Mars-août: Une période d’attente et de reconstitution

Sous la direction du général Ludendorff, les forces allemandes avaient entamé le 21 mars 1918 la première d’une série de cinq offensives majeures visant à faire craquer le front des Alliés franco-britanniques. Avec un surplus de troupes rendues disponibles depuis la fin de la guerre en Russie, les Allemands avaient failli percer le front face aux 3e et 5e Armées britanniques devant la ville d’Amiens. Quelques semaines plus tard, les Allemands attaquaient en Belgique, sur le même front d’Ypres, avec des succès limités. Enfin, la dernière des offensives fut menée en juillet contre l’armée française en Champagne. Les Français étaient parvenus à barrer la route aux Allemands sur la Marne, au même endroit où se déroulèrent des affrontements épiques en 1914, non loin de Paris.
La première partie de l’année 1918 voit le Corps canadien installé dans le secteur occupant une sorte de triangle formé des villes d’Arras, de Lens et de la crête de Vimy. Dès les premiers jours suivant l’offensive allemande du 21 mars, le maréchal Haig avait sérieusement envisagé la dissolution du Corps canadien et l’utilisation séparée de ses quatre divisions, selon les besoins du moment (en clair, pour boucher des trous ici et là sur la ligne de front).
Pendant un bref instant au printemps, les quatre divisions avaient été retirées à Currie et placées sous la juridiction de trois corps d’armée britanniques distincts. Le lieutenant-général canadien protesta vigoureusement contre cette décision en argumentant que son Corps était unique, indivisible, et que les quatre divisions « canadiennes » étaient habituées de combattre ensemble sous les ordres de leurs propres officiers. Currie soutenait que l’excellente réputation du Corps canadien était précisément attribuable aux performances passées sur les champs de bataille et au fait que les troupes avaient combattu ensemble.
Ces arguments avaient abouti sur la table du ministre canadien des Forces d’outre-mer (Sir Kemp), qui en fit part au secrétaire britannique à la Guerre Lord Derby. Ce dernier appuya l’argumentaire canadien et il informa le maréchal Haig au plus grand déplaisir de celui-ci. Il ne pouvait concevoir que les Canadiens ne soient engagés dans la bataille, semble-t-il, que lorsque cela fait leur affaire, tandis que les divisions australiennes avaient accepté des dissolutions temporaires de leurs corps d’armée dans l’urgence de la situation en mars 1918.
Au 8 avril, trois des quatre divisions canadiennes avaient été retournées à Currie. Sans être directement commises dans la bataille, elles devaient tenir un front anormalement large de 25 kilomètres dans le secteur d’Amiens, libérant ainsi d’autres divisions britanniques. Ce ne fut seulement qu’en juillet, avec le retour au Corps de la 2e Division (qui était entre temps sous le 6e Corps britannique), que Currie retrouva toutes ses divisions.
Ces contraintes administratives et tactiques n’ont pas empêché le commandement britannique de préparer des plans de contre-offensive, tout en réservant des projets bien spéciaux pour le Corps canadien. Une offensive était prévue pour le 8 août 1918, alors que le Corps canadien se trouvait quelque peu à l’est d’Amiens. Pour cette offensive, le Corps canadien serait transféré de la 1ère Armée britannique où il se trouvait à la 4e Armée sous les ordres du général Rawlinson.
Le transfert du Corps du secteur Lens-Vimy vers le sud à Amiens se fit dans le plus grand secret afin de tromper les Allemands sur les intentions du commandement britannique. Les Allemands savaient parfaitement que le Corps canadien, une formation d’élite, n’avait pas été engagé lors des combats de mars et d’avril. Nous étions alors en août, les Canadiens avaient refait leurs forces et, considérant leur réputation, il n’était pas faux de penser qu’une contre-offensive britannique avec une pleine utilisation du Corps canadien allait être déclenchée.

D’un point de vue logistique, il s’avérait difficile de dissimuler aux yeux de l’ennemi le transfert du Corps canadien qui représentait environ 80,000 combattants. Encore là, on avait eu l’idée de déplacer au nord (et non au sud) vers le Mont Kemmel deux bataillons d’infanterie et quelques unités de support dans la plus grande indiscrétion possible, toujours afin de faire croire aux Allemands à la présence canadienne dans ce secteur.
Situé en Belgique non loin de la frontière française, le Mont Kemmel était entre les mains des Allemands. Il constituait à titre de position surélevée un endroit stratégique que les Alliés tenteraient logiquement de capturer. Les quelques forces canadiennes devant Kemmel s’étaient également assuré que leurs communications soient interceptées par les Allemands, histoire d’ajouter à la supercherie.
Dans la nuit du 7 au 8 août, le gros du Corps canadien finit par arriver dans la région d’Amiens et ne fut placé en première ligne que quelques minutes avant le véritable assaut. La zone de rassemblement des forces d’attaque se situait dans les limites des villages de Gentelles, entre la route reliant Amiens à Villiers-Bretonneux (voir la carte). Sur la gauche du Corps canadien se trouvait un corps australien. Sur la droite, des forces françaises de la 1ère Armée du général Debeney placée temporairement sous le commandement britannique.

La bataille
La bataille d’Amiens débuta le 8 août 1918 à 4h20, contre des forces allemandes complètement prises de court. Supportées par quatre bataillons de chars d’assaut, les 1ère, 2e et 3e Divisions canadiennes progressèrent sur un front large de 7,500 mètres, derrière un habituel barrage d’artillerie roulant. Des techniques de contre-batterie similaires à celles employées à Vimy un an auparavant avaient à peu près neutralisé la riposte de l’artillerie allemande.
À la fin de la journée du 8 août, la ville d’Amiens pouvait être considérée comme dégagée, même qu’en un point, on effectua une avancée de 14 kilomètres, du jamais vu depuis 1914. Le succès n’était pas complet cependant, mais la journée était prometteuse. Seule la 4e Division, qui devait prendre Le Quesnel à l’extrême droite du front d’assaut, fut bloquée par un tir de mitrailleuse provenant de ce village qui tomba finalement le lendemain.
La journée du 8 août avait été payante pour le Corps canadien. En effet, dix villages avaient été repris, 5,000 prisonniers capturés, sans compter un intéressant butin de 161 canons et plusieurs centaines de mitrailleuses. La performance du Corps canadien était sans aucune commune mesure en comparaison des actions déjà brillantes du passé. La bataille d’Amiens avait été un fait d’armes extraordinaire, forçant même le général allemand Ludendorff à qualifier la journée du 8 août 1918 de « Jour noir » de l’armée allemande.
L’offensive d’Amiens reprit le 9 août avec pour objectif d’installer le Corps sur une ligne reliant les villages de Roye, Chaulnes et Bray-sur-Somme. Par contre, la progression ne fut pas aussi fulgurante que la veille, pour la simple raison que les Allemands s’étaient ressaisis et offraient une résistance beaucoup plus orchestrée. Une autre raison qui força le Corps canadien à ralentir la marche était la difficulté du terrain. L’offensive du 8 août s’était déroulée sur un terrain relativement épargné par le passé. En clair, il y avait peu de tranchées et d’obstacles. Le 9 août, les Canadiens revenaient sur l’ancien champ de bataille de la Somme de 1916, un terrain beaucoup plus facile à tenir en raison des aménagements défensifs préexistants.
La cadence de l’offensive était fortement compromise à partir du 11 août, menaçant ainsi de transformer la guerre de mouvement initiale en bataille stérile. Face aux quatre divisions canadiennes fatiguées, les Allemands opposaient le 11 août neuf divisions, notamment leur fameux Corps alpin. Après consultation avec Haig, le général Rawlinson décida de suspendre l’offensive.
Le bilan
Les pertes canadiennes entre le 8 et 11 août 1918 s’élevèrent à un peu plus de 9,000 hommes, dont 2,200 tués. Huit Croix de Victoria furent remportées, dont l’une attribuée au lieutenant Jean Brillant du 22e bataillon (canadien-français).
- Le lieutenant Jean Brillant du 22e bataillon. Texte en français de la citation attachée à la Croix de Victoria qui lui fut décernée: « Pour un acte de bravoure remarquable et pour son zèle hors du commun, alors qu’il était à la tête d’une compagnie qu’il conduit à l’attaque pendant deux jours, avec un courage inébranlable, une habileté et une initiative extraordinaires, la pénétration de l’attaque étant de 12 milles. Le premier jour des opérations, peu après le début de l’attaque, le flanc gauche de sa compagnie est arrêté par une mitrailleuse ennemie. Le Lt Brillant charge et s’empare de la mitrailleuse, tuant de sa main deux mitrailleurs ennemis. Ce faisant, il est blessé, mais refuse de quitter son commandement. Plus tard, le même jour, sa compagnie est arrêtée par un feu de mitrailleuses très nourri. Il fait personnellement une reconnaissance du terrain, organise un détachement de deux pelotons et fonce directement sur le nid de mitrailleuses. Quinze mitrailleuses et 150 ennemis sont capturés. Le Lt Brillant tue lui-même cinq des ennemis et est blessé une seconde fois. Il se fait panser immédiatement et une fois de plus refuse de quitter sa compagnie. Subséquemment, cet intrépide officier repère un canon de campagne qui tire à bout portant sur ses hommes. Il organise immédiatement un détachement d’assaut, qu’il conduit droit au canon. Après avoir progressé d’environ 600 verges, il est de nouveau grièvement blessé. En dépit de cette troisième blessure, il continue d’avancer sur environ 200 verges, puis s’évanouit, épuisé et au bout de son sang. Le merveilleux exemple du Lt Brillant durant cette journée inspire à ses hommes un enthousiasme et une détermination qui ont grandement contribué au succès de l’opération. (London Gazette, no 30922, le 27 septembre 1918) »
La bataille d’Amiens constituait un tournant majeur de la guerre, ne serait-ce qu’en considérant les gains réalisés par les Canadiens et la cadence avec laquelle s’est déroulée l’opération, surtout la première journée, ce qui rappelait la guerre de mouvement de 1914. En plus de l’efficace coordination entre l’infanterie et l’artillerie, les Canadiens avaient bénéficié de l’appui non négligeable de quelques dizaines de chars d’assaut qui ont fait une différence.
Amiens était la première offensive d’une campagne militaire qu’on appela par la suite les « Cent Jours », qui se déroula du 8 août jusqu’à la fin des hostilités le 11 novembre 1918. Cette bataille était la première de cette campagne effrénée où le corps canadien n’eut à peu près aucun repos, tout en encaissant des pertes considérables.
Les Canadiens sentaient à partir de ce moment que la victoire était possible, tandis que les Allemands envisageaient avec plus de sérieux une éventuelle défaite. En attendant, le front progressait vers l’est et les Canadiens apprirent qu’ils remonteraient au nord, dans le secteur bien connu d’Arras-Lens-Vimy.