Mois : janvier 2011

Histoire de l’artillerie: Seconde partie

1914-1918: une guerre d’artillerie

Toutes les avancées technologiques en matière d’artillerie au tournant du XXe siècle seront testées quelques années plus tard lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. Cette guerre en fut une d’artillerie, même si les armées européennes étaient mal équipées dans ce domaine au début des hostilités. À mesure que la guerre progressa, l’impasse tactique et opérationnelle força les belligérants à s’enterrer dans des tranchées, notamment parce que la technologie de la puissance de feu, tant dans l’infanterie que dans l’artillerie, fut temporairement beaucoup plus développée que les technologies associées à la mobilité et à la manœuvre. Parmi les exemples les plus spectaculaires d’avancées technologies, notons l’immense obusier allemand de 420mm communément appelé la Grosse Bertha, qui démolit sans trop de difficultés les forteresses belges pendant l’invasion de 1914. On peut penser aussi à cet autre immense canon allemand de 210mm, le Canon de Paris, qui pouvait bombarder la capitale française en 1918 d’une distance de 120 kilomètres.

Un obusier allemand de la firme Krupp de calibre 420mm vulgairement nommé la "Grosse Bertha". C'est avec ce type d'artillerie que les Allemands parvinrent à détruire le système de fortifications belges lors de l'invasion de 1914.

En fait, du début de la guerre jusqu’à l’été de 1917 au moins, toutes les armées de l’époque tentèrent d’obtenir la destruction complète de l’ennemi grâce à l’artillerie. Il va sans dire que cela ne fonctionna jamais. À titre d’exemple, on observe qu’en dépit d’une préparation d’artillerie ininterrompue d’une semaine, où un million d’obus furent tirés, l’infanterie britannique sur la Somme encaissa des pertes de 60,000 hommes pour la seule journée du 1er juillet 1916. À cette époque, cependant, les experts artilleurs commencèrent à raisonner autrement, dans la mesure où l’artillerie devrait plutôt être utilisée à des fins de neutralisation, au lieu de destruction de l’ennemi. L’idée était de contraindre l’ennemi à garder la tête baissée suffisamment longtemps afin que l’infanterie amie puisse atteindre son objectif.

Dans les faits, cette approche en apparence « nouvelle » ne l’était pas, puisqu’elle consistait à revenir au vieux principe de coordination du tir et de la manœuvre. Néanmoins, certains officiers se firent les promoteurs de la neutralisation. Parmi eux, le colonel allemand Georg Bruchmüller, dont l’influence se fait encore sentir de nos jours en ce qui concerne les principes de l’appui-feu au niveau tactique. Plutôt que d’effectuer des tirs de préparation qui pouvaient durer des semaines, le colonel Bruchmüller suggéra que l’attention de l’artillerie allemande soit concentrée sur la neutralisation au lieu de la destruction, ce qui permettrait d’atteindre de meilleurs résultats, et ce, en l’espace de quelques heures.

Le colonel Georg Bruchmüller, dont l'influence sur le développement des tactiques d'artillerie se fait encore sentir de nos jours.

Dans ce contexte, on peut affirmer que la Première Guerre mondiale fut une époque de développements technologiques considérables pour l’artillerie, car de nombreuses techniques et tactiques mises au point alors sont toujours utilisées. Par exemple, l’un des officiers sous les ordres de Bruchmüller, le capitaine Erich Pulkowski, développa une méthode mathématique visant à neutraliser l’influence des conditions météorologiques sur le tir. À la fin de la guerre, la complexité de la science entourant les méthodes de tir avait fait en sorte que toutes les armées d’alors comprenaient dans leurs rangs des détachements d’artilleurs entraînés à ajuster le tir selon le son et la lumière de l’obus. Ces techniques existent toujours au XXIe siècle, à la différence qu’elles sont désormais informatisées.

En ce qui a trait aux obus utilisés pendant la guerre de 1914-1918, disons qu’en premier lieu, le shrapnel était la munition de prédilection en 1914. Par contre, quatre ans plus tard, le shrapnel avait à peu de chose près disparu parce que, bien qu’étant efficace contre des troupes en terrain ouvert, il était terriblement mauvais contre des soldats bien enterrés. Ce furent les obus explosifs qui prirent le relais du shrapnel, du moins pour détruire les tranchées et les barbelés, quoique la taille des morceaux fragmentés lors de l’explosion était trop grosse, ce qui le rendit plus ou moins efficace pour éliminer simultanément une certaine quantité de soldats ennemis. Cela étant, la technologie s’améliora à son tour, si bien qu’à la fin des hostilités, les obus étaient plus dangereux que jamais. En effet, la composition chimique de la charge explosive et la composition métallurgique du boîtier avaient été perfectionnées au point que l’effet de fragmentation de l’obus explosif était égal, voire meilleur que le shrapnel. De plus, l’introduction d’amorces mécaniques à cadran permit de mieux calculer le moment de l’explosion en plein vol, surtout pour le shrapnel. Enfin, notons que la guerre de 1914-1918 vit l’utilisation d’autres types d’obus, tel l’obus à gaz, à fumée et à illumination du style flashbang.

La Première Guerre mondiale vit également l’apparition de deux nouvelles formes d’artillerie, celle antiaérienne et celle antichar. L’artillerie antichar fut restreinte en 1914-1918, surtout en comparaison d’autres conflits comme la guerre de Corée, tout comme son emploi releva rapidement de l’infanterie. En effet, l’infanterie fut dotée d’armes sans recul comme le bazooka (ou le Panzerfaust allemand) lors de la Seconde Guerre mondiale. Spécifions aussi qu’au tournant du XXIe siècle, l’hélicoptère reprit à l’infanterie le gros de la tâche d’éliminer les chars ennemis. Quant à l’artillerie antiaérienne, sa fonction était originellement assumée par le personnel de l’artillerie côtière, étant donné leurs compétences pour engager des cibles mouvantes. Il est clair cependant que le développement de l’avion et du missile rendit l’artillerie côtière obsolète vers la fin de la guerre de 1939-1945, si bien que la plupart des unités d’artillerie antiaérienne sont armées elles aussi de missiles, tendant ainsi à délaisser le canon.

En plus d'une production massive de canons et d'une consommation effarante de munitions, la Première Guerre mondiale démontre, comme n'importe quelle autre conflit passé et présent, que l'opération d'une pièce relève d'abord et avant tout d'un travail d'équipe.

Les années qui précédèrent le début de la Première Guerre mondiale virent les armées du monde se départir majoritairement de leurs arsenaux de mortiers. Par contre, l’apparition de complexes systèmes de tranchées marqua en quelque sorte une période de renaissance de cette arme. Vers 1916, on peut dire que toutes les armées disposaient d’unités de mortiers de tranchées spécialisées, des formations équipées de ces armes aux mécanismes plus sophistiqués. Par exemple, les Britanniques introduisirent le mortier Stokes, qui consista simplement en un tube creux alimenté par la bouche avec un percuteur fixé à la base. La simple gravité entraînait l’obus vers le bas, frappait le percuteur, amorçant ainsi la charge qui repartait dans les airs. En fait, tous les mortiers modernes sont des descendants directs du Stokes et sont affectés comme arme d’infanterie depuis la guerre de 1914-1918.

La Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide: les innovations et la contrainte atomique

À quelques exceptions près, la période de l’entre-deux-guerres connut peu de développements majeurs en matière d’artillerie. On peut néanmoins préciser qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les Américains innovèrent au plan tactique en introduisant un « Centre de direction du tir » (CDT). Le CDT rendit la concentration du tir des canons plus commode, car il était possible de faire tirer plusieurs batteries sur un objectif précis, plutôt que d’avoir à déplacer physiquement les pièces pour atteindre le même résultat. En soi, le concept n’était pas nouveau, ni révolutionnaire. Les belligérants de la Première Guerre mondiale cherchaient aussi à concentrer le tir sans avoir à déplacer leurs canons. Pour ce faire, ils envoyèrent dans les airs des observateurs d’artillerie, d’abord installés dans des ballons puis des avions, mais les difficultés de communications avec les batteries au sol limitèrent leur efficacité. Ce fut la radio qui résolut le problème au moment où éclata la guerre mondiale suivante, donnant ainsi à l’avion un rôle de plate-forme d’observation, c’est-à-dire les yeux nécessaires à l’artillerie.

Parmi les premières pièces d'artillerie autotractées figure le Birch Gun de l'armée britannique.

Par ailleurs, la guerre de 1914-1918 sonna le glas des unités d’artillerie à cheval si efficaces au temps de Frédéric de Prusse, même si les nations continuèrent de fabriquer des canons tractés par des chevaux au lendemain des hostilités. Cette guerre vit les belligérants expérimenter des modèles de canons autotractés, qui furent souvent des pièces montées sur des châssis de chars. Sitôt la guerre terminée, les Britanniques mirent en service le Birch Gun, que l’on peut considérer comme la première véritable pièce autotractée. Vers 1945, à peu près toutes les armées du monde disposaient de canons autotractés, ce qui confirmait aussi que la Seconde Guerre mondiale avait été la dernière à voir le recours à l’artillerie de siège et de garnison. Cette dernière avait connu une brève, mais non concluante « heure de gloire » dans les tourelles de la Ligne Maginot en France.

Aussi, le Traité de Versailles qui mit fin à la Première Guerre mondiale posa de sérieuses contraintes à l’armée allemande en matière de dotation d’artillerie. En effet, le document limitait à 240 le nombre de pièces, dont aucune ne pouvait avoir un calibre supérieur à 105mm. Dépourvue d’artillerie lourde, l’armée allemande de l’entre-deux-guerres dut adopter ses tactiques en conséquence, dont l’élément le plus notable fut l’étude consacrée au principe de combinaison offensive du char et de l’avion en piqué. Cette formule s’avéra un succès en Pologne (1939) et en France (1940), mais elle échoua misérablement contre la Russie (1941), lorsque la Luftwaffe ne put concentrer ses ressources sur des objectifs précis et limités, tant l’espace soviétique est immense.

Polyvalent et d'une redoutable puissance de feu, le canon allemand de 88mm figurait parmi les objectifs prioritaires à neutraliser lors de n'importe quelle bataille de la Seconde Guerre mondiale.

Tout au long de la Seconde Guerre mondiale, l’armée allemande souffrit constamment de la faiblesse de son artillerie. On remarque que, plusieurs années après la prise du pouvoir par Hitler, l’artillerie de la Wehrmacht plafonnait à 240 canons (comparativement aux 60,000 pièces soviétiques en 1941), sans oublier que pendant le conflit, la plupart de ceux-ci étaient tirés par des chevaux jusqu’à la fin. Les Allemands mirent en service une variété de canons d’excellentes qualités, en particulier le redoutable 88mm. Originellement conçu comme une arme antiaérienne, sa haute vélocité et l’angle de son canon en firent une pièce antichar efficace, surtout lorsqu’elle était armée d’un projectile approprié. D’ailleurs, il existe un certain débat à savoir qui eut l’idée, dans l’armée allemande, d’utiliser le canon de 88mm comme arme antichar. Au-delà du mythe, notons que dès 1933, la doctrine tactique disait clairement que les canons antiaériens pourraient avoir un rôle antichar au besoin. D’autres canons utilisés pendant la Seconde Guerre mondiale s’avérèrent aussi de véritables chefs-d’œuvre mécaniques. On pense entre autres au canon britannique de 25 livres ou à la pièce américaine de 105mm. Cette dernière figure parmi les modèles les plus reproduits de l’Histoire, et elle vit du service tant en Corée qu’au Vietnam, sans oublier qu’elle fait partie de l’arsenal de nombreuses armées du monde actuellement.

Dans un autre ordre d’idées, mentionnons que les Américains furent les premiers à introduire des obus à têtes nucléaires. À cet égard, ils conçurent un canon de 280mm surnommé Atomic Annie qui tira un premier obus nucléaire lors d’essais au Nevada en 1953. Vers le milieu des années 1960, un canon américain de 155mm parvint à tirer un arsenal qui comprenait à la fois des obus conventionnels et nucléaires, comme les Soviétiques purent à leur tour mettre en service des canons aux propriétés similaires. À la fin de la Guerre froide, le président américain George Bush (père) ordonna le retrait des arsenaux de son pays de tous les obus d’artillerie aux têtes chimiques et nucléaires.

Le canon américain de 280mm surnommé "Atomic Annie", lors d'un exercice de tir avec un obus à tête atomique au Nevada en 1953.

Durant la Guerre du Vietnam, ce fut l’hélicoptère qui révolutionna les tactiques d’artillerie, comme ce fut le cas pour celles de l’infanterie. Avec leurs capacités de vol stationnaire, les hélicoptères constituèrent une plate-forme d’observation idéale, comme ils furent employés afin de transporter des pièces légères comme l’obusier de 105mm et ses munitions dans des endroits difficilement accessibles. Toujours au Vietnam, les hélicoptères donnèrent un nouveau visage à l’artillerie, puisqu’ils disposaient de lances-roquettes et de lances-grenades automatiques qui peuvent entrer dans la catégorie de l’artillerie aérienne.

Parmi les dernières particularités que l’on observe dans cette petite histoire de l’artillerie, on note celle de l’introduction de la donne informatique. Ce fut dans les années 1950 qu’un premier ordinateur parvint à remplacer les calculs exécutés par une demi-douzaine de soldats dans leur centre de tir. Cependant, ces premiers systèmes, comme celui des Américains nommé Field Artillery Digital Automatic Computer (FADAC), étaient lents et encombrants, d’autant qu’ils étaient sujets à des pannes fréquentes. Ces systèmes étaient si peu performants par moment, qu’une équipe d’artilleurs expérimentés utilisant des calculs mathématiques manuels pouvait tirer plus d’obus sur les bonnes cibles et en moins de temps. Évidemment, comme dans toute chose, la technologie s’améliora.

Vers la fin du XXe siècle, les systèmes directionnels informatiques devinrent la norme, rendant de plus en plus rares les artilleurs de la « vieille école » qui furent encore capables de calculer les coordonnées de tir en suivant les méthodes mathématiques traditionnelles. La période qui suivit la Guerre du Vietnam vit également l’introduction de toute une gamme d’obus sophistiqués et conçus pour neutraliser des cibles spécifiques. Dans ce lot figurent des obus guidés au laser ou par la chaleur, des projectiles antichars, de brouillage de radars, de dispersion de mines et ainsi de suite.

Un exemple d'un ordinateur censé remplacer l'Homme dans les calculs des coordonnées du tir d'artillerie, le "Field Artillery Digital Automatic Computer" (FADAC). Loin d'être un succès à ses premiers pas, le FADAC amorçait néanmoins une ère nouvelle, celle de l'informatisation de l'artillerie.

Conclusion: la fin de l’artillerie?

Probablement séduits par cette demi-vérité voulant que l’aviation soit supérieure en tous points à l’artillerie, certains experts militaires à l’aube du XXIe siècle seraient tentés de remettre en question l’utilité et l’efficacité de l’artillerie sur les champs de bataille du futur. Au contraire, bien que l’aviation fasse l’objet d’innovations technologiques constantes, il y a bien des tâches dont elle ne peut s’acquitter. Par exemple, les avions demeurent tributaires des conditions météorologiques, comme ils sont vulnérables face aux batteries antiaériennes, de même qu’aux contre-mesures électroniques. De plus, une fois que l’avion a épuisé ses munitions, ou qu’il doit faire le plein, il doit quitter la zone d’opération.

D’ailleurs, comme nous l’avons nous-mêmes observé en Afghanistan, le maintien d’une couverture aérienne constante demande énormément de ressources et d’autorisations, et ce, même pour certaines puissances militaires comme les États-Unis. De plus, il est beaucoup plus difficile pour un appareil de changer sa munition avant d’engager une cible, d’autant que la quantité de projectiles qu’il peut emporter limite forcément la variété de ceux-ci. Enfin, on remarque qu’en dépit de l’extrême précision de ses bombes téléguidées, un avion coure toujours le risque de lâcher sa cargaison près des troupes amies, comme on l’a vu lorsque quatre soldats canadiens de la force internationale furent tués au début de 2002 sur ce même front afghan.

Dans un contexte où les forces alliées en Afghanistan se trouvent dans des avant-postes isolés soumis aux attaques fréquentes de l'ennemi, la présence de l'artillerie s'avère cruciale. Elle sert notamment à interdire l'approche de l'ennemi dans un certain rayon autour du poste, comme à appuyer des offensives lorsque l'aviation ne peut fournir un appui-feu immédiat. Le recours à l'artillerie n'est nullement une mesure palliative. Au contraire, l'artillerie figure au coeur de l'ordre de bataille du haut commandement de la force internationale.

Plus encore, nous avons noté un autre élément en Afghanistan qui ne nous permet pas de conclure à la mort éventuelle de l’artillerie. En effet, considérant que les meilleurs canons d’aujourd’hui peuvent tirer un projectile entre 30,000 et 35,000 mètres, l’artillerie demeure une arme très précise, flexible et amplement capable d’appuyer l’infanterie amie qui attaque ou qui doit se défendre dans un poste entouré de forces ennemies. En partant du principe que les calculs de tir sont justes, l’artillerie n’est, à peu de chose près, aucunement dépendante de la température. Lorsque l’obus est dans les airs, aucun système de défense antiaérienne ou de contre-mesures électroniques ne peut l’empêcher d’atteindre sa cible. Tant et aussi longtemps qu’elle est bien approvisionnée avec les bons types de munitions, une batterie d’artillerie peut tirer pendant des heures. Cela se vit sur les champs de bataille de la guerre de 1914-1918 comme sur ceux de l’Afghanistan depuis 2001.

En somme, et malgré de nombreuses prédictions hâtives et prématurées qui circulèrent dans les rangs militaires depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’artillerie a sa place sur les champs de bataille. Elle constitue une source primordiale capable de fournir une puissance de feu lorsque le besoin se fait sentir, et c’est ce qui explique pourquoi les gouvernements continueront d’entretenir ce type d’unité pour les années à venir.

Histoire de l’artillerie: Première partie

Introduction

Illustration de Jean Leffel montrant des artilleurs de l'Armée Continentale lors de la Guerre d'indépendance des États-Unis (XVIIIe siècle).

L’artillerie est la branche des forces armées qui regroupe les canons ainsi que le personnel requis pour les manier. Sur les champs de bataille, l’artillerie est ce qu’on appelle dans le jargon militaire une source de « puissance de feu » capable de délivrer un coup décisif et destructeur en un espace et en un temps donnés. Vue sous cet angle, l’artillerie occupa cette fonction du XVIIe au XIXe siècle inclusivement. Par la suite, dans le contexte de la Première Guerre mondiale, les avions et les chars devinrent à leur tour des sources de puissance de feu, bien qu’ils ne remplacèrent pas l’artillerie. En fait, la guerre de 1914-1918 vit la première coopération à grande échelle d’une variété de sources de puissance de feu pouvant s’appuyer mutuellement.

Cela dit, une pièce d’artillerie (un canon) est une arme a priori offensive maniée par un certain nombre de soldats que sont les artilleurs. Généralement, cette arme utilise la pression du gaz créée par la combustion d’une charge propulsive afin d’éjecter le projectile en question. De ce principe, on distingue normalement trois catégories de pièces d’artillerie, des catégories qui sont découpées selon les mécanismes de construction et les performances balistiques. Bien que chaque type de pièces d’artillerie soit généralement appelé canon, il y a quand même une importante distinction technique à établir entre ce qu’est un canon et ce qu’est un obusier. Les canons tirent un projectile à une vélocité relativement élevée et qui suit une trajectoire en ligne droite. Quant aux obusiers, ceux-ci tirent un projectile à une vélocité plus faible et qui suit une trajectoire arquée. Cela explique que, généralement, les canons ont une portée plus élevée que les obusiers, mais ces derniers sont plus versatiles et leurs tirs sont plus précis. Le canon tire généralement d’un angle d’élévation assez bas, avec le tube pointé à moins de 45 degrés de la surface plane du sol. Pour sa part, l’obusier est capable de pointer son tube d’un angle fort ou faible, ce qui en fait une arme idéale pour atteindre une cible située sur un terrain accidenté.

En ce qui a trait aux pièces d’artillerie modernes et contemporaines, celles-ci sont dotées de mécanismes de contrôle du tir qui les rendent capables d’effectuer des tirs directs et indirects. Lors d’un tir direct, l’équipage d’un canon parvient à voir la cible et pointer directement son tube dans sa direction. Pendant un tir indirect, l’équipage du canon, qui ne parvient pas à voir la cible, applique certains calculs d’azimut et d’élévation selon un point de référence préétabli. Cette méthode de tir indirect fut perfectionnée à la fin du XIXe siècle et elle requiert qu’un observateur soit posté plus à l’avant du front, ou que le tir soit dirigé à partir d’un point central de coordination. Bien entendu, le tir direct ne requiert ni l’un, ni l’autre.

De gauche à droite: un canon, un obusier et un mortier. (Armée britannique, guerre de 1914-1918.)

Dans cet ordre d’idées, nous avons mentionné les deux premiers types d’artillerie, mais n’oublions pas le troisième qui est le mortier. Celui-ci tire un projectile relativement petit en comparaison de ceux projetés par les canons et les obusiers. La première particularité du tir du mortier est que le projectile voyage à un angle très élevé (presque 90 degrés à partir du sol) et sur une courte distance (souvent moins de 1,000 mètres). Étant donné que le mortier fait feu à un angle élevé, son tir est indirect par définition et la pièce ne requiert pas de mécanisme sophistiqué pour absorber le recul, puisque toute la force du tir est poussée vers le sol. En conséquence, le mortier est une arme légère, facilement transportable et capable de tirer à partir d’endroits restreints. Cela en fait une arme idéale pour fournir un tir de support immédiat à l’infanterie. Originellement, le mortier était utilisé comme une arme de siège, mais les combats de la guerre de 1914-1918 en ont fait une arme intégrée à l’arsenal de l’infanterie de la plupart des armées. Néanmoins, le mortier demeure une pièce d’artillerie, que ce soit au niveau de son mécanisme, sa balistique et son système de contrôle du tir.

Les premiers pas de l’artillerie (XIIIe – XVIe siècles)

D’une certaine manière, l’artillerie moderne est une descendante directe des engins de guerre utilisés pendant l’Antiquité et le Moyen-Âge. Deux de ces engins de guerre datant de l’époque antique ressemblent étrangement à deux types de pièces d’artillerie moderne. À l’instar du canon, la baliste (qui est une sorte d’arbalète géante) projette son missile suivant une trajectoire en ligne droite. Comme avec l’obusier, la catapulte (et plus tard le trébuchet) lance son missile selon une trajectoire plus lente et arquée. Dans ce contexte, la principale distinction entre les engins de guerre tirant des projectiles et la véritable artillerie, telle qu’on la connait aujourd’hui, réside dans le mode de propulsion, qui est mécanique dans le premier cas et explosif dans le second.

De gauche à droite: une baliste, une catapulte et un trébuchet.

Le canon fut introduit à une époque qui coïncida grossièrement avec l’invention de la poudre, apparemment décrite une première fois en Occident par Roger Bacon en 1242. Quelque temps après, on en vint à l’idée que la puissance explosive de la poudre pourrait servir à lancer un projectile à travers un tube. À cet égard, les spécialistes du sujet connaissent cette fameuse illustration publiée en 1325 dans le document intitulé De Officiis Regnum (Des Devoirs du Roi), où l’on voit clairement un soldat se servant d’un canon primitif.

Représentation de l'utilisation d'un canon primitif au XIVe siècle.

Cela étant, les premiers canons étaient montés sur des plates-formes fixes tirées par des animaux de trait d’un endroit à l’autre. De plus, ces engins primitifs étaient peu malléables et relativement immobiles, ce qui explique en partie pourquoi, au cours des 200 premières années de son utilisation, l’artillerie occupa seulement un rôle périphérique à la guerre. Plus encore, les projectiles des premiers canons n’étaient pas puissants, notamment parce que la poudre n’était pas manufacturée selon des normes et des standards précis. La piètre qualité de la poudre signifia aussi que l’on préféra utiliser de plus petits projectiles en pierres, plutôt que des projectiles plus lourds en fer.

Par ailleurs, les premiers canons furent fondus à partir du bronze ou construits avec des bandes en fer forgé liées entre elles par des cerceaux de fer, un peu à l’image de la fabrication des barils. Au cours des cinq premiers siècles de leur utilisation, les manufacturiers préférèrent largement le bronze ou le laiton pour fabriquer les tubes des canons et non pas le fer, car cette matière était plus difficile à forger et trop sujette à des imperfections, dont celle de se désintégrer lors du tir. Le fer était également plus lourd, ce qui n’aidait en rien au problème de mobilité déjà évoqué. Ce ne fut que dans la seconde moitié du XIXe siècle que les manufacturiers parvinrent à perfectionner les techniques de coulage du fer, quelques années à peine avant que l’acier devienne le matériau privilégié.

Un canon espagnol de type "caterara" datant du XVe siècle.

L’immobilité et la faiblesse relative des premiers modèles de canons signifiaient qu’ils ne posaient pas, du moins à leurs débuts, de menaces sérieuses contre les châteaux et autres types de fortifications. Il fallut donc améliorer ces engins et c’est ce que l’on fit, d’une part, vers la fin du XIVe siècle lorsqu’on ajouta des roues aux canons. D’autre part, le début du XVe siècle vit des améliorations dans la fabrication de la poudre, qui était plus stable au niveau de sa combustion et qui produisait une puissance explosive accrue. En retour, il s’avéra nécessaire de fabriquer des tubes plus résistants et des projectiles plus lourds pour accroître la force de l’impact. Bref, les projectiles de pierres et les tubes fabriqués avec des bandes de fer forgé tombèrent en désuétude, si bien que ces nouvelles innovations amèneraient le glas des châteaux comme systèmes défensifs de pointe.

Toujours au niveau des améliorations technologiques, les canonniers du début du XVIe siècle commencèrent à être équipés de quadrants afin de contrôler le tir. Le quadrant était basé sur le principe que l’angle d’élévation du tube avait un effet direct et constant sur la distance avec laquelle le projectile s’envolait, et ce, tant et aussi longtemps que la quantité de poudre utilisée demeurait la même. Les quadrants employés par les artilleurs modernes sont évidemment beaucoup plus précis que leurs ancêtres, mais le principe de base est demeuré identique. L’autre défi consistait à trouver une méthode d’élever le tube et surtout à le maintenir en place au moment du tir. En 1571, le canonnier anglais John Skinner introduisit une élévatrice à vis fixée sous la culasse du tube afin de mieux contrôler et maintenir l’élévation.

Comme le montre cette illustration allemande du XVIe siècle, les artilleurs calculaient l'élévation de leur canon à l'aide d'un clinomètre et d'un quadrant marqués d'échelles d'ombre.

Au-delà de l’utilisation, la conception tactique

Au début du XVIIe siècle, Gustave Adolphe de Suède fit connaître une innovation tactique majeure lorsqu’il organisa son artillerie en deux branches (celle de campagne et celle de siège), tout en introduisant le premier canon léger de campagne posé sur un affût très mobile, qui faisait en sorte que la pièce pouvait désormais suivre les déplacements de l’infanterie sur le champ de bataille. Ainsi, pour la première fois, il devint possible de synchroniser le feu avec la manœuvre. En plus, les canons suédois étaient fondus en cuivre renforcé par des lanières de cuir et de la corde. En d’autres termes, ce que ces canons manquaient en puissance de feu, ils le rattrapaient au niveau de leur mobilité.

En 1759, Frédéric de Prusse fut derrière le projet de mise sur pied d’une brigade d’artillerie à cheval conçue spécialement pour appuyer la cavalerie. Armés de canons légers de 6 livres, tous les canonniers devaient pouvoir se déplacer sur leurs montures. L’idée fut louable, mais le premier problème d’ordre tactique qui survint fut de voir comment il serait possible de déplacer les canons, les canonniers et les munitions afin qu’ils soient concentrés simultanément en un point précis du champ de bataille pour fournir l’appui-feu demandé. Ce besoin entraîna la mise au point du caisson, qui était un petit wagon pouvant apporter tout le matériel nécessaire (incluant les munitions) et qui était attaché au canon. Pour être encore plus efficace, une seconde équipe était affectée au canon, et elle transportait un second caisson. Ainsi, cette artillerie mise sur pied sous Frédéric de Prusse donna à sa cavalerie une puissance de feu et de choc sans précédent, si bien que la plupart des armées européennes copièrent le même modèle organisationnel.

Représentation informatisée d'une batterie prussienne d'artillerie à cheval à l'époque du roi Frédéric (milieu XVIIIe siècle). La légèreté des calibres répondait au besoin de se déplacer rapidement d'un point à l'autre du champ de bataille.

En France, Napoléon Bonaparte, qui avait commencé sa carrière militaire comme officier canonnier, amena l’artillerie à un nouveau stade d’importance sur le champ de bataille en concentrant ses canons, plutôt que de les éparpiller à travers différentes formations, comme ce fut la pratique alors. La clé de son concept de Grande Batterie fut de s’assurer que l’artillerie soit déployée dans le secteur jugé décisif du champ de bataille, un élément que Napoléon maîtrisait instinctivement.

Le XIXe siècle: une époque de spécialisation de l’artillerie

Quelques décennies plus tard, au milieu du XIXe siècle, et sans doute en suivant les leçons apprises lors des guerres napoléoniennes, l’artillerie avait fini par se diviser en six catégories générales, dont quelques-unes pouvaient se chevaucher. L’artillerie de garnison et de siège disposait normalement des canons les plus lourds. La mission de l’artillerie de siège était d’abattre des fortifications fixes, alors que l’artillerie de garnison devait précisément les défendre. On note aussi le développement d’une artillerie côtière, qui ressemble à celle de garnison, mais dont la mission consiste à défendre des côtes stratégiques contre des navires ennemis. En quatrième lieu, l’artillerie de campagne et sa variante spécialisée à cheval discutée précédemment. Enfin, l’artillerie de montagne devint à son tour une branche spécialisée. Ces unités étaient d’ordinaire équipées d’obusiers légers qui pouvaient être démontés et transportés en sections par des bêtes de somme.

La technologie de base de l’artillerie varia peu, du moins jusqu’à la fin de la Guerre civile américaine. En fait, les canons en service jusqu’au milieu du XIXe siècle se ressemblaient en ce qui avait trait à leur chargement par la bouche, leurs tubes lisses (et non rayés) et leur utilisation de la poudre noire pour la mise à feu. Après chaque coup tiré, l’équipage devait replacer le canon en position parce que celui-ci avait été propulsé vers l’arrière par la force du recul du tir. Ensuite, les canonniers devaient éponger l’intérieur du tube pour y enlever tous détritus laissés par le tir précédent. L’équipage chargeait alors le tube avec de la poudre à l’aide d’une poche au bout d’une longue perche, puis on insérait le projectile en le poussant bien au fond. L’étape suivante consistait à placer une mèche dans l’évent de la culasse à la base du tube puis à l’allumer pour la mise à feu.

Reconstitution du maniement d'un canon de l'époque de la Guerre civile américaine (1861-1865).

À partir du milieu du XIXe siècle, des charges de poudre préparées à l’avance en paquets finirent par remplacer le chargement à dosage manuel, ce qui rendit la manipulation de la poudre plus sécuritaire et facile à charger, sans compter que cela assurait un dosage constant de poudre coup après coup. De plus, la mèche insérée dans la culasse du canon a cédé la place à l’amorce de friction, essentiellement un tube creux rempli de poudre avec une allumette de friction au sommet. Lorsque cette allumette était enlevée rapidement du tube, cela provoquait une étincelle qui amorçait la charge du petit tube creux, qui engendrait une flamme descendante dans le canon en allumant la charge principale. Notons que cette amorce de friction était plus rapide et efficace d’utilisation que la mèche. Elle éliminait aussi une partie du danger relié à la présence de sources inflammables autour du canon.

Dans un autre ordre d’idées, nous avons jusqu’à présent mis l’emphase sur le canon, mais il ne faut pas oublier l’importance qu’occupe également son projectile. Au début du XIXe siècle, les canons étaient en mesure de tirer des projectiles solides de toutes sortes. Le plus commun d’entre eux était le boulet, qui était ni plus ni moins qu’une boule de fer. Les artilleurs avaient aussi recours à l’obus à mitraille, qui consistait en une grappe de petites billes enroulées autour d’un axe central en bois, qui s’éparpillaient dans tous les sens au moment de l’explosion. Les grappes de mitraille étaient particulièrement efficaces lorsqu’elles étaient employées contre la cavalerie ennemie sur une courte distance. Un autre type d’obus à mitraille, composé cette fois de balles de mousquet, s’avérait une arme des plus dangereuses contre des masses d’infanteries sur une courte portée. En ce qui a trait aux mortiers, ceux-ci tiraient un projectile explosif consistant souvent en une sphère creuse remplie de poudre et détonné à l’aide d’une amorce à l’intérieur dudit projectile. Quant aux obusiers, ils pouvaient tirer les deux types de projectiles, solides et explosifs.

Toujours au début du XIXe siècle, le lieutenant Henry Shrapnel de l’Artillerie Royale britannique inventa un obus semblable à la mitraille qui finira par porter son nom. Son obus sphérique à mitraille était creux et rempli avec une charge explosive et des balles de mousquet. L’obus était conçu de sorte à exploser en plein vol au-dessus des troupes ennemies, causant ainsi une pluie de balles sur celles-ci. Les premiers essais de l’obus de type shrapnel semblaient prometteurs, mais l’amorce d’un modèle primitif produisit des résultats variables d’un coup à l’autre. Avec l’introduction d’une amorce mécanique à cadran à la fin du XIXe siècle, permettant de faire exploser l’obus à un moment beaucoup plus précis, l’obus de type shrapnel devint dévastateur contre des troupes exposées.

Henry Shrapnel et le boulet qui porta son nom.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les développements de l’artillerie bénéficièrent des avancées technologiques exponentielles de la Révolution industrielle. Au cours des années 1860, le général Thomas J. Rodman perfectionna une technique de moulage qui produisit des tubes en fer d’une efficacité exceptionnelle. Bien que les canons en fer inventés par Rodman furent peu de temps après remplacés par ceux en acier, son autre contribution majeure à la science de l’artillerie réside dans la mise au point d’une variété de granules qui brûlaient par étape, à mesure que le projectile voyageait dans le tube avant d’être expulsé. Cela maintenait une pression constante derrière le projectile lorsqu’il circulait dans le tube. De plus, mentionnons que même si la poudre fut remplacée par des propulseurs plus sécuritaires, fiables et puissants, comme la cordite, les principes de géométrie propulsive du général Rodman demeurent d’actualité.

Par ailleurs, le perfectionnement des techniques de coulage de l’acier rendit possible le chargement d’un tube rayé par la culasse et non par la bouche. C’est ainsi que deux systèmes à culasse émergèrent à la fin du XIXe siècle, des systèmes qui sont toujours en utilisation. À titre d’exemple, la firme allemande Krupp introduisit un bloc de culasse coulissant. Ce système nécessitait l’utilisation d’un obus à boîtier en laiton qui lui donnait l’apparence d’une immense balle de carabine moderne. Au moment de la mise à feu, le gaz en expansion dégagé poussait le boîtier (la douille) contre les côtés de la chambre du canon pour son expulsion. Les canons se trouvant à l’intérieur des chars d’assaut moderne et la plupart des canons de campagne actuels utilisent ce système du bloc de culasse coulissant. À peu près à la même époque en France, le colonel Charles de Bange développa un système de bloc de culasse à vis qui pouvait lui aussi sceller le gaz pour faciliter l’expulsion de la charge et de son boîtier. La majorité des canons de calibres moyen et lourd, incluant ceux de la marine, utilisent ce système.

Un canon allemand Krupp de 60mm modèle 1870 à chargement par la culasse. Cette pièce d'un plus petit calibre semblait idéale pour les combats en montagnes, à titre d'exemple, mais son mécanisme ne prévoyait pas le contrôle du recul sans faire déplacer l'affût.

La question du contrôle du recul demeura problématique jusqu’au moment du développement de mécanismes de recul hydropneumatiques. Ce système permettait au tube de reculer après le tir, tout en laissant l’affût en place au sol, puis de retourner le tube à sa position initiale. Le canon français de 75mm modèle 1897 fut le premier du genre produit à grande échelle qui recourait à ce système, ce qui amena les historiens à le considérer comme la première pièce d’artillerie moderne. Malgré les efforts de la France pour préserver le secret de cette arme jugée révolutionnaire, les armées des autres puissances parvinrent à copier le modèle. Dans le jargon de l’époque, ce type de canon à tir rapide était rechargé par la culasse et pouvait atteindre une cadence de tir allant jusqu’à vingt coups à la minute.

Si l’artillerie connut d’importants développements technologiques dans le contexte de la Révolution industrielle, il faut préciser que l’infanterie en profita également, ce qui signifie que les artilleurs devenaient de plus en plus vulnérables au feu ennemi. Cela força l’artillerie à se positionner plus en retrait du front. Considérant la portée accrue des pièces modernes, cela ne posait en principe aucun problème, mais cela voulait aussi dire que les artilleurs ne voyaient plus leurs cibles. Le perfectionnement des techniques de tir indirect était tributaire de la qualité des outils de réglages en existence, comme le quadrant, de même que sur le développement de nouveaux instruments comme le télescope panoramique ou autres appareils de mesure s’apparentant à ceux d’un arpenteur.

(La suite dans la seconde partie.)

Le canon français de 75mm modèle 1897, la première pièce d'artillerie à être dotée d'un système hydropneumatique de contrôle du recul. Ce système permettait au tube de reculer après le tir, tout en laissant l'affût en place au sol, puis de retourner le tube à sa position initiale. Entre les mains d'une équipe d'artilleurs expérimentés, le "75" pouvait tirer jusqu'à 20 coups à la minute. Il fut largement utilisé par la France et d'autres nations alliées lors de la Première Guerre mondiale.

Ces Québécois qui ont fait la Légion Étrangère

J’ai l’honneur de présenter sur ce blogue un texte rédigé par l’auteur Pierre Bonin, un spécialiste de l’histoire de la Légion Étrangère. M. Bonin s’est particulièrement intéressé à l’histoire des Québécois qui ont servi dans les rangs de ce corps d’élite de l’Armée française à différentes époques. Je vous souhaite une agréable lecture.

Carl Pépin

Ces Québécois qui ont fait la Légion Étrangère

Qui l’aurait crû? À une époque pas si lointaine, des Québécois, hommes des contrées nordiques, ont troqué le bonnet de fourrure pour revêtir le képi blanc des soldats de la Légion étrangère. Ils ont battu la semelle dans les sables du désert et les pistes rocailleuses des djebels de l’Algérie et du Maroc. Ces oubliés de l’Histoire ont aussi combattu dans la jungle indochinoise et au Mexique. Certains ont aussi fait le coup de feu en France dans le Régiment de marche de la Légion étrangère lors de la Grande Guerre de 1914-1918, tel Paul Caron, journaliste au quotidien Le Devoir.

Faucher de Saint-Maurice, ancien député de l’Assemblée législative du Québec et capitaine stagiaire au 2e bataillon d’infanterie légère d’Afrique, évoque brièvement dans un essai publié en 1890 : « La question du jour, resterons-nous français » les noms de compatriotes qui ont servi dans les rangs de l’armée française et plus particulièrement de la Légion étrangère. Parmi ceux-ci, il cite entre autres : un dénommé Huneau tué à Medellin (Mexique), probablement sous l’uniforme du Régiment étranger, l’ancêtre de la Légion étrangère. Il mentionne aussi le caporal Jean Louis Renaud, de la 2e compagnie, du 3e bataillon du 1er régiment étranger qui a combattu en Indochine et de Théophile Édouard Ayotte qui a également servi au Tonkin. Il ne pouvait passer sous silence le rôle actif joué par Joseph Damase Chartrand homme de lettres et d’épée. Celui-ci est sans conteste un témoin privilégié de son époque dont il a laissé de nombreux écrits en héritage.

Par ailleurs, en ce qui concerne la Vieille Légion étrangère, soulignons que Louis-Adolphe Casault, de 1854 à 1857, a servi en Algérie et participé à la guerre de Crimée. Il a commandé le régiment de Québec impliqué dans l’expédition de la Rivière-Rouge dans l’Ouest canadien, lors du premier soulèvement des métis.

Les légionnaires Faucher de Saint-Maurice et Louis-Adolphe Casault.

Joseph Damase Chartrand dit des Ecorres : un homme au destin exceptionnel

Au cimetière Saint-Mary’s de Kingston repose depuis avril 1905 un Québécois, originaire de la ville actuelle de Laval, dont le centenaire de la mort est passé sous silence jusqu’à maintenant. Joseph Damase Chartrand dit des Ecorres a quitté ce monde à l’âge de 52 ans après avoir mené une vie courte, mais bien remplie. Militaire de carrière et écrivain, il a accompli un parcours qui sortait des sentiers battus.

Après une visite à l’exposition universelle de Philadelphie, Chartrand s’embarque le 29 août 1876 à New-York pour la France, avec l’espoir d’être admis à l’École militaire de Saint-Cyr. Sa tentative ayant échoué parce qu’il est Canadien et sujet britannique, Chartrand s’enrôle alors l’année suivante dans la Légion étrangère comme simple légionnaire.

En 1878, Chartrand est nommé respectivement caporal fourrier et sergent fourrier. L’année suivante, il obtient successivement les promotions de sergent et sergent-major à la 3e compagnie du 2e bataillon. Il se distingue en remportant le premier prix du tir à la carabine dans le cadre d’un concours de toutes les unités de l’armée française stationnées en Algérie.

Le légionnaire Joseph Damase Chartrand, photographié en 1892.

En 1881, Chartrand est naturalisé Français et sa compagnie de légionnaires est engagée à la poursuite du chef dissident Bou Amama sur les plateaux désertiques de l’arrière-pays jusqu’à la frontière saharienne. Le 19 mai, sa compagnie participe au combat d’el-Chellala. En avril 1882, nouvel affrontement avec les troupes de Bou Amama au Chott-Tigri, Chartrand se bat en lion au point de perdre son képi, son sabre et son revolver. Il s’en tire avec un uniforme en lambeaux, les mains et le visage écorchés. Quand il retrouve ses esprits, il découvre qu’il a entre les mains un fusil qu’il a ramassé sur le champ de bataille.

À son départ de la Légion étrangère, Chartrand suit pendant une année la formation d’officier à l’École militaire d’infanterie de Saint-Maixent d’où il est promu sous-lieutenant au 3e régiment de zouaves stationné à Bône en Algérie. Au fil des ans, et jusqu’à son départ de l’armée française en 1894, il obtiendra  les grades de lieutenant au 161e régiment d’infanterie des Alpes-Maritimes à Nice, et capitaine au 7e bataillon des Chasseurs alpins en garnison à Antibes.

Son cheminement comme militaire a fait l’objet de livres dont « Voyages autour de ma tente », édité à Paris en 1884, « Expéditions autour de ma tente » publiée chez Plon en 1887 et « Au pays des étapes, Notes d’un légionnaire » paru à Paris en 1892 chez Charles-Lavauzelle. Ce dernier livre a été sélectionné parmi les 100 meilleurs ouvrages sur la Légion étrangère par le Comité de la Mémoire  de la Fédération des Sociétés d’anciens de la Légion étrangère, lors d’une séance tenue à Paris le 25 octobre 2001. Tout un hommage étant donné que le répertoire officiel des livres sur la Légion étrangère compte près de 2 200 ouvrages (biographies, essais, romans, etc.) recensés depuis 1831.

Chartrand a aussi été décoré à titre de Chevalier de la Légion d’honneur, en reconnaissance de ses 14 années de service dans l’armée française et pour les blessures subies au combat en Algérie et au Tonkin.

Du vert Québec aux pistes rocailleuses et sablonneuses du Maroc

Le chef de la rébellion du Rif Abdelkrim El Khattabi capturé en 1926.

De 1921 à 1926 s’est déroulée dans les montagnes du Rif au Maroc, une guerre de guérilla qui a opposé les troupes du Sultan de Rabat aux tribus qui s’étaient rallié au prétendant au trône Abd-el-Krim. Des unités de la Légion étrangère ont été impliquées dans diverses opérations militaires. Des Québécois et des Canadiens engagés volontaires ont participé à des actions d’éclat et ont poursuivi leur engagement dans le cadre de la politique de pacification qui s’est poursuivie de 1927 à 1934, dans les oasis du Sud marocain.

La fin tragique d’un mauvais garçon

Le premier ouvrage recensé est celui du journaliste Henri Pouliot qui a publié en 1931 « Légionnaire !…Histoire véridique et vécue d’un Québécois simple soldat à la Légion étrangère ». Ce livre relate le témoignage d’un jeune citoyen de la région de Québec qui s’est enrôlé en mai 1923 et dont l’engagement a pris fin en septembre 1928. Le livre raconte en détail le séjour de son héros dans la Légion étrangère, depuis son enrôlement en France, son arrivée à Sidi-Bel-Abbès en Algérie avec la formation à son rôle de soldat et sa participation subséquente à différentes opérations militaires sur le sol marocain.

Désigné sous l’initiale F pour préserver son anonymat, ce légionnaire québécois a été affecté à la 1ère compagnie du 2e Régiment étranger d’infanterie stationné à Meknès. Cette unité a été engagée dans plusieurs affrontements avec les Rifains jusqu’à la fin des hostilités lors de la reddition d’Abd el Krim en mai 1926. Par la suite, la compagnie de F a été envoyée dans le Tafilalet pour la construction d’une route devant relier la ville de Midelt au camp fortifié de Colomb-Béchar en Algérie.

Cette compagnie, avec plusieurs autres, a été impliquée dans un vaste projet de travaux publics pour l’aménagement d’une voie de communication d’une longueur totale de 158 kilomètres, incluant le percement du célèbre tunnel de Foum-Zabel par les sapeurs pionniers du 3e REI. Le seul ouvrage de cette nature au Maroc.

Mais qui donc est ce fameux F? Selon des recherches récentes, il s’avérerait que le personnage en question ne serait nul autre qu’Arthur Fontaine. Cet homme est identifié par une note manuscrite dans l’une des pages d’un exemplaire du livre disponible à la bibliothèque de l’Université Laval de Québec. Arthur Fontaine a connu un destin tragique.

En effet, incarcéré dans la vieille prison de Québec avec un complice, en attente de leur procès pour le cambriolage d’une bijouterie, Fontaine et Honoré Bernard, un autre légionnaire québécois, selon l’article du quotidien Le Soleil, se sont évadés de façon spectaculaire, le dimanche 24 janvier 1937. Retracé le lendemain dans une maison de chambres de la rue Saint-Jean, Fontaine est abattu par le détective Aubin de la Sûreté municipale de Québec, au cours d’une bataille à coups de revolver où le détective Chateauneuf  meurt en devoir, criblé de balles par Fontaine.

Un Beauceron héros méconnu de la Légion étrangère

Le sergent Jean-Cléophas Pépin, 12e compagnie du 4e Régiment Étranger d'Infanterie dans le Rif vers 1925.

Quel fabuleux destin que celui de Jean-Cléophas Pépin, né en juillet 1900, au village de Saint-Martin-de-Beauce! Il a publié son récit autobiographique en 1932 sous le titre « Mes cinq ans à la Légion, histoire véridique par l’auteur lui-même ». Le livre a été édité par L’Éclaireur de Beauceville puis réédité en 1968 par les Éditions Marquis.

Grand-oncle de l’historien Carl Pépin, le sergent Pépin était un bagarreur né. En effet, il s’était engagé en 1917 dans le 258e bataillon de l’armée canadienne sans aviser ses parents. Ceux-ci l’ont retracé et forcé à quitter l’armée. Qu’à cela ne tienne, sa soif d’aventures est la plus forte et il s’enfuit du foyer familial pour aller s’engager dans l’armée américaine dans l’état voisin du Maine. Son régiment a participé à la bataille de la Vallée d’Argonne où Cléophas a été blessé le dernier jour de la guerre, soit le 11 novembre 1918.

De retour au Québec, passionné par la vie militaire, il s’engage en 1921 dans le Royal 22e Régiment. La vie de caserne et la routine quotidienne l’ennuient au point qu’il décide alors de déserter. Vivement recherché par la police militaire, il s’enfuit aux États-Unis. On le retrouve en France en 1923 alors qu’il s’enrôle dans la Légion étrangère. Pépin a été assigné à partir de 1924, au 3e bataillon du 4e Régiment étranger qui opère surtout dans la région de Beni-Mellal et de Marrakech.

Il se distingue au combat à Talisat, le 24 janvier 1924, près de l’oued Isker, en portant secours avec son groupe à des camarades coincés sous le feu de l’ennemi. Lors de cet affrontement où il avait été désigné d’office caporal, il est cité à l’ordre de l’armée et recommandé pour la Médaille coloniale par le colonel Maurel. Il obtient par la suite sa nomination officielle au poste de caporal. D’avril à septembre 1924, la compagnie de Cléophas Pépin est assignée à Ouarzazate et les dissidents, pendant cette période, attaquent les légionnaires à tous les deux ou trois jours. Par la suite, à l’automne, sa compagnie ainsi que les 10e et 11e et une autre du 2e REI participent ensemble à un assaut pour s’emparer du djebel Isker, une montagne contrôlée par les insoumis à proximité d’Ouarzazate. La bataille est féroce et on dénombre de nombreuses pertes dans les deux rangs.

Pour en finir avec la guerre du Rif qui se poursuit plus au nord, des unités du 4e REI sont dépêchées en renfort pour combattre Abd-el-Krim avant sa reddition en mai 1926. Les combats et les escarmouches font rage autour de Beni-Ouidanne. Lors d’une attaque contre les dissidents, Cléophas Pépin est blessé et doit être évacué à l’infirmerie de Beni-Mellal. Après trois semaines de convalescence et de retour à sa compagnie, il est nommé sergent et chef du poste d’Ifrouen.

Le poste est attaqué deux mois plus tard et les dissidents après avoir escaladé les murs pénètrent  dans la place à la faveur de l’obscurité. S’en suit une mêlée générale où le sergent perd 12 de ses hommes dans un combat au corps à corps. Le sergent Pépin a obtenu deux décorations importantes soit la Croix de guerre avec citation et la Médaille militaire avec l’agrafe Maroc.

Une fois revenu au Québec en 1928, Cléophas réintègre paisiblement la vie civile. Avec le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, Cléophas se porte volontaire à 40 ans à titre d’instructeur et se retrouve sergent-major au régiment des Fusiliers de Saint-Laurent où il servira durant toute la durée du conflit. Cléophas Pépin s’est éteint en 1970 à l’hôpital des Vétérans. Il était le père de deux filles et trois garçons.

Pierre Bonin

Chargé de communication et gestionnaire

Retraité de la Ville de Montréal

Auteur des romans Le trésor du Rif, Les captifs de Rissani, Abd El Krim ou l’impossible rêve publiés par la Fondation littéraire Fleur de Lys

www.manuscritdepot.com

Collaboration spéciale :

Carl Pépin

Ouvrages complémentaires suggérés sur la Légion étrangère et disponibles à la grande Bibliothèque du Québec, tout comme ceux mentionnés dans l’article :

Histoire de la Légion étrangère, Georges Blond, Le Cercle du Livre de France, 1965

Je suis un légionnaire, Jean Martin, Arthème Fayard, 1938

La Légion étrangère  (1831-1962), Douglas Porch, traduit de l’américain, Fayard, 1994

Mes souvenirs de la Légion étrangère, le prince Aage du Danemark, Payot, 1936

La course aux armements: une analyse à l’ère moderne et contemporaine

Introduction

La course aux armements en Amérique latine au XXIe siècle, vue sous la plume d'un caricaturiste. On reconnaît les présidents Chavez (Vénézuela), Lula (Brésil) et Bachelet (Chili).

La course aux armements est un phénomène vieux comme le monde et qui réside en une compétition pour la possession de la plus grande quantité et de la meilleure qualité d’armes possible. Ancien, le phénomène l’est probablement, car il suffit d’évoquer les tribus primitives qui accumulaient d’importantes quantités de pierres pour l’édification de leurs fortifications et pour bombarder leurs ennemis. Vu sous cet angle, on peut donc en déduire que cette notion de course aux armements est depuis les débuts intrinsèquement associée à la guerre. Cependant, la notion « moderne » de course aux armements est relativement récente et elle est intégrée aux avancées technologiques datant de la fin de l’ère industrielle jusqu’à l’ère nucléaire.

En effet, les puissances militaires qui s’affrontèrent à travers l’Histoire tentèrent naturellement d’obtenir des avantages pour remporter leurs luttes, mais les limitations technologiques d’un âge pré-industriel leur laissaient peu d’options. Autrement dit, en supposant que l’on se battait uniquement avec des armes blanches, le seul facteur qui pouvait influer sur l’issue des batailles était démographique, selon le principe qu’un peuple dont la population étant plus nombreuse que celle de l’adversaire pouvait l’emporter. Bien entendu, il est nécessaire de relativiser ce principe, dans la mesure où la course aux armements, même à une époque pré-industrielle, doit être mise dans un contexte qui tient compte d’autres éléments contrôlables par l’Homme, comme l’entraînement, le leadership, les tactiques et enfin la technologie. Ces facteurs déterminent en quelque sorte la réputation militaire d’une société à une époque donnée, mais ils demeurent somme toute difficiles à mesurer, si bien qu’ils laissent une certaine incertitude lorsqu’il s’agit de « calculer » le niveau de puissance militaire d’une tribu, d’une cité-État ou d’une nation.

La course aux armements: entre dissuasion et impact réel

La lenteur quasi statique de l’évolution technologique fut un facteur important pouvant expliquer l’absence relative de courses aux armements dignes de ce nom avant le XIXe siècle. Dans le seul secteur de l’armement naval, l’âge du navire à voile et en bois fut tributaire, dès les temps les plus anciens, de la donne technologique. Notons à cet égard la longue suprématie qu’entretint l’Angleterre sur les autres puissances navales, du XVIIIe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte, la notion de course aux armements visait à contester cette suprématie navale. Les puissances de l’époque souhaitaient se doter de puissantes marines de guerre, comme l’Angleterre devait également investir pour garder une longueur d’avance en la matière. Étant donné que l’Angleterre n’était pas par définition une puissance continentale, elle pouvait consacrer davantage de ressources à l’édification et l’entretien d’une puissante marine de guerre. Cela nous amène à dire qu’avant le XIXe siècle au moins, la guerre terrestre n’offrait pas beaucoup d’options pour des courses aux armements. Prenons par exemple la puissance de feu des mousquets. Ceux utilisés au temps des guerres napoléoniennes étaient-ils vraiment plus puissants que ceux en usage le siècle précédent? Advenant le cas, et en y pensant bien, est-ce que cette soi-disant puissance fit une réelle différence sur la balance des forces sur le continent européen, selon les époques? On peut en douter, surtout si l’on considère à nouveau le facteur démographique, combiné à ceux de l’entraînement, du leadership et des tactiques. En clair, l’effet accru d’une arme peut être annulé par d’autres facteurs, toujours selon les circonstances.

Ainsi, on n’est pas surpris de constater que des courses aux armements ouvertes et sérieuses se produisirent lorsque la technologie offrit des avantages pouvant contrer les imperméables vecteurs que sont la population et la géographie. En mer, l’introduction de canons à obus et d’armures blindées, qui permirent de construire des navires entièrement en métal, rendit les navires de bois des générations précédentes obsolètes. Par exemple, les batailles navales de Sinope (Turquie, 1853), de Hampton Roads (États-Unis, 1862) et de Lissa (Adriatique, 1866) démontrèrent sans équivoque que non seulement la vapeur et le métal feraient des navires de guerre le nouvel élément de la stratégie navale, mais que tout leur potentiel resterait à découvrir.

Représentation de la bataille navale de Lissa (Adriatique) du 20 juillet 1866. Cet engagement entre des bâtiments métalliques à vapeur autrichiens et italiens est un exemple parmi d'autres illustrant l'importance du contrôle de la mer, tout comme l'attention qu'allaient consacrer les marines européennes à se doter de navires plus nombreux et surtout à la fine pointe de la technologie dans les dernières décennies du XIXe siècle.

C’est ainsi que le dernier quart du XIXe siècle connut des innovations à la chaîne dans la technologie navale, des nouveautés qui virent l’avènement du cuirassé autour de 1900. Cette obsession de la technologie navale, et le rythme frénétique de la recherche dans ce domaine au cours de cette période fit en sorte qu’aussitôt sorti du chantier, le nouveau navire se trouva technologiquement dépassé et désuet après à peine dix ans en service. Face à ce défi de taille, l’Angleterre dut adopter sa célèbre stratégie navale du Two-Power Standard, qui fut inclus dans une loi de 1889 intitulée le Naval Defense Act. Cette loi stipulait que la Royal Navy maintiendrait une force dite de « première ligne » (ses meilleurs bâtiments et équipages) égale ou supérieure aux deux marines de guerre étrangères les plus puissantes après elle, de sorte à garantir une suprématie théoriquement constante sur ses rivales.

À elle seule, la doctrine du Two-Power Standard garantissait la poursuite d’une course aux armements, ne serait-ce que pour maintenir la suprématie navale britannique, quoique les avancées technologiques ne garantissaient en rien la victoire. En effet, les développements technologiques et doctrinaires suivaient trop souvent des cours parallèles. Cela amène à dire qu’il y avait des débats au sein des états-majors de la marine à savoir si les ressources devaient être consacrées à la construction de gros bâtiments, comme des cuirassés, ou s’il fallait davantage concentrer les efforts sur le développement de flottilles. Ces dernières comprenaient des bâtiments plus petits, rapides et surtout moins chers. Lorsque bien utilisés, de petits navires lance-torpilles pouvaient effectivement couler un cuirassé par un coup bien placé. Comme nous l’avons mentionné, ce contre-courant doctrinaire fut donc en vogue au tournant du XXe siècle, par exemple avec la Jeune École de la marine française.

Pour sa part, l’Allemagne profita de cette époque révolutionnaire en matière de changements technologiques navals pour contester directement la suprématie de l’Angleterre en mer. Elle tenta de le faire par l’entremise d’ambitieux programmes navals mis au point entre 1898 et 1907, des programmes qui parvinrent à briser la doctrine britannique du Two-Power Standard. Cette situation contraignit les Britanniques à revoir leur propre programme naval en mettant en service un nouveau cuirassé du modèle Dreadnought. Ce dernier modèle rendit tous ses rivaux obsolètes, rétablissant pour un certain temps l’avantage de la Royal Navy dans la Mer du Nord. Ce qui est paradoxal, pour ainsi dire, c’est que la course aux armements navals des années 1880 aux années 1920 vit une forte compétition entre les diverses marines du monde, alors que parallèlement, la suprématie de la puissance navale régressait à mesure que se développaient le transport ferroviaire et l’aviation.

Désireuse de rivaliser avec la marine britannique et de s'affirmer sur la scène internationale, l'Allemagne investit massivement afin de se doter d'une marine de guerre moderne au début du XXe siècle. Pendant un temps, l'existence de cette marine de guerre allemande remit en question la doctrine britannique du Two-Power Standard.

Sur terre, la course aux armements ne revêtait pas la même dimension, dans la mesure où les considérations démographiques étaient toujours déterminantes sur les champs de bataille. Cependant, les puissances militaires majeures d’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle prirent soin de ne pas se retrouver derrière leurs rivales en ce qui a trait à l’adoption des technologies militaires émergentes comme les fusils rayés à culasse, les explosifs, les mitrailleuses, les chemins de fer et ainsi de suite. La course aux armements devint alors une question de rivaliser avec les programmes d’acquisitions des puissances rivales et d’équiper de larges armées de conscrits, plutôt que d’être un élan effréné de dominance continentale ou planétaire.

Afin de diluer quelque peu les impacts politiques et domestiques de cette course aux armements et d’améliorations technologiques, les puissances en divertirent une partie vers leurs empires coloniaux, le tout à une époque d’un renouveau du mouvement impérialiste dans le dernier quart du XIXe siècle et au début du siècle suivant. Les cas d’expansions coloniales de cette période sont assez bien étudiés et ils démontrent parfaitement la contribution de la technologie militaire, où il fut relativement facile pour ceux qui la possédaient d’établir une domination avec un nombre relativement restreint de troupes.

À l’ère des Guerres mondiales

La course navale que se livrèrent les Britanniques et les Allemands, combinée à la hausse des budgets consacrés aux armements et à l’accroissement des effectifs, fut perçue comme l’une des causes importantes du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Par contre, il est important de se remémorer que ces courses aux armements sont à inscrire dans des contextes nationaux spécifiques qui ont engendré des décisions jugées adéquates par les gouvernements du moment. À terme, l’Europe et le monde durent traverser la boucherie de la guerre de 1914-1918, avec comme résultats que la course aux armements fut sérieusement ralentie au lendemain immédiat des hostilités. Quatre des principaux empires européens avaient disparu et il était pensable de croire que le monde n’oserait plus accumuler des armes et des munitions pour se lancer à nouveau dans une autre aventure aussi horrifiante.

La course aux armements est souvent évoquée pour expliquer les origines de la Première Guerre mondiale. Dans ce contexte, précisons qu'à une époque où les nations européennes (sauf l'Angleterre) firent le choix d'entretenir de larges armées composées en partie de conscrits, les besoins de les doter d'équipements en quantités suffisantes allaient de soi.

Cependant, la course aux armements n’avait pas totalement disparu, que ce soit sur terre ou sur mer. Sur les océans, on remarque aux alentours de 1916 le développement d’une course navale entre l’Angleterre et les États-Unis, qui contestèrent à leur tour la suprématie britannique. Cette montée en puissance de la marine de guerre américaine dans l’immédiat après-guerre était complémentée par l’émergence de la flotte nippone, tout comme la France et l’Italie se livraient une compétition en Méditerranée. Malgré tout, cette situation préoccupa les puissances de l’époque, du moins si l’on en juge par la Conférence de Washington tenue en 1921. Les puissances s’entendirent alors pour diminuer grandement leurs acquisitions navales, ce qui leur sauva également d’importantes dépenses, tout en convenant des limites d’effectifs et des termes de remplacement des équipements désuets. Une autre conférence tenue à Londres en 1930 vint mettre à jour les termes négociés à Washington au cours de la décennie précédente.

En dépit des traités et des bonnes intentions, une course aux armements de toutes sortes finit par renaître au courant des années 1930, surtout parmi les États mécontents des traités ayant mis fin à la Première Guerre mondiale. Que ce soit en Allemagne, en Italie, en Union soviétique et au Japon, de nouveaux investissements étaient réalisés afin de moderniser et accroître les effectifs des forces armées. Ce renouvellement de la course contribua, il va sans dire, au développement de nouvelles tensions interétatiques quant à la problématique de la sécurité collective. À l’instar de la course navale, une nouvelle compétition concernant les avions émergea. Celle-ci avait trait à leurs types, à leurs usages et à leur potentiel destructeur, si bien que les comparatifs du nombre d’avions modernes disponibles dans l’arsenal d’une nation pouvaient déterminer sa réputation militaire et la menace (réelle ou fictive) qu’elle représentait pour ses voisins et la paix du monde.

La montée en puissance de dictatures en Europe et en Asie dans les années 1930 engendra un réinvestissement dans la production militaire que l'on peut associer à une course aux armements. Cette fois, l'avion et le char d'assaut recevraient des traitements préférentiels, contrairement à une époque où l'on préféra investir dans la technologie navale.

Plus encore, la mobilité extrême de l’avion fit en sorte de modifier la donne stratégique, du moins sur une base régionale, où les coups pouvaient être portés plus rapidement, que ce soit de la Mer du Nord à la Baltique en passant par la Méditerranée, à titre d’exemples. Cette précision est importante, car la Première Guerre mondiale n’avait pas démontré le réel potentiel destructeur de l’avion, quoique son utilisation fut significative, ne serait-ce qu’aux fins d’observations des positions ennemies. Bref, le plein potentiel de l’avion restait à démontrer au cours de la période de l’entre-deux-guerres.

Encore là, et contrairement à la montée de la technologie navale au tournant du siècle, celle concernant l’avion n’était pas constante. Par exemple, dans les années 1930, il n’était pas rare (ni normal) que certains modèles de bombardiers soient plus rapides que les chasseurs censés les escorter. Ajoutons à cela qu’au niveau défensif, les capacités de détection des avions ennemis en vol demeuraient primitives, si bien que cette notion voulant que le bombardier puisse traverser tous les obstacles s’avéra un élément des plus énervants dans les calculs des stratèges de l’époque.

Un autre aspect de la course aux armements qui nous apparaît important de souligner concerne l’impact réel de la mise sur pied de nouveaux programmes d’acquisition. Par exemple, les programmes de réarmement de l’Union soviétique et de l’Italie ne suscitèrent pas d’inquiétudes immédiates, ni de sérieuses remises en question de la balance des pouvoirs en Europe. Si elles ne pouvaient pas garantir la sécurité collective, des puissances militaires comme l’Angleterre et la France pouvaient, à tout le moins, se fier sur leurs armées aux effectifs relativement nombreux, bien entraînés et équipés d’un armement moderne. Du moins, ce fut le sentiment généralement répandu dans ces pays.

Ce qui pouvait sembler plus inquiétant concernait le réarmement de l’Allemagne nazie et la montée d’agressivité du Japon à la fin des années 1930, surtout dans un contexte d’expiration des clauses des accords nés des conférences navales précédemment évoquées, le tout combiné avec une crise économique sans précédent. Les puissances démocratiques se trouvèrent face à de potentiels rivaux bien armés, et avec moins de ressources à leur disposition afin de maintenir un certain effet dissuasif. Par conséquent, les Britanniques crurent bon de négocier un accord naval avec l’Allemagne, tout en accélérant la modernisation de leurs forces navales et aériennes, laissant ainsi peu de ressources pour leurs forces terrestres. De son côté, la France renoua la course navale avec l’Italie et débattit chaudement sur les moyens de moderniser rapidement et efficacement ses forces aériennes et terrestres. De l’autre côté de l’Atlantique, les États-Unis relancèrent leur programme de construction navale, toujours en gardant un œil sur le Japon. L’idée étant pour le commandement américain de disposer de deux puissantes flottes, l’une couvrant l’Atlantique et l’autre le Pacifique. Cette décision s’avérera payante en 1940, dans le contexte de la chute de la France.

Comme nous l’avons mentionné en ce qui concerne l’aviation, la course aux armements au lendemain de la Première Guerre mondiale révéla certaines anomalies technologiques. Les nations qui choisirent de se réarmer, tels l’Union soviétique, l’Italie et le Japon, dépensèrent de nombreuses ressources au début des années 1930 pour toute une gamme d’armements (chars, avions et artillerie) qui seront obsolescents lorsqu’ils entreront dans la Seconde Guerre mondiale. Quant à l’Angleterre et aux États-Unis, ces pays avaient longuement tergiversé et hésité à procéder à une modernisation d’ensemble de leurs équipements, quoiqu’en fin de compte, cela leur servit à assurer une meilleure transition et faire des choix qui s’imposaient dans l’immédiat. Enfin, notons que l’occupation de la France ne lui permit pas de récolter les fruits de son ambitieux programme de réarmements, mais l’Union soviétique eut pour sa part une seconde chance, dans la mesure où sa résistance prolongée à l’invasion allemande lui permit de recueillir ce qu’elle avait semé quelques années auparavant.

Ce défilé de soldats allemands de la Wehrmacht au milieu des années 1930 semble impressionnant à première vue, mais le nombre et la discipline ne suffisent pas toujours pour pallier à des carences, voire à des anomalies technologiques liées à la course aux armements. Qui, en 1945, désirait se battre avec une carabine à culasse, alors que le fusil semi-automatique et le fusil-mitrailleur s'imposaient dans les combats d'homme à homme?

La Guerre froide et l’institutionnalisation de la course aux armements

La fin de la Seconde Guerre mondiale et l’utilisation de dernière minute de la bombe atomique intensifièrent la course aux armements. La rivalité d’après-guerre entre le bloc dirigé par l’Union soviétique et celui des puissances occidentales entraîna une complexité des calculs stratégiques régionaux et globaux, le tout en rapport aux types de forces et d’armements qui devraient intervenir lors de conflits. En conséquence, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et l’alliance du Pacte de Varsovie s’affrontèrent pendant une quarantaine d’années à travers une course effrénée aux armements de toutes sortes.

Aux tensions et doutes techniques nés de l’expansion des arsenaux traditionnels devaient s’ajouter les développements issus de la sophistication des armes nucléaires et thermonucléaires utilisées à des fins stratégiques, tactiques, régionales et mondiales. Dès lors que les États-Unis et leurs alliés décidèrent de donner une réponse militaire musclée aux défis de la Guerre de Corée, on peut affirmer que la Guerre froide devint généralisée, bien qu’elle demeura un affrontement psychologique entre deux principaux camps armés, qui se combattaient par États satellites interposés. En clair, chaque technologie mise au point par un camp devait être rivalisée immédiatement par l’autre, tant pour des fins offensives et défensives, de même que pour assurer un effet dissuasif.

La course aux armements de la Guerre froide se caractérise par un principe assez simple et qui n'est pas, à première vue, différent des époques précédentes: posséder les meilleurs armements et en plus grandes quantités possibles.

Les courses aux armements s’étaient donc transformées d’un état temporaire des choses à un état permanent d’alerte à partir de la seconde moitié du XXe siècle. En fouillant ne serait-ce qu’un peu, on constaterait vite l’attention quasi maladive déployée par les puissances de l’époque pour avoir une armée aux effectifs nombreux et dotée d’une technologie militaire de pointe. À la différence des décennies précédentes, les dirigeants politiques de l’époque suivant la Seconde Guerre mondiale devaient davantage intégrer dans leurs calculs d’autres variables telle l’organisation industrielle, agricole, fiscale, en plus de tenir compte de la cohésion sociétale dans son ensemble afin de soutenir ces dépenses militaires.

Une société communiste comme l’ex-Union soviétique eut de la difficulté à maintenir la cadence de la course aux armements sans effriter ses assises sociétales et budgétaires. De plus, la dissolution du Pacte de Varsovie introduisit une brève, mais euphorique période à la fin du XXe siècle, dans laquelle les observateurs osèrent prédire la fin des courses aux armements et la quête finale de dividendes à la paix. Vues ainsi, les ressources consacrées au domaine militaire ne fourniraient désormais que l’essentiel au bon fonctionnement des armées. Or, il s’avéra que les années ayant suivi la fin de la Guerre froide ne virent pas d’économies d’échelles aux dépenses militaires. En fait, la course aux armements, qui était autrefois mondiale, semble s’être étendue aux échelons régionaux où elle continue de plus belle, comme au Moyen-Orient, quelque peu sur subcontinent indien, dans la péninsule coréenne et par moment en Amérique latine selon les enjeux.

Conclusion

Malgré la fin de la Guerre froide, une organisation comme l’OTAN continue de se moderniser et de s’étendre en acceptant d’anciens pays du bloc soviétique. De leur côté, et sans puissance militaire majeure pour leur faire face, les États-Unis poursuivent le développement de leur potentiel militaire. Ils le font dans tous les secteurs de la défense, pour assurer davantage une certaine dominance, plutôt que de chercher à rivaliser d’autres puissances comme autrefois.

Par conséquent, nous sommes à une époque où le démantèlement (même symbolique) de programmes militaires engendrant des courses aux armements relève de l’utopisme, voire de l’anachronisme. La raison de cet état de fait relevant d’un paradoxe apparent est simple. En soi, les programmes d’armements ne répondent plus uniquement à des circonstances particulières nées de rivalités interétatiques. Au contraire, et qu’importe sa forme, la course aux armements fut institutionnalisée et elle fait partie intégrante de l’ordre de bataille des armées.