Introduction

Pendant longtemps, les historiens ont émis l’hypothèse que la monarchie d’Autriche-Hongrie s’était dissoute, car elle n’avait pu résoudre les conflits internes qui opposaient les différents peuples formant l’empire des Habsbourg. Pourtant, l’historien François Fejtö pense que ce serait plutôt les Alliés, influencés par les propagandistes tchèques Edvard Bene et Tomáš Masaryk, qui auraient pris la décision de carrément rayer le vieil empire de la carte. Dans la troisième partie de son ouvrage, intitulée Entre guerre et paix (voir référence en fin de texte), Fejtö relate les rôles qu’ont joué les politiciens et les diplomates dans leurs tentatives afin de sortir l’Autriche-Hongrie de la guerre, ainsi que de la délicate décision de dissoudre ou non l’empire des Habsbourg. Voici, en résumé, le contexte de l’époque, tel qu’interprété par l’auteur.
La mort de François-Joseph 1er (novembre 1916)
Malgré l’application de mesures policières sévères à l’endroit des minorités « peu sûres » de l’empire (italiennes, tchèques, etc.), celui-ci avait fait preuve d’une force de cohésion étonnante face aux dures réalités de la guerre. En effet, la fin de l’année 1914 annonçait au monde l’échec du plan de guerre allemand, qui prévoyait la fin des hostilités pour Noël. On se demandait alors, en 1915, si l’Autriche-Hongrie serait en mesure de résister tant aux pressions des armées russes et italiennes, qu’à celles exercées par les minorités de l’empire aspirant à un statut d’autonomie agrémenté d’importantes concessions territoriales.

Ce qui inquiétait également, à mesure que les combats se poursuivaient en 1916, c’est que les pertes énormes et la pénurie alimentaire croissante ne viennent jeter de l’huile sur le feu de la révolution. Quand les propagandistes tchèques et les Alliés ont été de l’avant afin de retirer l’empire austro-hongrois de la guerre, celui-ci était, comme mentionné, miné par quantité de maux. De plus, le 22 novembre 1916, le vieil empereur François-Joseph 1er mourrait à l’âge de 86 ans. Sa mort ouvrait en quelque sorte les portes aux négociations entamées entre la fin 1916 et 1918, car Charles 1er, son successeur, avait le dessein de signer la paix et de sauver la monarchie de la destruction.
Charles 1er au pouvoir et la question hongroise
« Je veux tout faire pour bannir, dans le plus bref délai, les horreurs et les sacrifices de la guerre et rendre à mes peuples les bénédictions disparues de la paix aussitôt que le permettront l’honneur des armes, les conditions vitales de mes États et de leurs fidèles alliés et l’entêtement de nos ennemis ». C’est avec certaines réserves que Charles 1er prononça ce discours peu de temps avant son couronnement. On remarque le désir du nouvel empereur de faire la paix, mais bien des difficultés pointaient à l’horizon. Le problème majeur de Charles 1er à l’intérieur de l’empire était la Hongrie. Le soutien de la Hongrie était essentiel à l’effort de guerre impérial, car l’Autriche dépendait économiquement de celle-ci pour son ravitaillement. À l’instar de l’empereur, le comte hongrois Tisza ne voulait pas accorder aux minorités slaves de l’empire les concessions afin d’éviter le morcellement de celui-ci. C’est donc pour cela que Charles 1er, pour sauver l’empire, dut céder à la politique de chantage de Tisza. « L’attachement farouche de la classe dirigeante hongroise à ses privilèges intérieurs et extérieurs a joué un rôle dans la dissolution de la monarchie ».
Charles 1er et le Kaiser Guillaume II

En 1917, l’Autriche-Hongrie était à bout de force. Charles 1er écrivait au Kaiser en avril 1917: « Si les monarques ne font pas la paix, les peuples la feront ». Loin d’être impressionné, Guillaume II répondit que la situation n’allait pas si mal, en évoquant pour appuyer ses dires les déboires russes et les victoires allemandes sur les champs de bataille français et italiens. D’autant plus que l’Allemagne ne permettrait pas à l’empire austro-hongrois de faire faux bond, car les deux États dépendaient chacun l’un de l’autre pour la bonne conduite des opérations. En effet, l’Allemagne avait besoin du soutien de Charles 1er pour la victoire et ce dernier avait besoin de l’appui allemand face aux pressions des minorités slaves et hongroises de l’empire. Charles 1er a donc échoué dans ses tentatives de sortir ses peuples de la guerre en négociant avec les Allemands. La victoire militaire représentait, à ce stade-ci, la principale issue pouvant donner une chance à l’empire austro-hongrois d’éviter la dissolution. Par contre, les puissances occidentales abordaient le problème sous un autre angle.
Échec de Briand et de l’arbitrage américain (décembre 1916 à avril 1917)
Les Alliés avaient à cœur de terminer la guerre, notamment en tentant de négocier auprès de l’Allemagne. Plutôt que d’écarter l’Autriche-Hongrie du conflit, comme l’auraient souhaité le président du Conseil français Aristide Briand et le président américain Woodrow Wilson, la solution passerait par une modification de la carte européenne favorisant l’indépendance des nationalités et les intérêts des grandes puissances alliées. Certes, il fallait aussi que l’Allemagne puisse y trouver son compte. François Fejtö explique en détail les buts de guerre des belligérants et pourquoi les négociations de paix ont échoué. Il attribue l’impasse au fait que les conditions de paix de chaque camp étaient souvent inacceptables (en particulier pour l’Allemagne avec la restauration de l’Alsace-Lorraine à la France) et que la situation militaire favorisant un camp faisait en sorte que celui-ci durcissait sa position et vice versa. De plus, l’échec de la médiation américaine fut perçu comme étant une tentative d’une autre grande puissance voulant obtenir la paix, mais forcée de déclarer la guerre à l’Allemagne en avril 1917 dû à la campagne sous-marine de celle-ci.
Première véritable tentative de paix : l’affaire Sixte

Au début de l’année 1917, les conditions pour une tentative de négociation en vue de la paix paraissaient favorables, d’autant que l’empereur Charles 1er était, à vrai dire, obsédé par le désir de faire la paix et de sauvegarder la monarchie. Il chargea son neveu, le prince Sixte de Bourbon-Parme de servir d’intermédiaire entre l’empire et la France. Était-ce un choix judicieux? François Fejtö s’interroge à ce sujet, car le nom de Bourbon signifiait dans la haute société française, républicaine et libérale, l’ennemi de la Révolution et de la République. Il y avait en effet deux France avant la guerre. La première optait pour la monarchie, l’Église, l’autorité et l’ordre, tandis que l’autre penchait pour la démocratie, la liberté, etc.
C’est avec la seconde France que le prince Sixte devait négocier et cela s’avérait difficile, car l’Autriche n’avait pas bonne presse à Paris. Malgré tout, le prince Sixte avait déjà pensé servir d’intermédiaire dès 1915. Il alla même consulter le pape Benoît XV pour obtenir son soutien dans une future médiation. Ce fut cependant un échec, car c’est toujours la seconde France qui voyait un blocage idéologique avec les idées papales que le prince Sixte croyait (peut-être naïvement) sensées, parce qu’elles visaient le rétablissement du statu quo d’avant-guerre. Citons simplement en exemple l’épineuse question de l’Alsace-Lorraine qui serait probablement restée allemande.
C’est de janvier à mars 1917 que les négociations via la Suisse furent les plus intenses. Charles 1er était prêt à faire des concessions favorables à la France et à ses alliés, mais les actions de son ministre des affaires étrangères, le comte Ottokar Czernin, venaient mettre des bâtons dans les roues. En effet, celui-ci écrivit le 21 février 1917: « L’alliance entre l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, la Turquie et la Bulgarie est absolument indissoluble. Une paix séparée d’un de ces États est pour toujours exclue ». Il affirmait par contre, dans la même note, que l’Autriche-Hongrie avait l’intention de faire des concessions économiques à la Serbie et à d’autres voisins. Le prince Sixte apporta cette réponse au président français Raymond Poincaré, le 5 mars, et ce dernier fut très déçu. Poincaré notait également que le principal obstacle aux négociations était l’Italie, qui demandait trop de concessions territoriales.
La faute revenait aussi à l’Allemagne, qui était hostile à toute forme de compromis, car l’effondrement du front russe et la guerre sous-marine lui donnaient deux atouts majeurs pouvant lui faire espérer de remporter la décision. Le prince Sixte et l’empereur Charles firent de grands efforts pour sortir l’empire austro-hongrois du conflit. Ils échouèrent face au sentiment « d’austrophobie » dans certains milieux politiques français, à la mauvaise presse autrichienne à Paris, aux oppositions idéologiques classiques, etc. D’un autre côté, le Reich allemand avait besoin de son allié et vice versa. Une question demeurait: pouvait-on encore sauver la monarchie?
Le rôle du comte Czernin

Contrairement à l’empereur Charles, le comte Czernin n’avait aucune confiance dans le prince Sixte. Cependant, Czernin voulait lui aussi écarter l’Autriche-Hongrie de la guerre, dans la mesure où la monarchie n’en sortirait pas trop affaiblie. Il craignait, dans de futures négociations avec la France, l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement d’Alexandre Ribot au début 1917, ce dernier succédant à celui d’Aristide Briand. Les peurs de Czernin se fondaient sur le tempérament libéral de Ribot et son souhait de voir le démembrement de la monarchie, car Ribot ne s’imaginait pas le rôle de celle-ci après la guerre et il appuyait de plus les pressions italiennes dans leurs revendications territoriales.
Parallèlement à la médiation de Sixte, Czernin entreprit de sonder le Kaiser et son gouvernement. Tout se passait comme si Czernin n’avait pas clairement compris si les Alliés voulaient préparer une paix séparée avec l’Autriche ou s’ils voulaient entrer en pourparlers avec celle-ci en vue d’une paix d’ensemble. On remarque donc une certaine confusion dans le processus de paix et la difficulté de prise de contact entre les États. Certains reprocheront à Czernin d’avoir joué dans le dos de l’empereur Charles, mais ne voulait-il pas lui aussi sauver la monarchie? Pendant que la révolution éclatait en Russie, ce 14 mars 1917, le prince Sixte poursuivait l’œuvre entreprise en début d’année.
L’affaire du prince Sixte (suite)
Le 21 mars 1917, le prince Sixte et son frère Xavier retournèrent à Vienne afin de transmettre à l’empereur les nouvelles propositions des Alliés. Rien n’avait vraiment changé. Charles restait ouvert à la France, mais l’obstacle italien empêchait de jeter de bonnes bases aux négociations, car l’Italie était un peu trop gourmande dans ses revendications. Revenu à Paris le 30 mars, le prince Sixte se heurtait au nouveau président du conseil, le très austrophobe Alexandre Ribot. Ce dernier appuyait, on l’a vu, les revendications italiennes et commençait à être las des acharnements du prince Sixte.
Le 19 avril, à Saint-Jean-de-Maurienne, se tint une rencontre franco-italo-britannique. Il fallait trouver un point d’entente avec l’Autriche-Hongrie. On faillit réussir, mais cela aurait été sans compter sur les exigences de l’Italie. Celle-ci ne voulait pas abandonner ses acquis du traité de Londres de 1915 et adoptait la ligne dure avec l’empire austro-hongrois, tout comme Ribot. D’un autre côté, la France et la Grande-Bretagne ne pouvaient perdre un allié, au moment même où la Russie était en pleine révolution. Si l’on parvenait à une paix séparée avec l’empire austro-hongrois, l’équilibre aurait été rétabli, mais le risque était trop grand pour l’Entente. Ribot et l’Italie auraient-ils « saboté » la paix? Il reste que le discours de Ribot, prononcé le 5 juin à la tribune de la Chambre des Députés à Paris, se résume à dire que « la paix ne peut sortir de la victoire ».
La paix sabotée?
Vers juin 1917, les dirigeants français, en particulier Briand, furent informés, via des intermédiaires belges, que le représentant de la Wilhelmstrasse à Bruxelles, le baron von der Lancken, avait apporté des propositions de paix plutôt encourageantes. En effet, étant donné la détérioration des relations entre Berlin et Vienne, l’Allemagne avait probablement redouté une défection de l’empire austro-hongrois et avait édulcoré ses positions antérieures. N’étant plus président du conseil, Briand avait proposé, le 12 septembre, une rencontre avec le haut fonctionnaire allemand afin de poursuivre les discussions. Ribot avait souligné à Briand qu’il devait rédiger un mémoire pour discuter avec les alliés de la France et conclure un point d’entente pour ensuite négocier avec l’Allemagne.
Le 20 septembre, Briand remit son papier à Ribot. Celui-ci se servit de la note pour rédiger un autre texte qui était « une déformation préméditée de son mémoire ». Le texte ne pouvait être évidemment que rejeté par les autres alliés, notamment par l’Italie. Peut-on conclure cette fois à un sabotage de la paix? Les négociations avec les autres alliés auraient pu échouer, mais les chances de réussite étaient pourtant bonnes. Des millions de vies auraient pu être sauvés, peut-on penser. Après que Briand ait lu son mémoire à la Chambre, démontrant la « falsification » du texte original, les députés français huèrent Ribot, qui fut contraint de démissionner le 22 octobre. Henri Castex a écrit à ce propos : « 1917 aurait pu être l’année de la paix si Briand était resté au pouvoir ».

L’intermède espagnol
Au milieu de 1917, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie avaient laissé entendre qu’elles seraient prêtes à faire certaines concessions, car elles anticipaient leur défaite. Dans ce cadre, François Fejtö consacre un chapitre de son ouvrage à l’explication du rôle de l’Espagne dans les pourparlers de paix. Pourquoi l’Espagne? Ce serait en fait, via l’intermède de l’ambassadeur espagnol à Bruxelles, le moyen qu’utilisa le ministre allemand Richard von Kühlmann pour faire parvenir aux Alliés de nouvelles ouvertures de pourparlers de paix. Suite aux déboires causés par l’affaire Ribot, Külhmann invita donc le marquis de Villalobar à Berlin le 11 septembre 1917. L’avantage d’utiliser l’Espagnol Villalobar était que son pays fut toujours neutre. De plus, l’Espagne faisait bonne figure auprès des Britanniques et l’on pouvait alors espérer aboutir à une nouvelle médiation.
Or, le tout échoua pour deux raisons principales. D’abord, l’Allemagne était trop exigeante dans ses conditions de paix et Külhmann ne voulait pas que Villalobar engage le gouvernement espagnol dans la future médiation. Ce n’est que le 14 septembre que le roi d’Espagne Alphonse XIII fut informé de tout cela et qu’il demanda directement à l’ambassadeur allemand en Espagne, au grand étonnement de Külhmann, quelles étaient les conditions à la paix. L’affaire fut conclue le 25 septembre alors que Lloyd Georges, le premier ministre britannique, liait son pays à la question de l’Alsace-Lorraine. On rappela à l’Allemagne : « Is Germany ready to restore what she took in 1871 away from France? » La réponse allemande fut la suivante: « Hors du désir français de récupérer l’Alsace-Lorraine, il n’y a aucun obstacle à la paix ».
Au-delà des politiciens, le rôle de l’état-major français
Devant la mauvaise foi et l’échec des politiciens et diplomates, l’état-major de l’armée française, par la voie de son Deuxième Bureau (le service de renseignement de l’armée), se mit à envisager le rôle qu’il pourrait avoir dans les négociations. Dans un volumineux rapport adressé au ministère de la Défense, à sa demande, le deuxième Bureau exposa les principaux moyens de conclure une paix avec l’Autriche-Hongrie et, de préférence, une paix générale. Il était question de fixer les objectifs de la France par rapport à l’empire austro-hongrois. Ce qui ressort de tout cela, c’est que, selon le Grand Quartier-Général de l’Armée, l’Autriche-Hongrie aurait besoin de profonds changements politiques internes. Il fallait restructurer le vieil empire afin de le moderniser et de faire en sorte qu’il puisse garder son rôle de catalyseur, de rassembleur en Europe centrale. En plus de ce rapport, l’état-major français avait nommé le comte Abel Armand, capitaine au Deuxième Bureau, afin de négocier avec le comte austro-hongrois Nikolaus Revertera, nommé par Charles 1er.
Du mois d’août 1917 à février 1918, les deux hommes confrontèrent leurs points de vue sur la situation en Europe et les concessions que chaque camp était prêt à réaliser. Le problème était que personne, malgré les bonnes intentions affichées, ne pouvait prendre d’engagements. Comment l’Autriche-Hongrie pouvait-elle, par exemple, promettre à la France la restitution de l’Alsace-Lorraine alors qu’elle n’était pas en mesure de parler pour l’Allemagne? Ces points sont d’autant plus sensibles que la situation militaire avantageait alors les Empires centraux. En effet, la Russie n’était plus disponible et l’Italie encaissait la pire défaite de son histoire militaire à Caporetto en octobre et novembre 1917. De plus, le « réalisme » de Czernin (ministre de l’empereur) et sa confiance dans la supériorité des Allemands avaient fait revenir Charles sur sa volonté de paix, voire même de paix séparée.
Clemenceau et l’Autriche
Le 15 novembre 1917, Georges Clemenceau reprend les commandes de l’État français. Son énergie fit de lui l’homme qui sut redresser la France à un moment critique, après les mutineries et les échecs militaires et diplomatiques des mois écoulés. Quels sont ses sentiments envers l’empire des Hasbourg? Homme de gauche, de la « seconde France » libérale et démocratique, il avait noué, avant la guerre, de nombreuses sympathies en Autriche-Hongrie. Cependant, le Clemenceau pro-autrichien d’avant-guerre fit place à un homme très austrophobe, semblable en ce point à Ribot. Pourquoi Clemenceau est-il devenu anti-autrichien? D’abord, il n’a sans doute guère apprécié l’annexion de la Bosnie-Herzégovine en 1908. Ensuite, la montée de l’agressivité de Vienne envers la Serbie et le resserrement des liens avec l’Allemagne ont contribué à radicaliser ses sentiments. Le 1er décembre 1917, il déclarait : « Je pense qu’il faut écraser, d’abord, les alliés de l’Allemagne, en réservant les opérations définitives contre le principal adversaire pour plus tard ». C’est avec cette pensée que Clemenceau s’acharna, en 1918, à la destruction de l’Autriche-Hongrie, dont il avait pourtant vanté les nombreuses qualités au début du siècle.

Autre tentative de paix : les négociations Smuts-Mensdorff
Tandis que Clemenceau redonnait à la France un souffle d’énergie, Lloyd George, devant la montée du courant pacifiste en Grande-Bretagne, reprit les pourparlers avec l’Autriche-Hongrie. Il chargea le général Smuts, ministre sud-africain de la Défense, d’aller rencontrer le comte Mensdorff, ancien ambassadeur à Londres. C’est le 18 et 19 décembre 1917, en Suisse, que les deux hommes se parlèrent. Smuts proposa que « l’Autriche devienne un empire libéral », détaché de l’Allemagne et rétablissant des relations plus directes avec les puissances de l’Entente. À cela, Mensdorff rétorqua en rappelant la thèse de Czernin que faire une paix séparée signifierait une trahison de la part de l’Autriche, une trahison si l’on tient compte de la situation militaire favorable aux Empires centraux à la fin 1917. Bien que Mensdorff restât ouvert aux propositions britanniques, il demanda à son vis-à-vis comment concilier le « principe des nationalités et les promesses données à l’Italie dans les Balkans et qui étaient un secret de Polichinelle? »
Les deux hommes se quittèrent sur ces propos. De retour à Londres, Smuts exposa un plan de paix à Lloyd George, conformément à ses récentes discussions avec Mensdorff. Le plan fut approuvé par le premier ministre, mais celui-ci ne pouvait pas le faire avaliser par ses alliés, les conditions ne satisfaisant pas tout le monde. François Fejtö conclut que les seuls points positifs de ces négociations furent un adoucissement de la position britannique face à ses buts de guerre et vis-à-vis l’Autriche-Hongrie en ce début 1918.
Les quatorze points « utopistes » du président Wilson

En janvier 1918, le président américain Wilson exposait au monde les conditions de paix des États-Unis. Dans un document contenant quatorze articles, il préconisait l’autodétermination des peuples et la création d’une Société des Nations afin de servir d’arbitre lors de conflits ultérieurs. Les articles 9 et 10 du document intéressaient l’Autriche-Hongrie, car il était question de la rectification des frontières italiennes et de l’autonomie des peuples, à l’intérieur d’une éventuelle confédération danubienne. Cependant, le hic était que les conditions de Wilson ne reflétaient pas exactement la réalité sur le terrain.
Les propagandistes exilés des « nations opprimées » voulaient carrément l’indépendance politique et ils organisèrent des conférences en ce sens, notamment à Rome, le 8 avril 1918 au Congrès des Peuples opprimés d’Autriche-Hongrie. De plus, les idées avant-gardistes de Wilson étaient parfois mal vues de la part des nations en lutte depuis plus de trois ans et déterminées à aller jusqu’au bout après tant de sacrifices. Il faut également tenir compte de la situation militaire favorable aux puissances centrales au début de 1918. Une occasion de paix supplémentaire s’évanouissait et, avec elle, la chance pour l’Autriche-Hongrie de conclure une paix séparée à court terme.
La faute de Czernin : le commencement de la fin
En avril 1918, devant les succès des armées austro-allemandes sur tous les fronts, Czernin prononça un discours à la cour municipale de Vienne, dans lequel il vanta le succès de l’alliance austro-allemande. Dans son allocution, le comte insinua que Clemenceau lui avait fait une offre de négociations en vue de la paix. Au courant de la nouvelle deux jours plus tard, Clemenceau hurla de colère en affirmant que Czernin avait menti, car les initiatives de pourparlers ne cessaient de venir d’Autriche depuis 1917. Afin de mettre l’Autriche-Hongrie dans l’embarras vis-à-vis de l’Allemagne et des autres pays voulant une paix séparée avec Charles, Clemenceau rendit publique la lettre du 24 mars 1917 dans laquelle l’empereur autrichien écrivait que si l’Allemagne s’entêtait à poursuivre les hostilités, l’Autriche-Hongrie se verrait contrainte d’abandonner son alliance au profit d’une paix séparée.
L’affaire permit de couper court à toute négociation avec l’Autriche. En Autriche-Hongrie, cet incident de la lettre provoqua une grave crise. Czernin, pour ne pas perdre la face, voulut que l’empereur Charles publie un communiqué dans lequel il démentait avoir signé la lettre du 24 mars 1917. Czernin menaça même d’en référer à Berlin et ce serait la fin de la monarchie. Malade, l’empereur signa le communiqué de Czernin, devenu un pro-allemand. Depuis ce jour, on peut dire que la faute de Czernin à Vienne et l’incident Clemenceau avaient sérieusement compromis l’avenir de la monarchie. Charles n’avait presque plus de pouvoirs et le destin de son pays était maintenant « entre les mains de l’Allemagne ». Seule une victoire militaire pouvait encore sauver l’empire austro-hongrois de sa chute.
Le rôle des États-Unis
Wilson ne renonçait pas à l’espoir de détacher l’Autriche-Hongrie de l’Allemagne. Il avait créé au printemps de 1917 un comité du nom d’Inquiry « chargé de définir les principes selon lesquels les États-Unis proposeraient, après la guerre, la réorganisation de l’Europe de manière à garantir une paix durable ». Il ressort des réflexions de ce comité un refus de « balkanisation » de l’Europe, c’est-à-dire de création de divers États indépendants qui demeureraient affaiblis économiquement et qui ne pourraient servir de contre-poids à l’expansionnisme allemand. Il était plutôt question d’une fédéralisation de la monarchie austro-hongroise en six États (Autriche, Hongrie, Yougoslavie, Transylvanie, Bohême, Pologne-Ruthénie). Ayant soumis divers plans visant à réorganiser la répartition ethnique des peuples de la monarchie, les Américains comprirent vite qu’aucun de ces groupes ne serait satisfait. Les plans américains de fédéralisation ne tenaient pas compte non plus des engagements secrets des Alliés pris envers l’Italie, la Roumanie, etc.
C’est ainsi qu’à la fin 1917 le président Wilson se trouva confronté à deux politiques. Il pouvait soit détruire la monarchie par une guerre à outrance, soit faire la guerre, mais en prônant le droit d’autonomie des nations, sujettes de l’empire, à l’intérieur d’une future fédération. En optant pour la seconde politique, Wilson ne put sauver ce qui restait de la monarchie. À Versailles en 1919, Wilson était trop concentré sur son projet de Société des Nations. Il ne lui restait plus assez de forces pour tenir tête à Clemenceau ou à Lloyd George dans leurs lourdes revendications. Bien qu’à cause de son état de santé précaire il n’ait pu imposer son point de vue comme il aurait souhaité, Wilson restait bien informé des réalités européennes, contrairement à certains de ses homologues français, britanniques ou italiens de l’époque. Cela vient démentir la thèse voulant que Wilson fût un utopiste perdu dans ses idéaux de démocratie, d’autonomie des peuples, etc.
Derniers combats et dislocation de l’empire

Après les échecs des offensives austro-allemandes, les possibilités de sauver la monarchie relevaient presque du domaine du rêve. L’ambassadeur austro-hongrois à Berne, le baron Musulin, pensait que la seule chance de l’Autriche-Hongrie était d’intensifier les pourparlers avec les États-Unis. C’était, à vrai dire, devenu inutile à partir de l’automne 1918, car la situation militaire des puissances centrales allait de mal en pis. Le 14 septembre, le nouveau ministre des Affaires étrangères successeur de Czernin, le comte Burian, essuyait un refus catégorique des Alliés (même des États-Unis) devant ses offres de pourparlers de paix. Le sort de la monarchie était-il scellé pour de bon? Sans doute que oui à ce stade-ci, car même l’empereur Charles se désavouait : « Je n’établis aucune distinction entre Strasbourg et Trieste… ». On peut en conclure alors que le destin de l’Autriche-Hongrie allait se fondre avec celui de l’Allemagne.
Toujours à la mi-septembre 1918, le front des Balkans s’écroulait devant l’avance des armées alliées. Au sein de l’empire austro-hongrois, l’anarchie grondait. Le 28 octobre, Charles forma un nouveau gouvernement et rompit l’alliance avec l’Allemagne le lendemain. Le 30 octobre, alors que la Bulgarie et la Turquie avaient capitulé, l’empereur demanda la paix selon les propositions des points de Wilson. Les événements se succédèrent ainsi jusqu’à l’armistice du 4 novembre signé à Padoue. Les armées austro-hongroises sur le front italien se rendirent ou, comme ce fut le cas des Hongrois, retournèrent dans leur patrie d’origine afin d’y maintenir l’ordre. L’empire était mort.
De nouveaux États comme la Roumanie et la Yougoslavie se partageaient les restes du défunt empire pour consolider leur autonomie. Selon bien des historiens, la mort de l’empire des Habsbourg allait déstabiliser l’Europe centrale, car l’empire avait le subtil avantage d’unifier des peuples opposés autour de la même couronne depuis des siècles.
Conclusion
« Le problème national a détruit l’Autriche-Hongrie. On dit vrai. Aussi vrai que celui qui déclare qu’un homme est mort parce qu’il a cessé de respirer », écrivait Éric Weill. L’Autriche-Hongrie est-elle morte asphyxiée par son incapacité à résoudre les problèmes de ses peuples? On prétend, souvent à première vue, que ce fut le cas. Ne pourrait-on pas plutôt imputer la faute aux Alliés, aidés de propagandistes exilés? En rédigeant cet article, l’objectif n’était pas d’apporter une réponse au pourquoi du démembrement de la monarchie. Le but était simplement d’exposer au lecteur, via les diverses médiations et pourparlers, les deux principales thèses expliquant la mort de l’empire des Habsbourg.
S’il faut porter un avis sur la question, nous dirions que les deux thèses (les forces internes et externes), réunies, peuvent apporter des éléments pertinents à la mort de l’empire. Si ce dernier avait survécu, aurait-il eu le même poids en Europe qu’avant la guerre? Aurait-il pu empêcher, dans un système fédératif et non plus dualiste, l’absorption de ses États autonomes par le Reich d’Hitler? Aurait-il pu, en forçant un peu, servir de modèle fédératif à une entité comme la future Communauté économique européenne devenue l’Union européenne?
Cet article a été rédigé en fonction des analyses de François Fejto dans son livre Requiem pour un empire défunt. Histoire de la destruction de l’Autriche-Hongrie, paru dans la collection « Points-Histoire », n° 173, Paris, Éditions du Seuil, 1993, 464 pages.