Celui que l'on surnomma le "Chancelier de Fer", Otto von Bismarck.
La Guerre austro-prussienne de 1866, qui est aussi identifiée dans la littérature sous diverses appellations comme la Guerre de Sept semaines, la Guerre fratricide allemande ou la Guerre d’Unification, pour ne nommer que quelques étiquettes, fut une étape majeure dans l’édification de l’Allemagne moderne.
On peut retracer les origines du conflit dans l’attitude du ministre-président prussien Otto von Bismarck qui, dans les années 1860, se plaignit du manque d’ouverture de l’Autriche au sujet de certaines prétentions territoriales prussiennes. En fait, le véritable problème résida dans la structure de la Confédération allemande. Celle-ci forma un ensemble politique plus ou moins solide et cohérent comprenant trente-neuf États germanophones indépendants. Cette Confédération fut mise en place par les puissances alliées au Congrès de Vienne de 1815, dans le contexte de la fin des guerres napoléoniennes, notamment pour étouffer certaines ambitions nationalistes allemandes.
D’un point de vue autrichien, et particulièrement dans l’opinion de l’empereur François-Joseph 1er, l’important fut que, justement, la Confédération demeure un ensemble étatique élastique. Le monarque autrichien ne fut pas sans savoir qu’il dirigeait un empire multinational polyglotte défendu par une armée qui incorporait dans ses rangs des soldats s’exprimant dans plus d’une douzaine de langues, sous la direction ferme d’un corps d’officiers et de fonctionnaires germanophones. Ainsi, François-Joseph avait tout à perdre de la montée en puissance d’États allemands politiquement unifiés, car l’influence d’une éventuelle Allemagne pourrait faire en sorte de détacher les germanophones d’Autriche de l’empire des Habsbourg. Par conséquent, l’empereur contra par tous les moyens politiques les efforts de refonte de la constitution de la Confédération allemande.
Bien que n’étant pas moins conservateur que François-Joseph, Bismarck se positionna politiquement, et de manière astucieuse, entre les Autrichiens et les Allemands « libéraux », qui tous deux étaient attirés par la possibilité de création d’un État-nation allemand. Au printemps de 1866, Bismarck sembla leur offrir cette perspective sur un plateau d’argent. Sachant que l’Autriche déclarerait à coup sûr la guerre sur cet enjeu, Bismarck proposa la création d’un parlement allemand élu démocratiquement et dont la tâche serait d’étudier la question de la future constitution d’une Allemagne unifiée.
Cette idée fut en fait l’aboutissement du rejet de la proposition autrichienne de 1864 à l’effet de céder le plein contrôle du Schleswig-Holstein à la Confédération allemande (le territoire fut pris au Danemark en 1864 et conjointement administré par l’Autriche et la Prusse, malgré que Bismarck le voulut pour la Prusse seule). Qui plus est, Bismarck prit soin de nouer une alliance militaire anti-autrichienne avec le nouveau royaume d’Italie en mars 1866. Cette dernière constatation finit par convaincre François-Joseph de la nécessité et de l’inévitabilité de la guerre.
Carte de l'empire autrichien montrant les enjeux stratégiques et les principaux engagements lors de la guerre austro-prussienne, puis celle impliquant l'Italie en 1866. (Cliquez pour agrandir).
La guerre de 1866 : la donne stratégique
Non sans surprise, l’Italie perçut la montée en puissance de la crise austro-prussienne comme une opportunité de réclamer pour elle-même la province de la Vénétie, sous l’administration des Habsbourg depuis 1815. Par contre, une éventuelle prise de la Vénétie par une armée italienne bien équipée et entraînée serait loin d’être une partie de plaisir, car le territoire était alors défendu par un réseau de quatre puissantes forteresses. Le roi italien Victor-Emmanuel II signa donc un traité avec la Prusse et ordonna la mobilisation de l’armée afin d’honorer son engagement. Lorsque l’Autriche mobilisa à son tour dans le but de contrer la menace italienne, Bismarck incita le roi de Prusse Guillaume 1er à ordonner au général Helmuth von Moltke, le chef d’état-major général, de commencer la mobilisation de l’armée.
Le cerveau derrière la nouvelle armée prussienne de 1866, Helmuth von Moltke.
Pour leur part, les Autrichiens eurent tôt fait de protester contre la situation, parce qu’ils jugèrent que leurs mesures de mobilisation étaient destinées uniquement pour se protéger de l’Italie. De plus, les informateurs sur le terrain avaient averti Vienne de la rapidité et de l’efficacité de la mobilisation des unités de l’armée prussienne. En effet, et cela n’est guère surprenant avec le recul, la nomination en 1857 de Moltke au poste de chef d’état-major général avait permis de réorganiser de fond en comble l’armée prussienne. Le but premier fut d’accélérer le processus de mobilisation (qui peut être long et confus au plan administratif) et faciliter le déplacement des troupes. Ensuite, Moltke réduisit les effectifs de la grossière et lente Landwehr (une sorte de garde nationale de réserve) pour accroître proportionnellement le nombre de soldats de l’armée régulière composée d’hommes plus jeunes et agiles.
Quant aux déploiements de cette nouvelle armée, ceux-ci seraient effectués par chemins de fer (et non par marches forcées) et coordonnés à l’aide du télégraphe. Plus encore, toute l’armée prussienne disposa en 1866 d’un fusil à rechargement par la culasse, le Dreyse zündnadelgewehr (« fusil à aiguille ») qui a une cadence de tir cinq fois plus rapide que celle des fusils autrichiens à rechargement par la bouche. Une autre preuve de l’efficacité logistique de l’armée prussienne réside dans le fait qu’à peine quelques jours après la déclaration de guerre par l’Autriche en juin, les forces de Moltke occupèrent déjà toute la Saxe (une alliée de l’Autriche) et elles firent mouvement vers la frontière autrichienne. Une fois rendues, les troupes prussiennes se préparèrent pour une grande bataille d’encerclement sur l’Elbe, d’après l’expression allemande du Kesselschlacht.
Le dispositif mécanique du fusil Dreyse mis en service dans l'infanterie prussienne en 1841. Le Dreyse était un fusil qui tirait une cartouche grâce à une amorce qui était placée à la base de la balle. L'allumage avait lieu par la suppression de l'amorce par une aiguille qui était poussée au creux de la charge de poudre noire tout entière pendant le chargement de l'arme. Le Dreyse fut le premier fusil militaire utilisé à grande échelle avec un mécanisme de chargement par la culasse.
C’est ainsi que Moltke divisa ses forces en trois armées distinctes. Il créa l’Armée de l’Elbe (46,000 hommes) qui prit position en Saxe, la 1ère Armée (93,000 hommes) positionnée en Lusace (aux confins de la Silésie et de la Bohême) et, enfin, la 2e Armée (115,000 hommes) stationnée en Silésie. La forte concentration de combattants dans la 2e Armée refléta la volonté de Moltke de traverser le territoire habsbourgeois de la Bohême sur un large front afin de prendre de flanc et encercler les 245,000 soldats de l’Armée du Nord du général autrichien Ludwig von Benedek. Pour sa part, ce même général Benedek aurait dû profiter de l’immense avantage que lui conféra la qualité de ses lignes intérieures afin de parer les manœuvres adverses. Par exemple, Benedek et son imposante armée étaient localisés dans et autour de la ville fortifiée d’Olmütz en Moravie, plus précisément dans le quadrilatère des forteresses bohémiennes de Josephstadt, Theresienstadt, Königgrätz et Pardubitz. Ainsi, le général autrichien aurait pu adroitement manœuvrer sur les flancs des Prussiens, ou encore frapper simultanément leurs trois armées divisées.
Le général Ludwig von Benedek. En dépit de ses longs états de service et malgré les ressources qu'on lui octroya, il semble que Benedek ne fut pas à la hauteur de la situation en 1866.
Étrangement, Benedek ne fit rien. Son tempérament pessimiste et mélancolique n’arrangea certainement pas les choses. Benedek resta dans Olmütz pendant des semaines, regrettant de ne pas avoir été dépêché sur le front italien, où il estima être plus familier avec ce théâtre. Inquiet de l’inaction de Benedek, l’empereur François-Joseph insista pour qu’il accepte la présence à ses côtés du général Gideon Krismanic comme « chef des opérations ». Cette nomination avait pour but non seulement de revigorer Benedek, mais aussi son chef d’état-major, le général Alfred Henikstein. Descendant d’une famille de riches banquiers viennois, Henikstein n’avait que peu d’expérience militaire et il avait été accepté par Benedek en raison de ses « prouesses financières ». En effet, pendant des années, cet ami proche de Benedek avait épongé ses lourdes dettes de jeu. Henikstein et Benedek virent d’un très mauvais œil l’arrivée de Krismanic. Toutes ces circonstances firent en sorte qu’ils prirent beaucoup de retard dans leur étude conjointe de la situation. La tâche la plus urgente à réaliser consista à transférer l’essentiel des effectifs autrichiens au nord-ouest afin de contrer la principale menace prussienne qui débouchait vers Königgrätz (et non pas vers Olmütz).
Les opérations
Bien informé, Moltke n’en crut pas ses yeux, car il s’agissait d’une opportunité inespérée qui se présentait à lui. La lente vitesse avec laquelle se déplaça la manœuvre de flanc autrichienne vers Königgrätz donna à Moltke tout le temps nécessaire pour déplacer sa 2e Armée à travers les montagnes non défendues des Sudètes en Bohême. Ayant débouché à Nachod et Vysokov, le 27 juin 1866, les Prussiens furent surpris de constater qu’ils n’avaient en face d’eux que le 6e Corps du général autrichien Wilhelm von Ramming, qui recula rapidement. Réalisant que les Prussiens menacèrent de déborder l’un de ses flancs, Benedek ordonna au 8e Corps de l’archiduc Léopold de se ruer vers Skalice (un village près de Vysokov) afin de renforcer Ramming. Cette manœuvre n’apporta aucun baume, puisque Moltke put percer ce même front le lendemain, au cours d’un bref, mais violent assaut qui entraîna des pertes s’élevant à 6,000 hommes pour les Autrichiens contre seulement 1,300 pour les Prussiens.
Plus à l’ouest, les restes de la 2e Armée prussienne débouchèrent des montagnes à Trautenau, où le 10e Corps du général Ludwig Gablenz put tenir son front pendant presque toute la journée, quoiqu’il dut à son tour reculer sous une pluie de balles des fusils à aiguille prussiens. Ce dernier engagement occasionna un ratio de pertes de 5:1, ratio qui allait devenir typique de la Guerre austro-prussienne. Cette fois, les Autrichiens du 10e Corps perdirent 5,000 soldats tués ou blessés contre 1,300 pour les Prussiens.
Les deux autres armées sous les ordres de Moltke frappèrent à leur tour en Bohême, à Podol le 26 juin, puis à Jicin le 29, en infligeant plus de 5,000 pertes au 1er Corps autrichien et à deux divisions saxonnes alliées. Cette nouvelle manœuvre de Moltke en Bohême confirma, en quelque sorte, qu’il avait éliminé l’avantage initial dont disposait Benedek quant à l’utilisation des lignes intérieures. Les trois armées prussiennes s’étaient donc rapprochées et elles pouvaient s’appuyer mutuellement au besoin. Encore là, Benedek ne pouvait plus aspirer à les battre isolément.
Un front à ne pas ignorer, les affrontements en Italie. Ici une représentation de la bataille de Custoza du 24 juin 1866, qui se solda par une victoire décisive de l'armée autrichienne.
Tandis que Benedek regroupa ses troupes épuisées et démoralisées, quelque part entre Sadowa et Königgrätz, il fut étonné d’apprendre que l’archiduc autrichien Albrecht, le commandant de l’Armée du Sud, avait vaincu une force italienne de 200,000 hommes avec ses 70,000 soldats. Cette victoire décisive des Autrichiens à Custoza, le 24 juin 1866, fut largement attribuable à la maladresse de l’armée italienne qu’à une ruée véritable des troupes habsbourgeoises. L’armée italienne fut divisée en deux parties commandées par des généraux qui se détestèrent. Le général Enrico Cialdini, qui commanda cinq divisions totalisant 80,000 hommes sur le Pô, refusa effectivement de traverser la rivière et de faire mouvement afin d’appuyer les onze divisions (120,000 hommes) du général Alfonso La Marmora en position près de la rivière Mincio.
Ce faisant, Albrecht put rassembler sa petite armée de 70,000 hommes contre la moitié des forces de l’armée de La Marmora (65,000 hommes), qui avait franchi la rivière Mincio le 24 juin et marché au son du canon vers Villafranca. Ce fut une bataille comportant de nombreuses erreurs tactiques de la part des Autrichiens (sans compter leurs piètres communications), mais ils l’emportèrent au courant de l’après-midi lorsqu’ils attaquèrent les hauteurs de Custoza, forçant ainsi La Marmora à retraverser la rivière Mincio.
Carte de la disposition des forces en présence à la bataille de Königgrätz du 3 juillet 1866 (actuelle République tchèque). On remarque la délicate position dans laquelle se trouve l'armée autrichienne, coincée entre trois armées prussiennes et l'Elbe.
Malheureusement pour les Autrichiens, la victoire de l’archiduc Albrecht n’enleva aucune pression sur Benedek au nord et elle n’eut aucun impact direct et immédiat sur le plan de bataille de Moltke. Benedek regarda avec son habituelle passivité les mouvements des forces prussiennes qui encerclèrent progressivement son armée autrichienne en Bohême, dans les premiers jours de juillet 1866. Sa manœuvre de flanc à l’ouest précédemment évoquée ayant échoué, Benedek ordonna le repli général dans un coin de la Bohême. Ce mouvement facilita davantage la tâche d’encerclement de Moltke. Bivouaquant près de l’Elbe, avec cette rivière dans son dos, entre Sadowa et Königgrätz, l’armée de Benedek se trouva dans une position tactique précaire. Voulant profiter de la vulnérabilité de son adversaire, Moltke lança la bataille de Königgrätz une journée plus tôt qu’il ne l’aurait souhaité, le 3 juillet.
Le commandant prussien ordonna à la 1ère Armée et celle de l’Elbe de pousser vers le cœur des positions autrichiennes. Installé sur la colline de Chlum, Benedek disposa donc d’un certain avantage pour une bonne partie de la journée. À ce stade, son armée compta dans ses rangs 240,000 soldats face à seulement 135,000 Prussiens. Le gros de la force prussienne, soit les 110,000 hommes de la 2e Armée, fut positionné autour de Josephstadt et il n’arriva pas à Königgrätz avant le début de l’après-midi. Malgré cela, Benedek vacilla toujours, notamment lorsqu’il ordonna au général Anton Mollinary d’arrêter la marche de ses hommes, qui étaient en train de réaliser un encerclement prometteur de la plus petite des trois armées prussiennes. L’inaction quasi légendaire de Benedek le laissa à nouveau au dépourvu lorsque la 2e Armée du Prince de la Couronne Friedrich Wilhelm put finalement attaquer à 15h. Frappé simultanément sur son centre et ses flancs par trois armées prussiennes, Benedek perdit 45,000 soldats tués, blessés ou disparus, ce qui correspond au ratio de pertes déjà mentionné de 5 pour 1. La panique se propagea rapidement dans les rangs autrichiens en pleine déroute.
Oeuvre de Carl Rochling représentant la bataille de Königgrätz du 3 juillet 1866. Bien armée, entraînée et commandée, l'armée prussienne parvint à exécuter les mouvements et les batailles que l'on attendit d'elle.
Conclusion : le règlement politique
Cette éclatante victoire prussienne à Königgrätz eut une conséquence politique immédiate. Réalisant qu’une autre défaite menaça carrément les assises de son empire, François-Joseph accepta de conclure un armistice à Nikolsburg, le 26 juillet 1866. Cette trêve, qui prit la forme d’une paix officielle au Traité de Prague en octobre suivant, vit la cession définitive du Schleswig-Holstein à la Prusse, de même que l’expulsion de l’Autriche de la Confédération allemande qui fut, au fond, dissoute. Bismarck la remplaça rapidement par une nouvelle Confédération de l’Allemagne du Nord comprenant les États situés au nord de la rivière Mainz, sous la direction de Berlin. Quant aux combats en Italie, ceux-ci se terminèrent avec l’armistice de Cormons le 10 août, dans lequel la Vénétie fut cédée à l’Italie et, plus important peut-être, l’Autriche dut reconnaître le Royaume d’Italie, ce qu’elle avait refusé de faire depuis la fondation de celui-ci en 1861.
La bataille de Stalingrad (1942-1943) est souvent interprétée comme le point tournant de la guerre à l'Est. Notre avis est plutôt que dès le moment où les Allemands furent arrêtés devant Moscou en décembre 1941, c'en était terminé des chances du IIIe Reich de l'emporter sur ce front. L'usure ferait le reste.
La guerre d’usure réside en un conflit déterminé par l’accumulation des pertes par les armées sur les champs de bataille. Dans une guerre dite d’« usure », la victoire va au camp qui parvient à supporter les dommages infligés par l’adversaire, et ce, sur une plus longue période que ce même adversaire ne puisse endurer lorsqu’il encaisse des pertes en retour. On remarque souvent dans la littérature que les auteurs distinguent clairement les guerres d’usure des guerres de manœuvre, qui s’exécutent par le mouvement des forces. Dans la guerre de manœuvre, la victoire appartient au camp qui parvient à capturer puis conserver une position stratégique, que l’on peut appeler également une position supérieure. En principe, la manœuvre donne aux commandants les plus habiles une chance de gagner la guerre rapidement et à des coûts relativement faibles, tandis que la guerre d’usure est théoriquement longue et sanglante, avec peu d’opportunités pour les commandants de modifier ou altérer le cours des événements.
Un débat historique
Les théoriciens de la stratégie connaissent parfaitement ces concepts de guerre d’usure et de guerre de manœuvre, de même que la nature du débat historique entourant leurs conceptions et applications concrètes. À titre d’exemple, Sun Tzu, le général chinois du Ve siècle avant notre ère et auteur renommé des affaires militaires, figure parmi les plus grands partisans de la manœuvre. Dans son esprit, la première mission qu’un général doit accomplir consiste à gérer les ressources de l’État de manière à remporter les guerres aux plus bas coûts possible. Cela étant, la perfection dans l’accomplissement de cette mission serait de parvenir à vaincre l’ennemi sans avoir à le combattre, toujours selon les enseignements de Sun Tzu. D’ailleurs, plusieurs comparent la pensée de Sun Tzu avec celle de Carl von Clausewitz, le général et auteur prussien du XIXe siècle qui se pencha également sur la question de la gestion des ressources militaires étatiques. D’autres débats d’un ordre similaire eurent lieu dans l’étude de la stratégie navale, dont les adeptes de la pensée de Julian Corbett attirés par le potentiel de la manœuvre, puis ceux d’Alfred Thayer Mahan qui rappellent l’importance ultime de l’usure.
Dans cet ordre d’idées, les partisans de la guerre de manœuvre préféreront normalement des troupes légèrement équipées pouvant ainsi se déplacer rapidement. Les stratégies de manœuvres signifient donc des mouvements agressifs, impulsifs et théoriquement innovateurs sur les champs de bataille. Pour cette raison, la guerre de manœuvre requiert des commandants qu’ils fassent preuve d’un haut niveau de créativité. À l’inverse, les commandants qui s’attendent à livrer une guerre d’usure chercheront à maximiser la puissance de feu de leurs unités, sans plus. Autrement dit, les stratégies d’usure se concentrent sur la problématique visant à amener cette puissance de feu à l’endroit et au moment décisifs.
Lors de la Guerre civile américaine, le général de l’Union Ulysses Grant employa une stratégie d’usure contre le général Robert Lee et la Confédération au cours de la campagne de Virginie de 1864. Par contre, à mesure que s’achevait le XIXe siècle, la problématique de la guerre d’usure traversa les esprits des penseurs militaires, dans la mesure où les commandants réalisèrent à quel point une guerre prolongée serait destructive lorsque livrée avec des armes de l’ère industrielle. Pire encore, on en vint même à penser que de telles armes pourraient anéantir des sociétés entières. Cela dit, le général prussien Alfred von Schlieffen fut très préoccupé par cette macabre éventualité, si bien que cela le guida dans ses pensées lorsqu’il élabora divers plans en cas de guerre contre la France et la Russie. La stratégie de Schlieffen demandait à l’armée allemande de manœuvrer sur une échelle gigantesque, car le général souhaitait terminer rapidement n’importe quelle guerre éventuelle dans laquelle l’Allemagne serait engagée.
Des soldats de l'Union dans une tranchée lors du siège de Petersburg (Virginie, 1864). Face à un brillant tacticien comme Lee, Grant comprit qu'il fallait trouver une quelconque façon de le vaincre. La stratégie d'usure fut privilégiée face à la Confédération aux ressources limitées.
Le XXe siècle : la stratégie devenue désuète?
Les commandants allemands de 1914 appliquèrent une version modifiée du plan Schlieffen. Cependant, leur tentative de battre la France et la Russie grâce à une manœuvre rapide échoua. À mesure que la guerre continua, les commandants alliés débattirent, de leur côté, des mérites d’une stratégie d’attrition, que ce soit en cherchant la percée des défenses allemandes du front Ouest ou par une manœuvre visant à obtenir une victoire stratégique rapide sur un autre front. Cette dernière stratégie obtint la préférence de certains dirigeants, comme le premier ministre britannique Lloyd George, alors que son commandant en chef d’armée Douglas Haig préféra la première. Malgré tout, toutes les tentatives de gagner la guerre par la manœuvre échouèrent et l’Allemagne finit par capituler lorsque la stratégie d’usure prolongée amena sa société civile au bord de l’éclatement, comme l’avait tant redouté Schlieffen.
Lorsqu'il engagea la campagne de Verdun en février 1916, le général allemand Falkenhayn voulut "saigner à blanc" l'armée française. Concrètement, cela signifiait un ratio de pertes de 1:3 en faveur de ses forces. Au final, après dix mois d'affrontements quotidiens, les pertes franco-allemandes s'équivalèrent presque.
Dans les faits, la Première Guerre mondiale démontra que l’attrition devint une stratégie formelle pour l’obtention de la victoire. En 1915, le général britannique Henry Rawlinson proposa à plus petite échelle une approche tactique qui consista à s’emparer d’une portion du système défensif ennemi, et ce, dans le but d’anéantir les forces adverses qui seraient tentées par une contre-offensive à outrance. Pour leur part, les Allemands avaient employé la stratégie d’usure visant à « saigner à blanc » l’armée française (selon la célèbre expression de Falkenhayn) lorsque débuta la campagne de Verdun en 1916.
Les horreurs associées à la guerre d’usure inspirèrent un certain nombre de penseurs militaires, notamment les auteurs britanniques J. F. C. Fuller et B.H. Liddell Hart, qui devinrent de fervents partisans de la manœuvre. Hart en vint à mettre au point une théorie de la stratégie consistant à mettre en opposition ce qu’on appelle les approches directe et indirecte. Vu ainsi, Hart crut que l’approche indirecte était la clé de la victoire. D’ailleurs, cette manière de voir les choses entra en contradiction avec la pensée de Clausewitz, qui fut sévèrement critiqué par Hart un siècle et demi plus tard, quoiqu’on lui reprocha ultérieurement d’avoir interprété de manière simpliste la pensée clausewitzienne.
Pour l’essentiel, Fuller et Hart espérèrent que la technologie pourrait accroître les habiletés des armées d’exécuter des manœuvres. Les véhicules blindés, crurent-ils, permettraient aux soldats d’infanterie d’avancer contre des positions défensives similaires à celles qui furent pratiquement impénétrables lors de la guerre de 1914-1918. De plus, les avions pouvaient voler au-dessus des positions ennemies et frapper les lignes arrière. La mécanisation sous-entendit aussi la possibilité que des forces militaires puissent parcourir de grandes distances en un temps relativement court.
C’est ainsi que les victoires rapides obtenues par la stratégie allemande du Blitzkrieg contre la Pologne et la France parurent combler les espoirs des théoriciens de la manœuvre de la période de l’entre-deux-guerres. Les chars de la Seconde Guerre mondiale prouvèrent donc leurs capacités à percer le front, tout en parvenant à déborder et neutraliser un nombre substantiel de forces ennemies. Dorénavant, les forces armées pouvaient manœuvrer sur tout un continent.
Cependant, les ressources économiques des Alliés leur permirent ultimement de déployer davantage d’unités et de matériels que celles de l’Axe. Ce faisant, si l’on s’en tient uniquement au contexte de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés purent entraîner l’Axe dans une lutte d’usure qui s’avéra, à notre avis, tout aussi significative (sinon plus) que la stratégie de manœuvre de type Blitzkrieg qui frappa l’imaginaire. En complément de l’accroissement de la production industrielle des Alliés, leur offensive aérienne consistant à bombarder systématiquement les installations industrielles ennemies contribua à cette stratégie d’usure d’ensemble. Dans cette optique, il semble pertinent de constater que la majorité des conflits du XXe siècle furent des luttes d’usure et non de manœuvres.
À cet égard, le concept d’usure devient particulièrement important dans la théorie de la guerre de guérilla. Étant donné que les guérillas possèdent rarement les ressources nécessaires pour vaincre les forces gouvernementales, lors d’une bataille rangée classique, elles peuvent seulement l’emporter en épuisant la volonté adverse de poursuivre la lutte. Néanmoins, puisque les guérillas encaissent régulièrement des pertes hors de proportion, elles deviennent à leur tour vulnérables devant la stratégie d’attrition. Pour survivre à l’usure, les guérillas doivent maintenir cette capacité à recruter plus de troupes et amasser des équipements. Traditionnellement, la théorie insurrectionnelle met l’emphase sur l’idée que les guérillas dépendent de leurs bonnes relations avec la société civile afin de sécuriser l’afflux de recrues et de matériel. Par exemple, les insurgés communistes du Vietnam purent soutenir un certain niveau d’usure grâce au ravitaillement de toutes sortes qui passait par la Piste Hô Chi Minh.
Anciens officiers de l'armée britannique et vétérans de la guerre de 1914-1918, les capitaines J.F.C. Fuller (gauche) et B. H. Liddell Hart (droite) se penchèrent sur la question des approches de l'usure et de la manoeuvre pendant la période de l'entre-deux-guerres.
Conclusion
Pour conclure, il est important de préciser que les approches de la guerre par la manœuvre et l’usure ne doivent pas s’exclure. Au contraire, en dépit des opinions divergentes entre les fervents partisans de la guerre de manœuvre et ceux de l’attrition, le débat ne devrait même plus avoir lieu, car ces approches sont complémentaires. En effet, les tactiques modernes comprennent dans leurs fondements ce lien d’interdépendance entre la puissance de feu (l’attrition) et celle du mouvement (la manœuvre).
Le feu tue l’ennemi, créant ainsi une ouverture pour le mouvement des forces amies, qui elles, en retour, sécurisent une position supérieure (stratégique) et utilisent le feu pour recommencer le cycle. Des principes analogues s’appliquent également au niveau stratégique de la guerre. Bien qu’il s’avère utile aux fins théoriques de faire la distinction entre l’usure et la manœuvre, les militaires impliqués dans de véritables affrontements ont instinctivement recours aux deux approches.
Le présent article est un essai où les réflexions abordées sont les fruits d’une expérience personnelle, sans prétention, c’est-à-dire une expérience qui ne reflète que les impressions laissées dans notre mémoire, non pas sur ce que nous avons lu, mais sur ce que nous avons vu et savons de la problématique des cimetières militaires allemands de la Grande Guerre. Nous sommes restés sous la perception qu’à l’exception du célèbre cimetière de Langemarck en Belgique, les gens ne se donnaient guère la peine d’aller voir les autres cimetières allemands de 1914-1918. Toujours est-il que ceux-ci forment un impressionnant complexe que les historiens nomment « lieux de mémoire ». Après tout, n’incarnent-ils pas une étrange mise en scène, dont les objectifs seraient de donner un sens au sacrifice des soldats allemands, ainsi que de contribuer à une œuvre de paix universelle qui passe de nos jours par l’éducation?
Les cimetières militaires n’incarnent-ils pas une étrange mise en scène, dont les objectifs seraient de donner un sens au sacrifice des soldats allemands, ainsi que de contribuer à une œuvre de paix universelle qui passe de nos jours par l’éducation?
Il est vrai que dans bien des cas, c’est le vainqueur qui donne sa version des faits et que le vaincu a une certaine difficulté à se faire voir et entendre. Au fond, qui écrit l’Histoire, sinon le vainqueur? C’est en ce sens que cet article propose une interprétation toute personnelle d’un aspect bien particulier de la perspective du vaincu. À partir de nos diverses excursions sur les champs de bataille d’Europe, nous abordons la problématique des cimetières militaires allemands de la Première Guerre mondiale, tels que nous les avons vus le long de la ligne de front qui traversait alors la Belgique et la France.
C’est au cours des semaines qui suivirent la proclamation de l’armistice de novembre 1918 que l’armée allemande dut abandonner aux Alliés non seulement un imposant matériel, mais également plus de 900,000 sépultures de soldats tués sur le front franco-belge. Beaucoup parmi celles-ci étaient peu ou pas du tout entretenues, et ce, sans compter un nombre incalculable de cadavres enfoui dans les tranchées. En dépit des restrictions imposées par les articles 225 et 226 du Traité de Versailles relativement à l’organisation des sépultures de guerre, les Allemands sont néanmoins parvenus à maintenir des cimetières militaires qu’il est toujours possible de visiter.
Nous proposons donc de faire la lumière sur certains aspects liés à l’organisation, de même qu’à la configuration de ces cimetières. En dehors du cadre officiel de la mémoire nationale, quels sont, entre autres choses, les symboles et les réflexions véhiculés par ces cimetières allemands? Ceux-ci aident-ils le visiteur à mieux comprendre et visualiser ce que fut le drame de la Première Guerre mondiale pour les soldats du Reich? Envahis par des milliers de croix noires fondues aux forêts, ces lieux de mémoire, longtemps ignorés et abhorrés des visiteurs des pays « vainqueurs », offrent-ils un « message pour la paix universelle » si différent de ce que l’humanité est en droit d’entendre?
Toujours est-il que les Allemands d’aujourd’hui ont une perception quelque peu différente de la pratique du devoir de mémoire de ce conflit, perception souvent ancrée dans les restrictions remontant à Versailles. En comparaison à ce qui se passe dans les pays anciennement alliés, le gouvernement allemand subventionne peu les organisations qui se chargent de veiller à l’entretien des cimetières nationaux en terre étrangère. Ce sont des associations semi-privées qui, en plus de solliciter annuellement les fonds nécessaires au maintien des cimetières, veillent quotidiennement à cette lourde tâche au nom du gouvernement allemand. Alors que les sépultures alliées sont entretenues par des architectes, des sculpteurs, des maçons et des peintres professionnels, les tombes allemandes le sont tout autant, mais par des étudiants et des conscrits militaires qui s’exercent, le temps d’un été, à la pratique de ces métiers mentionnés. En somme, la présence des cimetières militaires allemands dans le paysage franco-belge interroge une variété de phénomènes d’ensemble pertinents à l’histoire comparée de la mémoire et à l’histoire militaire (théâtralisation, espaces à la marge de la mémoire, etc.), dont nous tenterons d’élaborer les aspects pertinents.
Les antécédents de 1870-1871
Le plus récent conflit de masse européen dans lequel on avait établi des cimetières militaires, dicté des règles sur l’aménagement desdites sépultures et entretenu un certain devoir de mémoire populaire était la guerre franco-allemande de 1870-1871. L’article 16 du Traité de Francfort (1871) spécifiait que « (…) les gouvernements allemand et français s’engagent à entretenir les tombes des militaires ensevelis sur leurs territoires respectifs ». Par une loi entérinée le 2 février 1872, le gouvernement du nouveau Reich allemand instaurait une réglementation sur l’aménagement des sépultures de ses soldats en Alsace-Lorraine, provinces nouvellement acquises. On avait accordé une permission spéciale afin que les soldats français tués dans la région puissent y être inhumés en toute dignité et sobriété. Toutefois, il était difficile de procéder à l’identification des soldats tués, et ainsi de commémorer une certaine mémoire, puisque l’ensemble des morts ne portait pas de plaque d’identité.
L’année suivante, le 4 avril 1873, les Français votèrent une loi relativement à la conservation des tombes des soldats morts lors de l’Année Terrible. En conséquence, le gouvernement acheta tous les terrains vacants des cimetières communaux civils, de même que les terrains non clos où des soldats étaient déjà inhumés, quitte à exproprier au besoin. Par la suite, on installa dans chacun des cimetières des grilles en fonte d’un modèle préétabli et reconnaissable par une plaque avec la mention Tombes militaires – Loi du 4 avril 1873.
Toutes ces caractéristiques reflétaient en fait une série de réalités inhérentes aux batailles engagées. D’abord, les soldats étaient inhumés dans les cimetières communaux près des lieux des affrontements. Il n’y avait pas d’intention de séparer les sépultures militaires des civiles. L’absence de services administratifs rigoureux, de plaques d’identité individuelle, les pertes élevées des armées, ainsi que le désir naturel de prévenir des épidémies, firent en sorte que bon nombre des victimes militaires de la guerre franco-allemande reposent dans des fosses communes.
1914-1918 : la prise en considération du problème des sépultures allemandes
L’entretien des sépultures des soldats allemands morts à la guerre ne posait pas vraiment de problème, tant et aussi longtemps que duraient les hostilités. À l’instar des autres belligérants, l’état-major allemand s’était doté dès 1914 de son propre bureau chargé de veiller à l’entretien des sépultures des soldats tués ou morts de leurs blessures. Au gré de l’évolution des batailles, les Gräberoffiziere (« officiers des tombes ») suivaient les armées et procédaient, dans la mesure du possible, à l’identification et à l’inhumation des corps des soldats. Ceux-ci étaient regroupés dans des cimetières improvisés répartis non loin derrière les tranchées, tout le long de la ligne de front. Ce n’est qu’en septembre 1915 que le ministère allemand de la Guerre vota une réglementation afin d’assurer un entretien permanent des milliers de sépultures qui s’accumulaient depuis plusieurs mois déjà derrière un front franco-belge devenu somme toute stable.
Autant la période des hostilités facilita pour les Allemands le recueillement et le regroupement des corps, car il y avait justement des autorités pour s’en charger, autant il s’avéra difficile de poursuivre la tâche au moment où les soldats du défunt Reich durent impérativement évacuer le territoire franco-belge. Les autorités représentées par les Gräberoffiziere étant dissoutes, seul subsistait le Central-Nachweise-Amt (« Bureau central des preuves »), affilié au ministère prussien de la Guerre. Il était, pour ainsi dire, le seul organisme qui pouvait encore s’occuper de l’entretien des sépultures militaires allemandes dans les mois qui suivirent l’armistice de novembre 1918. Les conditions imposées par les Alliés à Versailles allèrent modifier la procédure.
Dans nombre de cas, et particulièrement lorsque le corps n'est pas (ou ne peut être) identifié, c'est la fosse commune qui attend le soldat tué.
Le point de vue de Versailles
À l’instar du Traité de Francfort, celui de Versailles de juin 1919 contenait des dispositions relatives à l’entretien des sépultures militaires. Les articles 225 et 226 enlevèrent au Central-Nachweise-Amt les dernières libertés qui lui restaient quant au droit de regard sur l’entretien des sépultures allemandes en terre étrangère. L’article 225 stipulait que « Les Gouvernements alliés et associés et le Gouvernement allemand feront respecter et entretenir les sépultures des soldats et marins inhumés sur leurs territoires respectifs. » Ce même article précisait que tous ces gouvernements « (…) s’engagent à reconnaître toute commission chargée par l’un ou par l’autre des Gouvernements alliés ou associés, d’identifier, enregistrer, entretenir ou élever des monuments convenables sur lesdites sépultures et à faciliter cette Commission l’accomplissement de ses devoirs. » L’article 226 contenait des dispositions similaires, mais elles concernaient le traitement des sépultures des internés civils et des prisonniers de guerre.
En dépit de toute la subtilité du langage diplomatique, ce que ces articles 225 et 226 disaient, en clair, c’est que les Allemands n’ont absolument rien à dire sur cette question. Par surcroît, la disposition relative à la reconnaissance d’une commission, par l’un ou l’autre des gouvernements « alliés ou associés », est en fait une obligation pour le gouvernement allemand d’admettre tout organisme qui sera chargé, par les pays vainqueurs, du mandat de traiter le problème, et ce, aussi bien sur le territoire franco-belge qu’en Allemagne.
Si l’Histoire retient principalement le célèbre article 231 sur la responsabilité allemande du conflit, il n’en demeure pas moins que les clauses 225 et 226 voisines ont sans conteste un impact immédiat pour les familles qui tentent par tous les moyens de localiser, voire de rapatrier le corps d’un proche mort à l’extérieur du pays. Toujours est-il que, dans le contexte des tensions accrues par Versailles, le problème de base pour les Allemands est de faire accepter par les Alliés une commission qui se rendra sur les anciens champs de bataille afin de veiller à l’entretien régulier des sépultures. Nous en sommes aux premières étapes d’impositions de restrictions sévères quant à l’érection et le réaménagement des cimetières militaires allemands. Ces mêmes restrictions affectent initialement le processus d’une mise en scène allemande de la mémoire de guerre vue à travers le cimetière. Le cimetière est un endroit naturel, reconnaissable et idéal pour une famille qui cherche à commémorer quelque chose de tangible. Ses sépultures sont porteuses d’un message sur l’horreur de la guerre, certes, mais aussi d’une mise en scène pour un idéal de gloire nationale.
Une mission à la base d’une mise en scène de la mémoire
Toutes sortes de pressions liées aux restrictions de Versailles, au désir bien naturel d’ériger une digne sépulture, même en terre étrangère, et à l’importance de ramener de l’ordre dans le cafouillis des anciens champs de bataille, ont amené les responsables allemands à se pencher sur les manières de construire les cimetières. L’un des experts sur la question était le Dr. Siegfried Emmo Eulen (1890-1945) qui, pendant les hostilités, agit comme officier responsable des sépultures militaires sur les théâtres d’opérations en Pologne et dans l’ex-Empire ottoman.
Le Dr. Siegfried Emmo Eulen, le fondateur de la VDK.
Le Dr. Eulen fonda le 26 novembre 1919 la Deutsche Kriegsgräberfürsorge (DK), qui peut se traduire par le Soin aux sépultures de guerre allemandes. Le Dr. Eulen désirait que cette nouvelle association ait pour mission unique d’entretenir les cimetières militaires allemands à l’extérieur du pays. La DK se voulait un organisme au financement privé et apolitique, tout en permettant à toute personne intéressée par la question des sépultures de guerre allemandes d’en devenir membre.
Malgré la désorganisation générale dans l’immédiat après-guerre, la réputation du Dr. Eulen eut tôt fait de le suivre. Bon nombre de personnalités influentes des milieux politiques et culturels lui donnèrent leurs appuis. Cependant, le Dr. Eulen souhaitait que toutes les classes de la société allemande puissent souscrire à son œuvre. C’est alors que le mot Volksbund, qui se traduit littéralement par Association du peuple, fut ajouté au nom de l’organisme, le 13 décembre de la même année, pour ainsi former la Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge (VDK) ou Commission allemande des sépultures de guerre.
Les objectifs sur lesquels repose l’essentiel de la mission de la VDK sont extrêmement ambitieux dans une Allemagne en pleine révolution spartakiste et aux prises avec les clauses de Versailles. D’abord, la VDK est cette commission qu’il faut faire reconnaître par les Alliés. Elle doit par la suite construire et maintenir les cimetières allemands en Allemagne et à l’étranger. Parmi d’autres tâches parfois ingrates, la commission devait faire accepter par les Alliés certains principes, comme celui d’avoir le droit de déposer des gerbes au nom des familles des défunts. Pauvres pour la plupart, les familles comptent aussi sur un éventuel support financier de la VDK afin de faire un pèlerinage au lieu de sépulture d’un proche. Ces questions comportent également des aspects logistiques non négligeables et, en ce sens, la VDK devait autant que possible établir des liaisons constructives avec les autorités locales où reposent des soldats allemands. Enfin, s’il lui reste encore de l’énergie (et des sous), la VDK doit contribuer à répandre le message pour une paix universelle. Pour ce faire, elle fonda en 1921 le magazine Stimme und Weg (Voix et Chemin) afin de matérialiser quelque peu ce dernier objectif à saveur pédagogique. C’était également une manière de faire des redditions de comptes régulières.
Un exemplaire de la revue "Stimme & Weg". La contribution des adolescents et des jeunes adultes apparaît comme essentielle à l'"oeuvre de paix universelle" à laquelle aspire la société allemande en regard du passé.
Il en faudra certes de l’énergie et des bonnes volontés, si l’on désire qu’un jour les 1,937,000 soldats allemands reposant dans 28 pays puissent trouver le repos éternel. C’est le constat que fit la VDK, d’après un sondage de 1929 sur l’ampleur du problème. Aux fins de cet article, on calcule qu’environ 57 % de l’ensemble des sépultures de guerre allemandes sont localisées et à remettre en scène dans le paysage franco-belge. Ce qui représente au bas mot 1,064,000 sépultures, soit la tâche à exécuter par Eulen et ses hommes dans la région.
Les occasions pour la VDK de travailler sur les cimetières allemands à l’étranger se font rares dans la première décennie d’après-guerre. La principale difficulté réside dans le fait d’établir des contacts avec des autorités locales parfois récalcitrantes à permettre à la VDK, bref à des Allemands, de revenir sur les anciens champs de bataille. C’est pourquoi il s’avère important que la nouvelle organisation soit patronnée par d’importantes personnalités et que des membres des classes dirigeantes y fassent un certain lobbying. Au fond, que veut la VDK dans les premiers temps? Tout simplement avoir une idée de l’état des cimetières, de voir ce qu’il en reste depuis la fin de la guerre. Comme nous l’avons également mentionné, il faut négocier une série de permissions afin de pouvoir déposer des gerbes dans chacun des cimetières. Pour les premières années d’exercice de la VDK, l’essentiel du travail fut donc d’établir ces contacts avec les autorités locales où sont situés les cimetières. On a pu en ce sens réaménager bon nombre de ces derniers jusqu’en 1933.
La Seconde Guerre mondiale amena une autre série de problèmes pour la VDK. Mise au pas par le Service des sépultures de guerre de la Wehrmacht à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, la VDK devait plutôt s’occuper des sépultures des soldats tués au cours de ce conflit. Les contacts péniblement établis avec les autorités étrangères pendant l’entre-deux-guerres furent ainsi anéantis. Il fallut donc recommencer à zéro lorsque la VDK reprit son action humanitaire en 1946, tout en ajoutant aux 2 millions de morts de 1914-1918 les 3,5 millions de tués de 1939-1945.
Nombre de jeunes Allemands occupent leurs étés par un emplois rémunéré dans les cimetières militaires.
Naturellement, les perspectives d’après-guerre furent sombres pour la VDK. Il lui était interdit d’aller travailler en France et de prendre des nouvelles des cimetières qu’elle avait eu à peine le temps d’aménager avant 1939. Cependant, les choses changèrent pour le mieux en 1966 lorsque le président de Gaulle et le chancelier Adenauer, dans le contexte du rapprochement franco-allemand, ont inclus une clause permettant à nouveau à la VDK de revenir travailler sur une centaine de cimetières abandonnés depuis une trentaine d’années. Les travaux pour une complète réorganisation durèrent jusqu’au début des années 1980. Ceux-ci comportaient, entre autres choses, une refonte des tablettes nominatives sur les fosses communes, la construction de divers mémoriaux (monuments, stèles, etc.), le remplacement des anciennes croix de bois par de plus solides en fonte ou en pierre, etc. D’autres travaux nécessaires tels, l’embellissement de la végétation et l’amélioration de la signalisation routière firent également partie de cet immense projet de renaissance des cimetières allemands.
C’est officiellement au nom du gouvernement allemand que travaille la VDK de nos jours. Cependant, elle tire la majeure partie de son financement des dons de ses 1,3 millions de membres et opère avec un budget annuel de 6 millions d’Euros (données valides en 2005). Si l’unique quête publique annuelle n’apporte pas les recettes espérées, le gouvernement rembourse la somme manquante. Il est toujours difficile pour la VDK d’opérer, puisqu’elle n’a pas les ressources humaines et financières de ses équivalents britannique et américain. D’après les statistiques parues sur son site web, la VDK a le mandat de veiller à l’entretien de 836 cimetières de diverses dimensions répartis dans une centaine de pays où reposent des soldats allemands.
D’une époque à l’autre : les principes de mise en scène des cimetières
C’est à l’architecte Robert Tischler de Munich que l’on confia en juin 1926 le mandat de définir les règles qui régiraient le design et la construction des cimetières militaires. Ce qu’établit Tischler comme premier principe architectural, c’était d’éviter de construire des cimetières qui imiteraient (ou à tout le moins s’inspireraient) des principes esthétiques et symboliques de ceux des Alliés. La sobriété dans la conception était prioritaire, de même que cette volonté de fondre le cimetière dans le paysage local. La finalité bien évidente du cimetière était de faire ressortir l’élément « souvenir » dans une mise en scène lugubre qui rappellerait à la fois les aspects humbles et héroïques du sacrifice collectif des Allemands pour leur Patrie. Aux éléments théoriques s’ajoutaient d’embêtantes réalités, comme le fait d’opérer avec des budgets limités, ce qui forçait souvent Tischler à travailler avec de la main-d’œuvre bénévole allemande ou locale.
C’est ce qui fait en sorte que l’architecte de Munich devait faire reposer son œuvre sur des principes, et non obligatoirement sur des règles communes à l’ensemble des cimetières en devenir. Par exemple, les cimetières britanniques comportent tous la Croix du Sacrifice, peu importe leur taille, la localisation, etc. Avec ses budgets ridicules, Tischler put difficilement organiser les cimetières allemands sur un modèle uniforme et aussi strict que celui des Britanniques. Il fallut en conséquence insister sur les principes, quitte à les rehausser au statut de « règlements esthétiques » si l’avenir le permettait.
C’est dans cette optique que Tischler insista particulièrement sur le principe de fraternité dans la vie comme dans la mort. Peu importe que les sépultures soient en fonte ou en pierres, redressées ou couchées, catholiques ou juives, il convenait seulement de les disposer de manière ordonnée pour en faire ressortir l’élément dramatique (et héroïque) d’une armée toujours disposée à engager la bataille. Quant à la Grande Croix noire et les diverses stèles en forme de croix qui ornent bon nombre de ces cimetières, nous soulevons l’hypothèse qu’elles ne sont pas forcément un symbole de chrétienté, mais un point de ralliement, comme lorsque les soldats d’une certaine époque observaient le drapeau afin de connaître les ordres et d’avoir une idée de la direction générale de la bataille. De plus, cette même croix n’est pas impérativement au centre du cimetière, mais à des endroits épars selon les lieux.
D'une époque à l'autre.
On note également d’autres particularités primaires qui retiennent l’attention du visiteur sur ces lieux. L’une d’elles rappelle la rareté des pierres tombales classiques dans ces cimetières. Tischler préféra orner les sépultures individuelles d’une croix en fonte d’aluminium ou d’une plaque de pierre au ras le sol. Il lui était en autre interdit de faire graver sur une croix une inscription individuelle dictée par la famille du défunt. C’est ce qui rend l’atmosphère obligatoirement austère, d’autant plus qu’un autre principe de Tischler était de ne pas décorer les cimetières avec des fleurs. Le but était de ne pas cacher la réalité souvent tragique de la mort des soldats. Moins de décorations pour mieux mettre en scène la tragédie, telle fut la formule privilégiée par Tischler pour la période de l’entre-deux-guerres.
Par ailleurs, tous les problèmes d’ordre logistiques (budgets restreints, manque de main-d’œuvre, etc.) firent que le temps joua souvent contre Tischler dans l’aménagement des cimetières. Ces facteurs furent sans doute déterminants dans le choix fréquent de l’architecte pour l’aménagement de fosses communes, celles-ci étant intégrées à l’ensemble d’un paysage se voulant aussi sobre que possible.
Voilà en somme les quelques principes de base de l’œuvre de Tischler sur lesquels notre attention s’est arrêtée. Il reste finalement à voir la place que chacun occupe dans l’ensemble de la mise en scène de cette mémoire allemande de 1914-1918.
La forêt
Ce qui nous a frappés a priori, en visitant les cimetières allemands, ce ne sont pas les fameuses croix noires, mais de voir à quel point certains des lieux de sépultures se fondaient littéralement dans la forêt. Dans son ouvrage Le paysage et la mémoire, Simon Schama explique les origines du mythe de la forêt dans la construction d’une mythologie et d’une identité allemandes. Selon cet auteur, le premier signe de ce mythe apparaît dans l’œuvre Germania, écrite par Tacite vers 98. Sans entrer dans les détails, Tacite raconte sa version du cauchemar vécu par les légions romaines du général Varus aux prises avec les « hordes barbares » des forêts commandées par Arminius. Selon Schama, cette saga de la forêt décrite par Tacite inspira le professeur et poète patriote Celtis, qui, de son poste à l’Université d’Ingolstadt en 1492, consacra une partie de son œuvre à la réactualisation de ce mythe. Celtis était d’avis que le mythe de la forêt est à la base d’une première affirmation de l’identité germanique. Il voulait par ailleurs distinguer ce qu’il croyait être les vrais Allemands des autres tribus « barbares », tels les Scythes qu’il citait en exemple. En clair, Celtis voulait que les Allemands de son époque se réapproprient l’interprétation de leur propre histoire (et mythes) afin de l’écarter du monopole classique de la lecture latine faite par Tacite.
C’est dans ce contexte que Celtis et ses successeurs vont utiliser la forêt comme pierre angulaire à la construction d’une identité germanique. Malgré une déforestation réelle du territoire depuis l’époque de Tacite, plusieurs auteurs allemands, dont le géographe Johannes Raun, tout en rendant hommage à la grandeur des forêts anciennes, ont tenté de tuer l’autre mythe de la « démonisation » des peuples germaniques tel qu’évoqué par Tacite et d’autres auteurs latins.
Lorsque l’on établit les premières chaires d’études de foresterie en Allemagne dans les années 1870, l’on savait que la forêt n’était plus cet endroit de sauvagerie et de primitivisme. Elle correspondait davantage à une réalité de domestication, de cultures agricoles et d’intégration à l’espace urbain. Le propos de Schama consiste aussi à dire que les poètes allemands des XVIe-XVIIIe siècles se plaisaient à opposer la forêt germanique à la « maçonnerie latine ».
Bref, toute cette explication remet en contexte l’utilisation de l’élément forêt par Tischler et son équipe au lendemain de la guerre. L’interprétation qu’on en fait est secondaire, tant le but est d’intégrer la forêt aux cimetières afin d’en démontrer l’importance toujours actuelle pour les Allemands. Les cimetières d’Aprémont (Ardennes) et de Romagne-sous-Montfaucon (Meuse) sont typiques de cette intégration des sépultures au paysage forestier.
Cimetière d'Aprémont (Ardennes): 1,111 sépultures.Cimetière de Romagne-sous-Montfaucon (Meuse): 1,412 sépultures.
Les croix de métal, de béton et de pierre
C’est lorsque la VDK put reprendre l’initiative de l’entretien des cimetières allemands en 1966 que l’on vit progressivement apparaître des croix en métal. Celles-ci remplaçaient les anciennes croix de bois pourries et laissées à elles-mêmes depuis la fin de la Grande Guerre. Comme c’est le cas pour le cimetière de Neuville-Saint-Vaast (Pas-de-Calais), qui est aussi le plus grand cimetière allemand de la Première Guerre mondiale en France, quatre soldats reposent en principe sous chacune de ces croix. Leurs noms figurent par groupes de deux, sur chaque côté de la croix. Le bras de celle-ci montre le nom et prénom du soldat, son grade, ainsi que la date de son décès. Bien que l’utilisation du noir illustre pertinemment le caractère lugubre donné à ce cimetière, le métal employé pour les croix explique avant tout un désir chez la VDK d’assurer une certaine durabilité étant donné que les budgets de remplacements des matériaux usés sont limités. Les Alliés avaient entre autres limité l’espace alloué aux cimetières allemands et, vu le nombre effarant de victimes dans ce secteur du front, on pensa que l’apposition de quatre noms par croix serait un moyen convenable de pallier à cette carence. Sans doute que le noir des croix est un contraste qui marque l’esprit du visiteur et, en ce sens, les membres de la VDK ont respecté la ligne de pensée qu’avait jadis tracée Tischler.
À l’instar des croix métalliques, celles en pierre ou en béton remplacèrent les désuètes croix de bois. Toujours par souci de durabilité et d’économie, un bon nombre de cimetières allemands du paysage franco-belge ont leurs sépultures faites de ces matériaux. Par exemple, le cimetière de Roye-Saint-Gille (Somme), où la pierre constitue le matériau principal. Cet exemple révèle une intéressante mise en scène de la mémoire de guerre. La tombe photographiée nous indique que deux corps reposent sous cette croix de pierre. Un officier, le sous-lieutenant Willy Land, et un militaire du rang, le réserviste Franz Kobiela, reposent au même lieu, mais furent tués à deux dates différentes. Cela est un facteur indicatif de la stabilité de cette ligne de front franco-belge où, de novembre 1914 à mars 1918, les positions ne bougèrent presque pas, laissant pour ainsi dire s’accumuler les morts. Un autre principe de Tischler figure sur cette sépulture, à savoir l’égalité des grades dans la mort, puisqu’un officier et un militaire du rang sont enterrés au même endroit.
Le troisième cas de figure relatif aux sépultures que nous présentons est celui des pupitres en pierres naturelles. L’exemple type se trouve au cimetière de Vladslo en Belgique. L’impressionnante concentration des sépultures dans ce cimetière n’est qu’amplifiée par le fait que des plaques (ou pupitres) sont placées à même le sol. Les noms des soldats sont inscrits sur chacune d’elle. Cela constitue bien entendu une solution économique et durable, car une faible quantité de pierre est employée par sépulture. Au plan symbolique, le visiteur est frappé par l’ordre et le caractère macabre déployés. Autant le phénomène de la mort est accentué par ces pierres toutes couchées, autant on est sous l’impression que des hommes encore vivants se jettent au sol afin d’éviter la mitraille.
Cimetière de Neuville-Saint-Vaast (Pas-de-Calais): 44,833 sépultures. On peut y lire l'inscription: Den Menschen, die guten Willens sind (Les personnes de bonne volonté).Cimetière de Roye-Saint-Gilles (Somme): 6,545 sépultures.Cimetière de Vladslo (Belgique): 25,644 sépultures.
Les fosses communes
À l’instar des affrontements en 1870-1871, nous pouvons dire que des raisons similaires à ce conflit ont amené les belligérants à construire un grand nombre de fosses communes, souvent intégrées aux cimetières militaires eux-mêmes. Pour les Allemands, cette situation s’observe davantage si l’on considère les accords passés avec la Belgique (1952) et la France (1966). Ces ententes ont imposé, d’une part, une concentration des sépultures allemandes et, d’autre part, un réaménagement des cimetières abandonnés, dont bon nombre furent reconvertis en fosses communes. Plus ou moins désirés par les Allemands, ces concours de circonstances offrent néanmoins un effet des plus suggestifs sur la boucherie de 1914-1918. Une certaine règle prédomine, telle l’apposition d’un écriteau disant simplement que des soldats allemands reposent en ce lieu. Des informations sur le nombre total de corps ensevelis et une mention quant à ceux n’ayant pu être identifiés y figurent également.
La taille des fosses communes varie grandement, toujours selon les circonstances du temps de la guerre, ou encore de celles dans lesquelles travailla la VDK par la suite. À titre d’exemple, on remarque que la fosse de Neufchâteau-Malonne (Belgique) contient 44 corps, alors que celle du cimetière de Pierrepont (Meurthe-et-Moselle) en contient plus de mille. Si dans la première se trouvent 44 corps non identifiés, la seconde nous présente au contraire des plaques sur lesquelles apparaît l’identité des défunts. Par ailleurs, les exemples des cimetières de Pierrepont et de Sapignies (Pas-de-Calais) illustrent adéquatement ce principe d’intégration des fosses communes dans les cimetières. Ils amènent en ce sens le visiteur à s’interroger davantage sur les circonstances qui provoquèrent cet état de fait. Après tout, tous sont des soldats allemands qui pour les uns reposent sous une sépulture standard, alors que d’autres corps identifiés furent jetés dans la fosse commune. C’est encore du côté des circonstances qu’il faut chercher. L’exemple de la fosse commune dans le cimetière de Walscheid (Moselle) nous enseigne que ces soldats furent tués dans les environs pendant les journées du 19 au 22 août 1914 et enfin rassemblés en ce lieu. Si cet indice montre au visiteur que le carnage fut bien réel et que beaucoup d’hommes meurent en peu de temps, il peut être aussi, pour l’historien qui enquête, une mine d’or d’informations qui permettent de mieux reconstituer la bataille.
Plaque à l'entrée du cimetière d'Aubérive (Marne).Fosse commune de Neufchâteau-Malonne (Belgique): 44 corps non identifiés.Fosse commune de Pierrepont (Meurthe-et-Moselle): 1,084 corps.Fosse commune de Sapignies (Pas-de-Calais): 1,550 corps.Fosse commune de Sarrebourg (Moselle): 83 corps.Plaque identifiant certains corps dans la fosse commune de Walscheid (Moselle): 256 corps.
Les stèles
Nous avons précédemment fait allusion à divers symboles qui s’ajoutent à la mise en scène des cimetières, telles la Grande Croix noire ainsi que les stèles. Ces dernières furent érigées dans les cimetières d’une certaine envergure. Le choix d’une croix n’est, encore une fois, pas automatiquement associé à la chrétienté, même si l’écrasante majorité des soldats allemands étaient chrétiens. En fait, la stèle est un mémorial qui rend hommage à la camaraderie des hommes au front, en particulier dans la mort. Par exemple, la petite phrase évocatrice Ich hatte einen Kameraden, einen bessern findst du nicht (J’avais un camarade, le meilleur que tu puisses avoir) parle d’elle-même. Certains y voient un important élément de pacifisme, d’autres feront une lecture différente en l’associant à la camaraderie naturelle entre les soldats du front. Dans un cas comme dans l’autre, Tischler a jugé importante l’insertion d’une petite phrase à plusieurs sens comme celle-ci. Notons dans cet ordre d’idées que les cimetières militaires britanniques contiennent chacun une stèle sur laquelle on lit la phrase de Rudyard Kipling : Their Name Liveth For Evermore (Leurs noms vivront à jamais). La stèle rappelle au visiteur, en un point précis, qu’une lecture de cette mémoire est envisageable. Elle lui en fournit simplement la genèse.
Stèle dans le cimetière d'Achiet-le-Petit (Pas-de-Calais): 1,314 sépultures.Ich hatte einen Kameraden, einen bessern findst du nicht (J’avais un camarade, le meilleur que tu puisses avoir)
Les sépultures juives
Une autre lecture suggestive de la mise en scène des cimetières allemands repose dans la distinction, sur le fond de bases religieuses, entre les modèles de sépultures chrétiennes et juives. D’après l’historien allemand Christian Zentner, environ 100,000 soldats juifs ont servi dans les armées du Kaiser, et parmi eux 12,000 sont morts au champ d’honneur. Chiffre éloquent qui se traduit sur le terrain par un contraste frappant, au plan esthétique, entre le choix d’une dalle de pierre pour la sépulture juive et celui d’une croix pour la sépulture chrétienne. Néanmoins, les rares tombes juives semblent parfaitement intégrées dans l’océan des sépultures chrétiennes. L’exemple du cimetière de Berru (Marne) est intéressant à cet égard puisqu’on n’a pas fait le choix d’isoler les tombes juives. Après tout, cette mise en scène témoigne que les soldats juifs, comme les soldats chrétiens, ont fait leur devoir pour la Patrie. L’idéal de sacrifice pour la collectivité passe, dans ce contexte particulier, devant celui de la religion et de la culture juives, quoique ces derniers ne sont pas totalement exclus. En plus des informations relatives au décès du combattant (nom, grade, etc.), figurent sur les pierres tombales deux phrases en hébreu. La plus courte dit qu’ici un homme repose, et la seconde : Puisse son âme se faire l’écho dans le cercle des vivants.
Les sépultures juives ne constituent donc pas des éléments discordants dans cet ensemble chrétien. Ils ne le sont pas plus qu’un cimetière où, par exemple, s’entrecroisent tombes normales et fosses communes. Pour y voir plus clair, il faut constamment avoir à l’esprit la mise en valeur des principes de base de Tischler tels la sobriété et le respect.
Cimetière de Beaucamps-Ligny (Nord): 2,628 sépultures.Cimetière de Berru (Marne): 17,559 sépultures.
Les cimetières nationaux mixtes
Les cimetières nationaux mixtes font également partie de la réalité de la mise en scène de la mémoire de 1914-1918 dans le paysage franco-belge. Pourquoi ces cimetières contiennent-ils les sépultures de soldats de diverses nationalités, souvent ennemies? Encore une fois, ce sont les réalités du champ de bataille qui fournissent une première série d’hypothèses, bien avant toute analyse de la dimension symbolique de ces lieux. Comme c’est le cas pour le petit cimetière de Bertrix-Heide (Belgique), les morts français furent pris en charge par les Allemands, qui y inhumèrent aussi leurs soldats tués au cours de cet affrontement local, le 22 août 1914.
Le cimetière Le Sourd (Aisne) offre un autre exemple de lieu de mémoire mixte des plus intéressants. Il rappelle les affrontements dans la région de l’Oise dans les derniers jours d’août 1914. Les Allemands y ont également inhumé les cadavres de leurs adversaires français. Il est étonnant de constater dans ce cimetière que deux types de sobriétés s’affichent. Celle que l’on connaît aux cimetières allemands, et une autre par le drapeau français placé aux côtés de la Grande Croix allemande. C’est ici que les autorités allemandes et françaises travaillent conjointement afin de perpétuer conjointement le souvenir de combattants autrefois ennemis dans la vie, et devenus camarades dans la mort. S’ils étaient davantage connus, ces cimetières mixtes, voire ces mises en scène soudées de la mémoire, constitueraient d’excellents endroits d’éducation pour la jeunesse.
Cimetière mixte de Bertrix-Heide (Belgique): 254 sépultures allemandes et 264 sépultures françaises.Cimetière mixte de Le Sourd (Aisne): 699 sépultures allemandes et 1,333 sépultures françaises.
Deuil et anonymat
Le deuil et l’anonymat sont des dimensions que nous avons peu explorées jusqu’à présent. Le temps accomplissant son œuvre implacable, de moins en moins de familles se rendent en pèlerinage sur les tombes de 1914-1918. Le caractère anonyme de la mort des soldats occupe alors une plus grande place dans la mise en scène de cette mémoire. L’exemple le plus connu d’une mise en scène du deuil se trouve au cimetière de Langemarck en Belgique. En 1956, le Pr. Emil Krieger aménagea quatre sculptures en une œuvre qu’il a intitulée Trauernde Soldaten (Soldats pleurant). Cet artiste s’était inspiré d’une photo bien connue où des soldats du Rheinische Reserve-Infanterieregiment Nr. 258 se recueillent devant la sépulture d’un frère d’armes récemment tué. Il s’agit du premier recueillement brut, celui de pleurer la mort au front, et ce, bien avant que la famille en soit avertie.
Pour ceux qui restent au pays, seul le calme de l’après-guerre offre la possibilité d’aller se recueillir avec un minimum d’intimité sur la tombe d’un parent proche. L’artiste Käthe Kollwitz a sculpté en 1932 sa propre histoire, mais aussi celle de tant d’autres parents. On la voit en compagnie de son mari, tous deux à genoux devant la tombe de leur fils Peter, tué le 23 octobre 1914 dans la région de Dixmude en Belgique. Situées dans le cimetière de Vladslo, ces sculptures représentent en quelque sorte le paroxysme de la mise en scène d’une mémoire de guerre pour une nation qui découvre l’ampleur du cataclysme qui a fauché deux millions d’hommes. Ces sculptures sont universelles, elles parlent au nom de tous les parents dévastés par la perte d’un enfant.
Cimetière de Langemarck (Belgique): 44,304 sépultures.Cimetière de Vladslo (Belgique): 25,644 sépultures.
Conclusion
Pour diverses raisons, qui font à elles seules l’objet d’un autre débat, les cimetières militaires allemands de 1914-1918 ne semblent pas jouir du même degré de fréquentation que leurs homologues franco-britanniques. Sont-ils pour autant des espaces à la marge de la mémoire? Nous avons humblement tenté de démontrer par cet essai que la réponse est non. Ces cimetières nous fournissent aussi des réponses à la vague interrogation que les historiens de la mémoire aiment se poser : que nous reste-t-il de la Grande Guerre?
Autrement dit, comment s’est construit le discours mémoriel à la suite de ce conflit, comment a-t-on mis en scène ces fragments de la guerre de 1914-1918? Poser la question c’est en même temps y répondre. Lorsqu’ils nous parlent, les cimetières du paysage franco-belge nous proposent, aussi bien dans un tout (vaste étendue des croix, fosse commune, etc.) que par quelques éléments (tombe individuelle, monument, etc.), une série d’évocations qui nous autorisent à donner un sens à la tuerie, voire à la théâtraliser.
C’est ce qu’avait compris Robert Tischler lorsqu’il fit de la sobriété un élément capital de la remémoration du drame national, et ce, à travers un discours de pierres qu’il était chargé de mettre en scène. De nos jours, ce sont des étudiants et des conscrits de l’armée allemande qui veillent à l’entretien de ces cimetières et qui poursuivent, au fond, l’œuvre de Tischler. En somme, nous avons proposé une lecture des cimetières allemands, après les avoir parcourus et parlé avec ceux qui s’en occupent. Or, pour que ces lieux de mémoire vivent, ils ont besoin d’être visités, commentés et critiqués.
Bibliogrpahie
•CAPDEVILA, Luc et Danièle Voldman, Nos morts : les sociétés occidentales face aux tués de la guerre ((XIXe-XXe siècles), Paris, Payot, 2002. 282 p.
•BIRABEN, Anne. Les cimetières militaires en France. Architecture et paysage, Paris, L’Harmattan, coll. “Histoire et idées des Arts”, 2005. 215 p.
« L’art (…) doit consister à attirer l’attention de la multitude (…), son action doit toujours faire appel au sentiment et très peu à la raison. », Adolf Hitler
Introduction
Elk Eber, Die letzte Handgranate (Le dernier grenadier), huile sur toile (1937).
Comment un régime totalitaire à l’image de l’Allemagne nazie a-t-il pu voir dans l’art l’une des « clefs d’analyse et de compréhension » (Léon Poliakov) de son existence? D’abord, est-ce si évident que l’art doit être considéré comme un facteur essentiel dans l’explication de la nature d’un régime qui a ruiné non seulement l’Allemagne, mais la presque totalité de l’Europe entre 1933 et 1945? La question qui doit être désormais posée ne pourrait-elle pas être : quel est le lien entre une toile nazie et la Shoah? Il n’est facile pour personne de revenir sur un passé aussi douloureux. Il est encore moins facile d’y revenir lorsque certains historiens, qu’on accuse souvent à tort de déformer la mémoire collective, tentent de trouver de nouvelles voies d’explication afin de mieux comprendre le régime hitlérien.
L’histoire de l’art en Allemagne a, dans ce contexte et pendant longtemps, ignoré qu’entre 1933 et 1945 il y a un art qui a existé. On a considéré que cet art était si mauvais, qu’il a évolué dans un régime ignoble afin de justifier qu’il ne vaille plus la peine de s’y attarder. Plus encore, ce n’est qu’en 1988, lors d’un congrès d’historiens d’art allemands tenu à Francfort, que le sujet de l’art officiel de la période national-socialiste fut débattu pour la première fois en public[1]. Plus de quarante ans après la fin de la guerre, le thème d’une possible « culture » sous le régime nazi était encore tabou. On a placé sous le tapis des pans entiers de cette histoire douloureuse. Comme le souligne l’historien de l’art Peter Adam, il est difficile d’aborder cette période de manière objective, car les débats passionnés autour de la question ont entraîné les politiciens, les historiens de l’art et de larges fractions de la population allemande dans une sorte d’« ignorance volontaire »[2]. La fin de la Guerre froide et la réunification de l’Allemagne ont amené cet État à établir un début de réconciliation avec son passé. Par exemple, l’historien de l’art allemand Peter Reichel explique clairement comment la génération des Allemands d’après-guerre a perçu l’art nazi :
La diabolisation du Troisième Reich en général, et la tendance à accorder à l’art national-socialiste une trop grande importance en particulier, ont sans doute considérablement contribué à l’apparition, après 1945, d’une conception profondément dichotomique: on classait, d’un côté, « l’art dégénéré », et de l’autre, diamétralement opposé, « l’art national-socialiste ». Cette perspective reprenait à son compte le dualisme et la simplification idéologique des responsables de la politique culturelle nazie. Elle aussi, tout comme l’État national-socialiste, établissait une distinction entre une « esthétique du pouvoir » et une « esthétique de la modernité ». Seules les prémisses de son évaluation différaient de ceux de l’État. Après 1945, on proclama que la culture esthétique de l’époque national-socialiste n’était pas de l’art; les modernes que l’on avait qualifiés de « dégénérés » et que l’on avait rejetés devinrent pour leur part la quintessence du « seul art allemand véritable de l’époque ». Ce point de vue trop simplificateur, animé par des préoccupations antifascistes, tirait, c’est compréhensible, au-dessus de la cible; en considérant 1933 comme un point de rupture avec le modernisme, il attribuait à ce tournant historique un rôle excessif et négligeait des courants importants[3].
Le message que lance Peter Reichel incite la société allemande, mais aussi internationale, à corriger le tir face à nos interprétations de cet art nazi. Il est bon, à notre avis, que cette initiative soit venue d’Allemagne, car elle a ouvert un courant historiographique dans les années 1990 où l’on pouvait, enfin, débattre de la question. Cela a permis entre autres à des historiens tels Adelin Guyot et Patrick Restellini, dans L‘Art nazi. Un art de propagande (1996), de réactualiser le débat autour du thème d’un art de propagande, de même qu’à Éric Michaud, dans son Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme (1996), de s’orienter vers la voie du caractère « éternel » de l’art nazi. On constate qu’il y a un intérêt certain pour la question. Nous espérons en conséquence apporter notre humble contribution à ce débat dans cet article.
Hermann Hoyer, Au commencement était le Verbe, huile sur toile, (v. 1937).
Notre compréhension des analyses faites autour de la question de l’art nazi nous amène à croire que c’est principalement la nature, le quoi et le pourquoi des œuvres produites qui ont intéressé les historiens de l’art et un public plus large. Pour notre part, nous voudrions orienter le débat vers une autre perspective, c’est-à-dire par l’explication des caractéristiques reliées à l’art nazi nous permettant de constituer une analyse explicative de l’évolution de l’art en Allemagne entre 1933 et 1945. Autrement dit, comment s’est faite la mise en place progressive d’un contrôle absolu, voire d’une « totalité » sur la nature de la vie culturelle en Allemagne?
C’est le but du présent article que de proposer des éléments de réponses à cette problématique. Nous sommes partis d’un principe simple et connu: dès la prise du pouvoir par les nazis en 1933, un style qu’on peut qualifier d’« hitlérien » fut imposé à l’art, de même que dans tous les aspects de la vie[4]. Cela est d’abord marqué par une sorte de centralisation de la vie culturelle, en particulier au niveau des médiums artistiques employés alors (peinture, sculpture, cinéma, musique, architecture et littérature). L’idée, au départ, consistait à rassembler dans les mains d’un seul organisme ou ministère l’ensemble des médiums permettant la pratique de la culture. Cela ne signifie pas cependant que le régime contrôle totalement la production artistique, mais il peut à tout le moins tenir le portefeuille des subventions et fermer progressivement la porte à toutes tentatives des arts jugés d’« avant-garde » de pénétrer la vie sociale sur une échelle de masse. À travers le Ministère de l’Information populaire et de la Propagande (disons le Ministère de la Propagande), le régime pourrait exercer un meilleur contrôle sur la production artistique tout en diffusant les ordres du Führer concernant les arts par exemple. Il s’agit de légitimer une « dictature culturelle » en soumettant l’Art à l’État.
Une fois que le régime s’est donné des instruments de contrôle, il faut alors définir ce que l’on veut effectivement contrôler. C’est une étape où l’autorisation devient le concept fondamental de la perception qu’a le régime face aux œuvres artistiques produites. L’aspect de l’autorisation se rapporte plus précisément à toute l’élaboration de critères, principalement idéologiques, qui permettent au régime de dire qu’une œuvre est ou n’est pas conforme aux vues du parti représentant le peuple allemand. Une œuvre mauvaise, voire « dégénérée », peut être rejetée par le régime et son auteur ciblé en étant interdit de production ou qu’on lui refuse une aide financière publique. C’est une période où la production artistique est filtrée, dans un contexte où se déroule une sorte de Kulturkampf (Combat pour la Culture, la « bonne »).
Contrairement à ce que bon nombre d’historiens d’art ont pu écrire, une production artistique « autorisée » ne devient pas automatiquement « officielle ». À l’étape de l’autorisation, nous sommes d’avis que le régime sait ce qu’il ne veut pas, mais il n’est pas encore en mesure de dicter efficacement ce qu’il veut pour l’avenir. Bref, s’il y avait eu quelques écarts au moment de l’étape cruciale de l’épuration du mauvais en art en Allemagne, alors cette fois-ci le régime considère qu’il est assez « mature » pour prétendre que la vie culturelle peut se développer librement sans les entraves de l’avant-garde.
(Anonyme, sans date), Kampfzeit (L'époque du combat). Toile glorifiant la période d'avant 1933, où les nazis luttaient pour la prise du pouvoir.
Un art dit « officiel » est un art qui doit sauver le peuple allemand de la décadence, donc un art pour lequel il faut établir des critères de production. Nous pensons qu’un art officiel symbolise la stabilisation du régime qui n’a plus qu’à devenir totalitaire. Un art officiel peut être un outil de propagande au sens où il « informe » le peuple, mais aussi un symbole qui confère au régime son caractère d’éternité puisque les œuvres produites doivent laisser des traces permanentes dans l’histoire, comme le firent les réalisations gréco-romaines. Il conviendrait à cette étape de parler d’« art total », où les questions et les recherches deviennent inutiles et nulles. Cet art devenu officiel et planifié peut dicter le développement du régime.
L’analyse proposée précédemment vise à rétablir le dialogue entre le passé et le présent, entre la poussière d’une histoire souvent ignorée et une volonté contemporaine de savoir ce qui s’est vraiment passé. Si certaines personnes vont jusqu’à nier pour maintes raisons la présence des camps de la mort, alors il est d’autant plus surprenant de constater que leurs détracteurs vont par ailleurs nier l’existence d’un art qui a pu véritablement être nazi. En fait, ils savent qu’une vie culturelle en Allemagne nazie a existé, mais ils en nient la réalité, de même que pour ceux qui démentent l’existence des camps de la mort, alors que les preuves sont évidentes. Ce jeu du chat et de la souris a une conséquence fâcheuse que voici : dans les deux cas, il sert à masquer puis à refuser la vérité. Dans son petit livre intitulé Négationnisme et totalitarisme, le philosophe Christian Godin explique ce phénomène :
La psychanalyse peut nous aider à nous faire découvrir et comprendre cette négativité d’au-delà de la négation, parce que négativité d’en deçà de la raison. Elle nous fournit le concept de dénégation qui renvoie au refus, inspiré par l’inconscient, que le sujet oppose à la réalité telle qu’elle est. Ainsi de la mère qui dresse, à chaque repas, le couvert pour son fils pourtant mort à la guerre, est-elle dans un état de dénégation. Il est clair que cette attitude n’est pas de doute ni de soupçon, qu’elle est irrationnelle, que le refus de l’évidence qu’elle manifeste ne participe d’aucune démarche de vérité. Il en va de même avec l’attitude de ceux que l’on nomme négationnistes et que pour cette raison (pour cette déraison plutôt) on devrait nommer de préférence dénégationnistes[5].
Christian Godin mentionne par ailleurs un problème qui peut avoir de lourdes conséquences s’il demeure incompris:
Le dénégationnisme pose également un problème logique, voire déontologique : en abolissant le réel, qui est l’objet premier du dialogue, il supprime la condition du dialogue. Contredire un dénégationniste revient à réinjecter du sens et du réel là ou il n’y en avait plus : on comprend dès lors qu’il n’attende que cela[6].
Il semble donc du devoir de l’historien de rétablir le dialogue, c’est une question de déontologie comme le souligne Godin. Pour ce faire, il faut regarder la situation en face, par la prise en considération des faits. La situation est la suivante : un art nazi a existé, qu’on le veuille ou non, et il mérite pleinement d’être étudié pour ce qu’il a été.
Les premiers pas de la dictature et les conséquences sur les arts
Dès la prise du pouvoir par les nazis, le 30 janvier 1933, on peut dire que la dictature a commencé à se mettre en place, même si ceux-ci ont, au tout début, formé un gouvernement minoritaire, de coalition avec les conservateurs. Rapidement débarrassé de ses adversaires, Hitler a pu instaurer son autorité, dans la culture comme dans tous les autres domaines. Le dictateur a pu s’exprimer grâce à l’aide précieuse de son ministère de la Propagande responsable des affaires culturelles, et c’est par cette voie qu’il a pu, avec le temps, soumettre complètement l’art à l’État.
La création du Ministère de la Propagande : sa mission
Hubert Lanzinger, Le porte-étendard (sans date).
Le 13 mars 1933, moins de deux mois après la prise du pouvoir, une ordonnance est émise annonçant la création du Ministère de l’Information populaire et de la Propagande, mieux connu par la suite sous le nom de ministère de la Propagande. Son dirigeant était Joseph Goebbels. Docteur en littérature, Goebbels avait joint le Parti nazi en 1922 et il fut l’un des premiers collaborateurs de Hitler. Spécialiste de la mise en scène, il avait joué un grand rôle lors des élections de 1932 en œuvrant dans l’ombre afin de pousser Hitler au centre des projecteurs. N’ayant pas oublié les services rendus pour la cause nazie, Goebbels fut récompensé par Hitler en recevant le portefeuille de la Propagande, lui donnant ainsi le contrôle absolu sur tous les médias.
Sa longue expérience d’organisateur de réunions et de rédacteur de discours dans les années 1920 a donné au nouveau ministre toute l’expérience nécessaire afin d’occuper le siège d’un ministère considéré comme important à l’époque. De plus, c’est avec des idées et un programme clairs que Goebbels dicte, dès le départ, comment il entend gérer son ministère, particulièrement en matière de culture. D’abord, si on exclut les ordres émanant du Führer, il est le seul maître à bord et ne tolère aucune critique. Par la suite, Goebbels décide de diviser son ministère en cinq grandes branches (outre les services administratifs) : propagande, radio, presse, cinéma/théâtre et lettres/musique/arts plastiques[7]. Jusqu’à l’automne de 1933, c’est ainsi qu’a fonctionné le ministère, dont les tâches étaient de contrôler la vie culturelle.
Or, Goebbels se rend compte quelques mois plus tard que son ministère se trouve avec des problèmes internes de juridiction et ne parvient pas à exercer un contrôle total sur la culture en Allemagne. Le 22 septembre, il prend la décision de créer une Chambre de la Culture afin de resserrer l’étau sur la production artistique et médiatique. Cette Chambre, dirigée par Goebbels lui-même, est subdivisée en Chambres professionnelles affectées à chaque médium : presse, littérature, théâtre, musique, radio, cinéma, Beaux-arts. En affectant des tâches et des dossiers précis à chacune de ses Chambres, Goebbels pensait centraliser toutes les activités culturelles et artistiques en plaçant le tout sous sa tutelle directe[8].
Si l’on considère le domaine de notre étude, celui de la peinture, on peut faire l’analyse suivante. D’abord, ce médium artistique est désormais supervisé par la Chambre professionnelle des Beaux-arts. Tout ce qui se produit comme peinture en Allemagne se trouve centralisé dans cette Chambre. À la tête de celle-ci se trouve un conseil présidentiel de deux membres nommés par Goebbels. Plus tard, le 1er novembre 1933, le Ministère de la Propagande émet une ordonnance rendant obligatoire l’adhésion à l’une des chambres spécifiques pour tous ceux dont l’activité relève de la production, la reproduction, la distribution ou la conservation des biens culturels.
Toile anonyme et sans titre rappelant un événement important pour les nazis: le 9 novembre. C'est le 9 novembre 1923 que les nazis ont tenté, à Munich, de s'emparer du pouvoir lors du célèbre Beer Hall Putsch dans lequel 16 membres des Sections d'assaut (S.A.) périrent. À chaque année, les nazis rendirent hommage à ces S. A. tués au cours de ce putsch. On voit sur la toile Hitler déposer une gerbe de fleurs devant le monument funèbre consacré à ces S. A.
Ainsi, un peintre voulant exercer son art doit forcément s’inscrire à la Chambre des Beaux-arts, en plus de remplir un questionnaire sur la nature de son métier et subir une enquête policière[9]. Si le candidat ne répond pas à ces demandes ou refuse tout simplement de s’y soumettre, le président de la Chambre des Beaux-arts peut, en vertu du paragraphe 10 du décret du 1er novembre : « (…) refuser l’adhésion, voire de procéder à l’exclusion d’un membre s’il se présente des faits prouvant que la personne considérée ne possède pas les qualités et l’aptitudeindispensables pour exercer son activité[10]. »
Dans ce contexte, on comprend que les artistes jugés d’avant-garde seront étroitement surveillés. La création du Ministère de la Propagande nous apparaît être la première étape où le régime se donne des outils, non seulement bureaucratiques, mais aussi judiciaires et policiers, afin de contrôler la vie culturelle.
La voix du Führer
Maître de l’Allemagne, Hitler l’est évidemment dans le domaine culturel, où l’intérêt porté par le dictateur aux questions artistiques fut marqué par un point de vue n’ignorant pas que l’art doit amener le peuple allemand vers sa grandeur. Aux yeux des Allemands, le Führer a toujours imposé son opinion en matière artistique avec le double dessein de faire de l’art un domaine aussi important que la politique, mais aussi d’amener la population à croire que le dictateur est une référence apportant toutes les réponses « justes » sur les orientations à prendre. Dans cette optique, le poids qu’exerce son opinion en matière de culture est fondamental à la compréhension de l’art nazi.
L’historien américain Jonathan Petropoulos écrit à ce sujet : » Yet what is crucial for this study is the manner in which he (Hitler) inspired his subordinates to adopt similar views and concerns, and the way in wich he interceded in the determination of the government’s cultural policies[11]. » Bref, Hitler dirige tout. Le 23 mars 1933, il annonce à la Chambre des Députés la ferme intention de son gouvernement d’entreprendre une épuration complète de la société afin que la race et le sang redeviennent les piliers de l’inspiration artistique[12]. Il va chasser de tous les médiums artistiques les productions jugées non conformes à l’idéal de pureté de race et de sang qu’il conçoit. Sous l’arbitraire d’un pouvoir politique dictatorial, l’art prend la forme d’un esthétisme orienté et vu comme un instrument de propagande dans ce contexte.
Hitler à la Maison de l'Art allemand à Munich, en compagnie de dignitaires du Parti nazi.
L’opinion de Hitler sur les arts n’a pas toujours pris la forme de décrets émis de façon régulière. Autrement dit, ses collaborateurs ont souvent appliqué des mesures fondées à partir d’interprétations de discours, de paroles entendues lors de conversations publiques ou d’entrevues. Il ne s’agit pas de propos tenus à la légère, mais de paroles qui, nous pensons, reflètent fidèlement la pensée de Hitler au cours des premières années de son régime. Cette pensée ne va qu’en se durcissant à mesure que les nazis s’accrochent au pouvoir. Prenons par exemple un article anonyme paru dans l’organe officiel du Parti nazi, le Volkischer Beobachter (L’Observateur populaire[13]) en 1934 :
Ils (les artistes) le savent tous : parmi les millions d’Allemands, c’est de la société des vrais artistes que ne cesse de se réclamer le Führer. L’artiste allemand rend grâce au Führer de son grand et chaleureux intérêt. L’autorité du Führer et les artistes ne font à jamais plus qu’un dans le présent et l’avenir. Dans le Reich d’Adolf Hitler, il n’y a pas un seul artiste allemand qui ne réponde affirmativement, de sa plus profonde conviction, au dessein et à l’esprit du Führer en politique et en art[14].
La voix de Hitler amène les artistes désireux de plaire au régime à répondre à des attentes qui sont parfois exigeantes. L’artiste doit se fondre dans son Führer, dans un esprit où les divergences idéologiques et esthétiques n’existent pas. Si le Führer émane des plus profondes racines du peuple allemand (ex: le sang et le sol), alors l’artiste doit être à l’image de la collectivité (Volksgemeinschaft[15]). Il faut absolument voir dans les toiles produites cette image du peuple allemand.
Quelques années plus tard, à l’été de 1937, un certain Dr. Hans Kiener écrit quelques lignes qui tentent de donner du contenu à la position de Hitler en matière d’art :
The Führer wants the German artist to leave his solitude and to speak to the people. This must start with the choice of the subject. It has to be popular and comprehensible. It has to be heroic in line with the ideals of National-Socialism. It has to declare its faith in the ideal of beauty of the Nordic and racially pure human being[16].
Ces lignes, Kiener les écrit à une époque qui est toute différente de celle de 1933. En effet, les nombreux succès diplomatiques de Hitler sur la scène européenne et le redressement économique de l’Allemagne ont conféré à son régime une stabilisation politique évidente. En conséquence, les lignes écrites par Kiener dans la presse sont les reflets d’une politique culturelle qui s’affirme de façon autoritaire. Par Kiener, on comprend que Hitler exige de l’artiste qu’il quitte son individualisme pour revenir à des racines communautaires. L’artiste ne travaille pas pour lui, mais pour ses compatriotes. Les sujets qu’il choisit doivent inévitablement concerner tout le monde. Non seulement l’Allemand doit se reconnaître dans le sujet, mais il doit en plus reprendre confiance en lui, à travers un modèle d’héroïsation tricoté par le Parti nazi. Cet Allemand est unique, il appartient à cette « race des seigneurs » chargée de gouverner le monde. C’est en somme tous ces critères que Hitler veut voir et sentir dans les toiles exécutées.
Adolf Wissel, Famille paysanne de Kahlenberg (1939).
Pour l’historien de l’art Jonathan Petropoulos, Hitler a voulu également s’accaparer d’un « héritage » propre au peuple allemand. Cet héritage se définit politiquement dans cette prise de conscience que les Allemands de toute l’Europe doivent s’unir spirituellement, mais aussi matériellement, en ce sens où la production artistique de ce peuple doit être à nouveau entre ses mains :
Hitler’s love for this particularly German art derived in part from his cultural nationalism. Providing his own interpretation of theories of art developed during the Romantic period, he postulated that all art was national. Hitler believed that race formed the basis of both nationhood and culture and therefore linked the three concepts in an inseparable manner. Amid the larger project of promoting the cultural manifestations of the nation and race, Hitler engaged in a crusade to gain control over the entire cultural heritage of the German people. Just as he aspired to unify the German Volk in Europe, he sought to bring together all of the artworks that constituted the nation’s artistic legacy[17].
Petropoulos insiste sur le nationalisme de Hitler dans l’explication de sa conception esthétique. Ce nationalisme fanatique rejette toute la dimension internationale de la production artistique. Pour Hitler, tout art est et doit demeurer un produit de la communauté nationale, entendue dans ce contexte comme « communauté raciale ». C’est sans doute un facteur qui incite Hitler à détester l’avant-garde, qu’il a toujours qualifiée d’« internationale ». Le chef de l’Allemagne a toujours ressenti la mission de s’approprier l’héritage culturel des Allemands afin de préserver la pureté raciale de ce peuple.
Finalement, nous pensons que la voix du Führer s’est imposée dans l’art nazi en s’attaquant à la modernité et à la critique. Ni l’une ni l’autre ne sont tolérées, car il s’agirait alors de remettre en cause l’autorité de Hitler en plus de se questionner sur la voie à suivre dans la construction d’une Allemagne nouvelle. Pour le ministre de la Propagande Goebbels, l’explication au peuple de ces idées de modernité et de critique était importante puisque non seulement il voulait les éliminer, mais cette action devait montrer à la population que le Parti nazi travaille pour elle dans la bonne voie. Prenons par exemple un extrait de discours prononcé par le ministre à la Chambre de la Culture en juin 1934 :
Le ministre de la Propagande, Joseph Goebbels.
We National Socialists are not unmodern; we are the carrier of a new modernity, not only in politics and in social matters, but also in art intellectual matters. To be modern means to stand near the spirit of the present (Zeitgeist). And for art, too, no other modernity is possible[18].
Goebbels prononce ici un discours qui nous semble ambivalent. En effet, il se fait le porte-parole de la volonté du Führer en prônant une modernité qui n’a rien à voir avec l’avant-garde ou l’ouverture d’esprit. Être moderne pour les nazis se rapporte davantage au fait d’avoir mis à la porte le régime de Weimar, d’avoir persécuté tout ce qui n’est pas conforme aux vues du Parti et d’imposer un mode de vie basé sur une dictature qui deviendra totalitaire, avec toutes les persécutions et exclusions que cela implique. Par ailleurs, Goebbels planta en quelque sorte le clou dans le cercueil des débats sur la modernité en supprimant du jour au lendemain la critique. L’année 1936 constitue un tournant majeur à cet effet, si l’on en croît un autre discours prononcé par le ministre :
Because this year (1936) has not brought an improvement in art criticism, I forbid, once and for all, art criticism in its past form. From now on art reporting will take the place of art criticism. Criticism has set itself up as a judge of art – a complete perversion of the concept of « criticism » (…) Art reporting should not be concerned with values, but should confine itself to description. Such reporting should give the public a chance to make up its own mind. Only those publicists who follow the ideas of National Socialists and speak with the honesty of their hearts will be allowed to undertake such a task[19].
Pour Hitler, la critique artistique fut perçue comme un instrument qui désoriente le public. Le manque d’uniformité et les divergences d’analyses ont, selon le Führer, semé un manque de confiance du peuple allemand envers son art. Maintenant il s’agit, comme le souligne Goebbels, d’écrire des rapports purement descriptifs. Le peuple allemand est apparemment assez intelligent pour se forger une opinion sur les œuvres produites, mais il n’est pas en mesure de parler pour lui-même en dehors du cadre des idéaux du Parti. C’est une liberté d’expression que nous qualifions de « déguisée », en ce sens où elle incite les gens à parler avec leur cœur, mais toujours à l’intérieur des frontières idéologiques du national-socialisme. On comprend en conséquence que la marge de manœuvre dans l’expression des idées en art se trouve à être extrêmement réduite, sinon nulle.
Légitimer la dictature culturelle ou la soumission de l’art à l’État
Ferdinand Staeger, Nous sommes les soldats de l'ouvrage, huile sur toile (1938).
De notre point de vue, la situation des artistes en Allemagne nazie nous semble désespérée, dans la mesure où leur liberté d’expression fut hypothéquée au profit de la promotion des idéaux du régime. Or, l’État est conscient qu’il a besoin des artistes afin de légitimer en quelque sorte son pouvoir et il ne se gêne pas pour dire que l’art doit lui être soumis. Le Troisième Reich veut se donner une image d’homogénéité qui se traduit dans l’élaboration d’un mode de vie totalitaire, mais fonctionnel. Tous les aspects de la vie, y compris l’art, doivent s’intégrer au système totalitaire et ne peuvent en conséquence agir de façon indépendante.
Le régime tente de légitimer, voire de justifier, cette forme de dictature culturelle. Autrement dit, il tente de convaincre le peuple allemand de ses propres abus envers ce dernier. Il sait parfaitement qu’il assume la responsabilité dans l’élaboration de cette légitimité qui se traduit par la mise en place d’une conception esthétique dont nous avons précédemment esquissé quelques traits. Cette responsabilité n’est pas, à notre avis, le résultat d’initiatives prises par quelques individus rôdant autour de Hitler, mais elle est plutôt le fruit d’un ensemble de personnes et d’organisations qui, dès les années 1920 en y incluant les milieux conservateurs de la bourgeoisie, avaient pensé à cadrer les artistes afin que ces derniers produisent des œuvres conformes aux vues de l’État.
En 1978, Lionel Richard émettait un avis contraire quant à la responsabilité du nazisme dans la mise en place d’une conception esthétique pour l’art :
Il résulte de ce genre d’attitudes que le nazisme en lui-même ne serait pas tenu pour responsable des conceptions esthétiques qui ont prévalu en Allemagne de 1933 à 1945. Celles-ci seraient dues non à un système politique précis, mais au rôle influent joué par quelques individus bornés et fermés à toute sensibilité artistique. Inversement, la politique culturelle du Troisième Reich ne jetterait pas le discrédit sur le fascisme en tant que régime politique. Il serait possible d’imaginer un gouvernement fasciste disposant d’un large appui parmi les artistes en n’exerçant aucune pression sur eux[20].
Ce point de vue est révélateur, car il énonçait, trente ans après la fin de la guerre, qu’il serait intéressant de faire la distinction, spécialement en matière de culture, entre le nazisme en tant qu’idéologie et les actions prises par les dirigeants, indépendamment de leur programme politique. Richard écrit que ces individus « bornés et fermés » ne disposaient d’aucune sensibilité artistique. À notre avis, il s’agit d’une généralisation excessive parce qu’il semble mettre temporairement de côté tout l’intérêt et toute la sensibilité portés par les dirigeants nazis envers l’art, fut-il conservateur et haineux de l’avant-garde. Richard traite également de la soumission de l’art à l’État lorsqu’il mentionne la possibilité, pour un gouvernement fasciste, d’un appui potentiel et massif des artistes pour le régime.
Paul Junghanns, Labourage (sans date).
En lisant entre les lignes, on y voit une distinction entre dictature et totalitarisme, car un régime de type dictatorial peut réprimander ses artistes, mais il ne tentera pas obligatoirement de créer un « Homme nouveau », un « Artiste nouveau », qui doit servir aveuglément l’État à des fins précises. En somme, nous pensons qu’un régime voulant soumettre l’art à ses volontés doit inévitablement exercer des pressions sur ses artistes. Le régime fait comprendre aux artistes qu’eux aussi doivent participer à la construction d’une nouvelle société et que l’imposition de règles esthétiques fait partie de ce plan afin que l’édifice soit solide. Les nazis ont pensé à la construction d’un seul projet collectif et non pas à des constructions en parallèle.
Une idée est cependant certaine : les nazis ont tenté de légitimer leurs politiques en matière de culture en disant aux artistes qu’ils étaient vraiment importants dans la société. Créateurs d’un nouvel idéal artistique et politique, ils ont un rôle capital à jouer dans le gouvernement, au même titre que le paysan, l’ouvrier et le soldat. Hans Friedrich Blunck, poète, écrivain et président de la Chambre de littérature, a laissé ses impressions à ce sujet : « Ce gouvernement (nazi) qui plonge ses racines dans l’opposition au rationalisme, est bien conscient de l’indéfinissable aspiration du peuple qu’il gouverne, de ses rêves qui flottent entre le ciel et la terre et que seul un artiste peut expliquer et exprimer[21]. » Blunck fait une belle tournure de phrase énonçant non seulement le caractère légitime du régime hitlérien, mais il justifie du même coup le rôle créateur des artistes dans ce système.
Si Blunck peut, en tant que président de l’une des Chambres de culture du Reich, convaincre une certaine clientèle artistique de produire pour le régime, il ne peut en revanche bien justifier le manque d’inspiration évidente, soit le vide d’originalité qui caractérise les œuvres et plus particulièrement celles de la peinture. Les artistes qui ont, soit par crainte de représailles ou pour gagner leur pain, accepté à contrecœur de produire pour le régime deviennent corrompus le temps que dure la dictature. Quant aux artistes qui ont collaboré de bonne foi avec le régime, ils ralentissent toutes les tentatives de résistance qu’aurait pu opposer la communauté artistique, si elle en avait eu les moyens. Peter Adam établit un bilan autour de la question : » The corruption of the artists had much to do with the publicness of their art. The official support system did remove the artist from the necessary abrasiveness, the rough and tumble. As a result the creative impulse was sadly lacking[22]. »
Adam sous-entend que la majorité des artistes corrompus par le régime furent ceux dont la production était acceptée dans les milieux bourgeois, bref ils produisaient un art « acceptable », un art qui ne s’écarte pas dans les méandres de la modernité. Ils étaient « récupérables » par l’État et répondaient déjà à une série de règles esthétiques que les nazis entendaient imposer. Quant au milieu des avant-gardes, ils étaient également connus, mais bon nombre furent victimes de persécutions. Cela fit en sorte qu’il valait mieux pour un artiste reconnu pour son appartenance à ces mouvements de se retirer de la vie publique. De plus, les œuvres produites par les avant-gardes ne correspondaient pas aux vues du régime. Cette situation enleva certainement une bonne dose de créativité et laissa un art dénudé de recherches esthétiques, comme le souligne Adam.
Arthur Kampf, Laminoir, huile sur toile (1939).
Dans un autre ordre d’idées, Goebbels rend hommage à l’art, car celui-ci a donné un grand coup de pouce à la propagande. Pour le ministre, il fait nul doute que les impulsions artistiques alimentent la propagande par des sujets qui intéressent le peuple et par l’impression d’une vitalité des traits et des couleurs. Les nombreuses études faites sur la propagande à travers l’histoire du XXe siècle ne font pas abstraction de la qualité de la psychologie populaire produite dans l’Allemagne nazie. Dans ce contexte, Goebbels prononce ce discours lors de la Semaine du théâtre organisée à Hambourg du 16 au 23 juin 1935 :
Qu’en aurait-il été de notre mouvement sans la propagande? Et où tomberait notre État si, aujourd’hui encore, une propagande réellement créatrice ne lui donnait pas son visage spirituel? Est-ce que l’art n’est pas lui aussi une forme d’expression de ce pouvoir de façonnement? Est-ce dégrader l’art que de le mettre sur le même plan que cette noble science qu’est la psychologie populaire, elle qui en premier lieu a arraché le Reich à l’abîme? Ce n’est pas avec des théorèmes uniquement que, dans une époque de misère comme la nôtre, on peut secourir un peuple : il faut lui donner des possibilités pratiques de commencer une vie nouvelle. C’est ce que nous avons fait, nous qui travaillons jour après jour à la solution de ces tâches[23].
Même s’il se donne le beau rôle pour avoir « sauvé le Reich », Goebbels dit que l’art a donné à sa propagande son aspect créateur. Il va plus loin encore en disant que la propagande a donné au peuple ces « possibilités pratiques », c’est-à-dire des solutions affichées sur les murs dans le but de régler les problèmes de la vie au quotidien. L’art a par conséquent illustré ces solutions de manière à convaincre les gens. Le ministre voit l’art comme une arme très puissante, dans la mesure où celui-ci reste toujours en lien avec les sujets traités par la propagande.
Un État qui se dit « légitimé » par le peuple doit employer des moyens d’expression qui le sont tout autant. Autrement dit, le régime nazi, justifiant l’état de crise et de décadence constante dans lequel est plongée l’Allemagne, va prendre des moyens drastiques afin de régler les problèmes, quitte à supprimer certaines libertés. L’art n’échappe pas à ce manège et Goebbels sent le besoin de s’expliquer sur cette situation lors d’un autre discours tenu la même année, le 15 novembre 1935, devant la réunion annuelle de la Chambre de la Culture à Berlin.
Dans son exposé, il insiste sur l’importance d’exercer une dictature culturelle. Reconnaissant qu’il est impossible de tout réglementer, en particulier dans le domaine de la culture qui, par tradition, fut toujours plus éloignée de la bureaucratie, Goebbels pense que les « énergies culturelles » de la communauté sauront pallier au manque de contrôle que l’État peut pratiquer sur la montée du modernisme[24]. L’État, selon le ministre, est justifié de circonscrire des balises à l’art, sous la direction du politique et non de l’art lui-même. Reprenant les propos de Hitler que nous avons évoqués précédemment, Goebbels affirme qu’une liberté d’expression existe dans le cadre bien défini des « nécessités » et des « responsabilités » nationales[25]. L’art n’a plus qu’à se soumettre au régime.
Adolf Reich, La collecte de la laine à Munich (1942).
Le vrai du faux ou l’épuration de la production artistique
Nous pouvons, à ce stade-ci, penser qu’une conception esthétique unique vient d’être élaborée afin de guider et donner un sens à la vie culturelle nazie. Cependant, ce constat fait fi d’une série de disputes à l’intérieur même de l’organisation du Parti, et plus particulièrement entre les deux plus importants idéologues de la formation : Joseph Goebbels et Alfred Rosenberg. La question de l’épuration des œuvres artistiques, c’est-à-dire cette idée de recherche du vrai et du faux, hante les esprits de ces deux hommes, qui vont s’affronter à un point tel que Hitler devra intervenir en personne pour calmer le jeu. Toute cette polémique s’inscrit dans ce grand courant nommé Kulturkampf (Combat pour la culture) qui vise ni plus ni moins à imposer une vérité artistique. Cet affrontement entre le « bon » et le « mauvais » art trouve son paroxysme dans l’exposition Entartete Kunst (Art dégénéré) en 1937.
Divergences idéologiques : Goebbels contre Rosenberg
Conrad Hommel, Hitler (1940).
Bien assis à la tête de son ministère de la Propagande, Goebbels n’était pas le seul maître à penser du régime en matière de culture. Autour de Hitler, un autre homme du nom d’Alfred Rosenberg exerçait une influence notable sur la conception esthétique du Troisième Reich. Ingénieur et architecte de formation, Rosenberg avait joint le Parti à ses débuts en 1919. Deux ans plus tard, il dirigeait l’organe officiel, le Volkischer Beobachter, et ses analyses détaillées de l’antisémitisme, du racisme, du nationalisme et de l’antibolchevisme lui ont valu rapidement l’attention de Hitler. En 1930, Rosenberg publie son célèbre essai intitulé Le Mythe du XXe siècle, dans lequel il décrit sa théorie de la supériorité de la race aryenne (« mythologie raciale ») appelée à dominer les autres, tout en insistant sur le combat permanent contre la « race juive ».
Dans son livre, comme le rapporte l’historienne américaine Stephanie Barron, Rosenberg dénonce l’expressionnisme et tout ce qui se rapporte à l’art moderne[26]. Il pense que l’art moderne n’obéit pas aux standards nationaux que le peuple allemand est en droit d’exiger de son art. Par son caractère international, l’art moderne est perçu par Rosenberg comme un « art judéo-bolchevique ». En fait, tous ces termes de « juif », de « bolchevique » et de « dégénéré » que l’on attribuait à l’art moderne ne reflètent, à notre avis, qu’une tendance qui consistait à l’époque à associer la race avec un type spécifique d’art produit.
Il n’est pas surprenant, dans ce contexte, de voir que des gens comme Rosenberg et Hitler voulaient que soient systématiquement détruites toutes les œuvres d’art moderne. Ce qui est un peu plus « surprenant », c’est de constater qu’à l’opposé, Goebbels ne souhaitait pas que toute la production artistique moderne passe au bûcher[27]. C’est d’abord par souci de préserver l’image de marque du régime que Goebbels voulait que soient atténuées les mesures prises contre les artistes de l’avant-garde et leurs œuvres. Malgré les protestations de Rosenberg, Goebbels avait au départ protégé certains artistes comme les compositeurs musicaux Furtwängler et Strauss. De plus, le ministre de la Propagande était un admirateur de peintres tels Munch, Van Gogh et Nolde, tous trois rejetés par le régime. Toujours dans le domaine de la peinture, Goebbels, au grand dam de Rosenberg, organise en juillet 1933 une exposition intitulée Trente artistes allemands, dans laquelle figurent, par exemple, des œuvres avant-gardistes de Schmidt-Rottluff, Macke, Pechstein, Nolde et Barlach. Située dans la galerie Ferdinand Moeller, cette exposition sera interdite quelques jours plus tard, sous l’ordre du ministre de l’Intérieur Frick, une fois que celui-ci en fut informé.
Paul Padua, Le Fürher parle (1939).
Cet incident ne pouvait pas être passé sous silence, puisque Rosenberg avait déjà averti Hitler des initiatives de Goebbels. Ce dernier va encore plus loin lorsqu’il appuie la démarche de deux peintres nazis, Otto Andreas Schreiber et Hans Weidemann, de fonder un bimensuel artistique tiré à 5,000 exemplaires intitulé Kunst der Nation (L’Art de la nation[28]). Le « problème » avec cette revue est que ses deux rédacteurs, reconnus officiellement par le régime, prennent la défense de l’expressionnisme, et ce, avec l’appui de Goebbels. Dans le but de combattre ces initiatives, Rosenberg fonde de son côté la Ligue de Combat pour la Défense de la Culture avec laquelle il veut officiellement faire la promotion d’un véritable art allemand, sauf que cette ligue a pour but détourné de combattre Goebbels.
Conscient de la pression exercée sur lui, Goebbels n’encourage plus, mais « tolère » en 1934 une dernière exposition consacrée à son ami Nolde, où l’on peut voir une soixantaine d’aquarelles et lithographies de l’artiste expressionniste. Le ministre de la Propagande avait atteint la limite puisque, pour sa propre sécurité, mais aussi pour son avancement politique, il devait à l’avenir se rallier aux vues du Parti.
Ces attaques contre l’expressionnisme et contre l’art moderne en général se firent de façon assez sporadique avant le terrible événement de la Nuit des Longs Couteaux en juin 1934. À partir de ce moment, les affrontements entre Goebbels et Rosenberg devinrent plus fréquents, puisque l’expressionnisme redevint une cible privilégiée des nazis. L’art moderne est désormais un thème important pour eux, autant que puissent l’être les Juifs et le bolchevisme. Notons par exemple les attaques régulières, voire les persécutions, contre Dix, Barlach ou Kokoschka. Par ailleurs, certains artistes membres en règle du Parti nazi furent la cible de persécutions, car ils étaient reconnus pour leurs tendances expressionnistes. Emil Nolde est à ce titre l’exemple le plus frappant, car il avait adhéré assez tôt au parti et il était un grand ami de Goebbels.
Les mesures répressives contre l’art moderne ont également touché certains médias, comme la revue Kunst der Nation qui fut supprimée au début de 1935. La même année, le gauleiter (préfet) Julius Streicher organise à petite échelle une exposition sur l’« Art dégénéré » à Nuremberg. Il est important de voir dans ces démarches que les nazis désirent entretenir ce « combat pour la Culture ». Avec l’art, on alimente la lutte consistant à définir une identité collective au peuple allemand, tout en supprimant les corps étrangers représentés par l’art moderne. Comme le souligne Éric Michaud, le combat sur le front de l’art est la part la plus « noble » puisqu’il contribue, dans un premier temps, à forger cette identité dont ont tant besoin les nazis, mais qu’il s’acharne simultanément à bannir le Juif qui vit dans le corps et dans l’esprit[29]. C’est comme si la mise à l’avant-plan du combat contre l’art moderne servait de rideau masquant toutes les mesures de violences physiques exercées à l’égard de tout ce qui est contraire à la philosophie nazie.
C’est dans ce contexte que les divergences idéologiques entre Goebbels et Rosenberg ont évolué. Hitler est intervenu dans ce conflit afin de garder l’image d’un parti unifié. Il a surtout donné raison à Rosenberg, puisque celui-ci prônait une « politique artistique » (Kunstpolitik) plus près de sa propre vision. Goebbels a dû, quant à lui, se rallier à la politique artistique définie par Rosenberg et Hitler en 1936, politique dans laquelle la décision de poursuivre le combat contre l’art moderne fut prise. Deux ans plus tard, on assiste à la montée en force de mesures encore plus drastiques contre les artistes modernes[30].
Werner Peiner, Terre allemande (1933).
« Entartete Kunst » : combattre le mal par le mal
Le Kulturkampf rêvé par Rosenberg atteignit son apogée lors de la tristement célèbre exposition intitulée Entartete Kunst tenue pour la première fois à Munich, dans la Maison de l’Art allemand le 19 juillet 1937. Les nazis ont cru à l’époque qu’en combattant l’ennemi qu’était l’art moderne sur son propre terrain, on pourrait alors s’en débarrasser. C’est en présentant une exposition sur l’art moderne, de façon à humilier les artistes d’avant-garde, qu’on pensait justifier le combat pour la défense de la culture, car simultanément, et ce, dans le même édifice, se tenait une exposition consacrée à l’art « véritablement allemand ».
Page-couverture du catalogue de l'exposition "Entartete Kunst" du 19 juillet 1937 à Munich. Selon les onze villes d'Allemagne et d'Autriche visitées en 1937 et 1938, cette exposition rassembla en moyenne entre 650 et 750 oeuvres d'artistes prohibés par le régime national-socialiste.
Au-delà d’un refus d’intégrer les courants de l’art moderne tel l’expressionnisme dans le national-socialisme, Hitler a toujours pensé que les Juifs étaient les grands responsables du développement des avant-gardes en Allemagne. Il se plaisait à dire qu’: » (…) à la conclusion que les neuf dixièmes de toutes les ordures littéraires, du chiqué dans les arts, des stupidités théâtrales sont le fait des Juifs qui représentent le centième de la population[31]. » Pour Hitler, ce point de vue réducteur en engendrait un autre, qui consistait à dire que la décadence culturelle précède inévitablement la décadence des institutions politiques[32]. En d’autres termes, son intérêt pour les arts allait de pair avec l’importance qu’il accordait aux artistes et leurs rôles dans le nouveau régime. Une révolution culturelle devenait dans son esprit nécessaire afin non seulement d’assainir la production artistique, mais en plus de sauver le peuple allemand. C’est à l’exposition Entartete Kunst que revint le mandat de purifier l’Allemagne par une confrontation nette et sauvage entre l’art moderne et l’art allemand.
Le choix de l’épithète Entartete ou Dégénéré,par les nazis, était simple, mais efficace afin de faire passer le message. Stephanie Barron écrit à ce sujet: » By extension, it (Dégénéré) refers to art that is unclassifiable or so far beyond the confines of what is accepted that it is in essence « non-art[33]« . » Qualifier l’art moderne de « non-art » c’est être poli, dans la mesure où cela n’implique pas automatiquement un rabaissement de ce dernier. Or, en employant le terme « dégénéré », les nazis ont non seulement jeté tout le discrédit sur l’art moderne, mais ils ont créé, d’une certaine manière, un mythe autour de cet art qui était l’ennemi à abattre.
À ce stade-ci, plusieurs questions peuvent être émises sur le pourquoi de cette exposition. Les nazis n’auraient-ils pu tout simplement piller les musées et brûler toutes les œuvres d’art moderne? Pourquoi fallait-il absolument montrer au public le « faux » dans l’art? Le peuple allemand était-il conditionné dans ses mentalités à voir ce type d’exposition? Voilà bien des questions qui étaient soulevées à cette époque et dans lesquelles on peut aujourd’hui émettre quelques réponses, comme l’a fait Stephanie Barron :
The events leading up to 1937 had their roots in German cultural history long before the National Socialist party was formed. The year 1871 marked both the emergence of the German empire and the publication of Charles Darwin’s The Descent of Man, a book later used to justify German racism. As a unified country Germany became prone to an intense nationalism that manifested itself quite often as a belief in the natural superiority of the Aryan people. The myth of the blond, blue-eye Nordic hero as the embodiment of the future of Western civilization was promoted in the writings of several European authors of the early twentieth century, including Count Gobineau, Houston Stewart Chamberlain, Hans Gunther, and Alfred Rosenberg. In the decade between 1910 and 1920 the concept of racism had achieved popularity in the middle class. By the 1920s certain authors argued that racial characteristics and art were linked and attempted to « prove » that the style of a work of art was determined by the race of the artist[34].
Barron dit que l’unité politique des Allemands est en partie responsable de ce développement du mythe de la race aryenne afin d’expliquer l’enclin du public à voir cette exposition. Ceci est très discutable, car c’est faire des liens qui nous semblent dangereux, d’autant plus qu’elle n’avance aucune preuve tangible outre que de se servir de ce mythe du « héros nordique » afin d’expliquer le racisme véhiculé par certains auteurs et ensuite retransmis à la population. Ce racisme est selon elle une condition essentielle afin de convaincre le peuple allemand d’aller voir Entartete Kunst. Si les Allemands n’avaient pas été racistes, ils n’auraient pas visité en grand nombre l’exposition. Barron dit, au lendemain de l’unification de 1871, que ce racisme a pris de nouvelles formes entre 1910 et 1920.
Or, ces années furent bien sûr marquées par la guerre et elle ne semble pas tenir compte du fait que les Juifs en Allemagne furent également mobilisés dans le conflit. Il n’y a pas eu d’exemptions et ils ont fait la guerre comme tout le monde[35]. Outre le développement du racisme via l’unité politique du pays, Barron souligne que dans les années 1920 bon nombre d’auteurs ont fait des liens entre la race et les œuvres d’art produites. Nous pensons que c’est davantage les frustrations nées des misères de l’après-guerre (défaite, deuils, Traité de Versailles, chômage, inflation record, etc.) qui ont amené les Allemands à sacrifier en quelque sorte une partie de leur conscience au profit d’extrémistes qui promettaient des réparations. Il fallait trouver un coupable, par exemple la communauté juive.
Le ministre Goebbels visitant l'exposition "Entartete Kunst" à Berlin le 27 février 1938. En arrière-plan, à droite, se trouvent des oeuvres de Macke et Nolde. Macke trouva la mort en 1914 au début de la Première Guerre mondiale, alors que Nolde était un membre du Parti nazi que Goebbels avait défendu lors de sa prise de position en faveur de l'expressionnisme avant 1936.
Plus près du monde des arts, Barron souligne un autre facteur qui aurait acclimaté les Allemands à Entartete Kunst. Au lendemain de la guerre, il y eut en Allemagne une opposition assez forte aux courants d’avant-garde dans les musées. L’Allemagne a aussi connu un certain « retour à l’ordre », du moins parmi les élites bourgeoises et conservatrices de la population. Cette opposition prit la forme par la création de la Deutsche Kunstgesellschaft (Association pour l’art allemand[36]). Le but de cette association était de lutter contre la « corruption » engendrée par l’art moderne ainsi que de promouvoir un art dans lequel l’« âme allemande » serait reflétée.
Comme on peut le constater, il existait en Allemagne un climat propice à accroître la réceptivité du peuple allemand face à Entartete Kunst. On avait réuni les conditions nécessaires qui ont pu, avec le temps, forger une éducation artistique ou une façon de percevoir un art au profit d’un autre. En conséquence, des ordres furent donnés en 1937 afin de purger les musées allemands de toutes les œuvres que le Parti nazi considérait comme dégénérées. Parmi les milliers d’œuvres perquisitionnées, environ 650 furent spécialement choisies afin de figurer à Entartete Kunst. Ouverte à Munich le 19 juillet 1937, l’exposition Entartete Kunst a voyagé dans onze villes d’Allemagne et d’Autriche (après l’annexion en 1938). Stephanie Barron évalue à environ trois millions le nombre de visiteurs s’étant déplacés pour voir ce spectacle[37]. Dans chacune des villes participantes, le visiteur pouvait voir un travail horrible de muséologie. En effet, les peintures étaient installées souvent à la diagonale et elles étaient entourées de graffitis haineux et humiliants s’en prenant aux Juifs et à leur « bolchevisme culturel ». De plus, les artistes exposés étaient la cible de moqueries dans le catalogue d’exposition.
La Maison de l'Art allemand fut construite à Munich entre 1933 et 1937, à partir des plans originaux de l'architecte Ludwig Troost (décédé en 1934). C'est dans cet édifice que fut inaugurée l'exposition "Entartete Kunst" le 19 juillet 1937.
Entartete Kunst est la phase finale d’une grande campagne de destruction de l’art moderne. Sans faire de comparaison douteuse, nous aurions tendance à dire que c’est une « Solution finale » à l’art moderne. Entartete Kunst marque un point de non-retour qui se transforme par la suite en réorganisation de toute la vie culturelle en Allemagne. Une fois le ménage fait, le régime peut démarrer son art officiel à l’année zéro, en prenant bien soin qu’aucune autre tentative d’ingérer de l’art moderne ne soit faite.
Ce que l’on dit moins souvent à propos d’Entartete Kunst c’est que simultanément, dans le même édifice à Munich en 1937, se déroulait une exposition sur le Nouvel Art allemand. On avait aménagé les pièces de la Maison de l’Art allemand afin que le visiteur, une fois qu’il a vu Entartete Kunst, puisse ensuite se déplacer vers l’exposition d’art allemand. Les nazis voulaient créer cet effet de combat remporté par leur art contre l’art moderne. Au niveau esthétique, il va de soi que l’organisation de cette exposition parallèle respectait toutes les règles de muséologie. Bons cadrages, annotations et commentaires glorifiant l’art allemand, le tout placé de manière à rendre la vue agréable au spectateur. Ce désir d’ordre et de propreté ne peut pas cacher la grande faiblesse de cette exposition : l’art véritablement allemand n’est pas reconnu en dehors du cercle nazi[38]. La lutte créée artificiellement par les nazis entre l’art moderne et l’art allemand revêtait un caractère politique dans la mesure où, en 1937-1938, le régime était à l’apogée de sa gloire. C’est la phase ascendante du nazisme qui a permis un tel succès à l’exposition. Cela n’a cependant pas empêché qu’Entartete Kunst a soulevé certains débats dans le cercle nazi à savoir la pertinence pour le régime de tenir ce genre d’exposition. La question était de savoir si le nazisme avait réellement besoin d’accorder une si grande place à l’art moderne afin de justifier sa propre conception esthétique.
Pour certains, il aurait été plus facile de dire qu’une toile est acceptable tandis qu’une autre doit être rejetée et le débat aurait été clos, surtout qu’on aurait pu « assainir » l’Allemagne de l’art dégénéré sans faire trop de publicité[39]. On aurait alors dit au Ministère de la Propagande, responsable de la culture, de dépêcher quelques fonctionnaires dotés de « mandats précis » sur quoi détruire et quoi garder et l’affaire serait réglée. Autre argument invoqué par certains proches de Hitler, le premier Entartete Kunst de Munich n’avait attiré qu’une moyenne de 1,000 visiteurs par jour en six semaines[40]. Raison de plus pour les dirigeants nazis d’envoyer l’exposition en tournée à travers l’Allemagne et l’Autriche afin, sous l’aide précieuse de la propagande, d’attirer un plus grand nombre de personnes.
Elk Eber, Ein Meldegänger (Un messager), 1939.
En d’autres termes, on peut voir dans cette tournée une bonne occasion pour le régime de se faire connaître davantage auprès de la population, d’autant plus que l’on chargeait des coûts dérisoires aux visiteurs peu fortunés. Mis à part les faibles coûts de l’exposition et la grande publicité faite autour d’elle, les visiteurs étaient nombreux à aller voir une exposition dans laquelle l’on verrait peut-être pour la dernière fois un Kandinsky ou un Nolde. Ce point est plus difficile à évaluer, car nous ne connaissons pas d’études ou de sondages faits dans la population à ce sujet. Il serait par ailleurs surprenant de voir qu’une telle étude existait dans un régime dictatorial. Il est peu probable qu’un simple citoyen faisant la queue raconte à un agent de la Gestapo passant par là qu’il va voir Entartete Kunst afin de connaître les dernières toiles de Mondrian.
Blague à part, si ce visiteur demeure discret en faisant la queue, il constatera par contre qu’en entrant dans le musée, il peut voir une panoplie d’artistes connus (ou « reconnus » par le régime). D’entrée de jeu figurent 25 œuvres de Kirchner, autant de Nolde et de Schmidt-Rottluff. Cela fait déjà 75 œuvres sur les 650 exposées[41]. De plus, on trouve une dizaine de Beckmann, Chagall et Kokoschka. On a en conséquence une centaine de toiles que l’on peut rattacher à six artistes seulement. Le reste se divise entre les autres artistes qui sont au nombre de 110 pour l’ensemble de l’exposition. Ces 110 artistes étaient pour la plupart des Allemands. L’inclusion d’une majorité d’Allemands dans l’exposition permet, selon les nazis, de faire comprendre au public que ces œuvres dégénérées sont les produits de l’Allemagne. Il faut en conséquence éliminer ces souillures et permettre aux gens de bien reconnaître chaque artiste qui figure dans Entartete Kunst afin de le boycotter.
Les conséquences de cette exposition sur les artistes furent désastreuses. Outre la condamnation à l’inactivité, certains d’entre eux ressentirent Entartete Kunst comme une véritable humiliation et une atteinte à leur réputation comme le pensèrent Nolde, Hofer et Schmidt-Rottluff. D’autres, comme Beckmann, ont préféré fuir le pays dans le but de sauver leur vie. Par contre, un petit nombre de ces artistes ont opté pour la voie radicale du suicide, tel fut le cas de Kirchner. Au plan légal, le régime fit passer une loi, le 3 mai 1938, dans laquelle on ordonna le retrait complet des œuvres d’art dégénérées. Quant aux œuvres, notons qu’une bonne partie d’entre elles furent vendues en Suisse au cours d’une vente aux enchères en 1939, mais que 4,829 d’entre elles furent tout simplement brûlées dans la cour du quartier-général des sapeurs-pompiers à Berlin, à la veille de la guerre[42].
Entre propagande et éternité : les orientations d’un art devenu officiel
La distinction entre le « vrai » du « faux » dans les arts, symbolisée à l’extrême par Entartete Kunst, a permis de franchir une étape importante dans la définition de la conception esthétique des nazis. Maintenant, le régime sait ce qu’il veut voir et il planifie en conséquence un art qu’il voudra officiel. Il faut voir dans cet art, en particulier dans la peinture, ce vouloir d’éternité qui sera examiné à travers quelques sujets spécialement choisis.
La valeur de l’âme allemande dans la peinture
Bien plus que de simples instruments de puissance pour le régime, les arts visuels tels la peinture sont les symboles de ce désir de résister au temps, d’asseoir la nation dans une dimension spatio-temporelle éternelle. Cette dimension prend le nom d’Erlebnis[43].Celle-ci était, de l’avis des dirigeants nazis, représentée de la manière la plus adéquate dans la peinture. Éric Michaud précise la valeur de la peinture examinée à travers l’Erlebnis :
Dans l’appareil nazi de production d’images, c’était davantage à la peinture que revenait ce rôle de conserver la vie. Tandis que la valeur de l’image photographique demeurait liée à l’actualité de l’Erlebnis, ne lui ajoutant qu’une faible extension temporelle, la peinture au contraire avait la charge de réactualiser constamment l’Erlebnis, et de lui conférer la valeur d’éternité qu’elle portait en elle[44].
T. Rieger, Garçon des Jeunesses hitlériennes, huile sur toile (1941).
Ce que la peinture a de plus que la photographie c’est qu’elle avait, à l’époque, l’avantage de représenter une image en couleur de l’« expérience vécue ». Pour montrer ce qu’est l’« âme allemande », il faut jouer sur les sentiments afin d’exercer une forme de sensualité que seule la peinture peut faire en réchauffant l’image produite. Quant à la photographie, celle-ci ne peut que produire une image froide de noir et blanc qui fige l’actualité dans un moment précis et qui ne peut se refléter éternellement. C’est précisément là que se joue ce caractère de conservation de la vie conférant à la peinture cet avantage sur la photographie. Notre réalité se déroulant dans un monde en couleur, la peinture semblait être, de l’avis des nazis, le meilleur médium afin de représenter celle-ci. De plus, la conception esthétique des nazis privilégiait la peinture, dans la mesure où celle-ci pouvait représenter toutes les époques de l’histoire allemande, chose que ne pouvait pas faire la photographie parce qu’elle n’existait pas avant le XIXe siècle et qu’elle produisait des images en noir et blanc[45].
Toute l’importance accordée à la peinture prit, après Entartete Kunst, une tournure que l’on pourrait associer au culte. En effet, on a longtemps sous-estimé à quel point la peinture pouvait, par exemple, faire l’objet d’admiration dans la construction de ces fameuses étiquettes politico-idéologiques dont avait tant besoin le régime afin d’assurer son immortalité. La peinture était cette fenêtre qui nous montre le « vrai » visage du peuple allemand dans toute sa grandeur. Hitler disait à propos de la peinture : » True art is and remains eternal. It does not follow the law of fashion; its effect is that of a revelation arising from the depths of the essential character of a people[46]. »
Pour le Führer, la peinture ne doit pas être soumise aux contraintes temporelles qu’il associe à la mode d’une époque particulière. Cette peinture, dont il dicte les contours, doit choisir des sujets qui savent présenter toutes les facettes de l’histoire allemande à travers les racines d’un peuple qui s’identifie avec le passé, le présent et l’avenir. Ce « génie aryen » doit donc montrer l’éternité, cette volonté de création qui manifeste un dynamisme pur, mais aussi évolutif et nostalgique. Cette peinture doit illustrer le « Reich éternel de 1,000 ans » qu’avait imaginé Hitler et dont Baldur von Schirach, le chef des Jeunesses hitlériennes, précise le rôle de l’artiste dans ce processus :
Il n’a jamais compris le Führer, l’artiste qui croit devoir peindre pour son temps et suivre le goût de son temps. Notre peuple n’a pas non plus crée son Reich pour ce temps. Il n’est pas de soldat qui combatte ou qui tombe pour son temps. Tout engagement de la nation vaut pour l’éternité. Le sens de toute action humaine est de créer l’intemporel à partir de son temps. Ainsi en va-t-il aussi de l’art qui est une lutte des mortels pour l’immortalité. Là est la piété de l’artiste. À lui aussi s’applique cette sommation du Führer : « Malheur à celui qui n’a pas la foi! » Même si, parmi les innombrables créateurs artistiques, ce but sacré de la vie hautement humaine et artistique est très rarement atteint, toute œuvre, si elle prétend à l’art, doit absolument révéler la soif et le désir pressant d’éternité. Les grands artistes accomplis, Michel-Ange et Rembrandt, Beethoven et Goethe ne sont pas un appel à faire retour au passé, mais ils nous montrent l’avenir qui est le nôtre et auquel nous appartenons[47]. (Discours prononcé lors d’une inauguration d’une exposition d’art viennois à Düsseldorf en 1941.)
Ivo Saliger, Das Urteil des Paris (Le Jugement de Paris), huile sur toile (1939).
En élaborant le rôle de l’artiste dans la réalisation de toiles représentatives du peuple allemand, Baldur von Schirach traite de toute cette dimension du Nous qui définit le nouveau Reich. Comme nous le verrons au point suivant, les thèmes choisis en peinture ne comportent pas de dimensions individualistes. Les peintures abordent des thèmes qui touchent l’ensemble de la population. N’oublions pas que l’unité politique des Allemands date seulement de 1871 et qu’en conséquence, il faut renforcer le sentiment d’appartenance au Volk (au Peuple), c’est-à-dire éliminer les particularismes régionaux qui sont associés à l’individualisme. Dans les victoires comme dans les défaites, tous les Allemands doivent être solidaires afin de garantir cette survie traduite indirectement en éternité.
D’autre part, ce Nous, ce Volk si cher aux nazis, est simultanément défini comme quelque chose à préserver (depuis la réalisation de l’unité en 1871), mais aussi comme quelque chose à atteindre dans la construction d’un empire éternel. Ce discours peut paraître contradictoire, mais dans l’esprit des nazis l’aspect du Volk à atteindre faisait référence à ce vœu d’unité politique qu’auraient entretenu les Allemands longtemps avant 1871. Pour être plus clairs, les nazis ont prétendu que cette unité politique allemande fut pensée avant 1871, réalisée sous Bismarck et perdue au lendemain de la guerre de 1914-1918. Si on voit dans Bismarck le père de l’unification de 1871, alors il faut voir dans Hitler le nouveau symbole d’une unification allemande regagnée par la prise du pouvoir en 1933. En somme, la peinture devait reproduire des thèmes rattachés à toute cette conceptualisation du Volk. L’historien Ronald Taylor apporte un complément à cette idée :
As an idealistic concept Volk was both inclusive and exclusive: inclusive in that it represented the summation of characteristics inherited and shared by a given people, here the German people, as decreed by fate and the facts of creation; exclusive in that this body of characteristics is unique to its heirs and cannot be shared by those of other racial origins[48].
La peinture nazie a usé à outrance des thématiques du Volk et de l’« âme allemande ». Par exemple, tout ce qui touche à la paysannerie, au travail, à la famille, au rejet de la modernité et au sentiment d’appartenance à cette terre allemande a obtenu la préférence du régime. Tous les groupes d’artistes qui s’identifiaient au Volk ont eu la reconnaissance de Hitler, notamment parmi ceux qui professaient publiquement cette philosophie[49].
Les thèmes privilégiés par le régime
La compréhension de l’évolution de la conception esthétique sous la dictature hitlérienne ne serait pas complète sans un examen sommaire de thèmes adoptés par le régime en peinture. Il s’agit ici d’identifier et d’expliquer certaines caractéristiques qui sont communes aux toiles produites par les peintres nazis, en fonction des thèmes de prédilection du régime[50]. Ces thèmes idéologiques sont les suivants : Hitler (les centaines de portraits du Führer), la famille (la hiérarchie, la procréation, etc.), le travail (les champs et les usines), la guerre (le combat, la patrie, la camaraderie, l’héroïsme, etc.) et les références au classicisme (l’importance accordée au corps nu).
Tout d’abord, l’étude des toiles produites par les artistes nazis nous montre que Hitler était en soi un thème unique à traiter. Les œuvres où figure le Führer ne se comptent plus, car un artiste pouvait toujours entrer dans les bonnes grâces du régime s’il produisait au moins une toile représentant le dictateur. La première toile choisie fut peinte par Hermann Hoyer et s’intitule Au commencement était le Verbe (v. 1937). L’intention de l’artiste était de montrer Hitler au moment de ses premiers engagements en politique dans les années 1920. C’est l’époque où le Parti nazi était confiné dans sa capitale historique de Munich en Bavière. Le titre de la toile est assez évocateur, en ce sens où ce fameux Verbe rappelle la théologie chrétienne, dans la mesure où il pourrait être ce Jésus-Christ prêchant la Parole. Hoyer a voulu illustrer ce Jésus-Christ en la personne de Hitler. Celui-ci est debout, devant une petite communauté qui semble être les premiers disciples du Parti nazi, quoique certains d’entre eux semblent lassés par le discours. Par contre, Hitler dispose d’un auditoire assez attentif et son menton levé amène ses yeux à suivre une trajectoire parallèle qui peut nous indiquer qu’il pose le regard au loin, comme si la salle était plus grande qu’elle ne l’est en réalité.
Ernst Liebermann, Au bord de l'eau (sans date).
La prise du pouvoir, la guerre et les premières victoires militaires ont amené Conrad Hommel à peindre en 1940 son Hitler dans la pose d’un général décidé à vaincre, résolu dans l’issue finale de la bataille. Près du Führer se trouve à droite une tranchée avec un blockhaus en arrière-plan, qui tous deux rappellent vaguement un paysage bien familier au dictateur une vingtaine d’années plus tôt. Le ciel ténébreux semble se dégager afin de laisser la place aux rayons lumineux du soleil qui pourraient être les signes de salut annonçant la victoire, avant que le journal situé à gauche de Hitler n’ait pu le faire. Ce mythe du chef guerrier trouve son paroxysme dans la toile de Hubert Lanzinger, que nous avons intitulée Le porte-étendard (sans date). Blessé au visage, portant fièrement le drapeau du swastika, Hitler prend maintenant la forme d’un chevalier teutonique du Moyen Âge dans une sorte de cuirasse et assis sur un cheval (Hitler ne savait pas monter à cheval). Ce qui semble être une caricature était en réalité bien accepté dans les milieux nazis de l’époque, puisqu’au premier regard l’œil se fixe sur le drapeau par son rouge vif et que le costume métallique (qui fait vraiment l’objet du ridicule) passe au second plan étant donné que l’œil le confond de prime abord avec le fond blanc. L’élément essentiel est en conséquence le swastika, nouveau symbole de toute l’Allemagne que porte Hitler à son bras.
Un autre sujet artistique important pour Hitler et les nazis était la production d’images faisant allusion à la cellule de base dans la construction de la nouvelle Allemagne : la famille. Adolph Wissel peint en 1939 sa Famille paysanne de Kahlenberg, dans laquelle il nous montre une harmonie dans l’organisation de la hiérarchie familiale. Cette hiérarchie est dominée par un père qui voue un respect profond envers sa mère se trouvant à droite de la toile. Il s’agit d’un jeune couple qui a déjà trois enfants, ce qui signifie l’attention portée à ce moment à la procréation régénératrice de la race aryenne. Les yeux des personnages sont tous identiques, de même que les cheveux des enfants. Le garçon assis sur les genoux de son père fixe le spectateur afin de lui rappeler que ce sera lui qui assumera les responsabilités familiales si le père venait à disparaître. Le visage de la grand-mère posé sur le garçon signifie qu’elle aussi comprend les lourdes responsabilités qui attendent ce jeune homme, car il est le symbole de la poursuite des traditions attachées au sol et au sang.
Cet air de gravité devant les situations difficiles est bien évoqué dans la toile de Paul Padua intitulée Le Führer parle (1939). Portrait du dictateur au mur, radio installée dans le foyer, toutes les générations composant cette famille écoutent avec attention et gravité le discours de Hitler. Les têtes sont tournées vers celle du père, ce chef familial qui paraît être le seul à vraiment écouter la radio, dans l’espoir de connaître la réaction et l’avis de celui-ci face au discours du Führer.
La paysannerie est associée instinctivement par les nazis à toute la notion du travail. Le paysan devient un symbole, car il représente à la fois le travail et l’attachement au sol. Ce travail évoque par ailleurs une certaine forme de sécurité et de « continuité d’une manière de vivre[51]. » Julius Paul Junghanns a représenté à merveille cette notion si chère aux nazis dans son Labourage (sans date). Dans Terre allemande (1933), Werner Peiner représente cette continuité en y ajoutant la dimension de l’espace à défricher, ce Lebensraum (Espace vital) à conquérir par la voie naturelle de l’agriculture, dans ce cas-ci. Dans les deux tableaux, la plaine symbolise également cette dimension de conquête et elle nous montre bien toute l’ampleur du territoire vierge[52].
Le travail c’était aussi l’industrie, ce monde ouvrier courtisé par Hitler à ses débuts en politique. Le prolétariat industriel fut bien représenté dans la peinture nazie. Notons par exemple la toile de Ferdinand Staeger intitulée Nous sommes les soldats de l’ouvrage (1938). L’individu disparaît au profit de la collectivité lorsque l’on voit ces véritables soldats monter au front de l’industrie. Il suffit de remplacer les pelles et pioches par des fusils et des grenades afin d’illustrer ce régiment de travailleurs qui réussit à garder les rangs en dépit du fait qu’il monte une pente assez abrupte.
Albert Janesh, Sports aquatiques (1936). Toile faisant référence aux Jeux olympiques de Berlin de 1936.
Cette force de la discipline est aussi présente dans la toile d’Arthur Kampf intitulée Laminoir (1939). Là aussi le travailleur perd sa place en tant qu’individu, mais sa seule action est déterminante dans le résultat final du travail à accomplir. Il faut montrer le caractère héroïque du travail afin que le spectateur ne puisse pas dénicher les traces de souffrances et de misères nées des dures conditions de travail de l’époque. Comme le souligne Éric Michaud : « L’idéal que visait le culte national-socialiste du travail était bien celui d’une totale absorption des travailleurs dans l’Œuvre productive qui parlerait au nom de la Communauté[53]. »
Cette « communauté », c’était aussi les soldats qui combattent et qui meurent pour l’Allemagne. La guerre fut un thème de prédilection pour les nazis. Là aussi, les œuvres ne se comptent plus, si bien qu’un spectateur non averti aura l’impression que la peinture nazie ne parle que de guerre. Néanmoins, c’est un thème que l’on peut diviser en trois temps. D’abord, il y a toute cette peinture anonyme illustrant le combat mené par les nazis avant 1933 pour la prise du pouvoir et dans laquelle on porte à son apogée l’héroïsation des S.A. (Sections d’assaut) tombés au combat. Ce culte voué aux morts entretient ces aspects de nostalgie et de camaraderie pour l’époque glorieuse du combat où les soldats formaient une société une et indivisible. Les toiles d’Elk Eber intitulées Le dernier grenadier (1937)et Un messager (1939)nous montrent le même soldat allemand de la Première Guerre mondiale dans le feu de l’action. On veut faire passer le message de la bravoure et du sacrifice au combat, car une nouvelle génération de soldats allemands, à l’image de leurs pères, devra elle aussi verser son sang dans une guerre que les nazis vont provoquer.
Cette jeune génération est illustrée dans la toile de T. Rieger intitulée Garçon des Jeunesses hitlériennes. Ce jeune garçon de dix ans en 1941 en aura quatorze en 1945 et ce sera lui qui mènera les derniers combats dans le Berlin dévasté. Par ailleurs, les artistes nazis ont valorisé le mythe de la « solidarité sociale » afin que la collectivité non combattante supporte de tout son poids ses soldats au front, tel qu’illustré par The Wool Collection at a Munich Local Group d’Adolph Reich en 1942. Cette toile nous montre les civils de Munich répondant à l’appel de l’armée afin de récolter de la laine pour la fabrication de vêtements chauds pour les soldats combattant en Russie.
Finalement, on ne peut pas passer outre la production artistique faisant référence à la beauté aryenne, ce corps physique parfait et exalté par le régime. Selon Éric Michaud, c’est par la nudité que le « génie aryen » peut manifester son caractère éternel[54]. Ivo Saliger, dans Le Jugement de Paris (1939), met cette nudité parfaite de la femme à l’examen d’un homme habillé aux couleurs des S.A.. Cette toile classique appelle indirectement à la « procréation des individus de race aryenne », pour reprendre le vocabulaire de l’époque. Cette toile de Saliger, de même que celle d’Ernst Liebermann intitulée By the Water (sans date) et une autre d’Albert Janesh portant le titre de Sports aquatiques (1936), veut soulever ces fameuses passions que le peuple allemand doit découvrir afin de garantir sa survie. Ce dernier doit trouver la beauté de la vie dans un cadre où celle-ci joue un cercle vicieux, mais harmonieux avec le thème de la mort, du sacrifice pour la patrie. C’est à travers deux types de beauté, celle du corps féminin nu et propre et celle du corps masculin guerrier et sale, que se conçoit en autre le programme artistique des nazis.
Conclusion
En rédigeant cet article, notre but était d’élaborer une tentative d’explication sur la manière dont s’y sont pris les nazis afin d’imposer leur conception de l’esthétisme en peinture. Au lieu d’écrire ces pages, nous aurions pu dire tout simplement que « Hitler est le seul chef de l’Allemagne, donc il peut dire ce qui est vrai et ce qui est faux. » On aurait du coup perdu l’intérêt pour la question et notre analyse ne déboucherait sur aucune avenue, sur aucun débat. Ce point de vue réducteur a longtemps dominé l’historiographie de l’art nazi avant les années 1990. On a pensé que si Hitler a dit que l’art devait uniquement attirer l’attention de la foule et faire appel à ses sentiments, alors la raison devenait inutile. Or, il a tout de même fallu, de la part des nazis, un minimum de raisonnement et d’organisation afin de créer, d’abord, toute la logistique gouvernementale qui allait régir les arts, puis dicter le vrai du faux pour, enfin, arriver à dessiner les grandes orientations d’une peinture purifiée du modernisme et imposer un seul art.
Mais qui sommes-nous pour juger cet art, comme se le demandait l’historien Peter Adam[55]? Doit-on laisser l’histoire des horreurs nazies outrepasser notre jugement, que nous voudrions clair et objectif? Peut-on finalement dissocier l’esthétisme du contexte politique de l’époque? Nous n’avons pas pu répondre définitivement à cette question, car nous ne sommes pas en mesure, à notre époque, de prétendre que le temps nous est suffisamment éloigné afin que l’on puisse traiter de cette période comme on le ferait pour l’Antiquité par exemple. C’est le problème d’« historicisation » de la période nazie qui pose problème, et notamment en Allemagne d’aujourd’hui, comme le soulignait l’historien britannique du nazisme Ian Kershaw[56]. En d’autres termes, il existe toujours, nous pensons, un vide historiographique en Allemagne sur ce sujet de l’art nazi. Ce même vide nous empêche d’apporter des éléments nouveaux dans le traitement de la question de l’esthétisme vis-à-vis le contexte politique.
Sur ce point, l’historien allemand Peter Reichel apporte un point de vue unique : « L’idéologie artistique du nazisme montre que cette peinture avait des difficultés à suivre la transformation rapide de la société industrielle et les progrès de la modernisation. Elle invoquait un monde pré-moderne fictif et rêvait de l’éternité d’un ordre vital que l’on pourrait embrasser d’un seul regard[57]. » Autrement dit, Peter Reichel soulève le problème d’associer une forme d’art particulière avec le contexte politique de son époque. Il dit que la peinture nazie n’arrivait pas à suivre les progrès technologiques des années 1930. Si cette peinture, qui a évolué dans un monde totalitaire, fut faite sous des thèmes spécifiques, alors n’y aurait-il pas moyen de la dégager du contexte politique et de la traiter séparément? Serait-ce réduire la qualité des analyses? De ce point de vue, l’historien est pris entre l’arbre et l’écorce, car d’un côté il affectionne son contexte historique, mais pour ceux qui voudraient innover le moindrement et s’en détacher, alors ceux-ci sont vite rattrapés par l’opinion dominante de notre société qui continue d’intégrer un caractère d’émotivité extrême à tout ce qui touche les régimes totalitaires.
Tout le débat autour de ce sujet demeure relativement tabou de nos jours. Pour le philosophe Christian Godin, il est clair qu’il faut casser ce tabou en se disant que nous ne sommes jamais à l’abri de nouveaux régimes totalitaires, de nouvelles formes de « conception du monde[58]». Il faut connaître le totalitarisme pour ce qu’il a été. Il faut expliquer ce que c’est que d’avoir à vivre sous le joug d’une police secrète ou d’un voisin prêt à nous dénoncer afin de plaire à un régime qui est plus attiré par la récolte de noms que de la vérité. Il faut, enfin, que l’on comprenne comment l’art a pu évoluer dans un régime qui entretient sur ses toiles des liens intimes avec la mort et où la haine de l’autre s’exerce parce qu’il est tout simplement Autre. Une saine compréhension de base de l’idéologie totalitaire permettra, à tout le moins, d’aborder un passé douloureux afin de dégager de nouvelles interprétations.
Annexe
Loi du 3 mai 1938 sur le retrait des œuvres d’art dégénéré
Le gouvernement du Reich a promulgué la loi ci-après:
# I – Les oeuvres d’art dégénéré qui, antérieurement à la date d’entrée en vigueur de cette loi, se trouvaient dans les musées ou dans des collections accessibles au public et sont reconnues comme œuvres d’art dégénéré par un organisme accrédité par le Führer et chancelier du Reich peuvent être confisquées sans indemnité au profit du Reich, dans la mesure où, au moment de la confiscation, elles se trouvaient appartenir à des citoyens du Reich ou à des personnes juridiques.
# II – 1. La confiscation est ordonnée par le Führer et chancelier du Reich. Il dispose des objets, qui deviennent alors propriété du Reich. Il peut appliquer à d’autres domaines les autorisations définies aux paragraphes I et II.
2. Dans certains cas particuliers peuvent être prises des mesures moins draconiennes.
# III – Le ministre de l’Information et de la Propagande promulgue, en accord avec les ministres compétents, les mesures légales et administratives nécessaires à l’application de cette loi.
NB: Cette loi ne s’applique pas au Land d’Autriche.
Berlin le 31 mai 1938. Signé par Hitler, chancelier du Reich et Goebbels, ministre de l’Information et de la Propagande.
Source: GUYOT, Adelin et Patrick Restellini. L’Art nazi. Un art de propagande. Bruxelles, Éditions Complexe, 1996 (1ère éd. 1983). 223 p.
Bibliographie
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GODIN, Christian. Négationnisme et totalitarisme. France, Éditions Pleins-Feux, 2000.
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MICHAUD, Éric. Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme. Italie,
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REICHEL, Peter. La fascination du nazisme. France, Éditions Odile Jacob, 1993 (1ère éd.
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RICHARD, Lionel. Le nazisme et la culture. Paris, François Maspero, 1978. 393 p.
TAYLOR, Ronald. Berlin and its Culture. A Historical Portrait. New Haven & London,
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[1] Peter Adam, Art of the Third Reich, New York, Harry N. Abrams Inc. Publishers, 1992, p. 7.
[14] Éric Michaud, Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme, Italie, Éditions Gallimard, 1996, p. 82.
[15]Volksgemeinschaft: communauté raciale populaire. Il s’agit d’une référence au caractère organique et naturel de la communauté, en opposition au caractère plutôt historique et rationnel. Il faut voir à travers ce concept une communauté du « destin », une communauté où les luttes de classes sont absentes, où le peuple se colle dans son sang et son sol.
[35] L’exemple le plus connu atteste que Hitler a reçu la fameuse médaille Croix de Fer, 1ère classe pour bravoure au combat sous la recommandation d’un officier, en l’occurrence un lieutenant juif. En bon officier, ce lieutenant n’était pas ignorant de tout le code militaire régissant l’attribution de médailles. Donner une Croix de Fer, 1ère classe à un homme du rang, qui n’était pas Allemand mais Autrichien, allait quelque peu à l’encontre du code militaire en usage dans l’armée allemande à l’époque.
[38] Georg Bussmann, » Degenerate Art – A Look at a Useful Myth » dans Christos M. Joachimides et al.German Art in the 20th Century: painting and sculpture, 1905-1985, Munich, Prestel-Verlag, 1985, p. 115.
[43]Erlebnis se traduit par « expérience vécue ». C’est une manière d’associer l’expérience vécue d’une collectivité avec son sol et son sang. C’est une expérience concrète, authentique et sincère. Pour les nazis, il s’agit de s’accaparer cette « expérience vécue », qu’on lit à travers les poèmes et la littérature du XIXe siècle en Allemagne, et de la transférer dans la sphère de la vie publique, de la vie politique.
[50] Se référer au catalogue de toiles présentées à la fin de cet article.
[51] Adelin Guyot et Patrick Restellini, op. cit., p. 180.
[52] En 1937, 22% de la population allemande était paysanne. Cependant, bien qu’importante dans les arts, celle-ci était sous-représentée dans les rangs du Parti nazi et en particulier dans la S.S., où seulement 9% de ses membres étaient d’origine paysanne. Voir à ce sujet Adelin Guyot et Patrick Restellini, op. cit., p. 209.
[56] Pour de plus amples informations à ce sujet voir Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme. Problèmes et perspectives d’interprétation, France, Folio Gallimard, 1997. 534 p.
Le présent article s’intéresse au monde des artistes européens dits d’« avant-garde » et à leurs œuvres à travers la Première Guerre mondiale. Il s’agit de voir et de comprendre comment cette guerre, premier conflit où la machine semblait dicter de nouvelles façons de combattre, a pu affecter les manières de penser et de pratiquer l’art selon le point de vue des avant-gardes (cubisme en France, expressionnisme en Allemagne et vorticisme en Grande-Bretagne). Ce n’est pas uniquement dans la guerre, mais aussi à travers la guerre que les artistes mériteraient d’être approchés. Les anticipations et les conséquences d’un conflit aux dimensions totales sont parties intégrantes d’une réflexion sur les manières et difficultés de représenter l’horreur. La recherche se fonde non seulement sur une compréhension des rapports entre style et technique, mais sur une échelle plus générale entre la conjoncture politico-militaire et les produits de la culture formelle de cette époque.
Bien avant la guerre, les artistes d’avant-garde étaient conscients de leur place dans le monde moderne. L’industrialisation et la technologie amenèrent un dynamisme qui accréditait l’idée que le monde ancien se mourait à petit feu. Mais qu’était-ce que la modernité selon les avant-gardes? En fait, la question est de savoir comment on peut comprendre le travail des avant-gardes de cette période dans une optique où le concept de l’esthétisme d’alors était associé à toutes ces idées de la société : machine, bruit, vitesse et dynamisme.
La guerre comme événement et expérience : le style « 14-18 »
Les recherches effectuées ne nous ont pas démontré clairement une éventuelle démarcation entre les avant-gardes d’avant 1914, celles dans la guerre et les mouvements d’après-guerre comme le surréalisme par exemple. Au niveau artistique, cette guerre est souvent approchée comme étant un chapitre, un bref épisode qu’il faut passer outre. Il serait intéressant de dire que la guerre de 1914-1918 offre un style artistique propre à l’instar du cubisme, de l’expressionnisme et du vorticisme. Évitant le concept d’école artistique, nous pensons qu’il existe un style d’avant-garde « 14-18 ». Par exemple, le Français Amédée Ozenfant, rédacteur de la revue L’Élan, écrivait en 1915 : « Ceux qui combattent, nos amis, nous racontent à quel point la guerre les a attachés à leur art; tout ce qu’ils souhaitent, c’est d’avoir quelques pages afin de l’exprimer. »
Un autre facteur pouvant introduire la guerre de 1914-1918 dans un courant artistique propre et inimitable est que les rapports avec l’abstraction sont complètement bouleversés. Avant le conflit, les artistes qui faisaient des recherches sur l’abstraction pouvaient saisir les sujets et les retravailler afin de les projeter sous un autre jour. Pendant le conflit, l’abstraction s’est révélée d’autant plus difficile à embrasser, car les artistes ne comprenaient pas toujours ce qui se passait. L’abstraction des batailles liée aux masses, à la mécanisation et à la « brutalisation » de l’homme fut quand même peinte dans une optique où les artistes progressaient vers l’inconnu. Par conséquent, les compositions autour du thème de la guerre peuvent difficilement, et en ce sens c’est quelque peu ironique, être comparées avec d’autres formes d’abstraction contenues chez ces mêmes avant-gardes d’avant et d’après-guerre. L’historien Modris Eksteins a aussi cité des auteurs d’époque, en l’occurrence Robert Graves, Wyn Griffith et Jacques-Émile Blanche, en traitant de leur intérêt pour la question de l’autonomie de l’art pour en conclure, « [tous trois] (…) associent les images et les sons de la guerre à l’art, non pas un art obéissant aux règles habituelles, mais un art dans lequel les lois de la composition seraient de provoquer, un art devenu événement et expérience ».
Les mots « événement » et « expérience » sont ici capitaux dans la définition d’un style distinct autour de la guerre. Les chocs et les traumatismes causés par l’exposition dans les tranchées n’ont pas encouragé les artistes survivants à former une sorte d’école reliée à l’expérience « 14-18 ». En fait, on essayait d’oublier et il était nécessaire de passer à autre chose comme la recherche de nouveaux styles ou le traitement des problèmes sociaux contemporains (inflation, chômage, etc.). Les avant-gardes naissaient et mouraient avec l’expérience. Elles ont pour la plupart rejeté cette expérience après y avoir goûté. Aussi traumatisante soit-elle, la guerre est aussi une affaire personnelle qu’on ne peut facilement partager comme des idées.
Comment approcher le sujet?
L’histoire de l’art et l’histoire militaire ne sont pas des domaines aussi paradoxaux qu’il puisse en paraître. Nous avons abordé le sujet des artistes d’avant-garde dans la guerre de 1914-1918 en nous posant la question suivante : pour quelles raisons ces artistes-soldats furent-ils amenés à redéfinir et repenser, malgré des questionnements déjà anticipés avant la guerre, la pratique de leur art dans la recherche de l’expression picturale de ce dernier au moment de la Grande Guerre? Nous avions d’abord mentionné les aspects de l’événement et de l’expérience afin d’expliquer ces remises en question de l’art des avant-gardes. Par contre, la guerre impose aussi un « système de réflexions » que n’auraient pas connu les avant-gardes dans l’évolution de leur art si le conflit n’avait pas eu lieu.
Nous pensons que c’est dans un contexte où des nouvelles réalités et réactions humaines, suscitées par la brutale mécanisation de la guerre, venant s’intégrer aux fondements (philosophie, méthodes, sujets, etc.) de la peinture d’avant-garde que les artistes convertis à ces mouvements durent, au moment de la Grande Guerre, repenser et redéfinir leur art dans la recherche de l’expression picturale de la bataille. Plus précisément, l’idée d’une prétendue « impossibilité de peindre la guerre » hantait l’esprit des peintres. Elle édifiait en ce sens le postulat de la première guerre de l’ère de la modernité tendant à échapper de manière picturale aux avant-gardes. Ne pouvant comprendre pourquoi, il s’avérait ardu de peindre une sorte d’« inexprimable » liée à l’horreur des batailles modernes, les artistes ont, pendant et après la conception des œuvres, amorcé une réflexion que nous nommons « combat intérieur » afin de savoir s’il était possible de peindre la réalité mouvante et souffrante des batailles.
Une fois les œuvres de guerre peintes, il y eut des réactions de la part des critiques et des artistes eux-mêmes qui se questionnèrent sur les possibilités de « représenter adéquatement » les horreurs du front de même que sur la valeur symboliquement guerrière des toiles engendrées. Cet état d’esprit pourrait prendre le nom de « critique de la réception de l’art ». Enfin, les critiques d’art, le public et quelques peintres en vinrent à la conclusion que la peinture des avant-gardes traitait de la souffrance et de l’horreur, mais sans nécessairement être faite de façon toujours naturaliste et palpable. Peut-on en conclure alors de la force de cette expression picturale d’avant-garde?
Les artistes et les réalités du front
Pour peindre l’horreur, les avant-gardes devaient faire comprendre au public que la guerre n’était pas uniquement un concept, c’était aussi une réalité qui concentrait dans un espace restreint des spectateurs spécialement choisis pour s’entre-tuer. Autrement dit, le célèbre adage entre l’arrière et le front, avec tous ses clivages dans les mentalités, existait aussi chez les artistes. Le front était d’abord un objet palpable. Il était physique et pouvait susciter l’intérêt sur une toile. Plus encore, il était un sujet de production. Le front se découpait en plusieurs thèmes qui représentaient des similarités, mais ayant chacun une histoire spécifique. Ces aspects d’objet et de sujet au front firent de celui-ci une sorte d’atelier de production. En effet, la tranchée devint un cabinet de travail possédant ses caractéristiques propres.
Cette perspective était relativement nouvelle pour l’époque, car elle entretenait l’idée que l’exécution des toiles se faisait à la « source », au contact de l’horreur. La peinture de guerre évoluait de l’aspect « bataille » (exécution en atelier d’après mémoire) vers l’aspect « horreur » qui se trouvait davantage collé à la réalité puisque la figuration de l’instant présent obtint la préférence chez les artistes. Cependant, il faut se garder d’apporter des généralisations excessives étant donné que les artistes ne travaillaient pas tous de la même manière et peignirent souvent d’après mémoire. Ce qui nous a amené à établir ce principe de visualisation en deux temps de l’exécution des toiles (de la bataille à l’horreur), c’est que la Grande Guerre a posé pour la première fois un climat propice à une redéfinition de la peinture et de sa tâche informelle de représenter la réalité.
Selon Richard Cork, la réalité du front pour les artistes était la suivante : « Au fur et à mesure que la guerre avalait de plus en plus de jeunes hommes qui s’étaient témérairement enrôlés, même les plus optimistes parmi les artistes ne pouvaient plus ignorer la réalité de la mort dans leur travail. » L’idée que la mort pouvait affecter le travail des peintres, voire en devenir l’élément central dans l’exécution, n’allait pas de soi au départ. Bon nombre d’artistes partirent à la guerre avec l’idée que celle-ci serait courte et même enrichissante pour leur art. Certains artistes perçurent les premiers signes d’horreur de la bataille non pas d’une manière positive, mais surtout étonnée. Prenons par exemple le témoignage du peintre cubiste Raymond Duchamp-Villon : « J’ai été capable d’examiner et de suivre toutes les facettes de la guerre; une merveille d’un génie incroyable. Parce qu’il faut l’avouer, la grandeur du front est impressionnante et fournit à l’esprit une nouvelle compréhension des choses. » Il faut retenir de cette citation l’idée que le front était d’abord quantitatif dans les moyens matériaux immédiats qui s’y déployaient. Avant de parler de l’horreur et des difficultés de production reliées aux dures conditions climatiques, les avant-gardes voyaient d’abord la guerre sous ses formes métriques et matérielles.
Une guerre invisible, mais tragique
« Cette guerre est la guerre de l’invisibilité (…). Elle enlève systématiquement à l’artiste toutes les raisons d’intervenir (…) », ainsi s’exprimait le critique d’art Camille Mauclair dans la revue L’Art et les Artistes en 1918. Il poussait à l’extrême le principe selon lequel le sujet et l’objet dans la bataille n’existaient pas. L’entreprise du camouflage était en partie responsable de ce constat de la part du critique. Indirectement, c’était la modernité des batailles qui était responsable de cette invisibilité de la guerre. Toujours selon le critique, les artistes perçurent quelque chose de la guerre comme des sentiments, des images et des odeurs, mais qu’en retinrent-ils qui pût être communicable?
En tant que « laboratoire », le front de la guerre invisible, enterrée, obligea en quelque sorte l’artiste à exercer un repli sur lui-même. Qu’il fût conscient ou non, ce repli opéra chez l’artiste une évolution, une redéfinition ainsi qu’une réévaluation de sa peinture en tant que processus intellectuel amenant concrètement un produit sur la toile. Par ailleurs, nous pensons que l’idée de « tragédie » semblait être une composante importante dans la perception de cette guerre. Au sens premier, le mot tragédie ne relevait pas tous les sentiments et émotions suscités par la guerre, mais simplement un état, une prise de conscience nouvelle de la réalité au jour le jour. Il faudrait parler de « tragédies » au pluriel afin d’inclure toutes les gammes de perceptions qu’ont pu avoir les artistes de la catastrophe entre 1914 et 1918.
La place de l’homme dans la bataille
L’importance accordée au thème de l’horreur sous-entend un autre thème qui n’a pas encore réussi à faire sa marque : à savoir celui de la place de l’homme au cœur de cette guerre. Les soldats sont souvent visibles sur les toiles, mais c’est surtout l’horreur et la machine qui dominent les compositions tout en dictant à l’homme sa place. En d’autres termes, il y a peu de marge de manœuvre pour les troupes. En principe, celles-ci devraient être des sujets, mais elles occupent le plus souvent le rôle d’éléments dans le décor, voire d’objets. Le cubiste Fernand Léger est on ne peut plus éloquent à ce sujet : « C’est linéaire et sec comme un problème de géométrie. Tant d’obus en tant de temps sur une telle surface, tant d’hommes par mètre et à l’heure fixe en ordre. Tout cela se déclenche mécaniquement. C’est l’abstraction pure, plus pure que la Peinture Cubiste soi-même. »
L’importance qu’occupait le canon, cette machine de mort, dans les témoignages fit naître chez les artistes cette idée qu’il était désormais impossible de dissocier le désespoir et la folie de la compréhension du carnage en cours. En fait, on se rend compte que cette guerre n’était pas mécanisée, mais qu’elle subissait un processus de mécanisation. Au fond de lui-même, l’artiste cherchait à fuir cette idée de mécanisation du combat, car il gardait espoir que l’homme pût reprendre sa place. Peut-on alors parler de véritable synthèse entre l’homme et la machine si le premier est la cause de l’existence du second? Pourquoi les artistes témoignent-ils de l’absence d’humanité dans une guerre faite par des machines? L’homme est en fait la victime de sa folie créatrice et devient par conséquent le sauf-conduit permettant l’incompréhension de la réalité. Les artistes étaient donc les parfaits boucs émissaires de ces difficultés de peindre la guerre, car ils ne la comprenaient pas comme ils l’auraient voulu et, en somme, la représentation leur échappait.
En d’autres termes, la guerre ramenait un supposé « Je » conscient de l’homme vers un « Ça » inconscient, mais acquis avec la douloureuse expérience des combats. L’impuissance des artistes à écrire et à peindre les combats n’aurait-elle pas résidé dans cette transformation des sens, liée et acquise avec l’expérience de la bataille? L’artiste devait entretenir un dialogue informel avec le spectateur. Voulait-il faire comprendre au spectateur ce qu’il avait vu ou ce qu’il avait ressenti des combats? Le problème aurait peut-être été dans cette difficulté de combiner les deux approches. D’un côté, il aurait eu l’impression de faire de la peinture de bataille classique à la Édouard Detaille. De l’autre, l’artiste aurait peint sa guerre, ses tentatives d’exprimer son traumatisme sans nécessairement se soucier de faire passer un message convaincant.
Finalement, toute cette réflexion ouvrait et fermait à la fois la boucle d’un cercle vicieux que l’expressionniste allemand Max Beckmann nommait la « désolation éternelle ». C’est dire que l’on ne peut pas transcrire dans des mots ou des images particulières des émotions qui le sont tout autant face au combat. La désolation éternelle consiste par ailleurs en un certain laisser-aller dans les efforts entrepris afin de décrire ce qu’on a vu. Le peintre d’avant-garde britannique Percy W. Lewis laissait transparaître ce laisser-aller de la description dans son témoignage : « (…). Il n’y a pas de réelle raison, ni de place, à faire l’éloge des soldats, sauf par la voie d’un hymne abstrait. »
Les fondements des mouvements d’avant-garde dans la guerre : le désir de continuité
Comme nous l’avons mentionné, les artistes au front ont réfléchi sur le déroulement et les effets de cette guerre. Cela ne les a pas empêchés de se questionner sur des sujets beaucoup plus familiers reliés à leurs pratiques artistiques. La guerre de 1914-1918 n’a pas découragé les artistes à philosopher sur leur art. Bien au contraire, le front révélait sous un autre jour toute cette notion d’approche de l’expérimentation picturale par rapport à une réalité donnée.
En fait, ce front nous est montré à travers des toiles qui semblent respecter les fondements de base de l’avant-garde d’avant la guerre. Il est question de ces recherches poussant une logique jusqu’au bout, ces désirs de toujours aller plus loin en continuité et en même temps en discontinuité avec le progrès technique. Autrement dit, l’intérêt porté à la modernité ne semble pas s’être atténué dans les tranchées. La diffusion des mouvements tels le cubisme, l’expressionnisme et le vorticisme a contribué avant la guerre à cette « internationalisation du débat esthétique » dont parle l’historien Philippe Dagen. Il y avait déjà un vaste réseau d’échanges d’idées qui du jour au lendemain s’est disloqué pour se retrouver au front avec ce même souci d’expérimentation. Comme le souligne Modris Eksteins : « La guerre jouait ainsi le rôle d’instigatrice du renouveau révolutionnaire pour lequel l’avant-garde s’était battue. »
Eksteins fait référence à ce nouveau contexte imposé par la guerre et l’influence de celui-ci sur les manières de peindre. Cette idée vient quelque peu en contradiction avec celle de Christian Derouet qui soutient que la guerre avait cassé net le développement des milieux d’avant-garde. Nous pensons que les avant-gardes ont eu à faire face à une adaptation des pratiques artistiques d’avant-guerre devant la réalité du combat. Il ne semble pas être question de cassure ou de dislocation dans les manières de peindre par rapport aux acquis d’autrefois, ni d’une rupture formelle des correspondances entre les artistes.
Les réactions
Ce que nous appelons la « critique de la réception » des toiles peintes à travers le thème de la Grande Guerre se divise en deux catégories : les toiles jugées par leurs auteurs et ensuite par les critiques. Avant d’être soumises aux critiques, les toiles le furent devant leurs auteurs eux-mêmes. Nous avons évoqué tout au long de cet article les difficultés rencontrées par les artistes afin de peindre la guerre. Or, nous pouvons penser que le produit final n’a pas toujours satisfait son auteur. Certains artistes ont exprimé clairement leur insatisfaction face à leurs toiles alors que d’autres ont émis un avis contraire.
Le problème de satisfaction ou d’insatisfaction face aux toiles n’était pas seulement imputable à la présence des artistes au front. Il pouvait l’être en rapport avec toutes les injonctions imposées aux avant-gardes par les pouvoirs politiques, injonctions qui forçaient d’une certaine manière les artistes à s’engager en faveur de l’effort de guerre. En d’autres termes, cette problématique s’inscrivait dans un contexte plus général, à savoir la dualité idéologique entre le front et l’arrière. Les avant-gardes ont jugé leurs toiles en suivant certaines injonctions politiques. Celles-ci furent souvent émises par des autorités loin des combats et soucieuses de préserver le moral de la nation éprouvée. Bien souvent, les artistes ont été critiqués sévèrement parce qu’ils ne respectaient pas à la lettre toutes ces injonctions.
Par ailleurs, le public avait besoin d’être rassuré en temps de crise. Il ne cherchait pas obligatoirement à comprendre ni à analyser ce qui se passait et l’évolution de la situation l’intéressait dans la mesure où les faits, même teintés d’éventuels mensonges et de propagande, étaient clairement expliqués. Chaque individu sait que la guerre apporte son lot de deuils et de malheurs. Collectivement, il est bon de se donner une image de confiance et cela passe notamment par des moyens d’expression traditionnels. Cela pourrait en partie expliquer pourquoi les avant-gardes ont généralement travaillé chacun pour eux sans nécessairement penser à l’impact que pouvaient avoir leurs toiles sur l’ensemble de la collectivité. Le public ne se contentait pas que d’un exemple unique, car il avait besoin de se rattacher à des normes. C’est Jean Starobinski qui s’exprimait ainsi : « (…) la figure du destinataire et de la réception de l’œuvre est, pour une grande part, inscrite dans l’œuvre elle-même, dans son rapport avec les œuvres antécédentes qui ont été retenues au titre d’exemples et de normes. »
« Cette façon sévère de juger les artistes n’était d’ailleurs pas personnelle à notre capitaine et tous ceux qui ont eu l’avantage de faire campagne en qualité de soldat de 2e classe ont pu observer que, dans l’armée, les artistes n’étaient généralement pas tenus en grande estime… », Roland Dorgelès dans le "Cabaret de la belle femme" (1928).
Cette dernière phrase ne cache pas certaines craintes voulant que la réception de l’œuvre s’inscrive dans une optique où les gens sont généralement familiers avec les conventions et qu’un vent nouveau puisse donner parfois une presse négative à tout artiste qui produit quelque chose de choquant. Dans la guerre, le phénomène se trouve amplifié, car la société, à qui l’on demande de se serrer les coudes le temps que la crise dure, est plus sensible à toutes les remises en question sur l’impression des horreurs et douleurs de la guerre, associées à long terme à l’élément de défaitisme. Il règne cette méfiance envers les artistes, notamment ceux de l’avant-garde. On ne sent pas qu’eux aussi puissent prendre part au combat mené par leur nation contre l’ennemi. Dans un commentaire sur Fernand Léger, Christian Derouet mentionne ce phénomène d’isolement des artistes parmi la troupe. Pour ce faire, il cite l’écrivain et ancien combattant français Roland Dorgelès qui s’y était intéressé dans un extrait de son roman Le Cabaret de la belle femme en 1928 : « Cette façon sévère de juger les artistes n’était d’ailleurs pas personnelle à notre capitaine et tous ceux qui ont eu l’avantage de faire campagne en qualité de soldat de 2e classe ont pu observer que, dans l’armée, les artistes n’étaient généralement pas tenus en grande estime… »
Conclusion
Bien qu’ayant brossé un tableau fidèle de nos démarches méthodologiques dans l’identification des problèmes reliés à l’art des avant-gardes en 1914-1918, nous avons volontairement omis d’y inclure des analyses de tableaux. Nous laissons au lecteur le soin de se forger ses propres interprétations à partir de cette sorte de « Petit guide d’orientation en histoire de l’art de la guerre de 1914-1918 ». Il relie à la fois les considérations historiques, politico-militaires et esthétiques dans l’étude de la production artistique d’avant-garde de ce conflit. Enfin, nous présentons au lecteur une série de compositions faites par des artistes que nous jugeons représentatifs des mouvances d’avant-garde de cette guerre. Artistes qui, à l’instar de l’ensemble des soldats du front, ont traduit du mieux qu’ils le purent leurs traumatismes des tranchées.
Ernst Ludwig Kirchner, Artillerie Männer in der Dusche, 1915.Paul Nash, Void, 1918.Otto Dix, Selbstbildnis als Soldat, 1914.Fernand Léger, Soldat à la pipe, 1916.