ignorance collective de notre passé militaire.
Concrètement, cela voulait dire que j’ai vu devant moi les yeux ébahis de ces futurs historiens et professeurs d’histoire que je formais. Devant les sobres récits de nos combats, ces étudiants n’en revenaient pas qu’on leur parle de tout cela. Ils me demandaient : « Mais pourquoi personne ne nous a parlé de cela avant? »
Comme Chérisy, la bataille pour mettre à jour nos connaissances de ce riche passé sera longue et dure. Mais rassurez-vous, mes collègues et moi avons déjà escaladé le parapet.
Au cours des quatre années qu’a duré la Première Guerre mondiale, quelque 35 000 Canadiens français ont été mobilisés pour combattre en Europe, principalement dans l’infanterie. Avec 1,8 million de citoyens, le Québec comptait alors pour le tiers de la population canadienne. En comparaison, le Canada anglais a mobilisé quelque 650 000 hommes et femmes durant la même période.
Selon Carl Pépin, historien officiel du Royal 22e Régiment et auteur d’une thèse de doctorat en histoire sur les relations entre le Québec et la France durant la Grande Guerre, thèse dont il a fait la soutenance cet été, plusieurs facteurs expliquent la faible participation des Québécois à ce conflit qui a débuté en août 1914 pour prendre fin en novembre 1918. «Le Canadien français moyen savait peu de choses de la France à cette époque, raconte Carl Pépin. Quant aux élites intellectuelles, elles avaient une perception très variable de ce pays. Elles admiraient la France monarchique de l’Ancien Régime qui défendait des valeurs conservatrices. Mais la France républicaine et laïque n’avait pas bonne presse, surtout depuis l’adoption des lois sur la séparation de l’Église et de l’État de 1905.»
Il reste que l’invasion de la France, le sort des réfugiés, la destruction des églises ont ravivé le vieux fond français des Québécois de l’époque. Au début du conflit, répondant à l’appel des autorités politiques, du clergé et d’organisations philanthropiques, la population a fait des dons en argent et en biens pour la France. Par la suite, les usines du Québec ont approvisionné ce pays avec de grandes quantités de munitions, de chaussures et d’équipements divers. Le Canada français a même fourni le personnel soignant et le matériel médical de deux hôpitaux militaires où furent soignés des milliers de blessés français durant le conflit.
Mais la durée de plus en plus longue de la guerre, ainsi que certains événements comme la crise de la conscription de 1917, ont fini par désintéresser les Canadiens français de l’effort de guerre. «Un autre facteur est la manière dont le gouvernement fédéral a conduit la mobilisation au Québec, indique Carl Pépin. Il n’a pas autorisé la création d’un régiment canadien-français, mais de bataillons francophones, dont le 22e.»
Promouvoir la cause
Dans le cours de la guerre, des organisations semi-officielles françaises, comme la Chambre de commerce française de Montréal, ont été mises sur pied au Québec dans le but d’encourager les Canadiens français à participer aux hostilités. Une partie du haut clergé d’ici soutenait officiellement l’effort de guerre et le réveil religieux observable en France faisait partie de son argumentaire. Des intellectuels canadiens-français comme Raoul Dandurand et des journaux comme La Presse ont apporté leur contribution. «Selon les intellectuels francophiles, explique Carl Pépin, le combat mené par la France était celui de la défense de la liberté, de l’humanité. Le devoir du Canada français était de voler au secours de ce pays.»
En 1917, la France a envoyé des missions militaires au Québec. «Le gouvernement français voulait-il faire du recrutement, de la propagande? écrit Carl Pépin. Sans doute essayait-il de mesurer l’intérêt réel des Canadiens français dans le conflit afin, ensuite, de mettre sur pied une politique cohérente.»
Carl Pépin qualifie la Première Guerre mondiale de «période fondamentale de structuration des rapports France-Québec». «Cet événement a ouvert la voie, écrit-il. Mais il faudra attendre les années 1960 pour voir ces relations se développer réellement.»