Mois : janvier 2011

La doctrine militaire française de 1871 à 1914 : considérations théoriques et matérielles

Introduction

Pour ne plus prendre le risque de futurs désastres nationaux, il aura fallu à la France, suite à la défaite de 1871, une sérieuse remise en question sur l’efficacité de sa doctrine militaire et sur les moyens à prendre afin d’affermir sa défense. Malgré toutes ces décennies de réflexion militaire d’ordre stratégique, tactique et doctrinal, les batailles de 1914 ont bien failli provoquer un second cataclysme en moins de cinquante ans. Que s’était-il passé entre-temps, dans les esprits des stratèges militaires sous la IIIe République, pour qu’on assiste une seconde fois à une marche des Allemands sur Paris? Bien entendu, le deuxième acte, du moins à court terme, fut victorieux, mais à quel prix. Près de 300.000 soldats avaient été tués à la fin de 1914 pour en arriver à quoi? À donner l’impression à l’état-major qu’il avait vu juste dans sa conception stratégique.

Assurément, ce constat est quelque peu brutal et mérite que l’on y apporte des nuances. Le présent article se veut une étude sur la doctrine militaire française au cours des années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. En fait, nous tenterons de voir, à partir d’une réforme de la pensée militaire depuis 1871, comment l’état-major de l’armée française a modifié sa conception de la bataille, comment il a appliqué ses réformes sur le terrain et comment il les a inculquées au corps des officiers chargés de transmettre la nouvelle doctrine aux soldats.

Peinture d'Édouard Detaille intitulée "Le Rêve" (1888). Nostalgie des gloires passées?

L’humiliation de 1871 : genèse du problème

La paix de Francfort permit aux politiciens français Thiers et Favre de limiter en quelque sorte les dégâts, notamment en acceptant à contrecœur la condition de Bismarck réclamant, comme lourd butin de guerre, la prise de l’Alsace-Lorraine en échange d’une évacuation accélérée du territoire. Ce fut donc une France humiliée qui émergea de la guerre contre la Prusse et ses alliés germaniques. Partie fière et confiante en juillet 1870, l’armée française fut pourtant surprise et battue en quelques semaines par un adversaire plus puissant qu’elle. Battue, l’armée l’était certes, mais le facteur de la surprise ne doit pas être négligé. En effet, si l’on compare les armées françaises et allemandes pendant l’Année terrible, on s’aperçoit vite qu’il y a des différences fondamentales désavantageant les Français. Ces constats servirent de fondements à la remise en question de la doctrine militaire sous la nouvelle République.

Est-ce l'armée professionnelle française qui faillit à la tâche en 1870, ou le problème est ailleurs? Dans l'équipement? La doctrine?...

En premier lieu, l’armée de Napoléon III n’était pas prête à faire la guerre. Compte tenu de son système de recrutement et des difficultés logistiques associées à la mobilisation, l’armée française ne put aligner que 300,000 hommes au début du conflit, lesquels ne composèrent en fait que l’armée de métier. Pour assister les combattants professionnels, la Garde Nationale mobilisée ne disposa même pas des capacités pour résister au moindre régiment de réserve allemand. En face, nous avions une armée disciplinée de soldats conscrits, instruits et bien entraînés, qui atteignit l’effectif d’un demi-million d’hommes, avec une expérience relative et récente du feu lors des campagnes contre le Danemark (1864) et l’Autriche (1866). Par ailleurs, la Prusse compta sur l’utilisation massive d’une artillerie lourde (contre les places fortes en particulier) et elle préféra concentrer ses armées sur des points précis, plutôt que de les disperser. Ces deux principes compensèrent largement les faiblesses du fusil allemand Dreyse, face à l’excellent Chassepot français.

Quant au corps des stratèges, les déficiences françaises furent aussi profondes que celles de l’armée d’active précédemment évoquées. Nous avons dit « corps des stratèges », en faisant référence à un quelconque corps ou institut voué à la pensée militaire, mais la réalité fut qu’il n’en exista pas sur une base permanente en 1870. Le chef de l’armée est l’empereur en personne, qui est assisté par des maréchaux et généraux formant une société fermée et peu encline à échanger entre ses membres des informations tactiques, surtout en pleine bataille.

En campagne, les stratèges français n’eurent donc pas la possibilité d’élaborer, ni d’appliquer une doctrine efficace. Ils n’avaient pas non plus le loisir de réfléchir sur le seuil de risques à faire courir aux soldats. Le résultat fut l’impossibilité de commander une grande quantité d’hommes. Lorsque la situation sembla grave, voire désespérée, ce fut de l’initiative et du sacrifice des soldats que dépendit le salut de l’armée, et non de la compétence particulière des généraux. En Allemagne, ce fut tout le contraire, en particulier sous l’influence de von Moltke. Celui-ci avait pris la peine de structurer un état-major solide, lequel avait en outre la chance de manœuvrer avec plus de liberté, car il n’avait pas le roi « à sa table », contrairement à ce qui se passait en France.

L’Allemagne a von Clausewitz, la France Ardant du Picq

Le constat fut souvent établi que l’armée française de 1870-1871 ne disposa pas des qualités offensives nécessaires qui auraient pu influencer le cours des événements. Dans le but de renverser cette situation, des stratèges avaient énoncé certaines doctrines, voire une « philosophie de guerre » qui, somme toute, avait une chance d’être entendue de la part des généraux. En Allemagne, Carl von Clausewitz avait rédigé De la guerre, un ouvrage de stratégie militaire qui donnait un fondement intellectuel à la réorganisation de l’armée prussienne dans les années 1860.

Le colonel Ardant du Picq. Tué à la tête de son régiment en 1870, la pensée militaire d'Ardant du Picq lui survécut. Son principe de base, qui allait inspirer toute une génération d'officiers: attaquer.

Quant à la France, c’est le colonel Ardant du Picq (tué à la tête de son régiment en 1870) qui avait pensé au principe de « l’attaque à outrance », et ce, dès 1870, dans son livre intitulé Études sur le combat. Du Picq avait une idée bien simple : attaquer à la limite maximale afin de briser les rangs ennemis devant une rangée de baïonnettes chauffées à blanc. Bien que certains critiques affirmèrent que le livre de du Picq fut assez radical, il n’empêche qu’il offrit une alternative à la doctrine défensive dictée auparavant. Autrement dit, il était question d’un bouleversement complet dans la manière de penser et de voir la bataille. On peut également prétendre que, dans le contexte revanchard qui suivit la défaite, les idées d’Ardant du Picq apparurent comme séduisantes et elles eurent une certaine facilité à s’imposer dans le corps des officiers de l’armée française. Bref, il fallait s’écarter du carcan défensif, de ce repli qui risquait de menacer la France à long terme.

Avant d’être adoptée par les officiers, la théorie de l’offensive à outrance avait dû être embrassée officiellement par l’état-major. Cela fut chose facile puisque les idées de du Picq avaient de nombreux partisans. En effet, un groupe d’officiers de haut rang, animé par le colonel Loiseau de Grandmaison et par le général Ferdinand Foch, transcrivit au tournant du siècle la nouvelle théorie dans les manuels destinés à la formation des futurs officiers. Tellement convaincu par cette doctrine qu’il avait fait sienne et renouvelée, de Grandmaison n’hésitait pas à affirmer qu’avec elle, l’armée française avait retrouvé ses traditions militaires de jadis et qu’elle ne devait plus admettre aucun principe tactique contraire à l’offensive. La doctrine de du Picq faisait dire à Grandmaison que faire la guerre était en somme simple : il faut savoir où est l’ennemi, puis décider quoi faire ensuite. Dans son Art de la guerre, on constate que le théoricien militaire chinois Sun Tzu disait exactement la même chose, il y a de cela environ 2,500 ans.

La transition matérielle (1880-1905)

Du côté de ses équipements, l’armée française avait apporté une série d’améliorations entre 1880 et 1905. Cette optique matérielle faisait partie de l’aspect concret du renouvellement de la stratégie de l’armée. L’attaque du type « à outrance » n’était pas possible si l’armée ne disposait pas de moyens efficaces afin d’y parvenir. On en était bien conscient, puisqu’il fallait changer l’image et la réputation du soldat qui avait été quelque peu entachée par la défaite de 1870. Cependant, il y a un pas considérable à franchir entre la prise de conscience du problème et l’apport de solutions. Certains diront qu’en 1914 le fantassin français était une copie conforme de son prédécesseur de 1870, mais cela n’est pas tout à fait vrai, même si certaines lacunes perduraient.

Soldats et officier de l'armée française en 1914.

Certes, le soldat de 1914 portait toujours le pantalon garance avec la capote gris-bleu et le képi bicolore. À l’exception de certaines modifications de détail, notamment au niveau des boutons et des cartouchières, l’uniforme n’avait pas vraiment évolué depuis la guerre précédente. Le havresac, qui est en quelque sorte la « garde-robe » du fantassin, était un peu plus petit que celui du Second Empire, mais il était tout aussi mal adapté au combat moderne. En service depuis 1893, « l’as de carreau », comme on l’appelait, avait profondément déçu les soldats. Son premier défaut était le cirage noir dont il fallait l’enduire, afin de le rendre imperméable. Discipline oblige, le sac devait être constamment reluisant, sous peine de punition. Nous nous abstiendrons ici d’énumérer toutes les étapes que le soldat devait accomplir pour mettre son sac sur le dos parce qu’il s’agissait d’un véritable fardeau. Le même problème s’appliquait aux cartouchières, dont une avait été ajoutée dans le dos à la hauteur des reins pour compenser l’abandon de la traditionnelle giberne. À l’avant, leurs dispositions pouvaient nuire au fantassin lorsqu’il était couché au sol, car elles lui compressaient directement le ventre. Pour sa part, le soldat allemand avait six cartouchières d’un poids plus léger qui favorisaient la locomotion, et elles étaient mieux réparties sur le corps.

Du côté du fusil, l’armée française de 1870 avait une longueur d’avance, sinon deux, sur son adversaire allemand. En effet, le fusil Chassepot, adopté officiellement en 1866, tirait des balles dans un magasin et avait une cadence de tir et de portée deux fois supérieures à son homologue allemand le Dreyse. En 1887, le fusil Lebel (du nom de son concepteur, le colonel Lebel), de sa véritable appellation Fusil 1886 modifié 1893, était mis en service. D’un calibre assez élevé (8 mm), il pouvait contenir dix cartouches, dont huit étaient logées dans un magasin tubulaire situé sous le canon. En dépit de cette contenance, et à cause d’elle, ce fusil était lourd et son centre de gravité était déséquilibré vers l’avant. Déjà dépassé avant 1914 par ses homologues étrangers (le Lee-Enfield britannique ou le Mauser 1898 allemand), le Lebel constituait quand même une arme fiable aux mains d’un fantassin bien entraîné.

Dans un autre ordre d’idées, bon nombre d’historiens militaires considèrent qu’un des facteurs ayant influé sur la défaite française en 1870 fut l’artillerie et son utilisation. La Prusse utilisait un canon Krupp en acier, avec une rayure qui avait pour avantage d’accroître la rapidité du projectile, sa portée et sa précision, mais aussi d’éviter une surchauffe précaire. Ce canon se chargeait par la culasse et non par la bouche et chaque régiment disposait de trois pièces pour environ mille hommes. Dans ce domaine, la France accusait un retard considérable. Les 900 canons qu’elle avait à sa disposition (contre les 1.200 de l’ennemi) étaient essentiellement confectionnés en bronze (ils surchauffaient plus vite) et ils n’étaient pas rayés. En outre, la qualité des projectiles laissait à désirer. Précisons que le ratio est cette fois de deux pièces pour mille hommes. Cet état de fait a conduit les responsables de l’artillerie française à revoir la qualité et la quantité de leurs pièces.

Vers la fin du XIXe siècle, le système du frein hydraulique fit son apparition en France et dans d’autres pays. Ce sont les capitaines Émile Rimailho et Sainte-Claire Deville qui mirent au point le célèbre « 75 » (Canon de 75 mm modèle 1897), la pièce que l’armée attendait depuis 1871. D’une portée trois fois supérieure à celles de ses concurrents de même calibre, le 75mm était en quelque sorte la meilleure arme que possédait l’armée française en 1914. Les munitions tirées par ce canon étaient très variées : obus explosif, incendiaire, fumigène, à gaz, percutant, fusant, etc. Par contre, en dépit du remarquable progrès technique que représentait l’adoption du 75mm, l’artillerie française de 1914 présentait la même lacune que celle de 1870 : où sont les canons lourds?

Le principe de l’attaque à outrance prévoyait une offensive rapide et décisive avec le maximum de mobilité, tant pour l’infanterie que pour l’artillerie. Dans ce contexte, selon les considérations avancées par le général Joffre et ses théoriciens, les canons de gros calibre n’étaient pas adaptés à une guerre de mouvement. Le 75mm devait suffire, grâce à la cadence élevée de son tir et à sa capacité relative de se déplacer rapidement pour suivre l’infanterie. Pendant les batailles de l’été 1914, l’artillerie lourde n’entra pas dans les calculs de l’état-major français. Jusqu’en 1916 au moins, l’artillerie lourde fut employée de manière improvisée et les vieux modèles des années 1880 (canons de Bange, etc.) étaient abondamment utilisés au début des hostilités.

Des artilleurs français maniant leur pièce de 75mm.

D’une stratégie à l’autre: les Plans XV, XVI et XVII

Dans l’éventualité d’une autre guerre contre l’Allemagne, les généraux français avaient prévu une série de plans stratégiques afin de préparer l’entrée en campagne. Précisons-le immédiatement, ces plans (auxquels on accordait un nombre pour les distinguer) ne sont en fait que des indications de concentrations de troupes. En prenant exemple sur le Plan XVII finalisé en 1914, dans lequel l’on considère qu’il convient de lancer une vigoureuse offensive en Alsace et en Lorraine, l’on remarque que la priorité réside dans la disposition rapide des corps d’armée avant le début des opérations.

Au cours de l’été de 1910, le nouveau généralissime Michel reprit l’étude du Plan XVI adopté en 1907-1908. Constatant que celui-ci comportait d’importantes négligences quant à l’éventualité d’une offensive allemande en Belgique, il décida de revoir le tout et soumit ses résultats en 1911 au ministre de la Guerre d’alors, le général Brun. Le principal changement doctrinal était que Michel prévoyait qu’en cas de guerre, l’Allemagne ferait pénétrer ses troupes très profondément en Belgique, et non superficiellement, en passant seulement par la Meuse et la Sambre, comme le prédisait le Plan XVI.

Cela dit, est-ce que Michel avait tort d’insister pour une modification du plan? Peut-être pas, dans la mesure où le général appuyait son argument en faisant remarquer que la rivalité navale anglo-allemande pourrait faire en sorte que les Allemands désirent capturer l’important port d’Anvers en Belgique, et ce, afin de lancer des opérations plus profondément en Mer du Nord. Ajoutons qu’une offensive en Belgique offrirait aussi à l’armée allemande un plus large espace de manœuvre contre les Français. Cette éventualité n’avait pas non plus échappé à Michel.

Concrètement, ce dernier proposait de revoir le Plan XVI afin de concentrer près de 700.000 hommes le long de la frontière franco-belge, loin de l’Alsace-Lorraine. On peut deviner que son intention était, dans un premier temps, d’offrir un maximum de résistance à une offensive allemande en Belgique, dont il était certain de la concrétisation. Il s’agissait également d’agir en plus étroite coordination avec les armées anglaise et belge (malgré que cette dernière défendait jalousement sa neutralité). Quant au front partant de l’Alsace-Lorraine jusqu’à la frontière suisse, Michel prévoyait d’y placer 300.000 hommes. Comment alors l’armée française pouvait compter sur un million de soldats à la mobilisation? La solution était de faire comme les Allemands, en utilisant les régiments de réserve au même titre que ceux de l’armée active. Les événements de 1914 prouvèrent que Michel avait vu juste, mais la principale opposition à son plan venait de Joffre, qui estimait que la minceur des effectifs en Alsace-Lorraine ouvrirait la porte de Paris aux Allemands. De plus, le plan de Michel ne se vendait pas bien auprès de la classe politique française, dans la mesure où il faisait du front de l’Alsace-Lorraine un secteur secondaire.

XVI ou XVII?

Par ailleurs, ce Plan XVI était l’intermédiaire des trois plans de guerre établis entre 1903 et 1914. Nous avons décidé de l’aborder en premier, afin de mieux saisir la réalité des plans XV et XVII. Le Plan XV prévoyait une stratégie tout autre et relevait d’une philosophie militaire différente. Ce fut le général Brugère qui avait finalisé ce Plan XV en 1903, dans l’optique d’une concentration très massive destinée à attaquer en Lorraine. Contrairement à Michel, et en dépit des rapports transmis par ses officiers, Brugère refusait de déplacer quelques corps vers le nord afin de contrer une offensive des Allemands en Belgique. Brugère croyait qu’une telle approche de l’ennemi affaiblirait son flanc en Lorraine et faciliterait l’avance française. Le seul argument susceptible de convaincre Brugère de déplacer des troupes vers le nord était la protection des places fortes autour de Verdun qui, comme on le pensait, constituaient un pivot efficace à de futures orientations des déplacements stratégiques français, une fois l’assaut allemand amorcé.

Successeur de Brugère, le général Hagron modifia le plan XV en 1907 afin de fortifier Verdun une fois pour toutes. Après tout, des troupes concentrées à Verdun prendraient autant de temps pour se rendre en Lorraine ou en Belgique, en réaction aux intentions allemandes. Ensuite, la rapidité de la mobilisation française fournirait les troupes nécessaires afin de colmater le vide relatif laissé autour de Verdun par le déplacement des premières troupes vers la Belgique ou vers la Lorraine. De ce Plan XV ressortit cependant une lacune que s’empressa de combler Michel dans son Plan XVI : il n’y était pas tenu compte de la présence des forces britanniques dans la bataille. La conclusion finale des accords de l’Entente Cordiale en 1908 facilita la tâche de Michel, qui put inclure des dispositions pour l’armée britannique.

De ce que l’on peut comprendre à la lumière des précédentes lignes, le Plan XVI était différent du Plan XV, mais les changements drastiques opérés par Michel lui coûtèrent son poste de généralissime en juillet 1911, au profit de Joffre. Le départ de Michel n’était pas étranger aux conflits que son Plan XVI avait suscités entre lui et le ministre de la Guerre d’alors, Adolphe Messimy. Ce dernier pensa que Michel n’eut pas l’étoffe d’un stratège et il le força à démissionner. Les principes d’offensive en Belgique et d’association de corps de réserve à l’armée d’active ne concordaient pas avec la pensée du ministère, ni avec celle du Conseil Supérieur de la Guerre. La nomination de Joffre avait, à notre sens, un objectif politique précis : réconcilier la pensée du nouveau généralissime avec celle de ces deux organisations. Le concepteur du futur Plan XVII voulait reprendre à son compte le principe de l’offensive à outrance en y ajoutant sa touche personnelle.

Officier et ministre de la Guerre dans divers cabinets d'avant-guerre, Adolphe Messimy rejeta du revers de la main le plan XVI soumis par le général Michel, en prenant soin au passage de traiter ce dernier d'"incapable". La porte était ouverte à Joffre.

Entre Joffre et Michel régnait une certaine animosité. Les deux hommes ne s’entendaient sur à peu près aucun point de la stratégie militaire dans son ensemble. Le seul point de concordance était que la Belgique faisait désormais partie des plans de bataille, mais l’importance de cet État dans la stratégie à adopter faisait l’objet de sensibles variations. Le général Joffre lança un programme bien particulier d’exercices et de manœuvres militaires afin de développer l’esprit tactique offensif de l’armée française. La conception de sa doctrine reposait sur les capacités des régiments à se déplacer en bonne coordination et à utiliser la logistique et la cartographie à leur plein potentiel. Ainsi, après l’épisode Michel, l’armée française était revenue à ses traditions d’attaque à outrance. Ce que Joffre, en ingénieur qu’il était, appliquait dans son Plan XVII consistait d’abord à remodeler l’utilisation de l’armée au combat. Citons un simple exemple : les rapports entre l’artillerie et l’infanterie devaient se limiter à l’intervention de l’une pour supporter minimalement et uniquement l’avance rapide de l’autre.

La personnalité de Joffre influa sur la conception du Plan XVII, puisque le général faisait à peu près ce qu’il voulait, tout en assurant le gouvernement de lui faire confiance, compte tenu de sa longue expérience militaire. Contrairement à Michel, Joffre était d’avis que la concentration de troupes n’assurait pas nécessairement que l’on puisse les manœuvrer à sa guise le moment venu. Stationnés près des frontières de l’Alsace et de la Lorraine, les gros des troupes françaises devaient presque improviser, dans le cadre global d’une offensive vers les provinces perdues. Ce Plan XVII était plus flexible que le XVI, parce que Joffre tenait compte du fait qu’on ne pouvait guère fixer des armées sur des points précis longtemps à l’avance.

Par ailleurs, Joffre considérait la présence de la Russie dans son plan. La structure de ce dernier et la vigueur de l’offensive en Alsace-Lorraine allaient de pair avec ce que devraient faire les Russes de leur côté. Le généralissime français avait aussi étudié la question de la capacité de l’Allemagne à lutter sur deux fronts simultanément. Selon lui, elle ne disposait pas des ressources suffisantes pour tenir longtemps des deux côtés. Encore faut-il que la Russie et la France puissent coordonner leurs actions. Or, et en dépit de cette inconnue de taille, l’application du Plan XVII était dépendante de l’offensive russe dont les orientations restaient très vagues, ce qui affectait du coup la précision du plan français.

Conclusion

À la fin de 1914, et même au-delà, l’armée française encaissa de dures épreuves qui la saignèrent littéralement et faillirent provoquer à nouveau sa défaite. Les efforts des stratèges pour édifier une doctrine militaire cohérente et efficace avaient certes eu des effets bénéfiques, mais pas autant que l’on aurait désiré. Après la défaite de 1870-1871, les théoriciens militaires avaient répondu à un supposé manque d’agressivité de l’armée par des mesures extrêmes d’attaque à outrance. Ces notions, qui nous paraissent aujourd’hui complètement démesurées, notamment face au feu des armes modernes, furent constamment perfectionnées au fil du temps. L’épisode du général Michel, en 1907-1911, ne fut qu’un intermède dans cette évolution qui ne faisait pas de place au doute.

Au point de vue matériel, l’armée française, comme la plupart des armées du monde, s’était engagée sur la voie de la modernité : nouveaux canons, nouveaux fusils, nouvelles mitrailleuses, etc. Pourtant, cette armée en voie de modernisation paraît, aujourd’hui, avoir été commandée par des esprits encore prisonniers de la mentalité du XIXe siècle. Grands déploiements, grandes manœuvres, la doctrine militaire française avait-elle vraiment évolué sur ce plan? Elle n’était, à notre sens, guère différente de la pensée des autres pays en 1914, sauf que son adaptation à la réalité d’une guerre moderne de tranchées fut plus lente. Les Allemands comprirent plus rapidement l’avantage de rester sur une position défensive lorsque l’on se bat dans des tranchées, mais notre but n’est pas ici de faire le procès de qui que ce soit. En fait, le présent article cache essentiellement notre surprise de constater que la France de l’époque n’a pas su mettre en place des concepts stratégiques dignes de ce qu’elle avait perfectionné matériellement.

La Première Guerre mondiale: essai sur l’état de la recherche

Introduction

La Grande Guerre de 1914-1918 n’est pas uniquement « grande » pour la terminologie de l’époque. Elle l’est également, peut-être trop, pour les historiens qui tentent humblement d’en saisir tous ses aspects. Son caractère d’immensité en fait une période de l’histoire difficile à achever par la force de l’écriture. On a commencé à s’y intéresser historiquement au moment même où la tuerie se poursuivait dans les tranchées, sur mer et dans les airs. Faire le bilan d’un conflit dont l’historiographie globale comprend plus de 50,000 titres seulement pour les monographies s’avère un défi plutôt irréaliste. Ce qui est plus concevable dans le cadre de cet article, c’est de dégager les principales thématiques d’étude reliées au conflit afin de mieux en saisir l’évolution.

Il est donc clair dès le départ que le présent essai a ses limites. La première d’entre elles fut établie par nous, dans la mesure où nous avons restreint l’analyse aux publications depuis le dernier quart de siècle. Cela est mieux ainsi, étant donné qu’il y eut au cours des derniers 25 ans un accroissement phénoménal du nombre de thématiques et d’historiens intéressés par ce conflit. Néanmoins, le lecteur nous pardonnera quelques accrocs, car des ouvrages plus « anciens » font toujours autorité, comme quoi il est certainement d’actualité de ne pas perdre de vue ces historiens qui ont su anticiper, qui avaient une vision avant-gardiste de ce que serait la recherche dans un futur rapproché.

Nous nous sommes par ailleurs imposé une seconde limite, celle de mettre de côté les articles spécialisés. Nous privilégions pour cet article les études détaillées qui ont marqué tel ou tel aspect de la recherche sur 1914-1918 depuis 25 ans. Cela n’empêche pas de penser que de nombreux articles ont apporté des contributions essentielles à la recherche. De plus, et sauf quelques exceptions, les études et courants historiographiques envisagés dans ce texte concernent les principaux belligérants de la guerre (France, Empire britannique, Allemagne et États-Unis) sauf la Russie. Nous avons écarté ce dernier pays pour des raisons évidentes de manque de sources, de difficultés d’accès à celles-ci et de notre méconnaissance de la langue russe.

L’esprit initial dans lequel nous avons abordé cet essai a certes déterminé ces choix. Le lecteur sentira au cours des prochaines lignes une approche tout simplement historienne, qui tient compte du contexte dans lequel les chercheurs ont été amenés à produire leurs travaux. Par exemple, on doit garder en tête l’influence des autres événements majeurs du siècle sur la recherche pour 1914-1918, le changement des valeurs dans les sociétés, l’internationalisation des débats sous l’égide de meilleures communications, de centres de recherches, etc.

Afin de mieux resituer l’évolution récente de la recherche dans un contexte plus large, nous évoquerons brièvement pour chacune des thématiques traitées des ouvrages ou approches considérés comme majeurs avant 1980. On pourra ainsi mieux saisir quelles étaient les préoccupations des chercheurs d’autrefois. De plus, on pourra avoir une certaine idée de ce qu’a été la recherche à une époque où les archives étaient fermées (jusqu’aux années 1960), où la philosophie de l’histoire était différente et où des institutions entièrement dédiées à la guerre de 1914-1918 n’existaient pas.

C’est donc par la voie d’une méthodologie thématique que nous approchons la question de l’évolution des études historiques de la Grande Guerre depuis 25 ans. Nous centrerons l’objet principalement sur les années de guerre, de même que sur les mois qui ont marqué les négociations pour la paix de Versailles.

Une première tentative : des configurations d’ordre chronologique

Les historiens de la Grande Guerre s’entendent généralement sur le principe de découper chronologiquement l’historiographie de leur objet d’étude en trois périodes ou trois « configurations[1] ». Une première configuration en est une d’ordre militaire et diplomatique qui s’inscrit dans une périodisation allant des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950. C’est l’époque des mémoires des généraux (Joffre, Foch, l’ex-Kronprinz impérial et Ludendorff, 1928) et hommes politiques importants (Lloyd George, 1933), de même que des thèses sur les responsabilités de la guerre (Droz, 1997). Militaires, politiciens et gouvernements, tous tentent de légitimer « scientifiquement » leurs actes par la publication de documents officiels. Certains cherchent à faire porter, lorsque nécessaire selon eux, le blâme des erreurs commises sur les rivaux du temps de la guerre[2].

Mutilé à la suite de la bataille du Chemin des Dames (1917), l'historien français Pierre Renouvin devint une sommité dans le champ de la recherche sur la guerre de 1914-1918.

Mais la première véritable thèse publiée par celui qui était alors considéré comme le premier spécialiste de réputation internationale de l’histoire de la guerre mondiale fut La crise européenne et la Grande Guerre (1914-1918) (1934) par Pierre Renouvin. Bien que l’ouvrage ne comporte que très peu de traitements des aspects sociaux et économiques de la guerre, il reflète néanmoins une des premières tentatives d’écriture d’une histoire globale du conflit par un auteur qui est lui-même un vétéran. Ayant mis l’accent sur les aspects politiques et militaires, Renouvin ne s’écarte pas de la manière traditionnelle d’écrire l’histoire dans les années 1930, tout comme son homologue Liddell Hart (1930). Ils n’ont répondu qu’aux préoccupations propres à leur métier à l’époque. La situation est similaire en ce qui concerne la Revue d’histoire de la guerre mondiale dont le premier numéro paraît en 1923. Contenant des articles de fond, la revue s’attarde à l’analyse des phénomènes politico-militaires. Ses comptes-rendus de lecture ont ignoré les rares, mais importants ouvrages alors publiés qui abordaient les questions sociales et économiques (Oualid et Picquenard, 1928 ; Huber, 1931). C’est une époque où l’histoire vue par le haut est de mise, où le général passe devant le troupier, hormis l’étude de Norton Cru (1929) consacrée à la critique de témoignages de guerre d’anciens combattants. Par ailleurs, l’écriture « scientifique » d’ouvrages d’histoire de la guerre mondiale s’inscrit dans un contexte où peu d’historiens sont issus des milieux universitaires, ceux-ci étant restreints en terme d’effectifs.

La seconde configuration marque les recherches publiées dans les années 1960 et 1970. On commence à s’interroger sur l’histoire « par en bas », sur une histoire plus axée sur les soldats, sur l’« Arrière » et vers les structures sociales et économiques de la société. Bien que démoli par la critique universitaire, car il fut écrit par trois historiens amateurs, l’ouvrage pionnier de ce courant intitulé Vie et mort des Français 1914-1918 (Ducasse, Meyer et Perreux, 1959) ouvre en quelque sorte la voie à une nouvelle histoire de la Grande Guerre. Le succès phénoménal de l’ouvrage auprès du grand public amène progressivement un accroissement de l’intérêt des historiens professionnels pour la guerre de 1914-1918. Le recul du temps, le vieillissement des combattants, le développement des médias, l’intérêt de la nation pour d’autres guerres la concernant (ex : l’Algérie pour la France), la hausse des effectifs universitaires et le cinquantenaire du début du conflit, tous ces facteurs contribuent forcément à mieux faire connaître la guerre de 1914, à l’inscrire dans un nouveau discours intéressé au social, à l’économique. Une vision populaire, peut-être plus « démocratique », de la guerre s’installe à travers des histoires illustrées dont les images sont accompagnées de légendes, certaines d’elles étant par moments décapantes (Taylor, 1964).

C’est donc une époque qui inspire les chercheurs à explorer de nouvelles thématiques telles l’opinion publique (J.-J. Becker, 1977), l’organisation économique des États en guerre (Feldman, 1966 ; Feldman et Hombourg, 1977) et les anciens combattants comme groupe social (Prost, 1977). Cet engouement pour le social et l’économique ne signifie pas pour autant que la traditionnelle histoire politico-militaire ait cédé du terrain. Au contraire, la diplomatie est toujours à la mode, mais elle est désormais orientée vers la politique intérieure. Les chercheurs se sont penchés sur la justification des buts de guerre de l’État, justification souvent nécessaire devant la montée des protestations publiques à partir de 1917 face à une diplomatie au demeurant trop secrète. La question a brutalement été amorcée en Allemagne à une époque (années 1960) où les historiens débattaient sur le nazisme comme « accident » de l’histoire, ou comme rangé dans une tradition plus ancienne de l’histoire allemande. Avec son Griff nach der Weltmacht, Fritz Fischer (1961) met le clou dans la tombe du vieux débat des années 1920 et 1930 sur les responsabilités allemandes. Il soutient que l’Allemagne a délibérément provoqué la guerre afin d’assurer sa domination sur le continent européen via la constitution d’une Mitteleuropa. La thèse de Fischer a provoqué une intense polémique parmi les historiens universitaires du pays. Bon nombre s’efforçaient d’infirmer la responsabilité allemande de la guerre de 1914 dans le contexte d’une Allemagne en mal avec son passé, surtout récent, et qui faisait face à la construction du Mur de Berlin. Les historiens français sont restés à l’écart du débat allemand, les Anglais s’y sont quelque peu intéressés (Prost et Winter, 2004 : 40). Ce faisant, Fischer a tout de même ouvert de nouvelles possibilités à l’histoire diplomatique.

C’est ce que les historiens britanniques ont par ailleurs continué de faire. L’histoire diplomatique standard se porte bien et l’élément de politique purement étrangère est toujours d’actualité. Les chercheurs attachés à la London School of Economics ont exploité le champ relativement nouveau alors de l’histoire des mentalités appliquée à l’histoire diplomatique. Ils ont tenté de comprendre, par exemple, pourquoi les politiciens britanniques de 1914 n’ont pu faire face à la Crise de Juillet. L’une des problématiques consistait à comprendre pourquoi, avec leur bagage intellectuel et culturel du XIXe siècle, les décideurs politiques britanniques n’ont pu se mesurer efficacement aux réalités de 1914 (Joll, 1968). Notons enfin que l’histoire militaire délaisse le volet purement « bataille » pour se tourner vers le domaine du social, comme en fait foi l’étude de Guy Pedroncini (1967) sur les mutineries dans l’armée française en 1917. L’accès aux archives militaires récemment ouvertes a permis à l’auteur de faire la lumière et de corriger certains mythes entourant la répression par les autorités de ces fameuses mutineries.

La troisième et dernière configuration émerge progressivement à partir des années 1980 et continue d’alimenter les débats et recherches sur l’histoire de la guerre de 1914-1918. Si la cassure semblait évidente entre la première et la seconde configuration, notamment à cause du trou créé par la guerre de 1939-1945 et d’une évolution radicale des champs de la recherche dans les années 1960, la troisième période est davantage en continuité et en fusion avec la seconde. Deux aspects structurent l’évolution de ce troisième et actuel courant. D’abord, les chercheurs, comme nous le verrons plus loin, s’intéressent à l’histoire culturelle, ou plus précisément à ce que les historiens français qualifient de « cultures de guerre » (J.-J. Becker et Audoin-Rouzeau, 1990). Ensuite, dans un esprit d’interdisciplinarité, l’étude de la Grande Guerre implique d’autres disciplines comme la sociologie, l’anthropologie et même l’archéologie. L’intérêt pour les modèles de structures sociales et économiques qui caractérisent la seconde configuration ne disparaît pas du champ de la recherche. En revanche, le paradigme marxiste, qui intéressait déjà peu les chercheurs sur le sujet dans les années 1960 et 1970, finit par être ignoré, appelé à disparaître. La chute du communisme en 1989 n’est probablement pas étrangère à tout cela.

Longtemps du domaine du champ historique, la guerre de 1914-1918 fut investie par d'autres disciplines telles l'ethnologie, l'archéologie, l'anthropologie, etc.

N’ayant pas véritablement connu l’influence marxiste, l’historiographie anglo-saxonne a pu concentrer plus tôt ses énergies à l’étude de la Grande Guerre sous un angle culturel (Fussell, 1975). Certaines méthodes empruntées à l’anthropologie ont inspiré les travaux d’historiens soucieux de cerner le « vrai visage » du combat, ce que cela implique au niveau des efforts physiques, mentaux, des habiletés et difficultés techniques, etc[3]. (Keegan, 1976). Ces historiens de la culture en guerre, a contrario du paradigme marxiste, ne cherchent plus nécessairement à comprendre une société ou un événement dans un ensemble structurel. Plus près de ce que les Allemands appellent l’Alltagsgeschichte, ils vouent leurs efforts à l’étude de cas particuliers, au quotidien, à cette histoire « par le bas ». L’idée n’est plus d’analyser un fait qui assure la représentativité d’un phénomène, mais plutôt d’en faire ressortir tout son caractère subjectif. Nul ne s’étonne alors de l’émergence de la question « mémoire/identité » dans le champ de la recherche sur 1914-1918. Par exemple, tout l’aspect « devoir de mémoire » constitue encore pour les chercheurs un terrain fertile, voire un véritable « Klondike », car l’objet s’étudie aussi bien par le haut (commémoration officielle) que par le bas (commémoration individuelle ou communale). Les historiens analysent les interrogations suscitées par l’envahissement de la pratique du devoir de mémoire dans nos sociétés, au sens littéraire (publications de livres, recherches en chaires d’études sur la mémoire, etc.) comme dans la perspective matérielle (visite des cimetières, des monuments aux morts et des circuits touristiques tels Verdun ou la crête de Vimy).

Nous pensons par ailleurs que l’éclosion de cette histoire culturelle à partir des années 1980 s’est formalisée en paradigme une dizaine d’années plus tard. Il suffit d’évoquer la contribution de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, qui a donné à l’histoire culturelle l’impulsion décisive dont elle avait apparemment besoin. C’est à tout le moins une idée bien ancrée chez les historiens français du conflit, dans une optique où le statut européen de ce centre de recherche permet concrètement la diffusion de cette histoire culturelle, de ces « cultures de guerre ». Ce dernier concept est en fait l’appellation officielle de ce nouveau paradigme.

En s’intéressant à des sujets aussi intéressants que variés tels la médecine, l’art, la littérature et la sexualité, les historiens de l’« École de Péronne » espèrent, dans une optique de comparaison avec nos sociétés d’aujourd’hui, parvenir à répondre à une question que Jean-Baptiste Duroselle posait en 1994 dans son livre La Grande Guerre des Français : l’incompréhensible : comment ont-ils fait pour tenir? Les publications qui ressortent de cette interrogation se veulent des tentatives de réponses à la question de Duroselle. Elles sont des alternatives d’explications palliant aux supposées lacunes ou incapacités de l’histoire politico-militaire à élucider le pourquoi de l’endurance des civils et des soldats pendant cette guerre. Considérant donc que les histoires « bataille », diplomatique et même sociale ne peuvent fournir adéquatement les réponses, ces chercheurs se tournent vers l’histoire culturelle qui fait de la Grande Guerre l’événement fondateur du siècle des hécatombes. Ils jugent pertinent de ce point de vue de comparer les horreurs de 1914-1918 avec le génocide juif ou les camps de concentration soviétiques. Comparer pour mieux comprendre, telle est la philosophie de l’École de Péronne.

Voilà pourquoi, comme nous l’avons évoqué, cette histoire culturelle n’hésite pas à emprunter aux autres disciplines telles la littérature (Hynes, 1990; Trévisan, 2001) ou l’ethnologie (Pourcher, 1994). C’est une histoire qui s’intéresse fortement à toute la question des représentations, par exemple à celle de la perception des atrocités allemandes commises en Belgique en 1914. Dans le livre conjointement écrit par John Horne et Alan Kramer intitulé German Atrocities, 1914 : A History of Denial (2001), le lecteur voit une confirmation de la part active d’une partie du haut commandement allemand dans ces crimes. Il y décèle également la part implicite, mythique et symbolique jouée par la mémoire des francs-tireurs de 1870. Ceux-ci « canardaient » les envahisseurs en y semant une véritable « psychose du résistant embusqué ». L’image de cette peur était présente à divers degrés dans l’esprit des soldats allemands qui marchaient sur la Belgique et la France en 1914.

Parmi les autres mythes qui s’insèrent à l’histoire culturelle de la guerre sont ceux relatifs à la vie dans les tranchées. Il est faux de prétendre que les soldats se battaient constamment. Au contraire, les périodes d’intenses combats constituaient l’exception plutôt que la règle, à tel point qu’on s’est penché sur ce que les historiens anglo-saxons nomment le “Live and Let Live System” (Ashworth, 1980). C’est l’étude de la routine au front, la compréhension de ce qu’on appellerait en usine un « horaire de travail[4] ». L’intérêt pour cette routine de tranchées amène les historiens à réfléchir sur les aspects techniques de la vie au front, sur l’organisation des pelotons par exemple, sur la répartition du matériel, etc. (Rawling, 1997). Bien comprendre ces phénomènes peut faciliter l’apport de réponses à la question de Duroselle : comment ont-ils fait pour tenir? C’est pourquoi nous pouvons élaborer le concept d’histoire « culturo-militaire », c’est-à-dire une histoire qui, par son caractère technique évident, offre un terrain propice aux futures recherches dans le champ des cultures de guerre. Toujours est-il que la compréhension du mode de vie des soldats, et de celui des peuples en guerre, passe aussi par celle de leurs revendications dans ce contexte (Smith, 1994; Robert, 1995).

En somme, nous pouvons dire que les seconde et troisième configurations sont parfaitement intégrées l’une à l’autre de nos jours. Les grandes synthèses structurelles socio-économiques des années 1960 et 1970, qui analysaient le jeu des alliances, les réalités sociales et économiques, de même que l’opinion publique, ont jeté les bases à l’histoire culturelle. Celle-ci s’en inspire dès lors afin de construire le particulier des cultures de guerre. L’histoire militaire n’est pas reléguée aux oubliettes, car on oublie souvent de préciser à quel point histoire culturelle et histoire militaire sont redevables l’une de l’autre[5].

C’est dans cette optique que nous procédons maintenant à l’examen des historiographies spécifiques à certains champs de la recherche particulièrement actifs, à commencer par celui des origines et des conséquences de la guerre.

De Sarajevo à Versailles ou les débats sur les origines et les conséquences de la guerre

La réédition en 1997 de l’ouvrage de Jacques Droz sur l’historiographie des causes de la Grande Guerre nous montre que l’histoire diplomatique a toujours une place de choix dans le concert des débats entre historiens. En Angleterre, James Joll (1984) aimait juxtaposer à l’historiographie classique des causes immédiates du conflit des raisons beaucoup plus profondes de son déclenchement. Comme on l’a vu, Joll s’intéressait à l’histoire des mentalités politiques prises dans un large contexte remontant jusqu’au XIXe siècle. Cela l’a amené à mieux juger les décisions individuelles prises par les politiciens de l’époque, et ce, face aux fortes pressions qu’ils subissaient. La guerre était-elle inévitable, à cette date précise de 1914? Joll dit qu’il n’est pas possible de répondre avec certitude, sinon que de tenter des approches vers les niveaux des responsabilités individuelles des décideurs d’alors.

Cela dit, on remarque depuis les vingt-cinq dernières années un déplacement, de même qu’un élargissement de l’histoire diplomatique. Plutôt que de parler continuellement de causes et des origines, on a transféré le débat sur les conclusions du conflit, à savoir la paix de Versailles. Les historiens ont concentré leurs intérêts sur la question des buts de guerre. Pourquoi le conflit n’a-t-il pas fini plus tôt et pourquoi s’est-il conclu par une paix du modèle de celle de Versailles? Dans L’Or et le Sang (1989), Georges-Henri Soutou rappelle l’importance des facteurs sociaux et économiques ainsi que de leurs influences sur la justification des buts de guerre des belligérants. Pour Soutou, Versailles fut relativement un bon traité de paix. Le document, que nous avons aussi longuement épluché, n’est pas uniquement un traité politique et territorial, mais il est également économique et commercial. Les Alliés franco-britanniques auraient eu gain de cause sur les clauses les plus importantes qui correspondent à leurs buts du temps des hostilités. Manfred F. Boemeke (1998) et Alan Sharp (1991) abordent dans le même sens que Soutou et ils spécifient que Versailles était un compromis acceptable compte tenu des circonstances exceptionnelles de la situation internationale du moment. Quant aux réparations monétaires, certains historiens s’entendent pour dire que l’Allemagne avait les moyens de payer selon les exigences du traité (Feldman, 1993 ; Ferguson, 1999).

L'assassinat de l'archiduc François Ferdinand à Sarajevo fut l'élément déclencheur de la Première Guerre mondiale. Mais qu'en est-il des origines du conflit?

Ces nouvelles conclusions remettent en cause les rôles tenus par Clemenceau, Lloyd George et Wilson lors de la conférence de paix. Les énormes divergences entre ces trois hommes d’État et la mise à l’écart imposée par eux dès le début des débats à des pays telle la Chine ont causé bon nombre de déceptions qui finissent par fragiliser les bases sur lesquelles on avait espoir d’ériger la paix (MacMillan, 2001 ; Krumeich, 2001). Plus que de la simple politique, ces états de fait affectent les mentalités collectives des peuples sur lesquels l’histoire diplomatique commence à s’ouvrir. Comme le soulignait Jean-Jacques Becker (1977), l’importance accordée à l’étude de l’opinion publique dans le champ de l’histoire diplomatique revêt son importance. En analysant la célèbre « Loi des Trois Ans[6] » en France, Gerd Krumeich (1980) souligne l’idée d’une mise en scène de la « psychose de l’invasion allemande » par le gouvernement français afin de justifier le vote de crédits pour accroître les effectifs de l’armée. L’idée de psychose est en partie reprise par Mommsen (1990) qui travaille sur l’opinion publique allemande, notamment auprès des classes moyennes supérieures et bourgeoises qui désiraient, selon l’auteur, que l’État ne se laisse pas provoquer. Celles-ci accepteraient donc la guerre pour la défense de ses intérêts propres.

Bref, le champ actuel de l’histoire politique et diplomatique s’intéresse grandement aux questions relatives à la définition des buts de guerre, de même qu’à celles toujours actuelles de l’opinion publique. Mentionnons seulement que les historiens britanniques n’y sont pas en reste. L’analyse du courant de défaitisme qui plana en Angleterre parmi le peuple et les classes dirigeantes (sauf les généraux), surtout après l’échec confirmé de la bataille de la Somme (1916), a forcément joué dans le calcul de la politique intérieure et extérieure du pays dans la définition de ses buts de guerre (French, 1995; Millman, 2000 et 2001). Diriger une nation n’est pas chose évidente en temps de guerre, au pays comme sur le terrain.

Apprendre tout en commandant : les chefs militaires dans le prétoire de l’Histoire

D’une histoire-bataille traditionnelle qui faisait généralement l’éloge des chefs (années 1920 et 1930), d’une interrogation sur les formes de commandement dans la guerre industrielle (années 1960 et 1970), on en est venu depuis un quart de siècle à ce questionnement d’ensemble : suite à une série de défaites de 1914 à 1917, comment les généraux parvinrent-ils à reprendre la maîtrise du terrain en 1918 pour mener leurs troupes à la victoire? Disons d’entrée de jeu que ce questionnement s’inscrit dans des historiographies où l’accent national est privilégié, notamment chez les chercheurs britanniques qui ont tendance à fondre la question du commandement et celle du fondement de la guerre en une seule interrogation.

Un concept existe cependant pour identifier cette problématique. Il s’agit du learning curve ou « courbe d’apprentissage ». C’est la base sur laquelle repose une partie des explications des chercheurs britanniques qui veulent comprendre comment les chefs militaires et leurs soldats ont adapté leurs stratégies et tactiques afin de répondre aux nouvelles exigences du combat qui, en 1918, n’avaient plus rien à savoir à ce qu’on apprenait avant 1914 à Sandhurst, à Saint-Cyr ou à la KriegsAkademie. Le learning curve offre une vision linéaire de la guerre, dont les erreurs fournissent des éléments d’apprentissage qui doivent permettre d’en arriver à une conclusion victorieuse. De plus, les défenseurs britanniques de cette explication soutiennent que le learning curve est une manière de réfuter les thèses de ceux qui jugent que l’Angleterre ne s’est jamais remise de cette saignée perçue comme inutile (Travers, 1987 et 1992; Rawling, 1997; Griffith, 1994). Un débat existe entre, d’un côté, Travers et Griffith qui prônent la validité de la théorie du learning curve comme vecteur d’explication aux erreurs de commandement en 1914-1918. À l’opposé, l’« école australienne » autour de Prior et Wilson (1996) met en doute la solidité de ce principe. Dans leur livre sur la Troisième bataille d’Ypres (juillet-novembre 1917), Prior et Wilson rappellent l’inefficacité du bombardement anglais contre les positions allemandes. On a selon eux répété les mêmes erreurs qu’à l’été précédent sur la Somme. Qu’a-t-on appris depuis qui permet de justifier que les troupes britanniques (anglaises, australiennes et canadiennes) perdirent plus de 250,000 des leurs pour une avancée de quelques kilomètres? Le débat peut être polémique. Les chercheurs allemands et français vont plutôt s’en tenir aux responsabilités directes ou non des chefs militaires, dans la victoire comme dans la défaite. Les erreurs stratégiques de commandement à divers échelons leur apparaissent secondaires.

Le commandement des armées et la planification des batailles sont des tâches bien complexes. Autant l'on peut auréoler un général vainqueur, autant va-t-on le blâmer en cas d'échec.

Les désastres sur les champs de bataille amènent la problématique sur le terrain politique, d’où l’intérêt pour l’historiographie de prendre en considération la collaboration entre les autorités militaires et politiques. Notons l’exemple français avec l’ouvrage de Fabienne Bock (2002) sur le parlementarisme de guerre. L’auteure soutient que, contrairement à l’Allemagne, le déplacement de la sphère du pouvoir des assemblées législatives vers l’exécutif, de même que du pouvoir civil vers le pouvoir militaire, ne s’est pas produit en France au cours des hostilités. Les parlementaires avaient beaucoup plus d’influence, notamment par la constitution de « comités secrets » et de leurs pouvoirs en matière d’armement (Castex, 1998).

La question de l’exercice du commandement en temps de guerre implique par ailleurs que les généraux sont régulièrement mis depuis quelques années au banc d’accusation de l’Histoire. En France, le maréchal (ou général du temps de la guerre) Pétain a eu un excellent défenseur en la personne de Guy Pedroncini par son livre Pétain, le Soldat et la Gloire (1989). À demi hagiographique, l’ouvrage n’en est pas moins une convaincante démonstration en faveur de celui qui a barré la route aux Allemands à Verdun, et qui a su, contrairement au général Nivelle, respecter le contrat tacite entre le soldat et son chef : savoir pourquoi on se bat. Le souci de préserver le sang de ses hommes et sa résistance face aux pressions des politiciens donne de Pétain une image qui continue de diviser la société française. De leur côté, les historiens allemands et britanniques n’ont pas écrit envers leurs généraux des livres élogieux dans le style de Pedroncini. En Angleterre, les attaques contre le maréchal Haig (D. Winter, 1991) sont de mise.

Toujours est-il que l’historiographie purement militaire n’existe plus sous la troisième configuration. De l’histoire « par en haut », on est passé « par le bas », comme quoi la question des combattants et des tranchées finit par intéresser.

De la bataille à la culture : les soldats comme objets d’études

Comme groupe, les soldats finissent par susciter une première attention auprès des historiens britanniques. Les ouvrages de John Keegan et de Tony Ashworth déjà cités sont des études pionnières en la matière, car elles posent la question : qu’est-ce que cela implique, que d’être sur un champ de bataille? Pour Peter Simkins (1988), ce sont les fameux Pals Battalions (« Bataillons de copains ») qui méritent d’être étudiés, ne serait-ce qu’en fonction de l’origine géographique, sociale ou professionnelle commune à ces groupes d’hommes[7]. De quelle manière les rapports socioprofessionnels d’avant-guerre se sont-ils transposés au front? Du marteau au fusil, les hommes se sentaient-ils autant solidaires? Quelle était la nature des rapports entre les hommes du rang et leurs officiers, dont bon nombre furent élus par la troupe? Voilà des exemples de problématiques qui intéressent les Britanniques.

L’historiographie britannique du trench warfare est en fusion avec l’intérêt général pour l’histoire ouvrière, comme le montre le cas des Pals Battalions. Dans cette optique, les chercheurs se demandent comment les soldats de Sa Majesté, qui proviennent d’un pays où la classe ouvrière est nombreuse et conscientisée, ne sont jamais allés en mutineries ouvertes, comme il est arrivé dans l’armée française. On pense qu’il y eut un transfert de la culture ouvrière vers le monde de la guerre dans un contexte où les hiérarchies et les divers rapports de force d’avant-guerre furent somme toute respectés au front (MacDonald, 1978 et 1998). On ajoute également l’idée d’un certain stoïcisme qui aurait aidé les soldats britanniques à traverser les épreuves. Dans un même ordre d’idées, Leonard V. Smith (1994) compare les mutins français à des grévistes qui gardent confiance en leurs officiers subalternes. À l’instar des représentants syndicaux, les officiers doivent porter les revendications de la troupe aux cadres supérieurs de l’armée et du gouvernement. Les soldats français se perçoivent comme des électeurs, c’est ce qui les distingue notamment de leurs adversaires allemands. L’historiographie française a néanmoins un retard d’une bonne dizaine d’années dans l’étude du champ social des soldats, et ce, en rapport avec ce qui se fait dans les îles Britanniques. La priorité pour les chercheurs français de la seconde configuration était de régler des questions plus urgentes, tels Vichy et le phénomène collaborationniste.

Q'ils soient des étudiants d'une même faculté ou des ouvriers d'un même corps professionnel, le désir était le même: s'enrôler ensemble et faire la guerre ensemble.

C’est d’abord à travers les journaux de tranchées (Audoin-Rouzeau, 1986) que la France fait de l’étude des soldats au front un objet d’histoire. Quelle identité les soldats avaient-ils d’eux-mêmes? De l’arrière? Comment la guerre est perçue dans les témoignages intimes (Canini, 1988)? Le regain d’intérêt pour l’histoire individuelle est caractéristique de l’historiographie française à partir des années 1980 (Cazals, 1983). Remplis de défauts et teintés évidemment de subjectivité, les témoignages comme objet d’histoire ont ouvert la porte à d’autres disciplines comme la sociologie et l’anthropologie. On cherche à comprendre l’âme profonde du combattant (Bourke, 1996), sa masculinité, la dislocation de son corps, de même que sa rééducation ultérieure.

Les aspects psychologiques et émotionnels ont par ailleurs capté l’attention des chercheurs allemands. Les ouvrages de Brockling (1998) et de Lipp (2003) ont comme point commun de traiter de l’opinion des soldats ordinaires du Reich, de leurs sentiments face à la guerre. Les correspondances privées et les journaux de tranchées sont aussi pour les historiens allemands une source essentielle d’informations. L’idée est alors tentante d’écrire une histoire européenne des combattants à partir d’une sorte d’« expérience commune » du front (Rousseau, 1999). Aribert Reimann (2000) s’y est essayé en mettant en évidence les similitudes entre les soldats anglais et allemands, mais il dit, à l’opposé de Rousseau, qu’il n’y a pas d’expérience commune de la guerre. Les Britanniques sont plus nuancés, ils acceptent de joindre les deux interprétations (Cecil et Liddle, 1996.).

Le débat est lancé, mais il reste à savoir s’il est possible d’écrire une histoire commune, ou du moins européenne, d’une guerre qui concerne autant les soldats que les civils.

Écrire la violence ou l’histoire d’une guerre « totale »

Un premier type de « violence de guerre » est celui pratiqué contre les populations civiles et les prisonniers de guerre (Farcy, 1995; A. Becker, 1998; McPhail, 2001; Abbal, 2001; Horne et Kramer, 2001).  Horne et Kramer sont ceux qui nous apparaissent poser les questions les plus intéressantes et controversées. Pourquoi a-t-on pendant si longtemps nié les crimes allemands en Belgique? Qui les a ordonnés? De plus, les auteurs s’interrogent sur la férocité des propagandes à convaincre les populations dans un sens comme dans l’autre, en plus de souligner le caractère démoniaque de l’ennemi.

Les chercheurs ont également pensé la violence dans l’orbite du retour à la paix, et un bon exemple en ce sens consiste en l’étude des mutilés de guerre. En France, on s’est attardés sur les blessés de la face, les tristement célèbres « Gueules cassées » (Delaporte, 2004). Cet engouement pour la thématique du corps amène par ailleurs les historiens à écrire sur les pratiques sexuelles des soldats (Le Naour, 2002). Par la violence qu’ils pratiquent et qu’ils subissent, les combattants deviennent désormais des victimes « brutalisées » aux yeux des historiens (Mosse, 1990). Audoin-Rouzeau et J.-J. Becker (2000) notent que le pacifisme de l’entre-deux-guerres a forcé les vétérans à se censurer eux-mêmes. Ils ont coupé des faits plus morbides afin de se donner une image de soi socialement plus acceptable.

Comment ont-ils fait pour tenir? Le consentement civil et militaire face à la guerre

La question de Duroselle constitue à elle seule un objet historiographique. Curieusement, les historiens anglo-saxons, à l’exception notable de Jay Winter, sont peu nombreux à s’y consacrer. Ce qui n’est pas le cas en France, où la thématique a envahi le champ de la recherche. Le livre d’Audoin-Rouzeau (1986) sur les journaux de tranchées avait accordé une place d’honneur à la question du consentement à la guerre. L’ouvrage reflète une première analyse de l’image que se font les soldats de l’« Arrière » souvent détesté. La fascination et la haine vont paradoxalement de pair dans le cadre d’une cohésion nationale renforcée, chez les soldats comme chez les civils. Selon l’École de Péronne, la réponse qui est actuellement jugée la plus valide pour aborder la question du consentement est l’attachement aux cultures de guerre. Il s’agit d’une convergence de représentations, de comportements (ou attitudes), de productions artistiques et littéraires et autres pratiques qui servent de modèles afin d’amener les populations civiles et militaires à s’investir corps et âme dans le conflit. Les aspects de la cohésion nationale et du patriotisme jouent un rôle assurément important dans ces cultures de guerre.

Il n’y a toutefois pas de consensus en France sur la question. Un débat existe entre ceux qui disent que les cultures de guerre sont les réponses au consentement des populations (les historiens de Péronne), et ceux qui pensent plutôt que civils et militaires n’avaient pas le choix, qu’ils ont subi la guerre et ses contraintes, comme les historiens Cazals et Rousseau (2001) et ceux attachés au Collectif de Recherche International et de Débat sur la Guerre de 1914-1918. Pour en arriver à ce constat, l’historiographie de la question a évolué en trois étapes.

Dans les années 1920 et 1930, ce qu’on appelle aujourd’hui le « front intérieur » était présenté comme la toile de fond du « vrai front », de l’avant. Les masses civiles n’avaient que peu de droits de parole. Elles devaient être mobilisées et prêtes à fournir tous les sacrifices attendus d’elles. Les années 1960 et 1970 ont produit des études attachées aux mouvements ouvriers, en particulier à ses dissensions internes. C’est alors que la question du consentement à la guerre suscita naturellement l’intérêt à partir des années 1980, notamment au moment où l’ouverture des archives permit d’en apprendre davantage sur le nombre et la nature des grèves. Le nombre de celles-ci augmente rapidement à partir de 1917, le tout dans un contexte de lassitude générale face à la guerre. On tente d’explorer le terrain des mentalités par une meilleure compréhension des comportements des ouvriers. Des emprunts sociologiques des années 1960 et 1970 (étude des conflits sociaux dans le monde ouvrier), on est passé progressivement aux emprunts anthropologiques (études des modes de comportement) pour faire la lumière sur la question du consentement à la guerre.

Plus de quatre années de deuils, de misères et de privations de toutes sortes. Une question demeure: comment, civils et soldats, ont-ils fait pour tenir?

Les tentatives de comprendre comment les populations civiles ont « accepté » la mort de millions de soldats font croire plus que jamais aux historiens de Péronne à la nécessité de fusionner monde civil et monde militaire autour des cultures de guerre. Comme l’a démontré l’équipe d’historiens allemands travaillant autour de Gerhard Hirschfeld (1997), c’est en expliquant comment la guerre a pénétré tous les aspects de la vie domestique que l’on parvient à dénicher des réponses. C’est un pas dans la bonne direction, mais peut-être insuffisant pour éclairer sur la manière dont les différents groupes sociaux résistent aux pressions de la guerre, de même qu’à leur compréhension respective de la nature du conflit et des contributions qu’ils y apportent. La meilleure solution serait, une fois de plus, d’y aller par l’approche comparative, de voir comment se définit et se vit le consentement à la guerre parmi les principales nations belligérantes (Winter et Robert, 1997).

Nous pouvons dans cette veine développer le même débat en matière d’économie : comment a-t-on pu relever et accepter le défi économique et financier que posait la guerre de 1914-1918?

L’argent : l’un des nerfs de la guerre

L’historiographie économique de 1914-1918 se découpe en trois phases, similaires à celles qui caractérisent la périodisation d’ensemble des recherches. Une première configuration dans les années 1920 et 1930 s’intéressait aux politiques économiques officielles de l’État (ex : les travaux de la Fondation Carnegie). Une seconde période dans les années 1960 et 1970 analyse l’activité industrielle en fonction des alliances entre les hommes d’affaires, les experts et les officiels civils et militaires au sens large. Enfin, l’actuelle configuration de la recherche se veut une combinaison des deux premières approches. Elle vise une compréhension des économies de guerre, notamment sous l’angle de la répartition des biens et services entre civils et militaires, et ce, dans le contexte où les moyens logistiques sont limités (ex : problème du tonnage maritime).

Des études sur l’organisation de l’économie de guerre, par exemple celle en France de Godfrey (1987), vont mesurer la place qu’occupait l’État dans la production industrielle. Sous l’égide d’hommes politiques dynamiques, tel le ministre français du Commerce Clémentel, l’économie franco-britannique devait concevoir de nouveaux systèmes de production et de ravitaillement qui prennent la forme de consortiums opérant dans le cadre des commissions de contrôles interalliées. Ce sont les membres de ces commissions qui décident ce que l’on va produire, et non les industriels eux-mêmes comme ce fut souvent le cas en Allemagne. Les Alliés n’avaient guère le choix d’opérer ainsi, puisque les commissaires et les industriels savaient pertinemment que toute la production dépendait d’un ravitaillement régulier en matières premières (Wrigley, 1976). Le système interallié comptait sur la solidité de la flotte britannique.

C’est donc dans cet esprit que les historiens vont questionner la gestion étatique des économies de guerre. Il y a un débat entre les chercheurs qui, d’une part, sont d’avis que les Alliés ont gagné la guerre parce qu’ils avaient plus de ressources économiques (Offer, 1989; Vincent, 1985), face à ceux qui croient, d’autre part, qu’ils ont su mieux gérer que leurs ennemis les ressources à leur disposition (Wall et Winter, 1988). Ceci est un débat léger, qui n’a rien à voir avec la demi-polémique lancée par les thèses de Niall Ferguson (1999) sur l’efficacité de l’économie de guerre allemande. Il affirme clairement que l’Allemagne a administré superbement bien son économie en dépit de toutes les carences en matière de ravitaillement. Son économie aurait été performante au point où, comme nous l’avons évoqué, elle avait les moyens de payer les réparations exigées par le traité de Versailles.

Nous pensons que Ferguson a profité du fait que l’historiographie de l’économie en 1914-1918 soit relativement jeune pour pouvoir mieux contester dès le départ des paradigmes qui commencent à s’installer[8]. Malgré que Ferguson maîtrise bien l’allemand, et qu’il ait eu accès aux archives du Reich, ses thèses n’ont pas effrayé les communautés historienne et nationale comme l’avait fait Fischer en 1961. Par ailleurs, il s’avère difficile d’ouvrir une polémique d’envergure nationale ou internationale à partir du terrain économique. Celui-ci, souvent complexe et technique, peut échapper à l’intérêt du public. Jusqu’à présent, les chercheurs ont essayé de recadrer la question dans l’optique plus large d’une histoire simultanément politique, sociale et culturelle.

Dans un autre ordre d’idées, on s’est demandé dans quelle mesure les industriels ont « profité » de la guerre ou « collaboré » bon gré mal gré en s’endettant pour mettre leurs installations au service de l’État. Dans L’Or et le Sang (1989) déjà cité, Soutou parle d’une « résistance industrielle » pour le cas allemand, dans la mesure où ce ne sont pas tous les industriels qui appuyaient les projets d’annexion de la caste militaire. Soutou a sans doute raison, mais il n’empêche que la guerre a profité à plusieurs industriels. On peut penser à ceux qui ont su reconvertir avec profits leurs installations pour la production d’armements, et à ceux qui eurent suffisamment de flair pour décrocher d’autres alléchants contrats gouvernementaux. Au niveau de la finance, la guerre a certes accru la dépendance de l’Angleterre et de la France envers le riche et futur « associé » que furent les États-Unis (Burk, 1985).

Arme mortelle mais surtout psychologique, l'utilisation du gaz de combat sous-entend que les États investirent les énergies de leurs scientifiques afin de développer des variantes toujours plus dangereuses les unes que les autres.

Les États qui parviennent à débloquer les capitaux peuvent également investir davantage dans la recherche. L’importance des sciences dans l’économie de guerre tire ses preuves dans le développement de l’aéronautique, la médecine, etc. (Hartcup, 1988). L’accélération de la recherche scientifique à des fins militaires a permis de faire ressortir une arme déjà connue, mais dont l’utilisation était jugée amorale : les gaz de combat (Lepick, 1998). Cela impliquait que son développement a mobilisé une bonne partie de la communauté scientifique des pays belligérants (Richter, 1992).

Nous sommes donc en présence d’une historiographie qui traite de questions qui nous semblent toujours d’actualité : la nationalisation d’entreprises, leurs fusions, la mobilisation et l’exode des cerveaux, etc. L’influence du taylorisme et du travail à la chaîne fournissent des explications sur la gestion des grandes entreprises (Renault, Woolwich, Krupp, etc.) dans des contextes nationaux. Les historiens britanniques et allemands s’y sont longuement penchés, mais il n’y a pas en France de véritables études d’ensemble sur l’économie française en 1914-1918, exception faite de l’ouvrage du Canadien Godfrey (1987). Un livre qui s’intitulerait Histoire économique, financière, industrielle et commerciale de la France en 1914-1918 reste encore à écrire.

Néanmoins, le bilan de la guerre économique offre la possibilité à plusieurs débats, dont la problématique la plus générale et sans nuance qu’on puisse soumettre serait : la gestion des économies de guerre : réussite ou désastre? Des réponses existent peut-être dans l’analyse du monde ouvrier en guerre.

Faux, marteau et histoire culturelle : le monde du travail en 1914-1918

D’une histoire du mouvement ouvrier jusqu’aux années 1960, la configuration historiographique du monde du travail en 1914-1918 a fait glisser l’objet vers une histoire ouvrière. Pour la première période, les historiens voulaient légitimement comprendre pourquoi les ouvriers faisaient la grève en temps de guerre. Depuis un quart de siècle, on a tenté de fouiller à l’intérieur même du monde ouvrier, d’en comprendre les structures sociales, leurs modes et conditions de vie, les contraintes (familiales, professionnelles…) qui pesaient sur eux, etc. L’aspect politique et revendicateur de la question n’a pas disparu, mais plutôt que de parler de « classe ouvrière », les chercheurs désirent mieux connaître la « société ouvrière ». Il en va de même pour le monde agricole (Ziemann, 1997).

Le pays qui a vu naître la Révolution industrielle a produit d’importantes études sur le monde ouvrier. Incontournable est l’étude comparative de John Horne intitulée Labour at War : France and Britain 1914-1918 (1991). L’une des principales thèses défendues est celle d’une situation de dépendance qui se créer entre les gouvernements et les syndicats. Les cercles des Comités d’action (France) et du War Emergency Committee (Grande-Bretagne) deviennent les lieux privilégiés de rencontres entre administrateurs et administrés. Les syndicats découvrent donc, à travers la relative ouverture d’esprit des représentants gouvernementaux de ces comités, que le gouvernement maîtrise la situation et n’est pas à la solde du capital. L’avantage de ces comités est d’assurer à l’État un rôle fort dans la médiation des conflits entre syndicats et industriels.

La question des conflits de travail vient alors naturellement. Leopold H. Haimson et Charles Tilly (1989) ont produit une étude quantitative et comparative des grèves en 1914-1918, dans l’optique de souligner les changements et les continuités du monde ouvrier avant, pendant et après les hostilités. On assiste à une modification de la composition et de la structure du monde ouvrier (ex : afflux de nombreux ruraux dans les usines de guerre urbaines). Les historiens ont cependant conclu qu’en dépit de ces bouleversements internes, les noyaux solides de la classe ouvrière d’avant-guerre sont demeurés vivants, même que leur stabilité et leur influence politique s’en sont accrues. Dobson (2001) illustre bien le cas à Leipzig.

L’une des raisons expliquant pourquoi l’afflux de nouveaux ouvriers n’a pas profondément changé la classe dans son ensemble est que les gouvernements avaient décidé de maintenir en usine les ouvriers spécialisés dans leur métier technique et donc habitués au monde industriel. Ceux-ci dirigeaient de fait. De plus, les changements dans le monde ouvrier s’opéraient souvent à l’interne, c’est-à-dire que les « nouveaux » arrivants dans les usines de guerre provenaient eux-mêmes d’autres secteurs industriels comme le textile par exemple. C’est ce qui fait dire aux auteurs précédemment cités, de même qu’à Jean-Louis Robert (1995), qu’il faut chercher ailleurs les raisons des grèves. Il en va de même pour la femme qui voit certes ses responsabilités prendre de l’importance, mais son statut général évolue peu, à l’instar de l’ensemble de la composition sociologique et structurelle du monde ouvrier auquel elle appartient (Thébaud, 1986). Elle aussi change de milieu industriel, du textile à l’armement, où les salaires sont plus élevés (Woollacott, 1994 ; Nolan, 1981). Laura Downs (1995) pense plutôt que l’arrivée des femmes en usine ne doit pas être perçue comme un simple remplacement au travail masculin, mais qu’elle a permis l’émergence d’une nouvelle et durable catégorie de travailleurs à la fois féminins et spécialisés.

Quiconque s'intéresse à l'histoire du monde du travail trouvera dans la guerre de 1914-1918 un champ d'exploration des plus intéressants. Les relations entre les gouvernements, les patronats et les syndicats furent complexes, ambivalentes, voire coopératives, selon les contextes.

Qui dit émergence dit droits au travail. La guerre favorisa une hausse significative des effectifs syndicaux dans tous les pays belligérants. L’importance du rôle des « délégués d’atelier » permit de mettre en évidence les querelles qui pouvaient exister à l’intérieur du monde ouvrier, entre ce premier groupe (collé à l’usine) et les représentants syndicaux (attachés à la défense des intérêts de l’ensemble d’un secteur industriel). Par ailleurs, la guerre n’a pas mis en évidence une accentuation de l’écart entre classe moyenne et classe ouvrière. Bien au contraire, les différences de classes à ce niveau font place à une conscience de classe plus développée et élargie, dont certains auteurs (Waites, 1987) attribuent la cohésion à la méfiance envers les « profiteurs de guerre ».

L’historiographie récente du travail tient compte également de celle des genres. De la même manière où dans les années 1960 et 1970 on s’intéressait à une « histoire politique du social » (ex : le mouvement ouvrier, le droit de vote des femmes, etc.), on en vient depuis une vingtaine d’années à mieux connaître le côté vraiment social des populations civiles. Mary L. Roberts (1994) s’est interrogée notamment sur les images contemporaines de la femme sans enfants, qu’on pense voir s’ériger en classe sociale pendant et après le conflit. L’auteure analyse pourquoi les Français ont décidé après la guerre de réévaluer les notions globales de stabilité et d’instabilité face aux rôles respectifs des sexes dans la société. Là aussi, l’histoire « politique » intéressée à tout ce qui est un mouvement se tourne vers une histoire davantage culturelle. La guerre eut quelques effets bénéfiques pour l’émancipation des femmes, mais le rapide retour à l’ordre des choses n’a pas vraiment donné suite à ce qui avait été accompli en 1914-1918 (Daniel, 1989; Downs, 1995; Grayzel, 1999). Les auteures citées, qui s’inscrivent toutes dans cet engouement pour l’histoire culturelle, s’entendent généralement pour dire que les rôles respectifs des genres ont évolué (radicalement pour les femmes). Cependant, les inégalités sociales entre sexes sont aussi profondes en 1918 qu’elles ne l’étaient en 1914.

La guerre au fond de l’âme : foi, intellectualité et mémoire

Le dernier volet de cet article sur l’évolution des études historiques depuis le dernier quart de siècle apporte également une variété de pistes à la célèbre question de Duroselle. Guerres, deuils et religions vont bien ensemble, et c’est ce qui a poussé Annette Becker (1994), Nadine-Josette Chaline (1993) et Jacques Fontana (1990) à tenter d’y voir plus clair. Ces deux derniers ont travaillé sur le rôle de la papauté et de son offre de médiation de paix. Leurs études ont mis en évidence les divisions qui régnaient, par exemple, entre les catholiques attachés à leur nationalisme respectif, face à ceux pénétrés d’un sentiment de fraternité universelle. Il empêche que la guerre apporte son cortège de deuils, dont Annette Becker (1994) et Jay Winter (1995) ont tenté d’en dégager les rites, les pratiques et les significations dans les cadres serrés de la religion officielle, mais aussi à travers un ensemble plus flou de pratiques spirituelles diversifiées. L’idée, comme toujours, est de tenir.

Guerre, foi et spiritualité. Comment ont-ils fait pour tenir? Comment font-ils pour commémorer?

C’est aussi ce que bon nombre d’intellectuels engagés ont voulu faire pendant la guerre. Si on avait tendance, des années 1920 jusqu’aux années 1970, à associer le discours culturel avec l’intellectuel, on préfère désormais en confirmer la séparation depuis les années 1980. L’intérêt consiste à explorer, par exemple, l’ensemble de la sociabilité et de la vie associative des savants et intellectuels. Rompus par la guerre, comment ces réseaux et associations parvinrent-ils à survivre? Quelle fut, le cas échéant, la nature de leur collaboration avec l’appareil étatique? Comme on l’a vu dans le cas des chercheurs au service de l’armement, les savoirs scientifique et intellectuel sont partiellement nationalisés. Le passage de l’avant-guerre à l’après-guerre témoigne d’une dislocation relative du tissu social des élites pensantes. Ce que déplorent plusieurs auteurs, c’est la perte physique d’intellectuels morts au combat, certes, mais par-dessus tout la disparition temporaire d’une « culture internationale » scientifique et intellectuelle (Wohl, 1980; Soulez, 1988; Eksteins, 1989; Hanna, 1996; Porchasson et Rasmussen, 1996). Le monde des arts et du spectacle n’est pas tellement différent. L’idée d’un « retour à l’ordre » domine l’ensemble des études consacrées au sujet, dans la mesure où les artistes, ceux qui ont survécu, veulent aussi reprendre leur souffle et tenter de reconstruire d’anciennes solidarités perdues par la guerre (Cork, 1994; Dagen, 1996; Rearick, 1997; Roshwald et Stites, 1999; Pépin, 2003).

Ce sont également les objectifs que cherchent à atteindre les gens qui participent à la commémoration de cette guerre. Ils veulent se souvenir, mais pour certains il s’agit également d’exorciser la douleur par cette confrontation avec le passé, récent ou lointain. L’historiographie de la mémoire de 1914-1918 peut être divisée en deux phases. Une première période où le débat public est dominé par les combattants et leurs familles. La seconde, avec la disparition du premier groupe, permet aux historiens d’examiner les rites mémoriels et commémoratifs.

Pour Paul Fussell (1975), l’ironie devient le symbole, voire l’emblème du discours commémoratif issu de la guerre. La pratique mémorielle de l’entre-deux-guerres avait certains problèmes à développer un discours de l’expérience du combat. Fussell dit que l’ironie fut une solution afin d’en faciliter l’expression. Avec 1914-1918, la guerre est parvenue à développer un langage propre, ironique, et stéréotypé qui se reflète souvent au cinéma dans un mariage informel entre histoire militaire et histoire culturelle (Hynes, 1990). Dans son Sites of Memory. Sites of Mourning (1995), Jay Winter reproche en partie à Fussell et Hynes de fournir une image de la guerre ne tenant pas suffisamment compte des traditions propres à une société, traditions dérivées par plusieurs racines romantiques, classiques et chrétiennes. Dans Rites of Spring (1989), Modris Eksteins voit l’image de 1914-1918 comme le début de la modernité. Sans cette guerre matrice d’un siècle de catastrophes, il serait difficile d’envisager l’émergence de la modernité pour laquelle le « restant de siècle » est redevable.

Sur le terrain, la commémoration de la Grande Guerre prend des aspects plus concrets. La seule étude des monuments aux morts peut fournir des sujets de thèses pour des décennies. Ils sont aussi nombreux que les diverses formes de commémorations qui les accompagnent (Vance, 1997; King, 1998; Inglis, 1998; Bouillon et Petzold, 1999; Connelly, 2002). Comme nous l’avons indiqué, le vétéran comme « objet-culte » et « objet-physique » de la commémoration tend à disparaître. Depuis une vingtaine d’années, l’historiographie a suivi cette réalité humaine en déplaçant son axe de gravité vers l’étude des sociétés face à leur passé, un passé que la commémoration tente souvent de déguiser en mission éducative auprès des générations qui n’ont pas connu la guerre. Qui dit « éducation » dit que l’on peut faire passer n’importe quel message, étant donné que les vétérans, trop peu nombreux désormais, ne constituent plus le principal contre-poids afin de rectifier un discours mémoriel qui dérape trop souvent[9].

Il empêche que ces hommes avaient des histoires à raconter ou à oublier. Les traumatismes de l’expérience du combat ont affecté les soldats à différents degrés. Ce que les Britanniques nomment le shell-shock (« choc de l’obus ») a été amplement étudié. Des chercheurs comme Eric J. Leed (1979) considèrent que les traumatismes des soldats trouvent une première explication dans le caractère stérile, voire immobile, de la guerre des tranchées sur le front franco-belge. Ensuite, on s’est penché sur la problématique de la reconnaissance officielle par les autorités médicales et militaires de la possible existence du shell-shock. Comment fait-on pour séparer les « tricheurs » de ceux qui ont vraiment besoin de soin? Entre leur conscience professionnelle et leurs obligations envers l’armée, les médecins britanniques avaient un choix souvent pénible à faire (Leese, 2002). Les médecins allemands tentèrent autant que possible de faire abstraction du problème en renvoyant les soldats malades au front (Lerner, 2003). L’accès aux archives médicales et militaires[10] a aussi ouvert la porte à une troisième explication sur le shell-shock. L’idée est de discerner la frontière entre, d’une part, ce qui est qualifié de réel désordre psychologique et, d’autre part, ce qui ressort davantage de la « mutinerie ». C’est sur cet aspect définitionnel que se fonde la problématique actuelle. Les autorités de l’époque craignaient qu’une définition officielle, mais inadéquate du shell-shock ne finisse par avoir les conséquences les plus désagréables sur le moral de l’armée. Là encore, on touche à la question générale du consentement à la guerre, plus précisément à ses limites chez les militaires.

Conclusion

Comment ont-ils fait pour tenir?

En résumé, nous pensons que le premier élément que l’on doive considérer par rapport à l’évolution des études sur la Première Guerre mondiale depuis 25 ans est l’explosion des thématiques de recherche. Dans ce contexte, c’est l’émergence de l’histoire culturelle qui marque une tendance encore forte de nos jours de tenter de comprendre les stratégies des populations civiles et militaires afin de « tenir », d’accepter les hécatombes et les privations de toutes sortes. En deuxième lieu, ce que les chercheurs français ont appelé les « cultures de guerre » a lancé l’étude de la guerre de 1914-1918 vers de nouvelles orientations disciplinaires. Les emprunts à la sociologie, à l’anthropologie ou à la littérature sont désormais monnaie courante. Ils ont permis de porter un regard différent sur des aspects méconnus de la vie des gens lors de ce conflit.

Ce que l’on pourrait appeler le « nouveau paradigme de l’histoire culturelle » ne bénéficie pas de la même stature dans chacune des historiographies nationales. Les Français l’ont initié pour en faire un dogme, les Allemands suivent pas à pas, mais les chercheurs anglo-saxons hésitent encore à délaisser l’histoire militaire plus traditionnelle. Il n’empêche que l’ouverture des archives et la fondation de divers centres de recherches entièrement dédiés à la Grande Guerre (Historial de la Grande Guerre, France; Western Front Association, Grande-Bretagne; Great War Society, États-Unis) ont largement contribué à la pluridisciplinarité des recherches. Ce dernier quart de siècle a donc permis d’accroître les échanges entre les chercheurs et les institutions. On n’étudie plus seulement l’histoire de son pays, mais celle des autres également. Notons enfin que, sous cet angle, il est désormais permis d’envisager l’écriture d’une histoire de la Première Guerre mondiale qui pourrait être à l’image de ce que tente de devenir l’Europe actuellement, à savoir européenne.


[1] Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire », 2004. 340 p. Compte tenu du nombre limité de pages, et pour ne pas alourdir les notes de bas de page, les références ultérieures sont renvoyées à la bibliographie incluse dans le présent exercice. Nous nous limiterons à mentionner dans le texte le nom de (ou des) l’auteur(s), la date de publication de l’ouvrage dans sa langue originelle, ainsi que le numéro de la page de la référence, le cas échéant.

[2] Notons par exemple la très cinglante critique de Lloyd George envers le commandement du maréchal Douglas Haig, alors commandant en chef des troupes de l’Empire britannique déployées sur le front de l’Ouest (France et Belgique). L’auteur, ancien premier ministre, avait un accès privilégié aux archives du War Cabinet et a publié sa critique contre son ancien rival lorsque celui-ci était déjà décédé (1928).

[3] Nous référons le lecteur au chapitre consacré à la bataille de la Somme (1916).

[4] À l’aube, en première ligne : période de l’« alerte » où les soldats restent pendant au moins une heure devant le parapet; fin de l’alerte, certains demeurent aux créneaux pour surveiller, les autres vaquent aux corvées (ravitaillements, terrassement, entretien du matériel, repos, loisirs, etc.); canonnade à 17 heures qui dure de 5 à 10 minutes en secteur rapproché; retour aux activités normales de tranchées; au crépuscule, période de l’alerte; activités de tranchées pendant la nuit. Le manège peut durer quatre ou cinq jours, ensuite les compagnies de l’avant sont relevées et passent en deuxième ou troisième ligne pour quelques jours. Le bataillon au complet s’en va finalement au « repos » à l’arrière pendant quelques jours avant de remonter en ligne.

[5] Un bon exemple de ce point est tiré du livre sur les soldats canadiens et la technologie militaire écrit par Bill Rawling (voir bibliographie). Il a étudié les témoignages de soldats et d’officiers qui se plaignaient de la mauvaise qualité de la carabine d’infanterie Ross. Les hommes décrivaient parfois en détail à leur famille (malgré le danger de la censure) le fonctionnement de cette arme dans le but d’exprimer leur frustration de se l’être faite imposée. Certains hommes ont par ailleurs raconté qu’ils ont été punis pour avoir tronqué leur Ross contre la carabine britannique Lee-Enfield, beaucoup mieux adaptée aux conditions humides et boueuses des tranchées.

[6] Votée en 1913, la loi faisait à nouveau porter de deux à trois ans la durée du service militaire obligatoire dans l’armée d’active en France. Cette hausse des effectifs militaires permanents permettrait, selon les défenseurs de la loi, de mieux protéger la nation en cas d’agression.

[7] Les Pals Battalions sont des unités d’infanterie d’où les recrues proviennent, théoriquement, d’une même ville (ou quartier), d’un même milieu social, des milieux étudiants ou professionnels. On donnait à ces unités un nom bien caractéristique de l’origine sociale ou professionnelle des recrues, le tout dans le but d’assurer un certain esprit de corps parmi la nouvelle troupe.

[8] Deux de ces paradigmes : le premier, que le camp qui possède le plus de ressources ait davantage de chances d’arracher la victoire dans une guerre d’usure; le second, qu’il est « normal » pour un camp d’avoir des difficultés à assurer son ravitaillement lorsque ses navires sont systématiquement torpillés par les sous-marins ennemis.

[9] Sans doute influencés inconsciemment par l’« ironie fussellienne », plusieurs vétérans canadiens et allemands de 1939-1945 ont confié à l’auteur de ces lignes leur malaise face à l’exploitation de leurs épreuves à des fins commerciales.

[10] Selon la législation nationale spécifique à chaque pays en matière de libre accès à ce type d’archives.

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Les tentatives internes et externes de sauver l’empire austro-hongrois (1916-1918)

Introduction

Neveu de l'empereur François-Joseph et héritier du trône, l'archiduc François Ferdinand fut assassiné à Sarajevo le 28 juin 1914. La suite des événements est trop bien connue.

Pendant longtemps, les historiens ont émis l’hypothèse que la monarchie d’Autriche-Hongrie s’était dissoute, car elle n’avait pu résoudre les conflits internes qui opposaient les différents peuples formant l’empire des Habsbourg. Pourtant, l’historien François Fejtö pense que ce serait plutôt les Alliés, influencés par les propagandistes tchèques Edvard Bene et Tomáš Masaryk, qui auraient pris la décision de carrément rayer le vieil empire de la carte. Dans la troisième partie de son ouvrage, intitulée Entre guerre et paix (voir référence en fin de texte), Fejtö relate les rôles qu’ont joué les politiciens et les diplomates dans leurs tentatives afin de sortir l’Autriche-Hongrie de la guerre, ainsi que de la délicate décision de dissoudre ou non l’empire des Habsbourg. Voici, en résumé, le contexte de l’époque, tel qu’interprété par l’auteur.

La mort de François-Joseph 1er (novembre 1916)

Malgré l’application de mesures policières sévères à l’endroit des minorités « peu sûres » de l’empire (italiennes, tchèques, etc.), celui-ci avait fait preuve d’une force de cohésion étonnante face aux dures réalités de la guerre. En effet, la fin de l’année 1914 annonçait au monde l’échec du plan de guerre allemand, qui prévoyait la fin des hostilités pour Noël. On se demandait alors, en 1915, si l’Autriche-Hongrie serait en mesure de résister tant aux pressions des armées russes et italiennes, qu’à celles exercées par les minorités de l’empire aspirant à un statut d’autonomie agrémenté d’importantes concessions territoriales.

L'empereur François-Joseph 1er, mort en novembre 1916.

Ce qui inquiétait également, à mesure que les combats se poursuivaient en 1916, c’est que les pertes énormes et la pénurie alimentaire croissante ne viennent jeter de l’huile sur le feu de la révolution. Quand les propagandistes tchèques et les Alliés ont été de l’avant afin de retirer l’empire austro-hongrois de la guerre, celui-ci était, comme mentionné, miné par quantité de maux. De plus, le 22 novembre 1916, le vieil empereur François-Joseph 1er mourrait à l’âge de 86 ans. Sa mort ouvrait en quelque sorte les portes aux négociations entamées entre la fin 1916 et 1918, car Charles 1er, son successeur, avait le dessein de signer la paix et de sauver la monarchie de la destruction.

Charles 1er au pouvoir et la question hongroise

« Je veux tout faire pour bannir, dans le plus bref délai, les horreurs et les sacrifices de la guerre et rendre à mes peuples les bénédictions disparues de la paix aussitôt que le permettront l’honneur des armes, les conditions vitales de mes États et de leurs fidèles alliés et l’entêtement de nos ennemis ». C’est avec certaines réserves que Charles 1er prononça ce discours peu de temps avant son couronnement. On remarque le désir du nouvel empereur de faire la paix, mais bien des difficultés pointaient à l’horizon. Le problème majeur de Charles 1er à l’intérieur de l’empire était la Hongrie. Le soutien de la Hongrie était essentiel à l’effort de guerre impérial, car l’Autriche dépendait économiquement de celle-ci pour son ravitaillement. À l’instar de l’empereur, le comte hongrois Tisza ne voulait pas accorder aux minorités slaves de l’empire les concessions afin d’éviter le morcellement de celui-ci. C’est donc pour cela que Charles 1er, pour sauver l’empire, dut céder à la politique de chantage de Tisza. « L’attachement farouche de la classe dirigeante hongroise à ses privilèges intérieurs et extérieurs a joué un rôle dans la dissolution de la monarchie ».

Charles 1er et le Kaiser Guillaume II

Charles, le dernier empereur.

En 1917, l’Autriche-Hongrie était à bout de force. Charles 1er écrivait au Kaiser en avril 1917: « Si les monarques ne font pas la paix, les peuples la feront ». Loin d’être impressionné, Guillaume II répondit que la situation n’allait pas si mal, en évoquant pour appuyer ses dires les déboires russes et les victoires allemandes sur les champs de bataille français et italiens. D’autant plus que l’Allemagne ne permettrait pas à l’empire austro-hongrois de faire faux bond, car les deux États dépendaient chacun l’un de l’autre pour la bonne conduite des opérations. En effet, l’Allemagne avait besoin du soutien de Charles 1er pour la victoire et ce dernier avait besoin de l’appui allemand face aux pressions des minorités slaves et hongroises de l’empire. Charles 1er a donc échoué dans ses tentatives de sortir ses peuples de la guerre en négociant avec les Allemands. La victoire militaire représentait, à ce stade-ci, la principale issue pouvant donner une chance à l’empire austro-hongrois d’éviter la dissolution. Par contre, les puissances occidentales abordaient le problème sous un autre angle.

Échec de Briand et de l’arbitrage américain (décembre 1916 à avril 1917)

Les Alliés avaient à cœur de terminer la guerre, notamment en tentant de négocier auprès de l’Allemagne. Plutôt que d’écarter l’Autriche-Hongrie du conflit, comme l’auraient souhaité le président du Conseil français Aristide Briand et le président américain Woodrow Wilson, la solution passerait par une modification de la carte européenne favorisant l’indépendance des nationalités et les intérêts des grandes puissances alliées. Certes, il fallait aussi que l’Allemagne puisse y trouver son compte. François Fejtö explique en détail les buts de guerre des belligérants et pourquoi les négociations de paix ont échoué. Il attribue l’impasse au fait que les conditions de paix de chaque camp étaient souvent inacceptables (en particulier pour l’Allemagne avec la restauration de l’Alsace-Lorraine à la France) et que la situation militaire favorisant un camp faisait en sorte que celui-ci durcissait sa position et vice versa. De plus, l’échec de la médiation américaine fut perçu comme étant une tentative d’une autre grande puissance voulant obtenir la paix, mais forcée de déclarer la guerre à l’Allemagne en avril 1917 dû à la campagne sous-marine de celle-ci.

Première véritable tentative de paix : l’affaire Sixte

Le prince Sixte de Bourbon-Parme, beau-frère de l'empereur Charles.

Au début de l’année 1917, les conditions pour une tentative de négociation en vue de la paix paraissaient favorables, d’autant que l’empereur Charles 1er était, à vrai dire, obsédé par le désir de faire la paix et de sauvegarder la monarchie. Il chargea son neveu, le prince Sixte de Bourbon-Parme de servir d’intermédiaire entre l’empire et la France. Était-ce un choix judicieux? François Fejtö s’interroge à ce sujet, car le nom de Bourbon signifiait dans la haute société française, républicaine et libérale, l’ennemi de la Révolution et de la République. Il y avait en effet deux France avant la guerre. La première optait pour la monarchie, l’Église, l’autorité et l’ordre, tandis que l’autre penchait pour la démocratie, la liberté, etc.

C’est avec la seconde France que le prince Sixte devait négocier et cela s’avérait difficile, car l’Autriche n’avait pas bonne presse à Paris. Malgré tout, le prince Sixte avait déjà pensé servir d’intermédiaire dès 1915. Il alla même consulter le pape Benoît XV pour obtenir son soutien dans une future médiation. Ce fut cependant un échec, car c’est toujours la seconde France qui voyait un blocage idéologique avec les idées papales que le prince Sixte croyait (peut-être naïvement) sensées, parce qu’elles visaient le rétablissement du statu quo d’avant-guerre. Citons simplement en exemple l’épineuse question de l’Alsace-Lorraine qui serait probablement restée allemande.

C’est de janvier à mars 1917 que les négociations via la Suisse furent les plus intenses. Charles 1er était prêt à faire des concessions favorables à la France et à ses alliés, mais les actions de son ministre des affaires étrangères, le comte Ottokar Czernin, venaient mettre des bâtons dans les roues. En effet, celui-ci écrivit le 21 février 1917: « L’alliance entre l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, la Turquie et la Bulgarie est absolument indissoluble. Une paix séparée d’un de ces États est pour toujours exclue ». Il affirmait par contre, dans la même note, que l’Autriche-Hongrie avait l’intention de faire des concessions économiques à la Serbie et à d’autres voisins. Le prince Sixte apporta cette réponse au président français Raymond Poincaré, le 5 mars, et ce dernier fut très déçu. Poincaré notait également que le principal obstacle aux négociations était l’Italie, qui demandait trop de concessions territoriales.

La faute revenait aussi à l’Allemagne, qui était hostile à toute forme de compromis, car l’effondrement du front russe et la guerre sous-marine lui donnaient deux atouts majeurs pouvant lui faire espérer de remporter la décision. Le prince Sixte et l’empereur Charles firent de grands efforts pour sortir l’empire austro-hongrois du conflit. Ils échouèrent face au sentiment « d’austrophobie » dans certains milieux politiques français, à la mauvaise presse autrichienne à Paris, aux oppositions idéologiques classiques, etc. D’un autre côté, le Reich allemand avait besoin de son allié et vice versa. Une question demeurait: pouvait-on encore sauver la monarchie?

Le rôle du comte Czernin

Le comte Ottokar Czernin, ministre des Affaires étrangères de Charles.

Contrairement à l’empereur Charles, le comte Czernin n’avait aucune confiance dans le prince Sixte. Cependant, Czernin voulait lui aussi écarter l’Autriche-Hongrie de la guerre, dans la mesure où la monarchie n’en sortirait pas trop affaiblie. Il craignait, dans de futures négociations avec la France, l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement d’Alexandre Ribot au début 1917, ce dernier succédant à celui d’Aristide Briand. Les peurs de Czernin se fondaient sur le tempérament libéral de Ribot et son souhait de voir le démembrement de la monarchie, car Ribot ne s’imaginait pas le rôle de celle-ci après la guerre et il appuyait de plus les pressions italiennes dans leurs revendications territoriales.

Parallèlement à la médiation de Sixte, Czernin entreprit de sonder le Kaiser et son gouvernement. Tout se passait comme si Czernin n’avait pas clairement compris si les Alliés voulaient préparer une paix séparée avec l’Autriche ou s’ils voulaient entrer en pourparlers avec celle-ci en vue d’une paix d’ensemble. On remarque donc une certaine confusion dans le processus de paix et la difficulté de prise de contact entre les États. Certains reprocheront à Czernin d’avoir joué dans le dos de l’empereur Charles, mais ne voulait-il pas lui aussi sauver la monarchie? Pendant que la révolution éclatait en Russie, ce 14 mars 1917, le prince Sixte poursuivait l’œuvre entreprise en début d’année.

L’affaire du prince Sixte (suite)

Le 21 mars 1917, le prince Sixte et son frère Xavier retournèrent à Vienne afin de transmettre à l’empereur les nouvelles propositions des Alliés. Rien n’avait vraiment changé. Charles restait ouvert à la France, mais l’obstacle italien empêchait de jeter de bonnes bases aux négociations, car l’Italie était un peu trop gourmande dans ses revendications. Revenu à Paris le 30 mars, le prince Sixte se heurtait au nouveau président du conseil, le très austrophobe Alexandre Ribot. Ce dernier appuyait, on l’a vu, les revendications italiennes et commençait à être las des acharnements du prince Sixte.

Le 19 avril, à Saint-Jean-de-Maurienne, se tint une rencontre franco-italo-britannique. Il fallait trouver un point d’entente avec l’Autriche-Hongrie. On faillit réussir, mais cela aurait été sans compter sur les exigences de l’Italie. Celle-ci ne voulait pas abandonner ses acquis du traité de Londres de 1915 et adoptait la ligne dure avec l’empire austro-hongrois, tout comme Ribot. D’un autre côté, la France et la Grande-Bretagne ne pouvaient perdre un allié, au moment même où la Russie était en pleine révolution. Si l’on parvenait à une paix séparée avec l’empire austro-hongrois, l’équilibre aurait été rétabli, mais le risque était trop grand pour l’Entente. Ribot et l’Italie auraient-ils « saboté » la paix? Il reste que le discours de Ribot, prononcé le 5 juin à la tribune de la Chambre des Députés à Paris, se résume à dire que « la paix ne peut sortir de la victoire ».

La paix sabotée?

Vers juin 1917, les dirigeants français, en particulier Briand, furent informés, via des intermédiaires belges, que le représentant de la Wilhelmstrasse à Bruxelles, le baron von der Lancken, avait apporté des propositions de paix plutôt encourageantes. En effet, étant donné la détérioration des relations entre Berlin et Vienne, l’Allemagne avait probablement redouté une défection de l’empire austro-hongrois et avait édulcoré ses positions antérieures. N’étant plus président du conseil, Briand avait proposé, le 12 septembre, une rencontre avec le haut fonctionnaire allemand afin de poursuivre les discussions. Ribot avait souligné à Briand qu’il devait rédiger un mémoire pour discuter avec les alliés de la France et conclure un point d’entente pour ensuite négocier avec l’Allemagne.

Le 20 septembre, Briand remit son papier à Ribot. Celui-ci se servit de la note pour rédiger un autre texte qui était « une déformation préméditée de son mémoire ». Le texte ne pouvait être évidemment que rejeté par les autres alliés, notamment par l’Italie. Peut-on conclure cette fois à un sabotage de la paix? Les négociations avec les autres alliés auraient pu échouer, mais les chances de réussite étaient pourtant bonnes. Des millions de vies auraient pu être sauvés, peut-on penser. Après que Briand ait lu son mémoire à la Chambre, démontrant la « falsification » du texte original, les députés français huèrent Ribot, qui fut contraint de démissionner le 22 octobre. Henri Castex a écrit à ce propos : « 1917 aurait pu être l’année de la paix si Briand était resté au pouvoir ».

Pendant que les chefs d'État et diplomates négocient, les soldats austro-hongrois, eux, poursuivent le combat.

L’intermède espagnol

Au milieu de 1917, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie avaient laissé entendre qu’elles seraient prêtes à faire certaines concessions, car elles anticipaient leur défaite. Dans ce cadre, François Fejtö consacre un chapitre de son ouvrage à l’explication du rôle de l’Espagne dans les pourparlers de paix. Pourquoi l’Espagne? Ce serait en fait, via l’intermède de l’ambassadeur espagnol à Bruxelles, le moyen qu’utilisa le ministre allemand Richard von Kühlmann pour faire parvenir aux Alliés de nouvelles ouvertures de pourparlers de paix. Suite aux déboires causés par l’affaire Ribot, Külhmann invita donc le marquis de Villalobar à Berlin le 11 septembre 1917. L’avantage d’utiliser l’Espagnol Villalobar était que son pays fut toujours neutre. De plus, l’Espagne faisait bonne figure auprès des Britanniques et l’on pouvait alors espérer aboutir à une nouvelle médiation.

Or, le tout échoua pour deux raisons principales. D’abord, l’Allemagne était trop exigeante dans ses conditions de paix et Külhmann ne voulait pas que Villalobar engage le gouvernement espagnol dans la future médiation. Ce n’est que le 14 septembre que le roi d’Espagne Alphonse XIII fut informé de tout cela et qu’il demanda directement à l’ambassadeur allemand en Espagne, au grand étonnement de Külhmann, quelles étaient les conditions à la paix. L’affaire fut conclue le 25 septembre alors que Lloyd Georges, le premier ministre britannique, liait son pays à la question de l’Alsace-Lorraine. On rappela à l’Allemagne : « Is Germany ready to restore what she took in 1871 away from France?  » La réponse allemande fut la suivante: « Hors du désir français de récupérer l’Alsace-Lorraine, il n’y a aucun obstacle à la paix ».

Au-delà des politiciens, le rôle de l’état-major français

Devant la mauvaise foi et l’échec des politiciens et diplomates, l’état-major de l’armée française, par la voie de son Deuxième Bureau (le service de renseignement de l’armée), se mit à envisager le rôle qu’il pourrait avoir dans les négociations. Dans un volumineux rapport adressé au ministère de la Défense, à sa demande, le deuxième Bureau exposa les principaux moyens de conclure une paix avec l’Autriche-Hongrie et, de préférence, une paix générale. Il était question de fixer les objectifs de la France par rapport à l’empire austro-hongrois. Ce qui ressort de tout cela, c’est que, selon le Grand Quartier-Général de l’Armée, l’Autriche-Hongrie aurait besoin de profonds changements politiques internes. Il fallait restructurer le vieil empire afin de le moderniser et de faire en sorte qu’il puisse garder son rôle de catalyseur, de rassembleur en Europe centrale. En plus de ce rapport, l’état-major français avait nommé le comte Abel Armand, capitaine au Deuxième Bureau, afin de négocier avec le comte austro-hongrois Nikolaus Revertera, nommé par Charles 1er.

Du mois d’août 1917 à février 1918, les deux hommes confrontèrent leurs points de vue sur la situation en Europe et les concessions que chaque camp était prêt à réaliser. Le problème était que personne, malgré les bonnes intentions affichées, ne pouvait prendre d’engagements. Comment l’Autriche-Hongrie pouvait-elle, par exemple, promettre à la France la restitution de l’Alsace-Lorraine alors qu’elle n’était pas en mesure de parler pour l’Allemagne? Ces points sont d’autant plus sensibles que la situation militaire avantageait alors les Empires centraux. En effet, la Russie n’était plus disponible et l’Italie encaissait la pire défaite de son histoire militaire à Caporetto en octobre et novembre 1917. De plus, le « réalisme » de Czernin (ministre de l’empereur) et sa confiance dans la supériorité des Allemands avaient fait revenir Charles sur sa volonté de paix, voire même de paix séparée.

Clemenceau et l’Autriche

Le 15 novembre 1917, Georges Clemenceau reprend les commandes de l’État français. Son énergie fit de lui l’homme qui sut redresser la France à un moment critique, après les mutineries et les échecs militaires et diplomatiques des mois écoulés. Quels sont ses sentiments envers l’empire des Hasbourg? Homme de gauche, de la « seconde France » libérale et démocratique, il avait noué, avant la guerre, de nombreuses sympathies en Autriche-Hongrie. Cependant, le Clemenceau pro-autrichien d’avant-guerre fit place à un homme très austrophobe, semblable en ce point à Ribot. Pourquoi Clemenceau est-il devenu anti-autrichien? D’abord, il n’a sans doute guère apprécié l’annexion de la Bosnie-Herzégovine en 1908. Ensuite, la montée de l’agressivité de Vienne envers la Serbie et le resserrement des liens avec l’Allemagne ont contribué à radicaliser ses sentiments. Le 1er décembre 1917, il déclarait : « Je pense qu’il faut écraser, d’abord, les alliés de l’Allemagne, en réservant les opérations définitives contre le principal adversaire pour plus tard ». C’est avec cette pensée que Clemenceau s’acharna, en 1918, à la destruction de l’Autriche-Hongrie, dont il avait pourtant vanté les nombreuses qualités au début du siècle.

Georges Clemenceau consacra certaines énergies à la négociation de paix avec l'Autriche-Hongrie. La question: y croyait-il vraiment?

Autre tentative de paix : les négociations Smuts-Mensdorff

Tandis que Clemenceau redonnait à la France un souffle d’énergie, Lloyd George, devant la montée du courant pacifiste en Grande-Bretagne, reprit les pourparlers avec l’Autriche-Hongrie. Il chargea le général Smuts, ministre sud-africain de la Défense, d’aller rencontrer le comte Mensdorff, ancien ambassadeur à Londres. C’est le 18 et 19 décembre 1917, en Suisse, que les deux hommes se parlèrent. Smuts proposa que « l’Autriche devienne un empire libéral », détaché de l’Allemagne et rétablissant des relations plus directes avec les puissances de l’Entente. À cela, Mensdorff rétorqua en rappelant la thèse de Czernin que faire une paix séparée signifierait une trahison de la part de l’Autriche, une trahison si l’on tient compte de la situation militaire favorable aux Empires centraux à la fin 1917. Bien que Mensdorff restât ouvert aux propositions britanniques, il demanda à son vis-à-vis comment concilier le « principe des nationalités et les promesses données à l’Italie dans les Balkans et qui étaient un secret de Polichinelle? »

Les deux hommes se quittèrent sur ces propos. De retour à Londres, Smuts exposa un plan de paix à Lloyd George, conformément à ses récentes discussions avec Mensdorff. Le plan fut approuvé par le premier ministre, mais celui-ci ne pouvait pas le faire avaliser par ses alliés, les conditions ne satisfaisant pas tout le monde. François Fejtö conclut que les seuls points positifs de ces négociations furent un adoucissement de la position britannique face à ses buts de guerre et vis-à-vis l’Autriche-Hongrie en ce début 1918.

Les quatorze points « utopistes » du président Wilson

On serait tenté d'accoler au Président américain Wilson une étiquette d'homme idéaliste, voire utopiste. Dans les faits, le Président des États-Unis était lucide et il avait une excellente connaissance des affaires européennes.

En janvier 1918, le président américain Wilson exposait au monde les conditions de paix des États-Unis. Dans un document contenant quatorze articles, il préconisait l’autodétermination des peuples et la création d’une Société des Nations afin de servir d’arbitre lors de conflits ultérieurs. Les articles 9 et 10 du document intéressaient l’Autriche-Hongrie, car il était question de la rectification des frontières italiennes et de l’autonomie des peuples, à l’intérieur d’une éventuelle confédération danubienne. Cependant, le hic était que les conditions de Wilson ne reflétaient pas exactement la réalité sur le terrain.

Les propagandistes exilés des « nations opprimées » voulaient carrément l’indépendance politique et ils organisèrent des conférences en ce sens, notamment à Rome, le 8 avril 1918 au Congrès des Peuples opprimés d’Autriche-Hongrie. De plus, les idées avant-gardistes de Wilson étaient parfois mal vues de la part des nations en lutte depuis plus de trois ans et déterminées à aller jusqu’au bout après tant de sacrifices. Il faut également tenir compte de la situation militaire favorable aux puissances centrales au début de 1918. Une occasion de paix supplémentaire s’évanouissait et, avec elle, la chance pour l’Autriche-Hongrie de conclure une paix séparée à court terme.

La faute de Czernin : le commencement de la fin

En avril 1918, devant les succès des armées austro-allemandes sur tous les fronts, Czernin prononça un discours à la cour municipale de Vienne, dans lequel il vanta le succès de l’alliance austro-allemande. Dans son allocution, le comte insinua que Clemenceau lui avait fait une offre de négociations en vue de la paix. Au courant de la nouvelle deux jours plus tard, Clemenceau hurla de colère en affirmant que Czernin avait menti, car les initiatives de pourparlers ne cessaient de venir d’Autriche depuis 1917. Afin de mettre l’Autriche-Hongrie dans l’embarras vis-à-vis de l’Allemagne et des autres pays voulant une paix séparée avec Charles, Clemenceau rendit publique la lettre du 24 mars 1917 dans laquelle l’empereur autrichien écrivait que si l’Allemagne s’entêtait à poursuivre les hostilités, l’Autriche-Hongrie se verrait contrainte d’abandonner son alliance au profit d’une paix séparée.

L’affaire permit de couper court à toute négociation avec l’Autriche. En Autriche-Hongrie, cet incident de la lettre provoqua une grave crise. Czernin, pour ne pas perdre la face, voulut que l’empereur Charles publie un communiqué dans lequel il démentait avoir signé la lettre du 24 mars 1917. Czernin menaça même d’en référer à Berlin et ce serait la fin de la monarchie. Malade, l’empereur signa le communiqué de Czernin, devenu un pro-allemand. Depuis ce jour, on peut dire que la faute de Czernin à Vienne et l’incident Clemenceau avaient sérieusement compromis l’avenir de la monarchie. Charles n’avait presque plus de pouvoirs et le destin de son pays était maintenant « entre les mains de l’Allemagne ». Seule une victoire militaire pouvait encore sauver l’empire austro-hongrois de sa chute.

Le rôle des États-Unis

Wilson ne renonçait pas à l’espoir de détacher l’Autriche-Hongrie de l’Allemagne. Il avait créé au printemps de 1917 un comité du nom d’Inquiry « chargé de définir les principes selon lesquels les États-Unis proposeraient, après la guerre, la réorganisation de l’Europe de manière à garantir une paix durable ». Il ressort des réflexions de ce comité un refus de « balkanisation » de l’Europe, c’est-à-dire de création de divers États indépendants qui demeureraient affaiblis économiquement et qui ne pourraient servir de contre-poids à l’expansionnisme allemand. Il était plutôt question d’une fédéralisation de la monarchie austro-hongroise en six États (Autriche, Hongrie, Yougoslavie, Transylvanie, Bohême, Pologne-Ruthénie). Ayant soumis divers plans visant à réorganiser la répartition ethnique des peuples de la monarchie, les Américains comprirent vite qu’aucun de ces groupes ne serait satisfait. Les plans américains de fédéralisation ne tenaient pas compte non plus des engagements secrets des Alliés pris envers l’Italie, la Roumanie, etc.

C’est ainsi qu’à la fin 1917 le président Wilson se trouva confronté à deux politiques. Il pouvait soit détruire la monarchie par une guerre à outrance, soit faire la guerre, mais en prônant le droit d’autonomie des nations, sujettes de l’empire, à l’intérieur d’une future fédération. En optant pour la seconde politique, Wilson ne put sauver ce qui restait de la monarchie. À Versailles en 1919, Wilson était trop concentré sur son projet de Société des Nations. Il ne lui restait plus assez de forces pour tenir tête à Clemenceau ou à Lloyd George dans leurs lourdes revendications. Bien qu’à cause de son état de santé précaire il n’ait pu imposer son point de vue comme il aurait souhaité, Wilson restait bien informé des réalités européennes, contrairement à certains de ses homologues français, britanniques ou italiens de l’époque. Cela vient démentir la thèse voulant que Wilson fût un utopiste perdu dans ses idéaux de démocratie, d’autonomie des peuples, etc.

Derniers combats et dislocation de l’empire

Cette carte postale de Pâques illustre la soi-disant bonne entente entre les alliés austro-allemands. Dans les faits, en 1918, le sort de l'empire des Habsbourg était désormais lié à celui de l'Allemagne.

Après les échecs des offensives austro-allemandes, les possibilités de sauver la monarchie relevaient presque du domaine du rêve. L’ambassadeur austro-hongrois à Berne, le baron Musulin, pensait que la seule chance de l’Autriche-Hongrie était d’intensifier les pourparlers avec les États-Unis. C’était, à vrai dire, devenu inutile à partir de l’automne 1918, car la situation militaire des puissances centrales allait de mal en pis. Le 14 septembre, le nouveau ministre des Affaires étrangères successeur de Czernin, le comte Burian, essuyait un refus catégorique des Alliés (même des États-Unis) devant ses offres de pourparlers de paix. Le sort de la monarchie était-il scellé pour de bon? Sans doute que oui à ce stade-ci, car même l’empereur Charles se désavouait : « Je n’établis aucune distinction entre Strasbourg et Trieste… ». On peut en conclure alors que le destin de l’Autriche-Hongrie allait se fondre avec celui de l’Allemagne.

Toujours à la mi-septembre 1918, le front des Balkans s’écroulait devant l’avance des armées alliées. Au sein de l’empire austro-hongrois, l’anarchie grondait. Le 28 octobre, Charles forma un nouveau gouvernement et rompit l’alliance avec l’Allemagne le lendemain. Le 30 octobre, alors que la Bulgarie et la Turquie avaient capitulé, l’empereur demanda la paix selon les propositions des points de Wilson. Les événements se succédèrent ainsi jusqu’à l’armistice du 4 novembre signé à Padoue. Les armées austro-hongroises sur le front italien se rendirent ou, comme ce fut le cas des Hongrois, retournèrent dans leur patrie d’origine afin d’y maintenir l’ordre. L’empire était mort.

De nouveaux États comme la Roumanie et la Yougoslavie se partageaient les restes du défunt empire pour consolider leur autonomie. Selon bien des historiens, la mort de l’empire des Habsbourg allait déstabiliser l’Europe centrale, car l’empire avait le subtil avantage d’unifier des peuples opposés autour de la même couronne depuis des siècles.

Conclusion

« Le problème national a détruit l’Autriche-Hongrie. On dit vrai. Aussi vrai que celui qui déclare qu’un homme est mort parce qu’il a cessé de respirer », écrivait Éric Weill. L’Autriche-Hongrie est-elle morte asphyxiée par son incapacité à résoudre les problèmes de ses peuples? On prétend, souvent à première vue, que ce fut le cas. Ne pourrait-on pas plutôt imputer la faute aux Alliés, aidés de propagandistes exilés? En rédigeant cet article, l’objectif n’était pas d’apporter une réponse au pourquoi du démembrement de la monarchie. Le but était simplement d’exposer au lecteur, via les diverses médiations et pourparlers, les deux principales thèses expliquant la mort de l’empire des Habsbourg.

S’il faut porter un avis sur la question, nous dirions que les deux thèses (les forces internes et externes), réunies, peuvent apporter des éléments pertinents à la mort de l’empire. Si ce dernier avait survécu, aurait-il eu le même poids en Europe qu’avant la guerre? Aurait-il pu empêcher, dans un système fédératif et non plus dualiste, l’absorption de ses États autonomes par le Reich d’Hitler? Aurait-il pu, en forçant un peu, servir de modèle fédératif à une entité comme la future Communauté économique européenne devenue l’Union européenne?

Cet article a été rédigé en fonction des analyses de François Fejto dans son livre Requiem pour un empire défunt. Histoire de la destruction de l’Autriche-Hongrie, paru dans la collection « Points-Histoire », n° 173, Paris, Éditions du Seuil, 1993, 464 pages.

À la quête d’une identité nationale commune : le nationalisme des élites françaises face à la politique agressive de l’Allemagne (1905 – 1914)

Introduction

Les premières années du XXe siècle voient l’Europe, et particulièrement la France, sous l’emprise d’extrêmes tensions nationales. Ces années s’inscrivent dans une époque que l’on nomme la « paix armée », depuis la perte par la France de l’Alsace-Lorraine en 1871, de même que par son isolement diplomatique qui suivit jusque vers 1890. À cette date, la France refait ses forces militaires et elle parvient à se défaire du filet bismarckien en créant des alliances concrètes avec le Royaume-Uni et la Russie. C’est pourquoi elle se retrouve partiellement rétablie de ses déboires, mais en présence d’une Allemagne qui pratique toujours une politique agressive à son égard, notamment à partir de 1905 jusqu’au début de la guerre en 1914. Pour se défendre, les élites françaises adoptent des politiques nationales contenant des éléments qui finissent par les diviser, minant du coup l’État français. Tout cela s’exerce sous la menace constante d’un conflit armé entre la France et l’Allemagne.

Dès lors se pose un problème d’instabilité politique, car le nationalisme français est divisé. C’est en ce sens que nous nous sommes interrogés afin de savoir de quelle manière, en considérant la politique agressive allemande face à la France, s’est défini le nationalisme des élites françaises, entre le coup de Tanger (1905) et la fin de la bataille de la Marne (1914). Certains auteurs pensent que le nationalisme français fut réellement troublé par l’Allemagne et que le statut de « défenseur de la Civilisation » attribué à la France en fut amplifié. Par contre, des historiens, comme le défunt Jean-Baptiste Duroselle, furent d’avis que la France limita par son nationalisme les effets de la « décadence politique » dont elle se crut victime. Suivant la première idée, on peut déduire que la politique agressive de l’Allemagne, marquée depuis Tanger (1905), serait responsable de l’instabilité politique du gouvernement français; les élites étant divisées dans leur nationalisme entre revanche ou conciliation, et ce, jusqu’en 1914, d’où la guerre qui serait la solution pour éliminer ces divisions, car elle entraîne la formation de l’Union Sacrée.

La démarche choisie pour cet article repose sur la comparaison des diverses manifestations du nationalisme français en présence de l’Allemagne. Dans un premier temps, il sera question des réapparitions des querelles nationalistes et de leur contenu. Ensuite, l’instabilité politique créée par ces divisions internes sera étudiée en tant que conséquence du premier point. Enfin, la guerre de 1914 apporte un élément particulier, car les opinions sont à nouveau unifiées dans ce que l’on appelle l’Union Sacrée. Est-ce vraiment la solution? Des nuances sont à apporter. Suivant cette logique, le présent travail vise à montrer comment le nationalisme français suit une étrange évolution au gré des événements et des passions.

Renaissance des querelles nationalistes en France (1905-1909)

Les divisions nationalistes en France proviennent, depuis 1905, du fait que les acteurs de la vie publique ne s’entendent pas ou peu sur la manière d’agir face à l’Allemagne que l’on considère dangereuse. Les nationalistes veulent apporter « (…) une clef déterminante à la solution et à l’explication des problèmes » (1) de la France, car la prise de conscience du danger allemand fait naître des définitions à ce nationalisme et surgir des maîtres à penser, en plus d’alerter la haute société française au danger outre-Rhin.

Redéfinir la notion de nationalisme en 1905

Le « nationalisme français » comprend à sa base une forte tendance au mépris et à l’hostilité face à l’Allemagne, que l’on tient responsable des déboires de la nation (2). Il inclut également une prise de position à adopter face à une politique agressive venant de l’extérieur (3). Cette même prise de position tient son origine de la défaite de 1871. Le nationalisme français prend une tournure radicale prônant la haine de l’Allemand, la revanche et la reconquête de l’Alsace-Lorraine (4).

« Il (le nationalisme) est avant tout mouvement de défense, repli, resserrement sur lui-même d’un corps blessé » (5). D’un ton poétique, cela illustre le sentiment global en 1905. Par contre, ce nationalisme apaisant laisse la place au fil du temps à un « (…) nationalisme positif, belliqueux et davantage conscient du danger de la guerre » (6). À partir de cette définition, les élites françaises apportent des variations, voire des contradictions, car Maurice Barrès et Charles Maurras imposent chacun leur vision de ce que l’on peut appeler maintenant un « renouveau du nationalisme ».

Les écoles et les tendances à la base du renouveau nationaliste

Prenant la supposée décadence française comme point de départ à leur réflexion (7), Maurice Barrès et Charles Maurras choisissent une attitude conciliante et revancharde face à l’Allemagne. Ils développent et défendent leurs idéologies pour donner un pouls à leur nationalisme dans le but d’assurer la survie de la France.

Maurice Barrès.

Pour Barrès, le nationalisme doit contenir des impulsions visant à redonner des forces à la France. Ce nationalisme est, à la base, moral et éducatif, car il faut prodiguer une conscience aux citoyens (8). En analysant le nationalisme de Maurras, on constate rapidement que celui-ci veut reformer l’État par les institutions et non pas donner une conscience aux citoyens, car il juge qu’ils l’ont déjà (9). De plus, le nationalisme essentiellement conservateur de Maurras prône les valeurs du passé et favorise un retour de la monarchie.

Sur un plan plus social, Barrès pense que la vitalité du peuple français va combattre l’Allemagne. C’est donc que l’ordre social doit être prioritaire afin de garantir la sécurité de la nation. Bien que l’on puisse penser que son nationalisme soit tourné vers l’intérieur, il en demeure que la « (…) haine de l’Allemand est un élément de solidarité nationale » (10), au même titre que le socialisme par exemple. Face à Barrès, Maurras pense que les Français doivent s’unir derrière un État fort, monarchique et qu’ils doivent ressentir une défiance de l’étranger menaçant allant vers la xénophobie (11). De cette haine des voisins de l’est doit découler une « (…) lutte à mort contre l’Allemagne » (12). Au travers de ces confrontations, les représentants des organismes barrésiens et maurrassiens s’infiltrent dans les milieux intellectuels et politiques afin d’implanter la vision du bon nationalisme.

Pour sa part, la Ligue des Patriotes, qui est dirigée par Barrès à partir de 1914, représente dans les premiers temps l’élite intellectuelle. Bien qu’hostile au parlementarisme comme Maurras, elle perd de son influence chez les élites, parce que cette ligue milite trop vers les problèmes intérieurs, alors que les hauts milieux français veulent que l’on s’occupe plutôt de l’Allemagne (13). Contrairement à Barrès, Maurras concentre ses idées depuis 1908 dans l’Action française. Organe très à droite, il va combattre tout ce qui dérange au bon maintien de l’État, comme les forces socialistes et même les nationalistes de Barrès, que l’Action française juge trop modérés. D’ailleurs, les nationalistes et leurs organismes se rendent bientôt compte de l’influence allemande dans la vie française de tous les jours. Ils en viennent à trouver que l’Allemagne les grignote petit à petit d’un point de vue culturel et économique, et on juge cela inacceptable.

Rassemblement des membres de la Ligue des Patriotes en 1913. On reconnaît sur la photo Maurice Barrès, de même que Paul Déroulède, une autre figure importante du nationalisme français de l'époque.

Les infiltrations allemandes en France via les capitaux et les idées

L’un des derniers aspects à ne pas négliger de cette renaissance nationaliste est cette fameuse question de l’influence allemande en France. Il y a deux natures à cette influence, qui sont d’ordre économique et culturel. De plus, le tout est lié au péril allemand qui plane en France chez les élites depuis la crise de Tanger en 1905. Charles Péguy écrit à ce sujet : « Tout le monde en même temps connut que la menace d’une invasion allemande est présente, qu’elle était là, que son imminence était réelle » (14).

Charles Maurras.

Ces craintes se transportent dans un premier temps sur le plan économique. En effet, les nationalistes des grandes sociétés françaises réservent les capitaux à l’industrie nationale d’abord, jusqu’à exiger des compensations de l’État lorsqu’ils doivent placer de l’argent sur des marchés extérieurs outre les colonies. Ce signe d’« antigermanisme économique » se voit beaucoup dans les industries d’armement comme Schneider ou Le Creusot (15). Les nationalistes réveillés constatent une pénétration sauvage des capitaux allemands en France vers 1907. On veut donc protéger l’industrie française des produits et capitaux allemands, ce qui entraîne la naissance d’une coalition entre les ultra-protectionnistes industriels et les nationalistes (16).

Auprès de l’élite intellectuelle, il existe aussi une « renaissance anti-allemande ». Cela se traduit dans la littérature par l’adoption de thèmes comme la nécessité de combattre, l’antagonisme des races, la menace constante de la guerre, etc. Les romanciers français s’imprègnent de ce sentiment dans des oeuvres comme Monsieur et Madame Moloch (1906) de Marcel Prévost, ou encore Juste Lobel, Alsacien (1911) d’André Lichtenberger (17). Cette littérature vise à changer les mentalités pour qu’elles se tournent vers un état d’esprit davantage nationaliste et sensible à la psychose d’une guerre éventuelle (18). Mis à part les romanciers, les intellectuels ayant pris contact avec la culture allemande voient les influences de Wagner ou de Nietzsche envahir la France. Cela les rend inquiets, exaspérés (19).

Ces teintes économiques et culturelles provoquent aussi des divisions entre les élites, mais à un degré moindre qu’au parlement. L’idée dominante veut que la crainte de l’Allemagne soit l’une des principales causes des divergences nationalistes. Étant donné le manque de coordination et de contrôle des idées, l’État français se trouve bientôt pris dans une lutte interne opposant ceux qui pensent trouver la solution aux problèmes franco-allemands. Ces tentatives aboutissent donc à une véritable instabilité au niveau politique.

Les "Camelots du Roi" appartenant au mouvement de l'Action française de Charles Maurras.


Instabilité politique en France : conséquence des divisions nationalistes (1909-1913)

On peut le remarquer, les années 1905-1909 constituent pour les élites une période de réadaptation face à une nouvelle prise de conscience du danger allemand. C’est également à ce moment que naissent les divergences nationalistes. Les oppositions se situent au parlement, entre autres par une remise en cause des institutions nationales comme l’armée, où les politiciens soulèvent l’épineuse question des provinces perdues depuis 1871. Indirectement, la guerre fait peur.

Débats ministériels, la guerre tourmente les esprits

1909 est l’année de la chute du gouvernement de Georges Clemenceau. Jusqu’aux élections d’avril-mai 1914, onze gouvernements vont se succéder à la tête de la République. Pourquoi cette instabilité? Deux raisons l’expliquent. En premier lieu, il faut considérer le poids des socialistes de Jean Jaurès (S.F.I.O.) qui prennent de nombreux sièges aux candidats nationalistes. Ces derniers étant eux-mêmes divisés, il est difficile de former un gouvernement stable et ayant une politique cohérente à l’égard de l’Allemagne (20).

Un des fameux tracas est l’éventualité d’une autre guerre franco-allemande. Pour y faire face, il faut l’unité du sentiment national. Dans l’Appel au Soldat, Barrès écrit : « The unity of sentiment in France is a danger for Germany  » (21). Cette idée se répercute dans la vie française, car il y a beaucoup de manifestations militaristes. Les élites croient à une guerre contre l’Allemagne. Ils vont amener cette même idée au parlement par une loi rajoutant une année au service militaire obligatoire de deux ans. La loi Barthou, du nom de son auteur, désire en effet ramener à trois années le service militaire obligatoire, dans le but d’accroître les effectifs de l’armée d’active française (22). Les arguments des nationalistes de droite, favorables à la loi, reposent sur le fait que l’Allemagne aura en 1913 des effectifs militaires doubles de ceux de la France. On peut aisément s’imaginer les protestations que les débats provoquèrent. Les journaux appuyant la loi affichent : « (…) nos voisins de l’Est mettent en péril l’indépendance de notre pays » (23), ou : « C’est une question de vie ou de mort pour notre pays » (24). Cette peur de la guerre éveille chez les élites, comme dans la population, le danger que laisse planer le voisin allemand sur les Français.

La loi Barthou de 1913 n’est qu’un exemple parmi d’autres pour illustrer la pression du danger allemand sur le gouvernement français. D’un côté, la droite est pour et de l’autre la gauche a des réticences. Ajoutons à cela l’instabilité politique grandissante et il en résulte une France affaiblie intérieurement. Bien que l’on soit conscient qu’il faut agir, sur le plan militaire notamment, les nombreux gouvernements français parviennent malgré tout à garder une certaine cohésion. Dans la tourmente ministérielle, le souvenir de l’Alsace-Lorraine sert de « bouée de sauvetage » aux divisions nationales.

Le prolongement de deux à trois ans du service militaire obligatoire en France en 1913 fut décrié dans bien des cercles politiques, en particulier au sein de la Section française de l'Internationale ouvrière que dirigeait Jean Jaurès.

Les provinces perdues

La réapparition du danger allemand depuis 1905 est également accompagnée d’un relent de la question des provinces perdues que sont l’Alsace et la Lorraine. Bien que les divisions politiques affaiblissent le gouvernement français, il y a cependant un certain consensus entre les nationalistes de gauche et de droite, qui veulent tous profondément récupérer ces territoires perdus depuis 1871. Le point en litige réside dans la manière d’y parvenir.

L'affaire de Saverne de 1913 ravive des tensions latentes franco-allemandes, qu'une certaine droite française ne tarda pas à exploiter.

En 1911, la relance de la question des provinces perdues est due en partie au fait que l’Allemagne veut réorganiser tout son empire, lui redonner de nouvelles structures politiques et administratives (25). Jusque-là tout va bien, mais l’Allemagne adopte une politique de « germanisation » de l’Alsace-Lorraine. Les nationalistes français n’approuvent pas les abus supposés des Allemands afin d’imprégner ces régions de leur culture. L’affaire de Saverne en 1913 accroît les débats, car un officier allemand aurait porté la main sur un Alsacien-Lorrain refusant de le saluer (26). C’est dans un esprit de revanche, suscité par cet exemple, que les nationalistes de droite entretiennent leurs idéologies favorables à la reconquête des deux provinces.

D’un autre côté, il y a de l’opposition. En effet, l’objectif principal des nationalistes de gauche était un rapprochement avec l’Allemagne, même si la question de l’Alsace-Lorraine faisait obstacle (27). La droite ne voit pas cela du même œil. Celle-ci ne veut tout simplement pas de rapprochements avec son voisin de l’est. Les nationalistes de droite estiment leurs droits violés par la perte des provinces. Ils nient le rapprochement et souhaitent le maintien de la loi des trois ans mentionnée précédemment (28). Somme toute, on constate qu’un rien idéologique sépare les nationalistes de droite ou de gauche. Bien sûr, on désire la reconquête de l’Alsace-Lorraine, mais par quelle procédure? Barrès, vu comme un représentant de la gauche, témoigne : « Notre pays ne peut devenir le vassal du Kaiser et jamais nous n’oublierons l’Alsace-Lorraine » (29). L’idée de revanche est là, mais elle est assez disparate, si bien que la guerre de 1914 n’éclatera pas dans un climat unanime de revanche.

Par conséquent, l’année 1914 marqua un grand tournant chez les nationalistes français. La peur de l’Allemagne se concrétise le 3 août lors de la déclaration de guerre. Même si l’on devine un conflit à l’horizon depuis 1905, une atmosphère de détente règne en France (30). C’est par le ralliement à la guerre des extrémistes de droite et de gauche, sous le gouvernement de la République, qu’on assiste à la fin des divisions nationalistes et à la naissance de l’Union sacrée (31).

Une Union Sacrée forcée par les circonstances?

En premier lieu, il faut définir ce qu’est l’Union Sacrée. Elle est d’abord le sentiment national adapté à l’état de guerre (32). Pour être plus précis, c’est le « (…) nom donné à la politique de réconciliation adoptée en août 1914 par le chef du gouvernement, René Viviani, afin d’opposer aux Allemands le rempart d’une nation unie. » (33) Donc, l’Union Sacrée est une décision spontanée d’oublier toutes les querelles afin d’assurer un devoir très important, celui de la défense de la patrie. Les moins partisans de cette union disent qu’il s’agit d’un accord pour passer les divergences sous silence, le temps que la guerre finisse (34). Bien que l’on parle d’un accord, il y a certaines divisions cachées, car les nationalistes de droite luttent pour la défense de la France et ceux de gauche pour la liberté et la justice (35).

C’est dire que la guerre s’avère être la « solution » aux problèmes nationalistes. Devant cette épreuve nationale, les idées contraires au nationalisme n’ont plus leur place. On veut que tous les Français répondent à l’appel de la mobilisation; ceux qui font défection sont inscrits sur le Carnet B qui vise à identifier rapidement tous ceux que l’on soupçonne être des socialistes, anarchistes, syndicalistes, etc. Le ton révolutionnaire de la patrie en danger revient et, chose étrange si l’on peut dire, l’Union sacrée va jusqu’à inclure des socialistes (36). La guerre étant présumée courte, on pense que les luttes partisanes resteront sous silence (37). La guerre tant crainte des Français depuis 1905 s’avère une solution temporaire pour éliminer les divisions politiques qui s’infiltrent en France. En d’autres termes, la politique agressive de l’Allemagne créer des déchirements chez les élites nationalistes, mais elle parvient malgré elle à réunir le sentiment national sous une même bannière.

La France des années 1905-1914 est une France profondément bouleversée dans son nationalisme. Les troubles nationalistes débutent en 1905 par le coup de Tanger, ce qui amène les nationalistes à prendre à nouveau conscience du danger potentiel de l’Allemagne sur leur pays. Barrès et Maurras vont établir des écoles nationalistes de gauche et de droite pour amener leurs contemporains à choisir une attitude spécifique face à l’Allemagne. Ces élites ne peuvent évidemment pas former un gouvernement stable, car de grands débats comme la loi Barthou ou l’Alsace-Lorraine viennent accroître les mésententes dans leurs rangs. L’Allemagne, qui est au cœur de la controverse nationaliste française, concrétise sa politique agressive le 3 août 1914 par sa déclaration de guerre à la France. L’Union Sacrée se forme et les élites nationalistes sont, pour un certain temps, unies dans un sentiment national commun.

Politique de réconciliation adoptée en août 1914 par le chef du gouvernement René Viviani (gauche), l'Union sacrée permit d'opposer aux Allemands le rempart d'une nation unie. C'est du moins une première interprétation que l'on peut en dégager, si l'on se fie aux nombreuses (et enthousiastes) manifestations en France lors de la mobilisation générale des armées en 1914.

Conclusion

Après avoir exposé ces quelques éléments, on peut penser que l’hypothèse formulée en introduction est vraie dans son ensemble. Cependant, on peut y apporter des nuances. L’Allemagne a bien sûr exercé une pression sur la France, mais les notions de revanche et de conciliation ne sont pas toujours tranchées au couteau. On constate que revanche et conciliation signifient si, oui ou non, on doit se battre pour l’Alsace-Lorraine. Il est important de prendre en compte que d’autres problèmes affectent la France entre 1905 et 1914. Enfin, mentionnons qu’il fut difficile pour les nationalistes de maintenir la ferveur de reconquête auprès du peuple français en général, car la sensibilité face à la question de l’Alsace-Lorraine s’atténua depuis les années 1890, et ce, jusqu’en 1914.

Notes

1 – Jean-Luc Chabot, Le Nationalisme, Paris, P.U.F., 1986, page 3.

2 – Gérard Loriot, Pouvoir, idéologies et régimes politiques, Laval, Études Vivantes, 1992, page 338.

3 – Jean-Jacques Becker, 1914: Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977, page 21.

4 – Françoise Marcard, La France de 1870 à 1918. L’ancrage de la République, Paris, Armand Colin, 1996, page 45.

5 – Raoul Girardet, Le nationalisme français. 1871-1914, Paris, Armand Colin, 1966, page 18.

6 – Eugen Weber, « Le renouveau nationaliste en France et le glissement vers la droite. 1905-1914 », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, Tome V, (avril-juin 1958), page 114.

7 – Jean-Jacques Becker, L’Europe dans la Grande Guerre, Paris, Éditions Belin, 1996, page 31.

8 – Raoul Girardet, Le nationalisme français. 1871-1914, Paris, Armand Colin, 1966, page 216.

9 – Idem.

10 – Jean-Jacques Becker, La France, la nation, la guerre: 1850-1920, Paris, Sedes, 1995, page 204.

11 – Idem., page 206.

12 – Pierre Pierrard, « Maurras », in Dictionnaire de la IIIe République, Paris, Librairie Larousse, 1968, page 178.

13 – Jean-Jacques Becker, La France, la nation, la guerre: 1850-1920, Paris, Sedes, 1995, pages 196-197.

14 – Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième République. 1870-1940, Paris, Éditions du Seuil, 1984, page 224.

15 – Raymond Poidevin, Les relations franco-allemandes. 1815-1975, Paris, Armand Colin, 1977, page 182.

16 – Idem., page 183.

17 – Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française. 1870-1914, Paris, Presses universitaires de France, 1959, page 492.

18 – Idem., page 495.

19 – Idem., page 476.

20 – Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième République. 1870-1940, Paris, Éditions du Seuil, 1984, page 220.

21 – Eugen Weber, The nationalist revival in France, 1905-1914, University of California Press Berkeley and Los Angeles, 1968, page 100.

22 – Françoise Marcard, Op. Cit., page 27.

23 – André Rossel, Histoire de France à travers les journaux du temps passé. La Belle Époque (1898-1914), L’Arbre Verdoyant, 1988, page 289.

24 – Idem.

25 – Raymond Poidevin, Les relations franco-allemandes. 1815-1975, Paris, Armand Colin, 1977, page 191.

26 – Idem., page 193.

27 – Jean-Jacques Becker, 1914: Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977, page 56.

28 – Idem., page 59.

29 – Ibid.

30 – Jean-Jacques Becker, La France, la nation, la guerre: 1850-1920, Paris, Sedes, 1995, page 265.

31 – Idem., page 271.

32 – Ibid., page 283.

33 – Pierre Pierrard, « Union Sacrée », in dans Dictionnaire de la IIIe République, Paris, Librairie Larousse, 1968, page 243.

34 – Jean-Baptiste Duroselle, La Grande Guerre des Français. 1914-1918, Paris, Perrin, 1994, page 48.

35 – Idem.

36 – Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième République. 1870-1940, Paris, Éditions du Seuil, 1984, page 235.

37 – Ibid., page 238.

Le musée militaire: messager de la paix

J’ai l’honneur de présenter sur ce blogue un texte de M. André Kirouac, directeur du Musée naval de Québec depuis 1997. Depuis plus de 30 ans, M. Kirouac a œuvré dans des musées, tant au Québec qu’aux États-Unis, qui abordent l’histoire navale ou maritime. Il est également détenteur d’une maîtrise en muséologie de l’Université du Québec à Montréal. Si vous êtes de passage à Québec, je vous recommande la visite du Musée naval, l’une des grandes institutions muséales du Canada. Je vous souhaite une agréable lecture.

http://www.museenavaldequebec.com

Carl Pépin

Le musée militaire: messager de la paix

Le Musée naval de Québec.

Le musée militaire est le seul type de musée qui ne peut espérer voir l’expansion future de ses collections car cela équivaudrait à espérer la suite des guerres.

Depuis des millénaires, l’humain conserve les objets issus de ses guerres. Toutefois, rapportés comme prises de guerre, comme souvenirs personnels ou comme objets potentiellement muséologiques, les objets témoins des guerres n’ont eu aucun effet perceptible sur les décisions relatives au déclenchement ou non d’un conflit. Y a-t-il, un jour, un dirigeant qui a choisi de ne pas aller en guerre après avoir vu un objet de musée qui lui a démontré la cruauté de celles-ci et leurs impacts sur l’humanité? Serait-ce utopique de penser que les musées militaires pourraient un jour influencer les dirigeants? Pourrait-on imaginer que tous les musées militaires ne transmettront plus que des messages de paix à leurs visiteurs? Le directeur du Musée naval de Québec, André Kirouac, examine ici le rôle des musées militaires en tant que messagers de la paix.

Le musée militaire

Pour un musée militaire, il est aussi nécessaire que pour tout autre musée de collectionner et d’interpréter les objets afin de présenter le cours de l’histoire et, dans ce cas, les impacts des guerres. Il serait alors logique, bien qu’utopique, de penser que l’exposition d’objets militaires devrait entraîner une conscientisation telle que la population et ses dirigeants choisiraient de faire la paix et non la guerre. C’est ainsi, qu’en référence à la définition du musée établie par l’ICOM (Conseil international des musées), la nouvelle définition de ce qu’est un musée militaire pourrait prendre cette formulation :

Le musée militaire est une institution permanente, sans but lucratif, qui souhaite ultimement n’acquérir que les témoins matériels et immatériels militaires du passé, qui les conserve et les communique à l’humanité pour des fins de recherche et d’éducation et qui sert la société en la conscientisant aux enjeux et aux  impacts des guerres ainsi qu’aux valeurs de paix.

Cette définition fait référence à l’idée de n’acquérir ultimement que les témoins du passé. Bien que ce souhait soit l’objectif ultime à atteindre, il sera toujours important de conserver, en mémoire et en action, la prépondérance de présenter les impacts dévastateurs des guerres. Au fil des ans, espérons que cette définition de ce qu’est réellement la mission de tous les musées militaires s’internationalise et que le musée militaire soit l’un des vecteurs principaux des valeurs de paix.

L’architecture classique de l’Imperial War Museum, dont la façade à colonnades est adossée à un impressionnant canon qui accueille les visiteurs. Que dire de plus? (Photo. A. Kirouac)

Mission pacifique

Dans le monde muséal, une institution se démarque par sa mission pacifique : le Mémorial de Caen (France); Cité de l’histoire pour la paix. Ce qui est frappant, de prime abord, c’est le fait que la dénomination connue de l’institution soit « Mémorial » et non « Musée ». Malgré cela, toutes les actions du Mémorial sont orientées vers l’objectif souhaité, soit celui de paix et de réconciliation. Ces actions représentent une réelle volonté de souligner les fondements muséologiques du Mémorial et sa mission de conservation des collections historiques.

La signature du Mémorial pour la paix, à Caen (France), rappelle aussi la fracture que laisse les guerres dans la société. (Photo: A. Kirouac)

Selon la mission pacifique du Mémorial, peut-on la généraliser à l’ensemble des musées qui traitent de la question militaire? Les effets, ou impacts, des guerres sont nombreux. L’utopiste dira que l’on apprend de l’histoire. Et pourtant! Doit-on nous aider, nous les réalistes, à apprendre de nos erreurs en utilisant la muséologie militaire comme facilitateur?

Au Canada, le Musée naval de Québec tente aussi de servir la société en la conscientisant aux impacts des guerres et aux valeurs de paix. Au début de l’année 2008, le commandement de la Réserve navale du Canada propriétaire du musée, une entité des Forces canadiennes, a entériné une nouvelle mission qui implique le souhait de voir un jour la disparition des guerres telle que celle qui a été présentée précédemment. Aucun militaire ne peut espérer qu’il y aura toujours des guerres et les responsables militaires du Musée naval de Québec ont osé enchâsser cette notion, par écrit, dans la mission du musée.

Architecture symbolique

En termes de choix pratiques concernant l’architecture même du musée ou de ses composantes techniques, il importe de planifier ces aspects en accord avec l’objectif d’une mission pacifique. De ce fait, de plus en plus de musées militaires construits récemment, le Mémorial de Caen ou le Musée canadien de la Guerre (Ottawa) par exemple, ont choisi de donner à l’architecture de leur édifice un lien étroit avec leur thématique. Une fois de plus, le Mémorial se distingue par son enveloppe extérieure taillée d’un seul bloc fracturé en son centre telle une fissure apparue dans le cours du temps, symbole des guerres qui brisent l’harmonie.

Le Heeresgeschichtliches Museum (Musée militaire autrichien à Vienne). Le grand hall d’entrée de ce musée militaire est orné des statues des héros militaires autrichiens qui accueillent les visiteurs. Le musée abrite entre autres l’automobile dans laquelle l’archiduc Françcois-Ferdinand a été assassiné en 1914. Un intéressant parallèle avec la voiture dite d’Hitler conservé au Musée canadien de la guerre! (Photo: A. Kirouac)

Le Musée canadien de la Guerre, quant à lui, s’est doté d’une architecture toute en angle rappelant la fragilité de la paix. Comme le soulignait le texte de la mention du prix du Gouverneur général, le concept architectural exprime la notion de régénération qui intègre les diverses étapes de la dévastation, de la renaissance et de l’adaptation. La guerre détruit la nature qui se régénère pourtant, car la force de la vie l’emporte : un processus qui ranime la foi et le courage. Nous basant sur cette description, pouvons-nous y voir une volonté de transmettre des valeurs de paix?

Il semble clair que l’architecture même du musée peut faire office de symbole. Mais, au-delà de cette enveloppe, c’est bien plus au niveau de la transmission du message, via les expositions, que nous pouvons savoir si le musée militaire oriente ses actions selon les valeurs de paix.

Mise en exposition transformée

Sur le plan de l’aménagement intérieur, le lien entre la mission du musée et sa compréhension par le visiteur devient primordial. Il faut savoir qu’au Canada et dans plusieurs pays, à quelques exceptions près, la mise en exposition des musées militaires tient souvent du cabinet de curiosités. On retrouve ainsi un étalage d’objets de toutes sortes placés ensemble en fonction de la thématique d’un conflit particulier ou regroupés de manière chronologique et en fonction des guerres pour lesquelles les musées possèdent des objets. Souvent, l’objectif est de montrer l’ensemble de la collection du musée en une seule, unique et très longue exposition permanente.

Libérer la muséologie militaire de cette sclérose ne sera pas facile, car la tâche éducative à entreprendre demandera que les responsables de ces musées, souvent des militaires, acceptent une transformation de leur façon de penser en matière de muséologie.

Le Musée naval de Québec a développé une approche ethnosociale qui lui permet de passer de la théorie à la pratique muséologique en matière de diffusion et d’exposition. Le Musée postule que la majorité de son public entretient certains préjugés face aux musées militaires.

Le National Maritime Museum à Greenwich en Angleterre a subi une cure de rajeunissement qui se poursuit toujours. La cour intérieure a été recouverte d’une immense verrière qui confère à l’ensemble une ouverture sur l’extérieur. Ce qui ne change toutefois rien à l’appréhension du visiteur devant les objets qui font souvent l’éloge de la Marine anglaise! (Photo: A. Kirouac)

Le Musée naval de Québec a regroupé les impacts des guerres en sept catégories. Sous le vocable de la Théorie des Impacts©, le Musée a défini qu’une guerre génère des impacts socio-culturels, économiques, politiques, scientifiques et technologiques, militaires, environnementaux et psychologiques. Chacun de ces impacts agit directement sur la société et ses composantes. Chacun, avant, pendant et après un conflit, entraîne une modification des comportements et du futur des sociétés.

C’est ainsi que la mise en exposition proposée comporte trois niveaux de lecture. L’ensemble de la démarche, que ce soit du design de l’exposition jusqu’à la rédaction des cartels, repose sur la présentation première d’un objet vedette qui illustre le mieux les impacts d’une guerre. Cet objet est choisi soigneusement selon lien entre l’objet potentiel et une ou des personnes qui y sont associées, par exemple. Le simple contact avec l’objet vedette est ainsi le premier niveau de lecture alors que le récit qui décrit la relation entre le témoin et l’objet constitue le deuxième niveau de lecture. Le visiteur, par cette mise en relation avec l’objet, s’identifie au témoin et se découvre un intérêt pour l’histoire que l’on veut lui raconter. L’intérêt capté, le visiteur est ensuite amené à, dans le troisième niveau de lecture, approfondir la guerre ou le fait militaire en découvrant ses impacts.

Si la transformation est réussie, le visiteur aura une meilleure compréhension, à la fois d’une guerre et de ses différents impacts.

Un canon accueille les visiteurs devant ce célèbre musée anglais. Nul ne peut y entrer sans contourner ce symbole guerrier. (Photo: A. Kirouac)

Le visiteur tourné vers la paix

Devant les objets témoins soigneusement sélectionnés, le visiteur est mis en relation, par le biais d’un récit historique, avec les acteurs qui étaient en contact avec l’objet présenté. La conjonction de la relation objet et acteur(s) permet au visiteur de s’identifier aux personnes et de pénétrer dans l’histoire de l’objet, dans celle de l’acteur et, ultimement, au cœur de l’histoire.

Cette plus grande conscience des impacts d’un conflit devrait susciter un désir de paix qui orientera les décisions du visiteur et ses actions vers cet objectif pacifique afin d’éviter le plus possible les guerres puisqu’elles génèrent de conséquences désastreuses pour la société et sa population. Peut-on ensuite espérer que cette compréhension amènera à une conscientisation relative à la pertinence de se battre? Et que la perception du visiteur sera modifiée et qu’il sera enclin à penser et à agir en termes de paix plutôt que de guerre?

Conclusion

En introduction nous nous demandions, s’il était utopique de penser que les musées militaires pourront un jour influencer les dirigeants et si nous pouvions imaginer un musée militaire transmettant un message de paix à ses visiteurs? La réponse est simple, car la simple logique et l’éthique nous obligent de répondre par l’affirmative. Le musée militaire doit être l’un des acteurs principaux de la promotion de la paix auprès des dirigeants et de la population, car c’est lui qui conserve la mémoire tangible des guerres et c’est son devoir de faire témoigner ses objets et de transmettre le message des combattants qui disent tous « plus jamais la guerre ». Ces combattants disparus, que reste-t-il sinon les objets? Et, qui les conserve? Qui les présente? Qui doit faire vivre le message? Réponse : le musée militaire! Le visiteur agira-t-il par la suite en termes de paix? Un dirigeant modifiera-t-il sa décision de partir en guerre? Nul ne peut le savoir, mais il est du devoir du musée militaire d’être messager de paix.

Personne ne peut souhaiter que les guerres perdurent afin de poursuivre l’enrichissement de sa collection. Dans ce cas, il orientera ses actions vers l’éventualité de ne plus avoir à collectionner les objets d’un présent ou d’un futur, faute de guerres! Qui sait si les objets ne pourraient pas aussi conduire les militaires eux-mêmes à une réflexion sur les notions de guerre et de paix comme si les combattants d’autrefois avaient voulu introduire, inconsciemment par leurs objets rapportés, les germes de la paix au sein même des troupes du futur?

Il sera donc toujours primordial de chercher à comprendre, à interpréter et à présenter ce que sont et furent les guerres.

Plage de Bernières-sur-Mer, Normandie (France). Sur cette plage baptisée JUNO, devant cette maison devenue célèbre, les troupes canadiennes mirent pied à terre le 6 juin 1944. Les objets témoins de ce moment historique demeurent alors que la majorité des combattants sont disparus. Quel est le message que ces objets nous transmettent si ce n’est que de favoriser les valeurs de paix? (Photo: A. Kirouac)

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