La guerre pour se nourrir

Il peut sembler saugrenue, à première vue, de croire que des activités en apparence si opposées comme l’agriculture et la guerre puissent avoir une quelconque relation d’interdépendance. Au contraire, il s’agit là de deux phénomènes intimement liés en pratique, si ce n’est pas dans l’imagination populaire.
Les peuples de l’époque de l’Âge de pierre, en particulier les nomades qui ne pratiquaient pas l’agriculture, faisaient la guerre parce que leur besoin de se nourrir les contraignait à effectuer des raids sporadiques contre les villages fermiers. De plus, les tribus nomades d’éleveurs d’animaux guerroyaient entre elles pour la possession des territoires de pâturage, des esclaves et le prestige.
Plus tard, avec le développement de l’agriculture et l’élevage des animaux aux fins laitières, par des fermiers vivant de manière sédentarisée, un nouvel élément s’ajouta à cette relation entre la guerre et l’agriculture. En effet, les fermiers sédentaires se mirent à produire et entreposer des stocks saisonniers de grains de céréales et de maïs. Par conséquent, les peuples qui conservaient le mode de vie nomade, comme ce fut le cas de certaines tribus mongoles aux VIe et VIIe siècles de notre ère, pour ne citer que cet exemple, attaquaient et s’emparaient de ces stocks de nourriture qui appartenaient à leurs voisins sédentaires.
Le problème des surplus agricoles
Pour leur part, les villages fermiers avaient besoin de conserver un certain capital (sous forme de nourriture) afin de pouvoir payer, dans bien des cas en nature, les frais pour leur protection. Ces sociétés agraires primitives vivaient néanmoins sur la corde raide en permanence, car elles avaient régulièrement des difficultés à accumuler des surplus de subsistances, d’où l’explicite relation entre la guerre, la sécurité puis l’agriculture. Bref, le fait d’avoir des provisions substantielles était un élément essentiel à la survie à long terme, comme la quantité de ces surplus influait sur la taille et la puissance des classes guerrières dirigeantes.
Cela signifiait que l’amélioration de la production au-delà du niveau de subsistance devait régulièrement passer par l’expropriation, voire le pillage par un évident recours à la force. Avec le temps, cela signifia, par exemple dans l’Égypte ancienne et la Mésopotamie, que l’incapacité des fermiers à accroître la productivité et les capacités d’entreposage força les classes dirigeantes grandissantes à exproprier, soit par une hausse de taxes ou le vol, les réserves alimentaires nécessaires pour leur maintien au pouvoir.

En Chine, à l’époque des dynasties Shui et Tang (589-907), la plus grande partie du territoire avait été défrichée et irriguée, ce qui accrut les rendements. L’irrigation était tributaire d’un ingénieux système de canaux, d’écluses et de barrages. Ce système était entretenu par une classe de techniciens, elle-même supportée par une autorité centrale qui collectait les surplus des fermiers sous forme de taxes. Dans d’autres régions, comme en Macédoine ou en Toscane à la même époque, les rendements agricoles étaient stagnants, ce qui témoignait de la difficulté à accumuler des surplus. La création d’un surplus par la force, par l’imposition de taxes excessives, engendrait souvent la résistance et la rébellion. En d’autres cas, cela amena l’accumulation de surplus, ce qui s’avérait une cible tentante pour des attaques ennemies. Ce fut notamment le cas lorsque des tribus barbares effectuaient périodiquement des raids à la fin de l’Empire romain.
À l’époque carolingienne, où régna particulièrement un désordre attribuable aux nombreuses invasions barbares aux IXe et Xe siècles, les fermiers échangeaient leur fidélité et leur nourriture avec des guerriers en échange de la sécurité. Cela amenait l’établissement d’un autre système, celui de la vassalité et de la société seigneuriale en Europe, quoiqu’on assista à des arrangements similaires à l’époque du shogunat des Ashikaga au Japon, quelque part entre 1300 et 1470.

La transformation des économies
La tradition et la contrainte culturelles en vigueur dans des sociétés de subsistance comme celles de l’Europe et du Japon limitèrent la volonté de ses membres à prendre des risques afin d’essayer de nouvelles méthodes, des technologies et autres procédés d’investigation visant à accroître les rendements agricoles. Malgré tout, l’agriculture stagnante entraîna des carences qui firent en sorte qu’il fallait se servir chez les voisins, ne serait-ce que pour nourrir non seulement les classes dirigeantes, mais aussi celles qui ne travaillaient pas la terre. Après tout, leurs activités professionnelles, comme celles reliées au commerce, étaient essentielles au bon fonctionnement de l’ensemble de la société.
Suivant la période de la Peste Noire dans l’Europe médiévale du XIVe siècle, la quantité de nourriture per capita et les surplus augmentèrent à nouveau, si bien que classes non-paysannes purent à leur tour s’accroître. Les nombreux changements dans le secteur agricole créèrent un excédent de travailleurs fermiers, ce qui eut comme conséquence première de hausser le chômage. À cela, il faut ajouter que dans certains pays, comme en Angleterre, le développement de nouvelles économies reliées à l’industrie textile amena nombre de paysans « traditionnels » à se reconvertir dans le domaine de l’élevage de la laine. Comme indiqué, cet excédent de travailleurs put en partie être absorbé par la diversification du secteur agricole, mais le reste dut trouver du travail ailleurs. Les métiers de mercenaires et de marins apparaissaient comme des débouchés potentiels.
Alors que l’État-nation commença à se développer dans l’Europe du XVe siècle (ce qui renforça le pouvoir interne), le surplus de travailleurs issus autrefois du monde agricole fut employé à accroître les effectifs militaires. Ces derniers étaient nécessaires afin de projeter la puissance de l’État à l’étranger et pour se maintenir au pouvoir. C’est dans ce contexte que des états connurent une forte montée en puissance, comme l’Espagne du XVIe siècle. Pour l’Espagne, la guerre fut un recours fréquemment utilisé loin du territoire national afin d’étendre la puissance et l’influence impériales, tout en faisant l’acquisition de nouveaux comptoirs commerciaux outre-mer.

Certaines sociétés comme l’Espagne, la France, les Pays-Bas et l’Angleterre parvinrent à étendre leurs réseaux de comptoirs commerciaux par la conquête et la colonisation des Amériques, de l’Asie et de l’Océanie. S’appuyant sur l’agriculture et les ressources ainsi acquises, ces puissances impériales établirent leur domination sur de vastes régions du globe et se firent la guerre entre elles sur une base quasi permanente. Conséquemment, de nouvelles puissances émergèrent et se mirent à contester l’hégémonie européenne, comme la Russie, le Japon et les États-Unis.
La relation à l’ère industrielle
Dans le cas des États-Unis, l’augmentation substantielle de la production agricole et maraîchère permit de soutenir l’urbanisation rapide de la société américaine et nourrir la classe ouvrière industrielle, malgré l’intermède de la Guerre civile (1861-1865) qui affecta la production, en particulier dans les états confédérés. Ce conflit illustra à nouveau la relation implicite, sinon intime, entre la qualité des rendements agricoles et celle des armées sur les champs de bataille, dont les combattants ont naturellement besoin de se nourrir. Cela sous-tend donc le fragile équilibre du partage des ressources alimentaires entre les capacités de production vis-à-vis des besoins des armées et des populations civiles.

Par contraste, le Japon choisit de préserver son mode d’agriculture traditionnel, ce qui eut pour conséquence d’entraver sérieusement l’ensemble de son développement économique. Les limites engendrées par les carences de la production agricole se firent durement sentir sur le front intérieur japonais, ce qui peut en partie expliquer les ambitions expansionnistes du régime impérial dans les années 1930 et 1940.

Dans un autre contexte, celui de la Russie tsariste, les serfs gagnèrent leur liberté au milieu du XIXe siècle, mais cela ne changea en rien au fait qu’ils demeuraient exploités par la classe dirigeante. En fait, tant les ministres tsaristes que les commissaires soviétiques après 1917 tentèrent d’exploiter et exproprier tout surplus agricole afin de financer l’industrialisation effrénée que connut la Russie.
Pour sa part, l’agriculture soviétique s’avéra terriblement inefficace, mais elle fournit la base pour la modernisation du pays et celle d’états satellites comme l’Ukraine et la Biélorussie. D’autres états purent également atteindre certains standards apparents de modernité, notamment avec l’apparition des ordinateurs, des téléphones satellites et du moteur à combustion, mais leur base agricole, de laquelle dépendaient le futur économique et la capacité de se maintenir au pouvoir en temps de guerre, demeura énormément limitée.
Dans plusieurs états modernes, l’agriculture ne constitue plus un secteur névralgique de l’activité économique, car les traités commerciaux et les capacités d’importations firent en sorte de réduire la dépendance de nombre d’états face à la nourriture. Par conséquent, dans ces sociétés, l’agriculture entretient une relation limitée avec la capacité à faire la guerre.
Dans un autre cas extrême, et pour conclure, des sociétés comme celle de la Corée du Nord, où Kim Jong-Il (le dictateur communiste aux traits staliniens) affame délibérément son peuple afin de supporter la machine militaire de la nation, ne font que rappeler la nature de la relation d’interdépendance entre les capacités agricoles et celles à faire la guerre.
