Étiquette : 1914-1918

Guerres mondiales et amertumes: un condensé de l’expérience italienne

Introduction

Les fronts où combattirent les forces italiennes lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale furent souvent (et incorrectement) perçus comme des théâtres d’opérations secondaires. De 1915 à 1918, ce qu’on appela le « front italien » fut concentré sur environ 650 kilomètres de territoires montagneux allant du plateau de l’Asiago, en passant dans les Dolomites et les Alpes de Carinthie, puis le long du fleuve Isonzo jusqu’à la Mer Adriatique. À l’exception d’une offensive majeure orchestrée par l’armée austro-hongroise sur l’Asiago à l’été de 1916, la majorité des affrontements eurent lieu sur un court front d’à peine 100 kilomètres le long de l’Isonzo. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les théâtres d’opérations qui engagèrent les forces italiennes virent les belligérants s’affronter du sud en Sicile jusqu’au nord dans les Alpes, dans les Balkans, puis en Afrique, de 1940 à 1945.

La première observation qui nous vient à l’esprit est à l’effet que les Italiens combattirent au cours de ces deux conflagrations mondiales en ayant peu d’appui de la part de leurs alliés, tandis que leurs ennemis perçurent péjorativement le théâtre d’ensemble de la Méditerranée comme une zone d’opérations aux victoires faciles. En effet, avec le recul, il semble tentant de se convertir à cette séduisante perception. À titre d’exemple, en 1917, sept divisions d’élite allemandes appuyèrent les Autrichiens afin de monter une offensive d’envergure dans le secteur du village de Caporetto (Kobarid, Slovénie), un assaut aux résultats désastreux pour les Italiens.

Quelques décennies plus tard, les Alliés accordèrent en 1942-1943 la priorité de leurs opérations à l’Afrique du Nord et à la Sicile, deux théâtres où l’armée italienne fut présente en grand nombre, tout en considérant ses problèmes d’équipements et la démoralisation de ses soldats. Dans le premier cas, celui de la bataille de Caporetto, les Italiens parvinrent malgré tout à arrêter l’offensive ennemie sur le Piave sans l’aide des Alliés, dont les divisions franco-britanniques arrivèrent en théâtre une fois la bataille terminée. Les Italiens purent ensuite refaire leurs forces et vaincre leurs adversaires. Par contre, ils ne purent répéter cet « exploit » en 1942-1943, ne pouvant défendre l’Afrique du Nord, ni les Balkans, ni la Sicile.

Bien que les Italiens émergèrent victorieux en 1918, la majorité des analystes militaires de l’époque eurent une mauvaise opinion des soldats italiens, surtout à la lumière des sanglantes batailles sur l’Isonzo et aussi au lendemain de la déroute de Caporetto. Cette dernière bataille constitua le paroxysme d’une guerre mal gérée du début à la fin, si bien que lorsque l’armée italienne mit à son tour l’armée austro-hongroise en déroute à la bataille de Vittorio Veneto (octobre 1918), cette victoire passa à peu près inaperçue en dehors de l’Italie. Vingt-cinq années plus tard, les ennemis de l’Italie fasciste et l’allié allemand observèrent les déroutes de l’armée italienne en Afrique du Nord et en Grèce pour en conclure à l’ineptie, voire à l’incompétence de cet appareil militaire. En fin de compte, les succès militaires italiens obtenus en d’autres circonstances furent, comme en 1918, ignorés, sinon crédités à l’Allemagne. D’ailleurs, nombreux furent les historiens militaires italiens (Renzo de Felice, Emilio Faldella, Angelo Gatti…) qui tentèrent de redresser cette image qui colle toujours à l’armée italienne de cette première moitié du XXe siècle, mais sans véritable succès. Voilà pour le contexte général. Il nous suffirait maintenant de rappeler certains faits, en ordre chronologique. Le lecteur pourra se forger une opinion plus éclairée, nous le souhaitons.

La Grande Guerra (1915-1918)

L’Italie entra dans la Première Guerre mondiale le 23 mai 1915, à la suite des promesses de gains territoriaux que les Alliés lui firent dans le cadre du Traité de Londres, mais l’appareil militaire fut loin d’être préparé à affronter les conditions d’une guerre moderne dans les tranchées. Toujours aux prises avec les défis liés à la consolidation de sa conquête coloniale en Libye, l’Italie ne disposa pas également d’une industrie militaire capable de répondre aux besoins de l’armée, ni des matières premières en quantités suffisantes pour alimenter la machine. Par ailleurs, le budget militaire italien grossit d’un maigre 185 millions de lires de 1914 à 1915, puis d’environ 7 milliards de lires de 1916 à 1917, ce qui fit que vers la fin de la guerre, l’armée reçut de l’industrie quelque 2,2 millions de fusils modernes, 25,000 mitrailleuses et 10,000 pièces d’artillerie. Ces chiffres apparaissent impressionnants à première vue, mais toutes proportions gardées, l’industrie de guerre italienne ne put produire autant que celles des alliés franco-britanniques.

Le front italien, 1915-1918.

Par ailleurs, en mai 1915, l’armée ne disposa que d’un peu moins d’un million de fusils modernes, d’à peine 700 mitrailleuses et 2,000 canons, sans compter que le système de mobilisation des troupes connut des ratés, à l’instar des approvisionnements immédiats en matériels de toutes sortes (avions, matériel de génie, grenades, casques…). Conséquemment, le commandant en chef de l’armée, le général Luigi Cadorna, put mettre en ligne seulement 14 des 35 divisions théoriquement disponibles afin de monter de modestes offensives le long du fleuve Isonzo, réussissant à occuper Caporetto et quelques territoires entre Gradisca et Monfalcone. Malgré tout, Cadorna lança sa première offensive dès le 23 juin 1915, ce qui lui permit d’étendre une tête de pont à Plava et de pousser son front sur la rive droite de l’Isonzo.

Du 18 juillet au 3 août, les troupes italiennes prirent San Michele au cours d’une attaque localisée, cette fois avec comme objectif d’occuper les Autrichiens et ainsi relâcher la pression sur les Russes qui connurent d’importantes difficultés sur leur front. Suivant la même logique, Cadorna attaque à nouveau le 18 octobre pour relâcher la pression sur la Serbie, à la suite de l’entrée en guerre de la Bulgarie aux côtés des Puissances Centrales. En novembre, les Italiens parvinrent à percer l’important saillant autour de Gorizia, ce qui ajouta au tableau des victoires des Alliés. Cela dit, bien que la contribution italienne en 1915 ne fut pas décisive, son entrée en guerre contraignit l’Autriche-Hongrie à transférer pas moins de 14 divisions d’infanterie sur le front italien, des troupes que l’empire des Habsbourg dut prélever des fronts russe et balkanique.

Vers le printemps de l’année suivante, le 6 mars, le général Cadorna attaqua encore pour relâcher la pression sur la Russie et la France cette fois, ce qui ajouta 50,000 soldats italiens tués ou blessés en un peu plus d’un mois d’affrontements. En mai, les Autrichiens concentrèrent 13 divisions dans le Trentin pour une offensive punitive qui amènerait probablement l’Italie à la capitulation, d’après leurs estimations. Avec plus de 200 bataillons et près de 1,200 canons, les troupes austro-hongroises percèrent les lignes italiennes, qui furent défendues dans ce secteur par environ 75 bataillons appuyés par 650 canons, ce qui contraignit Cadorna à jeter toutes ses réserves dans la bataille (8 divisions) pour éviter la déroute.

Photo de soldats italiens prise vers 1915-1916 au début de l'entrée en guerre de l'Italie. On reprocha à l'Italie d'avoir déclaré la guerre malgré que l'armée fut loin d'être prête au combat. Peut-être, mais cette armée fut-elle moins préparée que celles des autres belligérants de l'époque, lorsqu'ils furent en guerre quelques mois plus tôt? Le débat reste ouvert.

En juin 1916, soit un peu plus d’une année après leur entrée en guerre, les Italiens déplorèrent la perte de près de 150,000 de leurs soldats et ils durent battre en retraite sur les bords du plateau de l’Asiago qu’ils perdirent en grande partie. Par contre, les Italiens infligèrent des pertes de 100,000 hommes aux Autrichiens pour la même période et le front se stabilisa dans le secteur du Trentin. Le 4 août, les troupes italiennes attaquèrent sur l’Isonzo, prenant Gorizia et Sabotino, tout en poursuivant les Autrichiens jusqu’au moment d’être arrêtées près de Monte Santo cinq jours plus tard.

Convaincu que des réserves fraîches pourraient amener une percée et une reprise de l’avance, Cadorna voulut garder l’initiative et user son adversaire en effectuant une rotation de ses divisions d’assaut, ce qui lui permit de maintenir une offensive divisée en trois phases qui améliora quelque peu le dispositif italien. Lors de la première poussée (14-17 septembre), la 3e Armée italienne progressa de deux kilomètres, mais les phases 2 et 3 de l’offensive (10-12 octobre et 1-4 novembre) virent les Italiens frustrés par la mauvaise température et des contre-attaques ennemies. Inquiet également face à la formation d’un saillant autrichien dans le Trentin à la suite de l’offensive de mai-juin mentionnée, Cadorna retarda sa dixième offensive sur l’Isonzo, qui ne démarra que le 12 mai 1917. Cette fois, les troupes au sol furent appuyées par des bombardiers lourds de types Caproni et quelque 2,200 canons. Par conséquent, la 2e Armée italienne put progresser sur le plateau de Bainsizza, réussissant du coup à pousser des éléments vers Monte Kuk, Vodice et Monte Santo. Or, la progression fut beaucoup moins satisfaisante sur le front de la 3e Armée, notamment parce que celle-ci manqua de canons, comme les intempéries ralentirent l’assaut, ce qui permit au général autrichien Svetozar Boroevic von Bojna de réorganiser son dispositif défensif.

Néanmoins, cette offensive du printemps-été 1917 vit les Italiens infliger des pertes de 75,000 hommes aux Austro-Hongrois, mais ils perdirent environ 110,000 combattants, ce qui amena le général Cadorna à demander l’aide de ses alliés. Exigeant, il le fut assurément, puisqu’il prétexta avoir besoin d’au moins 400 canons et 10 divisions d’infanterie afin de prêter main-forte aux 3,600 canons et 51 divisions existant alors dans l’armée italienne à la mi-1917. Même sans l’aide de leurs alliés, les forces italiennes parvinrent quand même à établir la suprématie aérienne, avancèrent de dix kilomètres et infligèrent à leurs ennemis des pertes de 110,000 hommes (pour 143,000 troupes italiennes) entre août et octobre de la même année.

Ces offensives des premiers mois de 1917 usèrent littéralement les divisions de l’armée italienne, si bien que la 2e Armée ne put tenir le coup à Caporetto, lors de l’assaut austro-allemand du 24 octobre. Cette lourde défaite italienne précipita un repli de 75 kilomètres vers le fleuve du Piave, si bien que la bataille de Caporetto devint le symbole par excellence de la soi-disant incompétence militaire italienne. Cependant, l’épisode de Caporetto représente en soi une exception, par rapport aux précédentes batailles menées par l’armée italienne. Par exemple, les Austro-Hongrois bénéficièrent du renfort de sept divisions allemandes de haute qualité, qui mirent à l’essai de nouvelles tactiques d’infiltration des tranchées qui s’avérèrent cruellement efficaces. Ce dernier point amplifia l’importance d’erreurs tactiques que peuvent commettre toutes armées sur des champs de bataille, ici par les forces italiennes dans leur défense du secteur de Caporetto. Ce désastre contraignit l’armée de Cadorna à une retraite stratégique.

Des soldats austro-allemands avec des prisonniers italiens dans le contexte de la bataille de Caporetto (octobre-novembre 1917). Probablement le pire désastre militaire de l'histoire moderne de l'Italie, l'armée italienne sut quand même se relever sans l'aide immédiate de ses alliés et reprendre ses opérations dès le début de 1918.

Souvent préoccupé par la situation dans le secteur du Trentin, Cadorna ignora les avertissements concernant un assaut imminent devant Caporetto. Les généraux austro-allemands Boroevic et Falkenhayn avaient ajouté 14 divisions supplémentaires pour appuyer les 33 présentes dans ce secteur, le tout sous la lunette des observateurs italiens qui avertirent l’impassible Cadorna. Par ailleurs, ces mêmes observateurs ne purent manquer la forte concentration de plus de 4,000 canons, autre signe imminent d’une offensive majeure. Ainsi, la bataille de Caporetto débuta à 8h, le 24 octobre 1917, sur un front large de 25 kilomètres à la suite d’un bref, mais violent barrage d’artillerie qui dura six heures. La 2e Armée italienne disposa de 25 divisions et de 2,000 canons, mais la pluie, le brouillard et les dommages causés par l’artillerie ennemie aveuglèrent les canonniers italiens, tout en distordant le système de communications à mesure que les unités ennemies progressèrent. Deux jours plus tard, l’anéantissement de deux divisions, l’isolement d’une troisième et la retraite précipitée d’une quatrième exposèrent dangereusement les flancs de la 2e Armée, tout en menaçant ceux des 1ère, 3e et 4e Armées voisines. Cette situation critique convainquit Cadorna d’ordonner une retraite générale vers la rivière Tagliamento afin de gagner du temps pour préparer une autre ligne de défense un peu plus au sud-ouest sur le Piave.

À mesure que les Italiens se replièrent derrière le Piave, Cadorna fut enfin remplacé par le général Armando Diaz au poste de commandant en chef de l’armée italienne. Ce dernier hérita du difficile mandat de redresser l’état physique et moral de son armée, qui ne compta sur le Piave que 33 divisions face à 55 divisions ennemies. Néanmoins, Diaz sembla voir le bon côté des choses dans les circonstances. Il avait alors près de 4,000 canons à sa disposition derrière le Piave, sur un front bien circonscrit à l’est par la Mer Adriatique et à l’ouest par le plateau de l’Asiago, sans oublier qu’il fit face à un adversaire complètement épuisé après une poursuite de 75 kilomètres. Au 18 décembre, avant que les renforts franco-britanniques ne puissent arriver en ligne, les Italiens étaient parvenus à consolider leurs positions. C’était l’essentiel.

La bataille de Caporetto coûta 3,100 canons et 40,000 morts à l’armée italienne. 300,000 autres soldats furent capturés ou désertèrent, en plus d’un autre contingent de 350,000 hommes qui perdirent temporairement contact avec leurs unités dans la confusion. Pour les contemporains, la défaite fut perçue comme une catastrophe où les Italiens durent assumer l’entière responsabilité, si bien que la recherche quasi paranoïaque d’un bouc émissaire imputa des fautes à Cadorna, à la classe ouvrière, aux pacifistes, voire au pape Benoît XV. Malgré tout, en juin 1918, le général Diaz put assembler 50 divisions italiennes et quatre divisions alliées sur le Piave afin de dissuader les forces austro-allemandes d’une autre offensive. Avec cette armée, Diaz lança le 24 octobre (exactement un an après le désastre de Caporetto) une offensive connue sous le nom de la bataille de Vittorio Veneto. Les 55 divisions austro-hongroises affaiblies et démoralisées furent mises en déroute, forçant ainsi Vienne à demander un armistice qui fut signé le 4 novembre. Ainsi s’achevait la Première Guerre mondiale pour les Italiens.

Les alpes à la frontière italo-autrichienne représentent tout un défi logistique auquel les belligérants firent face de 1915 à 1918. Mis à part la vallée de l'Isonzo et le plateau de l'Asiago, la majeure partie du front italien est constituée de paysages montagneux, dont certains sommets atteignent des hauteurs de 2,000 à 3,000 mètres.

Dans l’autre camp: la Seconde Guerre mondiale (1939-1945)

Frustré que les Alliés n’aient pas obtempéré totalement à ses revendications territoriales prévues dans le Traité de Londres de 1915, le régime fasciste de Mussolini engagea l’Italie dans la Seconde Guerre mondiale pour des raisons essentiellement politiques. En mars 1940, le dictateur fasciste conclut à contrecœur que l’Italie devrait entrer en guerre si elle voulut rester une grande puissance. Encore une fois, comme en 1915, son armée fut loin d’être prête. Par exemple, l’aviation ne disposa que d’à peine 1,500 appareils modernes, sans radar, ni bombardiers en piqué ou de bombardiers stratégiques. L’aviation posséda un modèle désuet de bombardier-torpilleur (reconverti d’un ancien modèle de bombardier moyen), sans oublier que dans l’ensemble, l’aviation italienne ne disposa d’une réserve de carburant que pour six mois.

Quant à l’armée de terre, celle-ci aligna sur papier 73 divisions d’infanterie dépourvues de suffisamment de canons modernes, d’armes automatiques et de véhicules moteurs. L’arme blindée connut également de sérieuses carences, n’ayant pour ainsi dire aucun char lourd et à peine 70 chars moyens M11-39, tandis que les rares divisions motorisées dépendirent d’anciens modèles de chenillettes L3-35. Un nouveau char « lourd » fut certes en production au début des hostilités, soit le M13-40 armé d’un canon de 47mm, mais il serait vite surclassé. Quant à la marine, construite pour affronter les Français en Méditerranée, elle eut rapidement à faire à la Royal Navy britannique. La flotte italienne ne comprit aucun porte-avions et peu de défenses antiaériennes pour la protection de ses bâtiments. Les croiseurs et les deux cuirassés de 35,000 tonnes furent des navires formidables, mais les canons de 320mm placés sur les rares bâtiments modernes furent outrepassés par ceux de la marine britannique, sans compter qu’aucun navire italien ne fut équipé de radar.

Capable de produire toutes les armes et équipements nécessaires pour une armée en opération lors d'une guerre conventionnelle, l'industrie militaire italienne produisit du matériel souvent inférieur et en quantités insuffisantes pour répondre parfaitement aux exigences de l'appareil militaire. Là encore, la performance d'une armée sur le champ de bataille doit être jugée en fonction de l'utilisation optimale (ou non) faite par les soldats du matériel à leur disposition.

Dans un autre ordre d’idées, l’armée italienne de la guerre de 1939-1945 souffrit de sérieuses contraintes logistiques. En d’autres termes, les lignes de communication furent trop étirées. Dès le début du conflit, Rome fut coupée de ses colonies d’Afrique de l’Est et le ravitaillement de l’Afrique du Nord posa de sérieuses difficultés. Les routes maritimes de ravitaillement s’avérèrent relativement sûres jusqu’au printemps de 1941, mais les ports de Libye ne purent décharger à peine 19 navires quotidiennement et seule Tripoli disposa d’installations portuaires modernes. La situation portuaire ne fut pas meilleure en Albanie, mais ce pays demeura la seule voie par laquelle les troupes italiennes combattant en Grèce purent être ravitaillées. Le jour où les Britanniques parvinrent à décrypter les différents codes utilisés par l’Axe, leurs unités navales et aériennes déployées à Malte infligèrent de lourdes pertes aux convois maritimes italiens, surtout en pleine nuit grâce au radar.

Cela dit, l’armée italienne entama ses opérations en 1940 suite à une série de calculs politiques. À titre d’exemple, l’Italie attaqua la France en juin afin d’obtenir un siège aux négociations d’armistice, malgré que ses troupes furent mises en échec par les forces françaises dans les Alpes. Par la suite, l’armée italienne se déploya en Égypte en septembre, mais les troupes à pied du général Rodolfo Graziani ne purent rattraper les forces motorisées britanniques qui battirent en retraite en bon ordre. Prévoyant une victoire facile, Mussolini attaqua la Grèce en octobre avec sept divisions, mais ces dernières furent arrêtées net par des forces grecques mal équipées, mais décidées à se battre sur leur sol national, ce qui contraignit les Italiens à se replier à la frontière de l’Albanie. Les sérieuses difficultés sur le front balkanique furent temporairement contenues par l’arrivée à l’état-major général d’Ugo Cavallero, le remplaçant de Pietro Badoglio. Par contre, les Britanniques ne tardèrent pas à exploiter les revers italiens en Grèce afin d’améliorer leur propre situation en Égypte.

En mer, la marine italienne battit les Britanniques à Punta Stilo en juillet 1940, mais elle perdit deux croiseurs légers au large du Cap Spada. Par ailleurs, un raid britannique sur Tarente en novembre détruisit quatre cuirassés, malgré que trois autres furent mis en service en 1941, ce qui permit à l’Italie de maintenir une relative protection pour ses convois au cours de cette année en Méditerranée. Cette période vit les Italiens lutter d’arrache-pied pour ne pas perdre l’initiative, ni le contrôle dans cette mer stratégique. Toujours en 1941, en mars, les Italiens perdirent trois croiseurs lourds face à une marine britannique bien équipée en radar lors d’une bataille navale au large du Cap Matapan, bien que la Royal Navy subit de fortes pertes en mai lors de la bataille pour l’île de Crête. D’octobre à décembre, les sous-marins allemands vinrent en renfort et ils parvinrent à couler un porte-avions et un cuirassé britanniques, tandis que des torpilles ayant à leur bord des nageurs de combat italiens purent sérieusement endommager deux cuirassés ennemis dans le port d’Alexandrie.

Ces soldats grecs marchant vers le front d'Albanie en 1940 apprirent aux Italiens une dure leçon des champs de bataille: ne jamais sous-estimer un ennemi, surtout lorsque celui-ci défend son territoire national.

À peu près un an après l’entrée en guerre, donc en avril 1941, les Italiens avaient déjà perdu 100,000 hommes en Libye et 90,000 en Grèce. Heureusement pour eux, l’intervention des forces allemandes en Grèce et à Crête relâcha fortement la pression, d’autant plus que les Britanniques décidèrent de concentrer leurs énergies sur les Allemands pour un temps. Faisant ensuite le bond de l’autre côté de la Méditerranée, les troupes allemandes repoussèrent les Britanniques vers Tobrouk puis vers l’Égypte. Les Allemands purent à eux seuls repousser une contre-offensive britannique en Égypte en mai-juin 1941, mais l’Italie dut néanmoins fournir des troupes pour une variété de théâtres d’opérations, comme en France, en Grèce, en Yougoslavie et en Afrique du Nord. De plus, l’invasion allemande de la Russie en juin vit Mussolini déployer quatre divisions qui consommèrent en tout 100,000 soldats et une partie des équipements les plus modernes de l’armée italienne jusqu’en 1943.

À l’automne de 1941, l’Italie perdit la Somalie, l’Érythrée ainsi que l’Éthiopie, ce qui força son armée à demeurer sur la défensive en Afrique du Nord pour 1942, de concert avec un allié allemand qui prit progressivement le contrôle du théâtre d’opérations. La présence italienne en Afrique du Nord connut sa fin en mai 1943, avec la capitulation des dernières forces emprisonnées à Enfidaville (Tunisie). La prochaine ligne de défense fut constituée par la Sicile, où Mussolini put aligner un peu moins de 100,000 hommes et à peine 500 canons, 100 chars, 30 canons antiaériens et 40 chasseurs face à une invasion des Alliés, dont les 70,000 troupes d’assaut furent appuyées par 6 cuirassés, 15 croiseurs, 128 contre-torpilleurs et 2,500 avions.

Signe d'une revanche envisagée ou d'une nostalgie mal avisée? Le régime fasciste italien fit imprimer cette affiche de propagande dans les jours suivant la perte de l'Afrique en 1943. On y voit un soldat italien posé devant les cadavres de ses camarades avec cet avertissement: "Nous reviendrons!". Un subtil message à l'intention des Britanniques.

Lorsque la Sicile tomba en septembre 1943, Mussolini fut chassé du pouvoir et le nouveau gouvernement italien s’empressa de signer la paix avec les Alliés. Pendant 39 mois, l’Italie contesta la domination britannique en Méditerranée, mais tandis que l’Allemagne fournit à contrecœur une assistance, les Alliés firent de ce théâtre d’opérations une priorité en 1942-1943, par l’injection des ressources nécessaires. Ceux-ci comprirent l’importance de tenir Gibraltar et Suez, tout en attirant un maximum de soldats de l’Axe sur ce front que l’Allemagne jugea a priori comme secondaire. D’autre part, l’Allemagne répondit au changement de camp de l’Italie par le déploiement de 29 divisions dans la botte et sur le front balkanique afin de parer un éventuel débarquement allié, tout en « punissant » l’ancien partenaire. À ce sujet, notons que les Italiens perdirent 18,000 hommes en combattant les Allemands pour la seule année de 1943.

Les Britanniques débarquèrent donc à Reggio di Calabria le 3 septembre et les Américains à Salerne, d’où ils purent avancer vers le nord pour prendre Naples le 2 octobre, sans opposition. Le maréchal allemand Albert Kesserling arrêta l’offensive alliée sur la Ligne Gustav de novembre 1943 à mai 1944. Lorsque les Américains tentèrent de briser l’impasse en débarquant des troupes à Anzio en janvier (1944), les Allemands purent les contenir en les coinçant dans une poche, voire une petite tête de pont jusqu’en mai. D’autres attaques lancées contre la Ligne Gustav réussirent finalement à percer dans les secteurs de la rivière Rapido et de Monte Cassino en mai, ce qui amena la libération de Rome au début du mois suivant.

En bon ordre, Kesserling ordonna la retraite au nord vers la Ligne Gothique, avec laquelle les Alliés entrèrent progressivement en contact d’août à novembre 1944, mais qu’ils ne parvinrent pas à percer avant le mois d’avril suivant. À cette date, les Britanniques attaquèrent la Ligne Gothique à Ferrara et les Américains avancèrent vers Bologne, ce qui leur permit de déboucher dans la vallée du Pô le 20 avril 1945. Bologne tomba le 21, suivie de Gênes, Milan, Vérone, Padoue, et Venise (28-29 avril). Le 29 avril, le général allemand Heinrich von Vietinghoff accepta de signer une capitulation inconditionnelle qui entra en vigueur le 2 mai.

Conclusion

Ce court récit de la participation de l’Italie aux deux guerres mondiales laisse un portrait somme toute sombre de la performance de l’appareil militaire italien. Peu d’historiens en dehors de l’Italie firent des plaidoyers afin de défendre le bilan d’une armée dont il est important, à notre avis, de remettre les actions en contexte. Le premier élément commun aux deux guerres mondiales fut que l’armée italienne ne put que rarement saisir l’initiative des opérations. Autrement dit, elle livra des batailles qui « fixèrent » des unités ennemies sur des fronts particuliers, le tout afin de soulager la pression sur d’autres théâtres d’opérations que les puissances majeures contemporaines et les historiens après coup jugèrent plus stratégiques.

Ensuite, l’industrie militaire ne livra pas toujours la marchandise. Pendant le premier conflit mondial, l’armée italienne mit en ligne un impressionnant bombardier lourd, le Caproni, mais ne put faire de même en 1939-1945. En d’autres circonstances, ce fut la logistique qui fut défaillante. Relativement courtes en 1914-1918, les lignes de ravitaillement furent beaucoup plus étirées en 1939-1945 pour l’armée italienne, ce qui isola même certaines de ses unités dans les colonies d’Afrique de l’Est.

En troisième lien, les contemporains et les historiens jugèrent sévèrement certaines batailles qui se transformèrent en de véritables débâcles pour les Italiens. Caporetto demeure un symbole à cet égard, comme les forces italiennes subirent une dégelée en 1940 face à un ennemi grec dont un parieur n’aurait certes pas misé la victoire. Dans ces deux contextes, ceux de 1917 et de 1940, nombre de raisons expliquent rationnellement les défaites. Fatiguées, mal dirigées, mal ravitaillées et en fin de compte démoralisées, les troupes italiennes subirent le sort que n’importe quelle armée, à n’importe quelle époque, mais avec des circonstances similaires, aurait subi.

Pourtant, à Caporetto, l’armée italienne parvint à elle seule à réparer le désastre, comme elle livra une lutte héroïque en Tunisie, dans les derniers jours, voire les dernières heures de sa présence en Afrique du Nord en 1943. En histoire, tout est une question de contexte, de circonstances. L’armée italienne n’y échappa pas. Elle laissa derrière elle ses morts et ses amertumes.

Ich hatte einen Kameraden : les cimetières militaires allemands de la Grande Guerre dans le paysage franco-belge

Introduction

Le présent article est un essai où les réflexions abordées sont les fruits d’une expérience personnelle, sans prétention, c’est-à-dire une expérience qui ne reflète que les impressions laissées dans notre mémoire, non pas sur ce que nous avons lu, mais sur ce que nous avons vu et savons de la problématique des cimetières militaires allemands de la Grande Guerre. Nous sommes restés sous la perception qu’à l’exception du célèbre cimetière de Langemarck en Belgique, les gens ne se donnaient guère la peine d’aller voir les autres cimetières allemands de 1914-1918. Toujours est-il que ceux-ci forment un impressionnant complexe que les historiens nomment « lieux de mémoire ». Après tout, n’incarnent-ils pas une étrange mise en scène, dont les objectifs seraient de donner un sens au sacrifice des soldats allemands, ainsi que de contribuer à une œuvre de paix universelle qui passe de nos jours par l’éducation?

Les cimetières militaires n’incarnent-ils pas une étrange mise en scène, dont les objectifs seraient de donner un sens au sacrifice des soldats allemands, ainsi que de contribuer à une œuvre de paix universelle qui passe de nos jours par l’éducation?

Il est vrai que dans bien des cas, c’est le vainqueur qui donne sa version des faits et que le vaincu a une certaine difficulté à se faire voir et entendre. Au fond, qui écrit l’Histoire, sinon le vainqueur? C’est en ce sens que cet article propose une interprétation toute personnelle d’un aspect bien particulier de la perspective du vaincu. À partir de nos diverses excursions sur les champs de bataille d’Europe, nous abordons la problématique des cimetières militaires allemands de la Première Guerre mondiale, tels que nous les avons vus le long de la ligne de front qui traversait alors la Belgique et la France.

C’est au cours des semaines qui suivirent la proclamation de l’armistice de novembre 1918 que l’armée allemande dut abandonner aux Alliés non seulement un imposant matériel, mais également plus de 900,000 sépultures de soldats tués sur le front franco-belge. Beaucoup parmi celles-ci étaient peu ou pas du tout entretenues, et ce, sans compter un nombre incalculable de cadavres enfoui dans les tranchées. En dépit des restrictions imposées par les articles 225 et 226 du Traité de Versailles relativement à l’organisation des sépultures de guerre, les Allemands sont néanmoins parvenus à maintenir des cimetières militaires qu’il est toujours possible de visiter.

Nous proposons donc de faire la lumière sur certains aspects liés à l’organisation, de même qu’à la configuration de ces cimetières. En dehors du cadre officiel de la mémoire nationale, quels sont, entre autres choses, les symboles et les réflexions véhiculés par ces cimetières allemands? Ceux-ci aident-ils le visiteur à mieux comprendre et visualiser ce que fut le drame de la Première Guerre mondiale pour les soldats du Reich? Envahis par des milliers de croix noires fondues aux forêts, ces lieux de mémoire, longtemps ignorés et abhorrés des visiteurs des pays « vainqueurs », offrent-ils un « message pour la paix universelle » si différent de ce que l’humanité est en droit d’entendre?

Toujours est-il que les Allemands d’aujourd’hui ont une perception quelque peu différente de la pratique du devoir de mémoire de ce conflit, perception souvent ancrée dans les restrictions remontant à Versailles. En comparaison à ce qui se passe dans les pays anciennement alliés, le gouvernement allemand subventionne peu les organisations qui se chargent de veiller à l’entretien des cimetières nationaux en terre étrangère. Ce sont des associations semi-privées qui, en plus de solliciter annuellement les fonds nécessaires au maintien des cimetières, veillent quotidiennement à cette lourde tâche au nom du gouvernement allemand. Alors que les sépultures alliées sont entretenues par des architectes, des sculpteurs, des maçons et des peintres professionnels, les tombes allemandes le sont tout autant, mais par des étudiants et des conscrits militaires qui s’exercent, le temps d’un été, à la pratique de ces métiers mentionnés. En somme, la présence des cimetières militaires allemands dans le paysage franco-belge interroge une variété de phénomènes d’ensemble pertinents à l’histoire comparée de la mémoire et à l’histoire militaire (théâtralisation, espaces à la marge de la mémoire, etc.), dont nous tenterons d’élaborer les aspects pertinents.

Les antécédents de 1870-1871

Le plus récent conflit de masse européen dans lequel on avait établi des cimetières militaires, dicté des règles sur l’aménagement desdites sépultures et entretenu un certain devoir de mémoire populaire était la guerre franco-allemande de 1870-1871. L’article 16 du Traité de Francfort (1871) spécifiait que « (…) les gouvernements allemand et français s’engagent à entretenir les tombes des militaires ensevelis sur leurs territoires respectifs ». Par une loi entérinée le 2 février 1872, le gouvernement du nouveau Reich allemand instaurait une réglementation sur l’aménagement des sépultures de ses soldats en Alsace-Lorraine, provinces nouvellement acquises. On avait accordé une permission spéciale afin que les soldats français tués dans la région puissent y être inhumés en toute dignité et sobriété. Toutefois, il était difficile de procéder à l’identification des soldats tués, et ainsi de commémorer une certaine mémoire, puisque l’ensemble des morts ne portait pas de plaque d’identité.

L’année suivante, le 4 avril 1873, les Français votèrent une loi relativement à la conservation des tombes des soldats morts lors de l’Année Terrible. En conséquence, le gouvernement acheta tous les terrains vacants des cimetières communaux civils, de même que les terrains non clos où des soldats étaient déjà inhumés, quitte à exproprier au besoin. Par la suite, on installa dans chacun des cimetières des grilles en fonte d’un modèle préétabli et reconnaissable par une plaque avec la mention Tombes militaires – Loi du 4 avril 1873.

Toutes ces caractéristiques reflétaient en fait une série de réalités inhérentes aux batailles engagées. D’abord, les soldats étaient inhumés dans les cimetières communaux près des lieux des affrontements. Il n’y avait pas d’intention de séparer les sépultures militaires des civiles. L’absence de services administratifs rigoureux, de plaques d’identité individuelle, les pertes élevées des armées, ainsi que le désir naturel de prévenir des épidémies, firent en sorte que bon nombre des victimes militaires de la guerre franco-allemande reposent dans des fosses communes.

1914-1918 : la prise en considération du problème des sépultures allemandes

L’entretien des sépultures des soldats allemands morts à la guerre ne posait pas vraiment de problème, tant et aussi longtemps que duraient les hostilités. À l’instar des autres belligérants, l’état-major allemand s’était doté dès 1914 de son propre bureau chargé de veiller à l’entretien des sépultures des soldats tués ou morts de leurs blessures. Au gré de l’évolution des batailles, les Gräberoffiziere (« officiers des tombes ») suivaient les armées et procédaient, dans la mesure du possible, à l’identification et à l’inhumation des corps des soldats. Ceux-ci étaient regroupés dans des cimetières improvisés répartis non loin derrière les tranchées, tout le long de la ligne de front. Ce n’est qu’en septembre 1915 que le ministère allemand de la Guerre vota une réglementation afin d’assurer un entretien permanent des milliers de sépultures qui s’accumulaient depuis plusieurs mois déjà derrière un front franco-belge devenu somme toute stable.

Autant la période des hostilités facilita pour les Allemands le recueillement et le regroupement des corps, car il y avait justement des autorités pour s’en charger, autant il s’avéra difficile de poursuivre la tâche au moment où les soldats du défunt Reich durent impérativement évacuer le territoire franco-belge. Les autorités représentées par les Gräberoffiziere étant dissoutes, seul subsistait le Central-Nachweise-Amt (« Bureau central des preuves »), affilié au ministère prussien de la Guerre. Il était, pour ainsi dire, le seul organisme qui pouvait encore s’occuper de l’entretien des sépultures militaires allemandes dans les mois qui suivirent l’armistice de novembre 1918. Les conditions imposées par les Alliés à Versailles allèrent modifier la procédure.

Dans nombre de cas, et particulièrement lorsque le corps n'est pas (ou ne peut être) identifié, c'est la fosse commune qui attend le soldat tué.

Le point de vue de Versailles

À l’instar du Traité de Francfort, celui de Versailles de juin 1919 contenait des dispositions relatives à l’entretien des sépultures militaires. Les articles 225 et 226 enlevèrent au Central-Nachweise-Amt les dernières libertés qui lui restaient quant au droit de regard sur l’entretien des sépultures allemandes en terre étrangère. L’article 225 stipulait que « Les Gouvernements alliés et associés et le Gouvernement allemand feront respecter et entretenir les sépultures des soldats et marins inhumés sur leurs territoires respectifs. » Ce même article précisait que tous ces gouvernements « (…) s’engagent à reconnaître toute commission chargée par l’un ou par l’autre des Gouvernements alliés ou associés, d’identifier, enregistrer, entretenir ou élever des monuments convenables sur lesdites sépultures et à faciliter cette Commission l’accomplissement de ses devoirs. » L’article 226 contenait des dispositions similaires, mais elles concernaient le traitement des sépultures des internés civils et des prisonniers de guerre.

En dépit de toute la subtilité du langage diplomatique, ce que ces articles 225 et 226 disaient, en clair, c’est que les Allemands n’ont absolument rien à dire sur cette question. Par surcroît, la disposition relative à la reconnaissance d’une commission, par l’un ou l’autre des gouvernements « alliés ou associés », est en fait une obligation pour le gouvernement allemand d’admettre tout organisme qui sera chargé, par les pays vainqueurs, du mandat de traiter le problème, et ce, aussi bien sur le territoire franco-belge qu’en Allemagne.

Si l’Histoire retient principalement le célèbre article 231 sur la responsabilité allemande du conflit, il n’en demeure pas moins que les clauses 225 et 226 voisines ont sans conteste un impact immédiat pour les familles qui tentent par tous les moyens de localiser, voire de rapatrier le corps d’un proche mort à l’extérieur du pays. Toujours est-il que, dans le contexte des tensions accrues par Versailles, le problème de base pour les Allemands est de faire accepter par les Alliés une commission qui se rendra sur les anciens champs de bataille afin de veiller à l’entretien régulier des sépultures. Nous en sommes aux premières étapes d’impositions de restrictions sévères quant à l’érection et le réaménagement des cimetières militaires allemands. Ces mêmes restrictions affectent initialement le processus d’une mise en scène allemande de la mémoire de guerre vue à travers le cimetière. Le cimetière est un endroit naturel, reconnaissable et idéal pour une famille qui cherche à commémorer quelque chose de tangible. Ses sépultures sont porteuses d’un message sur l’horreur de la guerre, certes, mais aussi d’une mise en scène pour un idéal de gloire nationale.

Une mission à la base d’une mise en scène de la mémoire

Toutes sortes de pressions liées aux restrictions de Versailles, au désir bien naturel d’ériger une digne sépulture, même en terre étrangère, et à l’importance de ramener de l’ordre dans le cafouillis des anciens champs de bataille, ont amené les responsables allemands à se pencher sur les manières de construire les cimetières. L’un des experts sur la question était le Dr. Siegfried Emmo Eulen (1890-1945) qui, pendant les hostilités, agit comme officier responsable des sépultures militaires sur les théâtres d’opérations en Pologne et dans l’ex-Empire ottoman.

Le Dr. Siegfried Emmo Eulen, le fondateur de la VDK.

Le Dr. Eulen fonda le 26 novembre 1919 la Deutsche Kriegsgräberfürsorge (DK), qui peut se traduire par le Soin aux sépultures de guerre allemandes. Le Dr. Eulen désirait que cette nouvelle association ait pour mission unique d’entretenir les cimetières militaires allemands à l’extérieur du pays. La DK se voulait un organisme au financement privé et apolitique, tout en permettant à toute personne intéressée par la question des sépultures de guerre allemandes d’en devenir membre.

Malgré la désorganisation générale dans l’immédiat après-guerre, la réputation du Dr. Eulen eut tôt fait de le suivre. Bon nombre de personnalités influentes des milieux politiques et culturels lui donnèrent leurs appuis. Cependant, le Dr. Eulen souhaitait que toutes les classes de la société allemande puissent souscrire à son œuvre. C’est alors que le mot Volksbund, qui se traduit littéralement par Association du peuple, fut ajouté au nom de l’organisme, le 13 décembre de la même année, pour ainsi former la Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge (VDK) ou Commission allemande des sépultures de guerre.

Les objectifs sur lesquels repose l’essentiel de la mission de la VDK sont extrêmement ambitieux dans une Allemagne en pleine révolution spartakiste et aux prises avec les clauses de Versailles. D’abord, la VDK est cette commission qu’il faut faire reconnaître par les Alliés. Elle doit par la suite construire et maintenir les cimetières allemands en Allemagne et à l’étranger. Parmi d’autres tâches parfois ingrates, la commission devait faire accepter par les Alliés certains principes, comme celui d’avoir le droit de déposer des gerbes au nom des familles des défunts. Pauvres pour la plupart, les familles comptent aussi sur un éventuel support financier de la VDK afin de faire un pèlerinage au lieu de sépulture d’un proche. Ces questions comportent également des aspects logistiques non négligeables et, en ce sens, la VDK devait autant que possible établir des liaisons constructives avec les autorités locales où reposent des soldats allemands. Enfin, s’il lui reste encore de l’énergie (et des sous), la VDK doit contribuer à répandre le message pour une paix universelle. Pour ce faire, elle fonda en 1921 le magazine Stimme und Weg (Voix et Chemin) afin de matérialiser quelque peu ce dernier objectif à saveur pédagogique. C’était également une manière de faire des redditions de comptes régulières.

Un exemplaire de la revue "Stimme & Weg". La contribution des adolescents et des jeunes adultes apparaît comme essentielle à l'"oeuvre de paix universelle" à laquelle aspire la société allemande en regard du passé.

Il en faudra certes de l’énergie et des bonnes volontés, si l’on désire qu’un jour les 1,937,000 soldats allemands reposant dans 28 pays puissent trouver le repos éternel. C’est le constat que fit la VDK, d’après un sondage de 1929 sur l’ampleur du problème. Aux fins de cet article, on calcule qu’environ 57 % de l’ensemble des sépultures de guerre allemandes sont localisées et à remettre en scène dans le paysage franco-belge. Ce qui représente au bas mot 1,064,000 sépultures, soit la tâche à exécuter par Eulen et ses hommes dans la région.

Les occasions pour la VDK de travailler sur les cimetières allemands à l’étranger se font rares dans la première décennie d’après-guerre. La principale difficulté réside dans le fait d’établir des contacts avec des autorités locales parfois récalcitrantes à permettre à la VDK, bref à des Allemands, de revenir sur les anciens champs de bataille. C’est pourquoi il s’avère important que la nouvelle organisation soit patronnée par d’importantes personnalités et que des membres des classes dirigeantes y fassent un certain lobbying. Au fond, que veut la VDK dans les premiers temps? Tout simplement avoir une idée de l’état des cimetières, de voir ce qu’il en reste depuis la fin de la guerre. Comme nous l’avons également mentionné, il faut négocier une série de permissions afin de pouvoir déposer des gerbes dans chacun des cimetières. Pour les premières années d’exercice de la VDK, l’essentiel du travail fut donc d’établir ces contacts avec les autorités locales où sont situés les cimetières. On a pu en ce sens réaménager bon nombre de ces derniers jusqu’en 1933.

La Seconde Guerre mondiale amena une autre série de problèmes pour la VDK. Mise au pas par le Service des sépultures de guerre de la Wehrmacht à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, la VDK devait plutôt s’occuper des sépultures des soldats tués au cours de ce conflit. Les contacts péniblement établis avec les autorités étrangères pendant l’entre-deux-guerres furent ainsi anéantis. Il fallut donc recommencer à zéro lorsque la VDK reprit son action humanitaire en 1946, tout en ajoutant aux 2 millions de morts de 1914-1918 les 3,5 millions de tués de 1939-1945.

Nombre de jeunes Allemands occupent leurs étés par un emplois rémunéré dans les cimetières militaires.

Naturellement, les perspectives d’après-guerre furent sombres pour la VDK. Il lui était interdit d’aller travailler en France et de prendre des nouvelles des cimetières qu’elle avait eu à peine le temps d’aménager avant 1939. Cependant, les choses changèrent pour le mieux en 1966 lorsque le président de Gaulle et le chancelier Adenauer, dans le contexte du rapprochement franco-allemand, ont inclus une clause permettant à nouveau à la VDK de revenir travailler sur une centaine de cimetières abandonnés depuis une trentaine d’années. Les travaux pour une complète réorganisation durèrent jusqu’au début des années 1980. Ceux-ci comportaient, entre autres choses, une refonte des tablettes nominatives sur les fosses communes, la construction de divers mémoriaux (monuments, stèles, etc.), le remplacement des anciennes croix de bois par de plus solides en fonte ou en pierre, etc. D’autres travaux nécessaires tels, l’embellissement de la végétation et l’amélioration de la signalisation routière firent également partie de cet immense projet de renaissance des cimetières allemands.

C’est officiellement au nom du gouvernement allemand que travaille la VDK de nos jours. Cependant, elle tire la majeure partie de son financement des dons de ses 1,3 millions de membres et opère avec un budget annuel de 6 millions d’Euros (données valides en 2005). Si l’unique quête publique annuelle n’apporte pas les recettes espérées, le gouvernement rembourse la somme manquante. Il est toujours difficile pour la VDK d’opérer, puisqu’elle n’a pas les ressources humaines et financières de ses équivalents britannique et américain. D’après les statistiques parues sur son site web, la VDK a le mandat de veiller à l’entretien de 836 cimetières de diverses dimensions répartis dans une centaine de pays où reposent des soldats allemands.

D’une époque à l’autre : les principes de mise en scène des cimetières

C’est à l’architecte Robert Tischler de Munich que l’on confia en juin 1926 le mandat de définir les règles qui régiraient le design et la construction des cimetières militaires. Ce qu’établit Tischler comme premier principe architectural, c’était d’éviter de construire des cimetières qui imiteraient (ou à tout le moins s’inspireraient) des principes esthétiques et symboliques de ceux des Alliés. La sobriété dans la conception était prioritaire, de même que cette volonté de fondre le cimetière dans le paysage local. La finalité bien évidente du cimetière était de faire ressortir l’élément « souvenir » dans une mise en scène lugubre qui rappellerait à la fois les aspects humbles et héroïques du sacrifice collectif des Allemands pour leur Patrie. Aux éléments théoriques s’ajoutaient d’embêtantes réalités, comme le fait d’opérer avec des budgets limités, ce qui forçait souvent Tischler à travailler avec de la main-d’œuvre bénévole allemande ou locale.

C’est ce qui fait en sorte que l’architecte de Munich devait faire reposer son œuvre sur des principes, et non obligatoirement sur des règles communes à l’ensemble des cimetières en devenir. Par exemple, les cimetières britanniques comportent tous la Croix du Sacrifice, peu importe leur taille, la localisation, etc. Avec ses budgets ridicules, Tischler put difficilement organiser les cimetières allemands sur un modèle uniforme et aussi strict que celui des Britanniques. Il fallut en conséquence insister sur les principes, quitte à les rehausser au statut de « règlements esthétiques » si l’avenir le permettait.

C’est dans cette optique que Tischler insista particulièrement sur le principe de fraternité dans la vie comme dans la mort. Peu importe que les sépultures soient en fonte ou en pierres, redressées ou couchées, catholiques ou juives, il convenait seulement de les disposer de manière ordonnée pour en faire ressortir l’élément dramatique (et héroïque) d’une armée toujours disposée à engager la bataille. Quant à la Grande Croix noire et les diverses stèles en forme de croix qui ornent bon nombre de ces cimetières, nous soulevons l’hypothèse qu’elles ne sont pas forcément un symbole de chrétienté, mais un point de ralliement, comme lorsque les soldats d’une certaine époque observaient le drapeau afin de connaître les ordres et d’avoir une idée de la direction générale de la bataille. De plus, cette même croix n’est pas impérativement au centre du cimetière, mais à des endroits épars selon les lieux.

D'une époque à l'autre.

On note également d’autres particularités primaires qui retiennent l’attention du visiteur sur ces lieux. L’une d’elles rappelle la rareté des pierres tombales classiques dans ces cimetières. Tischler préféra orner les sépultures individuelles d’une croix en fonte d’aluminium ou d’une plaque de pierre au ras le sol. Il lui était en autre interdit de faire graver sur une croix une inscription individuelle dictée par la famille du défunt. C’est ce qui rend l’atmosphère obligatoirement austère, d’autant plus qu’un autre principe de Tischler était de ne pas décorer les cimetières avec des fleurs. Le but était de ne pas cacher la réalité souvent tragique de la mort des soldats. Moins de décorations pour mieux mettre en scène la tragédie, telle fut la formule privilégiée par Tischler pour la période de l’entre-deux-guerres.

Par ailleurs, tous les problèmes d’ordre logistiques (budgets restreints, manque de main-d’œuvre, etc.) firent que le temps joua souvent contre Tischler dans l’aménagement des cimetières. Ces facteurs furent sans doute déterminants dans le choix fréquent de l’architecte pour l’aménagement de fosses communes, celles-ci étant intégrées à l’ensemble d’un paysage se voulant aussi sobre que possible.

Voilà en somme les quelques principes de base de l’œuvre de Tischler sur lesquels notre attention s’est arrêtée. Il reste finalement à voir la place que chacun occupe dans l’ensemble de la mise en scène de cette mémoire allemande de 1914-1918.

La forêt

Ce qui nous a frappés a priori, en visitant les cimetières allemands, ce ne sont pas les fameuses croix noires, mais de voir à quel point certains des lieux de sépultures se fondaient littéralement dans la forêt. Dans son ouvrage Le paysage et la mémoire, Simon Schama explique les origines du mythe de la forêt dans la construction d’une mythologie et d’une identité allemandes. Selon cet auteur, le premier signe de ce mythe apparaît dans l’œuvre Germania, écrite par Tacite vers 98. Sans entrer dans les détails, Tacite raconte sa version du cauchemar vécu par les légions romaines du général Varus aux prises avec les « hordes barbares » des forêts commandées par Arminius. Selon Schama, cette saga de la forêt décrite par Tacite inspira le professeur et poète patriote Celtis, qui, de son poste à l’Université d’Ingolstadt en 1492, consacra une partie de son œuvre à la réactualisation de ce mythe. Celtis était d’avis que le mythe de la forêt est à la base d’une première affirmation de l’identité germanique. Il voulait par ailleurs distinguer ce qu’il croyait être les vrais Allemands des autres tribus « barbares », tels les Scythes qu’il citait en exemple. En clair, Celtis voulait que les Allemands de son époque se réapproprient l’interprétation de leur propre histoire (et mythes) afin de l’écarter du monopole classique de la lecture latine faite par Tacite.

C’est dans ce contexte que Celtis et ses successeurs vont utiliser la forêt comme pierre angulaire à la construction d’une identité germanique. Malgré une déforestation réelle du territoire depuis l’époque de Tacite, plusieurs auteurs allemands, dont le géographe Johannes Raun, tout en rendant hommage à la grandeur des forêts anciennes, ont tenté de tuer l’autre mythe de la « démonisation » des peuples germaniques tel qu’évoqué par Tacite et d’autres auteurs latins.

Lorsque l’on établit les premières chaires d’études de foresterie en Allemagne dans les années 1870, l’on savait que la forêt n’était plus cet endroit de sauvagerie et de primitivisme. Elle correspondait davantage à une réalité de domestication, de cultures agricoles et d’intégration à l’espace urbain. Le propos de Schama consiste aussi à dire que les poètes allemands des XVIe-XVIIIe siècles se plaisaient à opposer la forêt germanique à la « maçonnerie latine ».

Bref, toute cette explication remet en contexte l’utilisation de l’élément forêt par Tischler et son équipe au lendemain de la guerre. L’interprétation qu’on en fait est secondaire, tant le but est d’intégrer la forêt aux cimetières afin d’en démontrer l’importance toujours actuelle pour les Allemands. Les cimetières d’Aprémont (Ardennes) et de Romagne-sous-Montfaucon (Meuse) sont typiques de cette intégration des sépultures au paysage forestier.

Cimetière d'Aprémont (Ardennes): 1,111 sépultures.
Cimetière de Romagne-sous-Montfaucon (Meuse): 1,412 sépultures.

Les croix de métal, de béton et de pierre

C’est lorsque la VDK put reprendre l’initiative de l’entretien des cimetières allemands en 1966 que l’on vit progressivement apparaître des croix en métal. Celles-ci remplaçaient les anciennes croix de bois pourries et laissées à elles-mêmes depuis la fin de la Grande Guerre. Comme c’est le cas pour le cimetière de Neuville-Saint-Vaast (Pas-de-Calais), qui est aussi le plus grand cimetière allemand de la Première Guerre mondiale en France, quatre soldats reposent en principe sous chacune de ces croix. Leurs noms figurent par groupes de deux, sur chaque côté de la croix. Le bras de celle-ci montre le nom et prénom du soldat, son grade, ainsi que la date de son décès. Bien que l’utilisation du noir illustre pertinemment le caractère lugubre donné à ce cimetière, le métal employé pour les croix explique avant tout un désir chez la VDK d’assurer une certaine durabilité étant donné que les budgets de remplacements des matériaux usés sont limités. Les Alliés avaient entre autres limité l’espace alloué aux cimetières allemands et, vu le nombre effarant de victimes dans ce secteur du front, on pensa que l’apposition de quatre noms par croix serait un moyen convenable de pallier à cette carence. Sans doute que le noir des croix est un contraste qui marque l’esprit du visiteur et, en ce sens, les membres de la VDK ont respecté la ligne de pensée qu’avait jadis tracée Tischler.

À l’instar des croix métalliques, celles en pierre ou en béton remplacèrent les désuètes croix de bois. Toujours par souci de durabilité et d’économie, un bon nombre de cimetières allemands du paysage franco-belge ont leurs sépultures faites de ces matériaux. Par exemple, le cimetière de Roye-Saint-Gille (Somme), où la pierre constitue le matériau principal. Cet exemple révèle une intéressante mise en scène de la mémoire de guerre. La tombe photographiée nous indique que deux corps reposent sous cette croix de pierre. Un officier, le sous-lieutenant Willy Land, et un militaire du rang, le réserviste Franz Kobiela, reposent au même lieu, mais furent tués à deux dates différentes. Cela est un facteur indicatif de la stabilité de cette ligne de front franco-belge où, de novembre 1914 à mars 1918, les positions ne bougèrent presque pas, laissant pour ainsi dire s’accumuler les morts. Un autre principe de Tischler figure sur cette sépulture, à savoir l’égalité des grades dans la mort, puisqu’un officier et un militaire du rang sont enterrés au même endroit.

Le troisième cas de figure relatif aux sépultures que nous présentons est celui des pupitres en pierres naturelles. L’exemple type se trouve au cimetière de Vladslo en Belgique. L’impressionnante concentration des sépultures dans ce cimetière n’est qu’amplifiée par le fait que des plaques (ou pupitres) sont placées à même le sol. Les noms des soldats sont inscrits sur chacune d’elle. Cela constitue bien entendu une solution économique et durable, car une faible quantité de pierre est employée par sépulture. Au plan symbolique, le visiteur est frappé par l’ordre et le caractère macabre déployés. Autant le phénomène de la mort est accentué par ces pierres toutes couchées, autant on est sous l’impression que des hommes encore vivants se jettent au sol afin d’éviter la mitraille.

Cimetière de Neuville-Saint-Vaast (Pas-de-Calais): 44,833 sépultures. On peut y lire l'inscription: Den Menschen, die guten Willens sind (Les personnes de bonne volonté).
Cimetière de Roye-Saint-Gilles (Somme): 6,545 sépultures.
Cimetière de Vladslo (Belgique): 25,644 sépultures.

Les fosses communes

À l’instar des affrontements en 1870-1871, nous pouvons dire que des raisons similaires à ce conflit ont amené les belligérants à construire un grand nombre de fosses communes, souvent intégrées aux cimetières militaires eux-mêmes. Pour les Allemands, cette situation s’observe davantage si l’on considère les accords passés avec la Belgique (1952) et la France (1966). Ces ententes ont imposé, d’une part, une concentration des sépultures allemandes et, d’autre part, un réaménagement des cimetières abandonnés, dont bon nombre furent reconvertis en fosses communes. Plus ou moins désirés par les Allemands, ces concours de circonstances offrent néanmoins un effet des plus suggestifs sur la boucherie de 1914-1918. Une certaine règle prédomine, telle l’apposition d’un écriteau disant simplement que des soldats allemands reposent en ce lieu. Des informations sur le nombre total de corps ensevelis et une mention quant à ceux n’ayant pu être identifiés y figurent également.

La taille des fosses communes varie grandement, toujours selon les circonstances du temps de la guerre, ou encore de celles dans lesquelles travailla la VDK par la suite. À titre d’exemple, on remarque que la fosse de Neufchâteau-Malonne (Belgique) contient 44 corps, alors que celle du cimetière de Pierrepont (Meurthe-et-Moselle) en contient plus de mille. Si dans la première se trouvent 44 corps non identifiés, la seconde nous présente au contraire des plaques sur lesquelles apparaît l’identité des défunts. Par ailleurs, les exemples des cimetières de Pierrepont et de Sapignies (Pas-de-Calais) illustrent adéquatement ce principe d’intégration des fosses communes dans les cimetières. Ils amènent en ce sens le visiteur à s’interroger davantage sur les circonstances qui provoquèrent cet état de fait. Après tout, tous sont des soldats allemands qui pour les uns reposent sous une sépulture standard, alors que d’autres corps identifiés furent jetés dans la fosse commune. C’est encore du côté des circonstances qu’il faut chercher. L’exemple de la fosse commune dans le cimetière de Walscheid (Moselle) nous enseigne que ces soldats furent tués dans les environs pendant les journées du 19 au 22 août 1914 et enfin rassemblés en ce lieu. Si cet indice montre au visiteur que le carnage fut bien réel et que beaucoup d’hommes meurent en peu de temps, il peut être aussi, pour l’historien qui enquête, une mine d’or d’informations qui permettent de mieux reconstituer la bataille.

Plaque à l'entrée du cimetière d'Aubérive (Marne).
Fosse commune de Neufchâteau-Malonne (Belgique): 44 corps non identifiés.
Fosse commune de Pierrepont (Meurthe-et-Moselle): 1,084 corps.
Fosse commune de Sapignies (Pas-de-Calais): 1,550 corps.
Fosse commune de Sarrebourg (Moselle): 83 corps.
Plaque identifiant certains corps dans la fosse commune de Walscheid (Moselle): 256 corps.

Les stèles

Nous avons précédemment fait allusion à divers symboles qui s’ajoutent à la mise en scène des cimetières, telles la Grande Croix noire ainsi que les stèles. Ces dernières furent érigées dans les cimetières d’une certaine envergure. Le choix d’une croix n’est, encore une fois, pas automatiquement associé à la chrétienté, même si l’écrasante majorité des soldats allemands étaient chrétiens. En fait, la stèle est un mémorial qui rend hommage à la camaraderie des hommes au front, en particulier dans la mort. Par exemple, la petite phrase évocatrice Ich hatte einen Kameraden, einen bessern findst du nicht (J’avais un camarade, le meilleur que tu puisses avoir) parle d’elle-même. Certains y voient un important élément de pacifisme, d’autres feront une lecture différente en l’associant à la camaraderie naturelle entre les soldats du front. Dans un cas comme dans l’autre, Tischler a jugé importante l’insertion d’une petite phrase à plusieurs sens comme celle-ci. Notons dans cet ordre d’idées que les cimetières militaires britanniques contiennent chacun une stèle sur laquelle on lit la phrase de Rudyard Kipling : Their Name Liveth For Evermore (Leurs noms vivront à jamais). La stèle rappelle au visiteur, en un point précis, qu’une lecture de cette mémoire est envisageable. Elle lui en fournit simplement la genèse.

Stèle dans le cimetière d'Achiet-le-Petit (Pas-de-Calais): 1,314 sépultures.
Ich hatte einen Kameraden, einen bessern findst du nicht (J’avais un camarade, le meilleur que tu puisses avoir)

Les sépultures juives

Une autre lecture suggestive de la mise en scène des cimetières allemands repose dans la distinction, sur le fond de bases religieuses, entre les modèles de sépultures chrétiennes et juives. D’après l’historien allemand Christian Zentner, environ 100,000 soldats juifs ont servi dans les armées du Kaiser, et parmi eux 12,000 sont morts au champ d’honneur. Chiffre éloquent qui se traduit sur le terrain par un contraste frappant, au plan esthétique, entre le choix d’une dalle de pierre pour la sépulture juive et celui d’une croix pour la sépulture chrétienne. Néanmoins, les rares tombes juives semblent parfaitement intégrées dans l’océan des sépultures chrétiennes. L’exemple du cimetière de Berru (Marne) est intéressant à cet égard puisqu’on n’a pas fait le choix d’isoler les tombes juives. Après tout, cette mise en scène témoigne que les soldats juifs, comme les soldats chrétiens, ont fait leur devoir pour la Patrie. L’idéal de sacrifice pour la collectivité passe, dans ce contexte particulier, devant celui de la religion et de la culture juives, quoique ces derniers ne sont pas totalement exclus. En plus des informations relatives au décès du combattant (nom, grade, etc.), figurent sur les pierres tombales deux phrases en hébreu. La plus courte dit qu’ici un homme repose, et la seconde : Puisse son âme se faire l’écho dans le cercle des vivants.

Les sépultures juives ne constituent donc pas des éléments discordants dans cet ensemble chrétien. Ils ne le sont pas plus qu’un cimetière où, par exemple, s’entrecroisent tombes normales et fosses communes. Pour y voir plus clair, il faut constamment avoir à l’esprit la mise en valeur des principes de base de Tischler tels la sobriété et le respect.

Cimetière de Beaucamps-Ligny (Nord): 2,628 sépultures.
Cimetière de Berru (Marne): 17,559 sépultures.

Les cimetières nationaux mixtes

Les cimetières nationaux mixtes font également partie de la réalité de la mise en scène de la mémoire de 1914-1918 dans le paysage franco-belge. Pourquoi ces cimetières contiennent-ils les sépultures de soldats de diverses nationalités, souvent ennemies? Encore une fois, ce sont les réalités du champ de bataille qui fournissent une première série d’hypothèses, bien avant toute analyse de la dimension symbolique de ces lieux. Comme c’est le cas pour le petit cimetière de Bertrix-Heide (Belgique), les morts français furent pris en charge par les Allemands, qui y inhumèrent aussi leurs soldats tués au cours de cet affrontement local, le 22 août 1914.

Le cimetière Le Sourd (Aisne) offre un autre exemple de lieu de mémoire mixte des plus intéressants. Il rappelle les affrontements dans la région de l’Oise dans les derniers jours d’août 1914. Les Allemands y ont également inhumé les cadavres de leurs adversaires français. Il est étonnant de constater dans ce cimetière que deux types de sobriétés s’affichent. Celle que l’on connaît aux cimetières allemands, et une autre par le drapeau français placé aux côtés de la Grande Croix allemande. C’est ici que les autorités allemandes et françaises travaillent conjointement afin de perpétuer conjointement le souvenir de combattants autrefois ennemis dans la vie, et devenus camarades dans la mort. S’ils étaient davantage connus, ces cimetières mixtes, voire ces mises en scène soudées de la mémoire, constitueraient d’excellents endroits d’éducation pour la jeunesse.

Cimetière mixte de Bertrix-Heide (Belgique): 254 sépultures allemandes et 264 sépultures françaises.
Cimetière mixte de Le Sourd (Aisne): 699 sépultures allemandes et 1,333 sépultures françaises.

Deuil et anonymat

Le deuil et l’anonymat sont des dimensions que nous avons peu explorées jusqu’à présent. Le temps accomplissant son œuvre implacable, de moins en moins de familles se rendent en pèlerinage sur les tombes de 1914-1918. Le caractère anonyme de la mort des soldats occupe alors une plus grande place dans la mise en scène de cette mémoire. L’exemple le plus connu d’une mise en scène du deuil se trouve au cimetière de Langemarck en Belgique. En 1956, le Pr. Emil Krieger aménagea quatre sculptures en une œuvre qu’il a intitulée Trauernde Soldaten (Soldats pleurant). Cet artiste s’était inspiré d’une photo bien connue où des soldats du Rheinische Reserve-Infanterieregiment Nr. 258 se recueillent devant la sépulture d’un frère d’armes récemment tué. Il s’agit du premier recueillement brut, celui de pleurer la mort au front, et ce, bien avant que la famille en soit avertie.

Pour ceux qui restent au pays, seul le calme de l’après-guerre offre la possibilité d’aller se recueillir avec un minimum d’intimité sur la tombe d’un parent proche. L’artiste Käthe Kollwitz a sculpté en 1932 sa propre histoire, mais aussi celle de tant d’autres parents. On la voit en compagnie de son mari, tous deux à genoux devant la tombe de leur fils Peter, tué le 23 octobre 1914 dans la région de Dixmude en Belgique. Situées dans le cimetière de Vladslo, ces sculptures représentent en quelque sorte le paroxysme de la mise en scène d’une mémoire de guerre pour une nation qui découvre l’ampleur du cataclysme qui a fauché deux millions d’hommes. Ces sculptures sont universelles, elles parlent au nom de tous les parents dévastés par la perte d’un enfant.

Cimetière de Langemarck (Belgique): 44,304 sépultures.
Cimetière de Vladslo (Belgique): 25,644 sépultures.

Conclusion

Pour diverses raisons, qui font à elles seules l’objet d’un autre débat, les cimetières militaires allemands de 1914-1918 ne semblent pas jouir du même degré de fréquentation que leurs homologues franco-britanniques. Sont-ils pour autant des espaces à la marge de la mémoire? Nous avons humblement tenté de démontrer par cet essai que la réponse est non. Ces cimetières nous fournissent aussi des réponses à la vague interrogation que les historiens de la mémoire aiment se poser : que nous reste-t-il de la Grande Guerre?

Autrement dit, comment s’est construit le discours mémoriel à la suite de ce conflit, comment a-t-on mis en scène ces fragments de la guerre de 1914-1918? Poser la question c’est en même temps y répondre. Lorsqu’ils nous parlent, les cimetières du paysage franco-belge nous proposent, aussi bien dans un tout (vaste étendue des croix, fosse commune, etc.) que par quelques éléments (tombe individuelle, monument, etc.), une série d’évocations qui nous autorisent à donner un sens à la tuerie, voire à la théâtraliser.

C’est ce qu’avait compris Robert Tischler lorsqu’il fit de la sobriété un élément capital de la remémoration du drame national, et ce, à travers un discours de pierres qu’il était chargé de mettre en scène. De nos jours, ce sont des étudiants et des conscrits de l’armée allemande qui veillent à l’entretien de ces cimetières et qui poursuivent, au fond, l’œuvre de Tischler. En somme, nous avons proposé une lecture des cimetières allemands, après les avoir parcourus et parlé avec ceux qui s’en occupent. Or, pour que ces lieux de mémoire vivent, ils ont besoin d’être visités, commentés et critiqués.

Bibliogrpahie
•CAPDEVILA, Luc et Danièle Voldman, Nos morts : les sociétés occidentales face aux tués de la guerre ((XIXe-XXe siècles), Paris, Payot, 2002. 282 p.
•BIRABEN, Anne. Les cimetières militaires en France. Architecture et paysage, Paris, L’Harmattan, coll. “Histoire et idées des Arts”, 2005. 215 p.
Langemarck (Belgique).

Les artistes d’avant-garde au combat : évolution et redéfinition de la pratique de l’art pendant la Grande Guerre (1914-1918)

Introduction

George Grosz, Pfosten der Gesellschaft, 1926.

Le présent article s’intéresse au monde des artistes européens dits d’« avant-garde » et à leurs œuvres à travers la Première Guerre mondiale. Il s’agit de voir et de comprendre comment cette guerre, premier conflit où la machine semblait dicter de nouvelles façons de combattre, a pu affecter les manières de penser et de pratiquer l’art selon le point de vue des avant-gardes (cubisme en France, expressionnisme en Allemagne et vorticisme en Grande-Bretagne). Ce n’est pas uniquement dans la guerre, mais aussi à travers la guerre que les artistes mériteraient d’être approchés. Les anticipations et les conséquences d’un conflit aux dimensions totales sont parties intégrantes d’une réflexion sur les manières et difficultés de représenter l’horreur. La recherche se fonde non seulement sur une compréhension des rapports entre style et technique, mais sur une échelle plus générale entre la conjoncture politico-militaire et les produits de la culture formelle de cette époque.

Bien avant la guerre, les artistes d’avant-garde étaient conscients de leur place dans le monde moderne. L’industrialisation et la technologie amenèrent un dynamisme qui accréditait l’idée que le monde ancien se mourait à petit feu. Mais qu’était-ce que la modernité selon les avant-gardes? En fait, la question est de savoir comment on peut comprendre le travail des avant-gardes de cette période dans une optique où le concept de l’esthétisme d’alors était associé à toutes ces idées de la société : machine, bruit, vitesse et dynamisme.

La guerre comme événement et expérience : le style « 14-18 »

Les recherches effectuées ne nous ont pas démontré clairement une éventuelle démarcation entre les avant-gardes d’avant 1914, celles dans la guerre et les mouvements d’après-guerre comme le surréalisme par exemple. Au niveau artistique, cette guerre est souvent approchée comme étant un chapitre, un bref épisode qu’il faut passer outre. Il serait intéressant de dire que la guerre de 1914-1918 offre un style artistique propre à l’instar du cubisme, de l’expressionnisme et du vorticisme. Évitant le concept d’école artistique, nous pensons qu’il existe un style d’avant-garde « 14-18 ». Par exemple, le Français Amédée Ozenfant, rédacteur de la revue L’Élan, écrivait en 1915 : « Ceux qui combattent, nos amis, nous racontent à quel point la guerre les a attachés à leur art; tout ce qu’ils souhaitent, c’est d’avoir quelques pages afin de l’exprimer. »

Un autre facteur pouvant introduire la guerre de 1914-1918 dans un courant artistique propre et inimitable est que les rapports avec l’abstraction sont complètement bouleversés. Avant le conflit, les artistes qui faisaient des recherches sur l’abstraction pouvaient saisir les sujets et les retravailler afin de les projeter sous un autre jour. Pendant le conflit, l’abstraction s’est révélée d’autant plus difficile à embrasser, car les artistes ne comprenaient pas toujours ce qui se passait. L’abstraction des batailles liée aux masses, à la mécanisation et à la « brutalisation » de l’homme fut quand même peinte dans une optique où les artistes progressaient vers l’inconnu. Par conséquent, les compositions autour du thème de la guerre peuvent difficilement, et en ce sens c’est quelque peu ironique, être comparées avec d’autres formes d’abstraction contenues chez ces mêmes avant-gardes d’avant et d’après-guerre. L’historien Modris Eksteins a aussi cité des auteurs d’époque, en l’occurrence Robert Graves, Wyn Griffith et Jacques-Émile Blanche, en traitant de leur intérêt pour la question de l’autonomie de l’art pour en conclure, « [tous trois] (…) associent les images et les sons de la guerre à l’art, non pas un art obéissant aux règles habituelles, mais un art dans lequel les lois de la composition seraient de provoquer, un art devenu événement et expérience ».

Les mots « événement » et « expérience » sont ici capitaux dans la définition d’un style distinct autour de la guerre. Les chocs et les traumatismes causés par l’exposition dans les tranchées n’ont pas encouragé les artistes survivants à former une sorte d’école reliée à l’expérience « 14-18 ». En fait, on essayait d’oublier et il était nécessaire de passer à autre chose comme la recherche de nouveaux styles ou le traitement des problèmes sociaux contemporains (inflation, chômage, etc.). Les avant-gardes naissaient et mouraient avec l’expérience. Elles ont pour la plupart rejeté cette expérience après y avoir goûté. Aussi traumatisante soit-elle, la guerre est aussi une affaire personnelle qu’on ne peut facilement partager comme des idées.

Comment approcher le sujet?

L’histoire de l’art et l’histoire militaire ne sont pas des domaines aussi paradoxaux qu’il puisse en paraître. Nous avons abordé le sujet des artistes d’avant-garde dans la guerre de 1914-1918 en nous posant la question suivante : pour quelles raisons ces artistes-soldats furent-ils amenés à redéfinir et repenser, malgré des questionnements déjà anticipés avant la guerre, la pratique de leur art dans la recherche de l’expression picturale de ce dernier au moment de la Grande Guerre? Nous avions d’abord mentionné les aspects de l’événement et de l’expérience afin d’expliquer ces remises en question de l’art des avant-gardes. Par contre, la guerre impose aussi un « système de réflexions » que n’auraient pas connu les avant-gardes dans l’évolution de leur art si le conflit n’avait pas eu lieu.

Nous pensons que c’est dans un contexte où des nouvelles réalités et réactions humaines, suscitées par la brutale mécanisation de la guerre, venant s’intégrer aux fondements (philosophie, méthodes, sujets, etc.) de la peinture d’avant-garde que les artistes convertis à ces mouvements durent, au moment de la Grande Guerre, repenser et redéfinir leur art dans la recherche de l’expression picturale de la bataille. Plus précisément, l’idée d’une prétendue « impossibilité de peindre la guerre » hantait l’esprit des peintres. Elle édifiait en ce sens le postulat de la première guerre de l’ère de la modernité tendant à échapper de manière picturale aux avant-gardes. Ne pouvant comprendre pourquoi, il s’avérait ardu de peindre une sorte d’« inexprimable » liée à l’horreur des batailles modernes, les artistes ont, pendant et après la conception des œuvres, amorcé une réflexion que nous nommons « combat intérieur » afin de savoir s’il était possible de peindre la réalité mouvante et souffrante des batailles.

Une fois les œuvres de guerre peintes, il y eut des réactions de la part des critiques et des artistes eux-mêmes qui se questionnèrent sur les possibilités de « représenter adéquatement » les horreurs du front de même que sur la valeur symboliquement guerrière des toiles engendrées. Cet état d’esprit pourrait prendre le nom de « critique de la réception de l’art ». Enfin, les critiques d’art, le public et quelques peintres en vinrent à la conclusion que la peinture des avant-gardes traitait de la souffrance et de l’horreur, mais sans nécessairement être faite de façon toujours naturaliste et palpable. Peut-on en conclure alors de la force de cette expression picturale d’avant-garde?

Les artistes et les réalités du front

Pour peindre l’horreur, les avant-gardes devaient faire comprendre au public que la guerre n’était pas uniquement un concept, c’était aussi une réalité qui concentrait dans un espace restreint des spectateurs spécialement choisis pour s’entre-tuer. Autrement dit, le célèbre adage entre l’arrière et le front, avec tous ses clivages dans les mentalités, existait aussi chez les artistes. Le front était d’abord un objet palpable. Il était physique et pouvait susciter l’intérêt sur une toile. Plus encore, il était un sujet de production. Le front se découpait en plusieurs thèmes qui représentaient des similarités, mais ayant chacun une histoire spécifique. Ces aspects d’objet et de sujet au front firent de celui-ci une sorte d’atelier de production. En effet, la tranchée devint un cabinet de travail possédant ses caractéristiques propres.

Cette perspective était relativement nouvelle pour l’époque, car elle entretenait l’idée que l’exécution des toiles se faisait à la « source », au contact de l’horreur. La peinture de guerre évoluait de l’aspect « bataille » (exécution en atelier d’après mémoire) vers l’aspect « horreur » qui se trouvait davantage collé à la réalité puisque la figuration de l’instant présent obtint la préférence chez les artistes. Cependant, il faut se garder d’apporter des généralisations excessives étant donné que les artistes ne travaillaient pas tous de la même manière et peignirent souvent d’après mémoire. Ce qui nous a amené à établir ce principe de visualisation en deux temps de l’exécution des toiles (de la bataille à l’horreur), c’est que la Grande Guerre a posé pour la première fois un climat propice à une redéfinition de la peinture et de sa tâche informelle de représenter la réalité.

Selon Richard Cork, la réalité du front pour les artistes était la suivante : « Au fur et à mesure que la guerre avalait de plus en plus de jeunes hommes qui s’étaient témérairement enrôlés, même les plus optimistes parmi les artistes ne pouvaient plus ignorer la réalité de la mort dans leur travail. » L’idée que la mort pouvait affecter le travail des peintres, voire en devenir l’élément central dans l’exécution, n’allait pas de soi au départ. Bon nombre d’artistes partirent à la guerre avec l’idée que celle-ci serait courte et même enrichissante pour leur art. Certains artistes perçurent les premiers signes d’horreur de la bataille non pas d’une manière positive, mais surtout étonnée. Prenons par exemple le témoignage du peintre cubiste Raymond Duchamp-Villon : « J’ai été capable d’examiner et de suivre toutes les facettes de la guerre; une merveille d’un génie incroyable. Parce qu’il faut l’avouer, la grandeur du front est impressionnante et fournit à l’esprit une nouvelle compréhension des choses. » Il faut retenir de cette citation l’idée que le front était d’abord quantitatif dans les moyens matériaux immédiats qui s’y déployaient. Avant de parler de l’horreur et des difficultés de production reliées aux dures conditions climatiques, les avant-gardes voyaient d’abord la guerre sous ses formes métriques et matérielles.

Une guerre invisible, mais tragique

« Cette guerre est la guerre de l’invisibilité (…). Elle enlève systématiquement à l’artiste toutes les raisons d’intervenir (…) », ainsi s’exprimait le critique d’art Camille Mauclair dans la revue L’Art et les Artistes en 1918. Il poussait à l’extrême le principe selon lequel le sujet et l’objet dans la bataille n’existaient pas. L’entreprise du camouflage était en partie responsable de ce constat de la part du critique. Indirectement, c’était la modernité des batailles qui était responsable de cette invisibilité de la guerre. Toujours selon le critique, les artistes perçurent quelque chose de la guerre comme des sentiments, des images et des odeurs, mais qu’en retinrent-ils qui pût être communicable?

En tant que « laboratoire », le front de la guerre invisible, enterrée, obligea en quelque sorte l’artiste à exercer un repli sur lui-même. Qu’il fût conscient ou non, ce repli opéra chez l’artiste une évolution, une redéfinition ainsi qu’une réévaluation de sa peinture en tant que processus intellectuel amenant concrètement un produit sur la toile. Par ailleurs, nous pensons que l’idée de « tragédie » semblait être une composante importante dans la perception de cette guerre. Au sens premier, le mot tragédie ne relevait pas tous les sentiments et émotions suscités par la guerre, mais simplement un état, une prise de conscience nouvelle de la réalité au jour le jour. Il faudrait parler de « tragédies » au pluriel afin d’inclure toutes les gammes de perceptions qu’ont pu avoir les artistes de la catastrophe entre 1914 et 1918.

La place de l’homme dans la bataille

L’importance accordée au thème de l’horreur sous-entend un autre thème qui n’a pas encore réussi à faire sa marque : à savoir celui de la place de l’homme au cœur de cette guerre. Les soldats sont souvent visibles sur les toiles, mais c’est surtout l’horreur et la machine qui dominent les compositions tout en dictant à l’homme sa place. En d’autres termes, il y a peu de marge de manœuvre pour les troupes. En principe, celles-ci devraient être des sujets, mais elles occupent le plus souvent le rôle d’éléments dans le décor, voire d’objets. Le cubiste Fernand Léger est on ne peut plus éloquent à ce sujet : « C’est linéaire et sec comme un problème de géométrie. Tant d’obus en tant de temps sur une telle surface, tant d’hommes par mètre et à l’heure fixe en ordre. Tout cela se déclenche mécaniquement. C’est l’abstraction pure, plus pure que la Peinture Cubiste soi-même. »

L’importance qu’occupait le canon, cette machine de mort, dans les témoignages fit naître chez les artistes cette idée qu’il était désormais impossible de dissocier le désespoir et la folie de la compréhension du carnage en cours. En fait, on se rend compte que cette guerre n’était pas mécanisée, mais qu’elle subissait un processus de mécanisation. Au fond de lui-même, l’artiste cherchait à fuir cette idée de mécanisation du combat, car il gardait espoir que l’homme pût reprendre sa place. Peut-on alors parler de véritable synthèse entre l’homme et la machine si le premier est la cause de l’existence du second? Pourquoi les artistes témoignent-ils de l’absence d’humanité dans une guerre faite par des machines? L’homme est en fait la victime de sa folie créatrice et devient par conséquent le sauf-conduit permettant l’incompréhension de la réalité. Les artistes étaient donc les parfaits boucs émissaires de ces difficultés de peindre la guerre, car ils ne la comprenaient pas comme ils l’auraient voulu et, en somme, la représentation leur échappait.

En d’autres termes, la guerre ramenait un supposé « Je » conscient de l’homme vers un « Ça » inconscient, mais acquis avec la douloureuse expérience des combats. L’impuissance des artistes à écrire et à peindre les combats n’aurait-elle pas résidé dans cette transformation des sens, liée et acquise avec l’expérience de la bataille? L’artiste devait entretenir un dialogue informel avec le spectateur. Voulait-il faire comprendre au spectateur ce qu’il avait vu ou ce qu’il avait ressenti des combats? Le problème aurait peut-être été dans cette difficulté de combiner les deux approches. D’un côté, il aurait eu l’impression de faire de la peinture de bataille classique à la Édouard Detaille. De l’autre, l’artiste aurait peint sa guerre, ses tentatives d’exprimer son traumatisme sans nécessairement se soucier de faire passer un message convaincant.

Finalement, toute cette réflexion ouvrait et fermait à la fois la boucle d’un cercle vicieux que l’expressionniste allemand Max Beckmann nommait la « désolation éternelle ». C’est dire que l’on ne peut pas transcrire dans des mots ou des images particulières des émotions qui le sont tout autant face au combat. La désolation éternelle consiste par ailleurs en un certain laisser-aller dans les efforts entrepris afin de décrire ce qu’on a vu. Le peintre d’avant-garde britannique Percy W. Lewis laissait transparaître ce laisser-aller de la description dans son témoignage : « (…). Il n’y a pas de réelle raison, ni de place, à faire l’éloge des soldats, sauf par la voie d’un hymne abstrait. »

Les fondements des mouvements d’avant-garde dans la guerre : le désir de continuité

Comme nous l’avons mentionné, les artistes au front ont réfléchi sur le déroulement et les effets de cette guerre. Cela ne les a pas empêchés de se questionner sur des sujets beaucoup plus familiers reliés à leurs pratiques artistiques. La guerre de 1914-1918 n’a pas découragé les artistes à philosopher sur leur art. Bien au contraire, le front révélait sous un autre jour toute cette notion d’approche de l’expérimentation picturale par rapport à une réalité donnée.

En fait, ce front nous est montré à travers des toiles qui semblent respecter les fondements de base de l’avant-garde d’avant la guerre. Il est question de ces recherches poussant une logique jusqu’au bout, ces désirs de toujours aller plus loin en continuité et en même temps en discontinuité avec le progrès technique. Autrement dit, l’intérêt porté à la modernité ne semble pas s’être atténué dans les tranchées. La diffusion des mouvements tels le cubisme, l’expressionnisme et le vorticisme a contribué avant la guerre à cette « internationalisation du débat esthétique » dont parle l’historien Philippe Dagen. Il y avait déjà un vaste réseau d’échanges d’idées qui du jour au lendemain s’est disloqué pour se retrouver au front avec ce même souci d’expérimentation. Comme le souligne Modris Eksteins : « La guerre jouait ainsi le rôle d’instigatrice du renouveau révolutionnaire pour lequel l’avant-garde s’était battue. »

Eksteins fait référence à ce nouveau contexte imposé par la guerre et l’influence de celui-ci sur les manières de peindre. Cette idée vient quelque peu en contradiction avec celle de Christian Derouet qui soutient que la guerre avait cassé net le développement des milieux d’avant-garde. Nous pensons que les avant-gardes ont eu à faire face à une adaptation des pratiques artistiques d’avant-guerre devant la réalité du combat. Il ne semble pas être question de cassure ou de dislocation dans les manières de peindre par rapport aux acquis d’autrefois, ni d’une rupture formelle des correspondances entre les artistes.

Les réactions

Ce que nous appelons la « critique de la réception » des toiles peintes à travers le thème de la Grande Guerre se divise en deux catégories : les toiles jugées par leurs auteurs et ensuite par les critiques. Avant d’être soumises aux critiques, les toiles le furent devant leurs auteurs eux-mêmes. Nous avons évoqué tout au long de cet article les difficultés rencontrées par les artistes afin de peindre la guerre. Or, nous pouvons penser que le produit final n’a pas toujours satisfait son auteur. Certains artistes ont exprimé clairement leur insatisfaction face à leurs toiles alors que d’autres ont émis un avis contraire.

Le problème de satisfaction ou d’insatisfaction face aux toiles n’était pas seulement imputable à la présence des artistes au front. Il pouvait l’être en rapport avec toutes les injonctions imposées aux avant-gardes par les pouvoirs politiques, injonctions qui forçaient d’une certaine manière les artistes à s’engager en faveur de l’effort de guerre. En d’autres termes, cette problématique s’inscrivait dans un contexte plus général, à savoir la dualité idéologique entre le front et l’arrière. Les avant-gardes ont jugé leurs toiles en suivant certaines injonctions politiques. Celles-ci furent souvent émises par des autorités loin des combats et soucieuses de préserver le moral de la nation éprouvée. Bien souvent, les artistes ont été critiqués sévèrement parce qu’ils ne respectaient pas à la lettre toutes ces injonctions.

Par ailleurs, le public avait besoin d’être rassuré en temps de crise. Il ne cherchait pas obligatoirement à comprendre ni à analyser ce qui se passait et l’évolution de la situation l’intéressait dans la mesure où les faits, même teintés d’éventuels mensonges et de propagande, étaient clairement expliqués. Chaque individu sait que la guerre apporte son lot de deuils et de malheurs. Collectivement, il est bon de se donner une image de confiance et cela passe notamment par des moyens d’expression traditionnels. Cela pourrait en partie expliquer pourquoi les avant-gardes ont généralement travaillé chacun pour eux sans nécessairement penser à l’impact que pouvaient avoir leurs toiles sur l’ensemble de la collectivité. Le public ne se contentait pas que d’un exemple unique, car il avait besoin de se rattacher à des normes. C’est Jean Starobinski qui s’exprimait ainsi : « (…) la figure du destinataire et de la réception de l’œuvre est, pour une grande part, inscrite dans l’œuvre elle-même, dans son rapport avec les œuvres antécédentes qui ont été retenues au titre d’exemples et de normes. »

« Cette façon sévère de juger les artistes n’était d’ailleurs pas personnelle à notre capitaine et tous ceux qui ont eu l’avantage de faire campagne en qualité de soldat de 2e classe ont pu observer que, dans l’armée, les artistes n’étaient généralement pas tenus en grande estime… », Roland Dorgelès dans le "Cabaret de la belle femme" (1928).

Cette dernière phrase ne cache pas certaines craintes voulant que la réception de l’œuvre s’inscrive dans une optique où les gens sont généralement familiers avec les conventions et qu’un vent nouveau puisse donner parfois une presse négative à tout artiste qui produit quelque chose de choquant. Dans la guerre, le phénomène se trouve amplifié, car la société, à qui l’on demande de se serrer les coudes le temps que la crise dure, est plus sensible à toutes les remises en question sur l’impression des horreurs et douleurs de la guerre, associées à long terme à l’élément de défaitisme. Il règne cette méfiance envers les artistes, notamment ceux de l’avant-garde. On ne sent pas qu’eux aussi puissent prendre part au combat mené par leur nation contre l’ennemi. Dans un commentaire sur Fernand Léger, Christian Derouet mentionne ce phénomène d’isolement des artistes parmi la troupe. Pour ce faire, il cite l’écrivain et ancien combattant français Roland Dorgelès qui s’y était intéressé dans un extrait de son roman Le Cabaret de la belle femme en 1928 : « Cette façon sévère de juger les artistes n’était d’ailleurs pas personnelle à notre capitaine et tous ceux qui ont eu l’avantage de faire campagne en qualité de soldat de 2e classe ont pu observer que, dans l’armée, les artistes n’étaient généralement pas tenus en grande estime… »

Conclusion

Bien qu’ayant brossé un tableau fidèle de nos démarches méthodologiques dans l’identification des problèmes reliés à l’art des avant-gardes en 1914-1918, nous avons volontairement omis d’y inclure des analyses de tableaux. Nous laissons au lecteur le soin de se forger ses propres interprétations à partir de cette sorte de « Petit guide d’orientation en histoire de l’art de la guerre de 1914-1918 ». Il relie à la fois les considérations historiques, politico-militaires et esthétiques dans l’étude de la production artistique d’avant-garde de ce conflit. Enfin, nous présentons au lecteur une série de compositions faites par des artistes que nous jugeons représentatifs des mouvances d’avant-garde de cette guerre. Artistes qui, à l’instar de l’ensemble des soldats du front, ont traduit du mieux qu’ils le purent leurs traumatismes des tranchées.

Ernst Ludwig Kirchner, Artillerie Männer in der Dusche, 1915.
Paul Nash, Void, 1918.
Otto Dix, Selbstbildnis als Soldat, 1914.
Fernand Léger, Soldat à la pipe, 1916.

La Première Guerre mondiale: essai sur l’état de la recherche

Introduction

La Grande Guerre de 1914-1918 n’est pas uniquement « grande » pour la terminologie de l’époque. Elle l’est également, peut-être trop, pour les historiens qui tentent humblement d’en saisir tous ses aspects. Son caractère d’immensité en fait une période de l’histoire difficile à achever par la force de l’écriture. On a commencé à s’y intéresser historiquement au moment même où la tuerie se poursuivait dans les tranchées, sur mer et dans les airs. Faire le bilan d’un conflit dont l’historiographie globale comprend plus de 50,000 titres seulement pour les monographies s’avère un défi plutôt irréaliste. Ce qui est plus concevable dans le cadre de cet article, c’est de dégager les principales thématiques d’étude reliées au conflit afin de mieux en saisir l’évolution.

Il est donc clair dès le départ que le présent essai a ses limites. La première d’entre elles fut établie par nous, dans la mesure où nous avons restreint l’analyse aux publications depuis le dernier quart de siècle. Cela est mieux ainsi, étant donné qu’il y eut au cours des derniers 25 ans un accroissement phénoménal du nombre de thématiques et d’historiens intéressés par ce conflit. Néanmoins, le lecteur nous pardonnera quelques accrocs, car des ouvrages plus « anciens » font toujours autorité, comme quoi il est certainement d’actualité de ne pas perdre de vue ces historiens qui ont su anticiper, qui avaient une vision avant-gardiste de ce que serait la recherche dans un futur rapproché.

Nous nous sommes par ailleurs imposé une seconde limite, celle de mettre de côté les articles spécialisés. Nous privilégions pour cet article les études détaillées qui ont marqué tel ou tel aspect de la recherche sur 1914-1918 depuis 25 ans. Cela n’empêche pas de penser que de nombreux articles ont apporté des contributions essentielles à la recherche. De plus, et sauf quelques exceptions, les études et courants historiographiques envisagés dans ce texte concernent les principaux belligérants de la guerre (France, Empire britannique, Allemagne et États-Unis) sauf la Russie. Nous avons écarté ce dernier pays pour des raisons évidentes de manque de sources, de difficultés d’accès à celles-ci et de notre méconnaissance de la langue russe.

L’esprit initial dans lequel nous avons abordé cet essai a certes déterminé ces choix. Le lecteur sentira au cours des prochaines lignes une approche tout simplement historienne, qui tient compte du contexte dans lequel les chercheurs ont été amenés à produire leurs travaux. Par exemple, on doit garder en tête l’influence des autres événements majeurs du siècle sur la recherche pour 1914-1918, le changement des valeurs dans les sociétés, l’internationalisation des débats sous l’égide de meilleures communications, de centres de recherches, etc.

Afin de mieux resituer l’évolution récente de la recherche dans un contexte plus large, nous évoquerons brièvement pour chacune des thématiques traitées des ouvrages ou approches considérés comme majeurs avant 1980. On pourra ainsi mieux saisir quelles étaient les préoccupations des chercheurs d’autrefois. De plus, on pourra avoir une certaine idée de ce qu’a été la recherche à une époque où les archives étaient fermées (jusqu’aux années 1960), où la philosophie de l’histoire était différente et où des institutions entièrement dédiées à la guerre de 1914-1918 n’existaient pas.

C’est donc par la voie d’une méthodologie thématique que nous approchons la question de l’évolution des études historiques de la Grande Guerre depuis 25 ans. Nous centrerons l’objet principalement sur les années de guerre, de même que sur les mois qui ont marqué les négociations pour la paix de Versailles.

Une première tentative : des configurations d’ordre chronologique

Les historiens de la Grande Guerre s’entendent généralement sur le principe de découper chronologiquement l’historiographie de leur objet d’étude en trois périodes ou trois « configurations[1] ». Une première configuration en est une d’ordre militaire et diplomatique qui s’inscrit dans une périodisation allant des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950. C’est l’époque des mémoires des généraux (Joffre, Foch, l’ex-Kronprinz impérial et Ludendorff, 1928) et hommes politiques importants (Lloyd George, 1933), de même que des thèses sur les responsabilités de la guerre (Droz, 1997). Militaires, politiciens et gouvernements, tous tentent de légitimer « scientifiquement » leurs actes par la publication de documents officiels. Certains cherchent à faire porter, lorsque nécessaire selon eux, le blâme des erreurs commises sur les rivaux du temps de la guerre[2].

Mutilé à la suite de la bataille du Chemin des Dames (1917), l'historien français Pierre Renouvin devint une sommité dans le champ de la recherche sur la guerre de 1914-1918.

Mais la première véritable thèse publiée par celui qui était alors considéré comme le premier spécialiste de réputation internationale de l’histoire de la guerre mondiale fut La crise européenne et la Grande Guerre (1914-1918) (1934) par Pierre Renouvin. Bien que l’ouvrage ne comporte que très peu de traitements des aspects sociaux et économiques de la guerre, il reflète néanmoins une des premières tentatives d’écriture d’une histoire globale du conflit par un auteur qui est lui-même un vétéran. Ayant mis l’accent sur les aspects politiques et militaires, Renouvin ne s’écarte pas de la manière traditionnelle d’écrire l’histoire dans les années 1930, tout comme son homologue Liddell Hart (1930). Ils n’ont répondu qu’aux préoccupations propres à leur métier à l’époque. La situation est similaire en ce qui concerne la Revue d’histoire de la guerre mondiale dont le premier numéro paraît en 1923. Contenant des articles de fond, la revue s’attarde à l’analyse des phénomènes politico-militaires. Ses comptes-rendus de lecture ont ignoré les rares, mais importants ouvrages alors publiés qui abordaient les questions sociales et économiques (Oualid et Picquenard, 1928 ; Huber, 1931). C’est une époque où l’histoire vue par le haut est de mise, où le général passe devant le troupier, hormis l’étude de Norton Cru (1929) consacrée à la critique de témoignages de guerre d’anciens combattants. Par ailleurs, l’écriture « scientifique » d’ouvrages d’histoire de la guerre mondiale s’inscrit dans un contexte où peu d’historiens sont issus des milieux universitaires, ceux-ci étant restreints en terme d’effectifs.

La seconde configuration marque les recherches publiées dans les années 1960 et 1970. On commence à s’interroger sur l’histoire « par en bas », sur une histoire plus axée sur les soldats, sur l’« Arrière » et vers les structures sociales et économiques de la société. Bien que démoli par la critique universitaire, car il fut écrit par trois historiens amateurs, l’ouvrage pionnier de ce courant intitulé Vie et mort des Français 1914-1918 (Ducasse, Meyer et Perreux, 1959) ouvre en quelque sorte la voie à une nouvelle histoire de la Grande Guerre. Le succès phénoménal de l’ouvrage auprès du grand public amène progressivement un accroissement de l’intérêt des historiens professionnels pour la guerre de 1914-1918. Le recul du temps, le vieillissement des combattants, le développement des médias, l’intérêt de la nation pour d’autres guerres la concernant (ex : l’Algérie pour la France), la hausse des effectifs universitaires et le cinquantenaire du début du conflit, tous ces facteurs contribuent forcément à mieux faire connaître la guerre de 1914, à l’inscrire dans un nouveau discours intéressé au social, à l’économique. Une vision populaire, peut-être plus « démocratique », de la guerre s’installe à travers des histoires illustrées dont les images sont accompagnées de légendes, certaines d’elles étant par moments décapantes (Taylor, 1964).

C’est donc une époque qui inspire les chercheurs à explorer de nouvelles thématiques telles l’opinion publique (J.-J. Becker, 1977), l’organisation économique des États en guerre (Feldman, 1966 ; Feldman et Hombourg, 1977) et les anciens combattants comme groupe social (Prost, 1977). Cet engouement pour le social et l’économique ne signifie pas pour autant que la traditionnelle histoire politico-militaire ait cédé du terrain. Au contraire, la diplomatie est toujours à la mode, mais elle est désormais orientée vers la politique intérieure. Les chercheurs se sont penchés sur la justification des buts de guerre de l’État, justification souvent nécessaire devant la montée des protestations publiques à partir de 1917 face à une diplomatie au demeurant trop secrète. La question a brutalement été amorcée en Allemagne à une époque (années 1960) où les historiens débattaient sur le nazisme comme « accident » de l’histoire, ou comme rangé dans une tradition plus ancienne de l’histoire allemande. Avec son Griff nach der Weltmacht, Fritz Fischer (1961) met le clou dans la tombe du vieux débat des années 1920 et 1930 sur les responsabilités allemandes. Il soutient que l’Allemagne a délibérément provoqué la guerre afin d’assurer sa domination sur le continent européen via la constitution d’une Mitteleuropa. La thèse de Fischer a provoqué une intense polémique parmi les historiens universitaires du pays. Bon nombre s’efforçaient d’infirmer la responsabilité allemande de la guerre de 1914 dans le contexte d’une Allemagne en mal avec son passé, surtout récent, et qui faisait face à la construction du Mur de Berlin. Les historiens français sont restés à l’écart du débat allemand, les Anglais s’y sont quelque peu intéressés (Prost et Winter, 2004 : 40). Ce faisant, Fischer a tout de même ouvert de nouvelles possibilités à l’histoire diplomatique.

C’est ce que les historiens britanniques ont par ailleurs continué de faire. L’histoire diplomatique standard se porte bien et l’élément de politique purement étrangère est toujours d’actualité. Les chercheurs attachés à la London School of Economics ont exploité le champ relativement nouveau alors de l’histoire des mentalités appliquée à l’histoire diplomatique. Ils ont tenté de comprendre, par exemple, pourquoi les politiciens britanniques de 1914 n’ont pu faire face à la Crise de Juillet. L’une des problématiques consistait à comprendre pourquoi, avec leur bagage intellectuel et culturel du XIXe siècle, les décideurs politiques britanniques n’ont pu se mesurer efficacement aux réalités de 1914 (Joll, 1968). Notons enfin que l’histoire militaire délaisse le volet purement « bataille » pour se tourner vers le domaine du social, comme en fait foi l’étude de Guy Pedroncini (1967) sur les mutineries dans l’armée française en 1917. L’accès aux archives militaires récemment ouvertes a permis à l’auteur de faire la lumière et de corriger certains mythes entourant la répression par les autorités de ces fameuses mutineries.

La troisième et dernière configuration émerge progressivement à partir des années 1980 et continue d’alimenter les débats et recherches sur l’histoire de la guerre de 1914-1918. Si la cassure semblait évidente entre la première et la seconde configuration, notamment à cause du trou créé par la guerre de 1939-1945 et d’une évolution radicale des champs de la recherche dans les années 1960, la troisième période est davantage en continuité et en fusion avec la seconde. Deux aspects structurent l’évolution de ce troisième et actuel courant. D’abord, les chercheurs, comme nous le verrons plus loin, s’intéressent à l’histoire culturelle, ou plus précisément à ce que les historiens français qualifient de « cultures de guerre » (J.-J. Becker et Audoin-Rouzeau, 1990). Ensuite, dans un esprit d’interdisciplinarité, l’étude de la Grande Guerre implique d’autres disciplines comme la sociologie, l’anthropologie et même l’archéologie. L’intérêt pour les modèles de structures sociales et économiques qui caractérisent la seconde configuration ne disparaît pas du champ de la recherche. En revanche, le paradigme marxiste, qui intéressait déjà peu les chercheurs sur le sujet dans les années 1960 et 1970, finit par être ignoré, appelé à disparaître. La chute du communisme en 1989 n’est probablement pas étrangère à tout cela.

Longtemps du domaine du champ historique, la guerre de 1914-1918 fut investie par d'autres disciplines telles l'ethnologie, l'archéologie, l'anthropologie, etc.

N’ayant pas véritablement connu l’influence marxiste, l’historiographie anglo-saxonne a pu concentrer plus tôt ses énergies à l’étude de la Grande Guerre sous un angle culturel (Fussell, 1975). Certaines méthodes empruntées à l’anthropologie ont inspiré les travaux d’historiens soucieux de cerner le « vrai visage » du combat, ce que cela implique au niveau des efforts physiques, mentaux, des habiletés et difficultés techniques, etc[3]. (Keegan, 1976). Ces historiens de la culture en guerre, a contrario du paradigme marxiste, ne cherchent plus nécessairement à comprendre une société ou un événement dans un ensemble structurel. Plus près de ce que les Allemands appellent l’Alltagsgeschichte, ils vouent leurs efforts à l’étude de cas particuliers, au quotidien, à cette histoire « par le bas ». L’idée n’est plus d’analyser un fait qui assure la représentativité d’un phénomène, mais plutôt d’en faire ressortir tout son caractère subjectif. Nul ne s’étonne alors de l’émergence de la question « mémoire/identité » dans le champ de la recherche sur 1914-1918. Par exemple, tout l’aspect « devoir de mémoire » constitue encore pour les chercheurs un terrain fertile, voire un véritable « Klondike », car l’objet s’étudie aussi bien par le haut (commémoration officielle) que par le bas (commémoration individuelle ou communale). Les historiens analysent les interrogations suscitées par l’envahissement de la pratique du devoir de mémoire dans nos sociétés, au sens littéraire (publications de livres, recherches en chaires d’études sur la mémoire, etc.) comme dans la perspective matérielle (visite des cimetières, des monuments aux morts et des circuits touristiques tels Verdun ou la crête de Vimy).

Nous pensons par ailleurs que l’éclosion de cette histoire culturelle à partir des années 1980 s’est formalisée en paradigme une dizaine d’années plus tard. Il suffit d’évoquer la contribution de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, qui a donné à l’histoire culturelle l’impulsion décisive dont elle avait apparemment besoin. C’est à tout le moins une idée bien ancrée chez les historiens français du conflit, dans une optique où le statut européen de ce centre de recherche permet concrètement la diffusion de cette histoire culturelle, de ces « cultures de guerre ». Ce dernier concept est en fait l’appellation officielle de ce nouveau paradigme.

En s’intéressant à des sujets aussi intéressants que variés tels la médecine, l’art, la littérature et la sexualité, les historiens de l’« École de Péronne » espèrent, dans une optique de comparaison avec nos sociétés d’aujourd’hui, parvenir à répondre à une question que Jean-Baptiste Duroselle posait en 1994 dans son livre La Grande Guerre des Français : l’incompréhensible : comment ont-ils fait pour tenir? Les publications qui ressortent de cette interrogation se veulent des tentatives de réponses à la question de Duroselle. Elles sont des alternatives d’explications palliant aux supposées lacunes ou incapacités de l’histoire politico-militaire à élucider le pourquoi de l’endurance des civils et des soldats pendant cette guerre. Considérant donc que les histoires « bataille », diplomatique et même sociale ne peuvent fournir adéquatement les réponses, ces chercheurs se tournent vers l’histoire culturelle qui fait de la Grande Guerre l’événement fondateur du siècle des hécatombes. Ils jugent pertinent de ce point de vue de comparer les horreurs de 1914-1918 avec le génocide juif ou les camps de concentration soviétiques. Comparer pour mieux comprendre, telle est la philosophie de l’École de Péronne.

Voilà pourquoi, comme nous l’avons évoqué, cette histoire culturelle n’hésite pas à emprunter aux autres disciplines telles la littérature (Hynes, 1990; Trévisan, 2001) ou l’ethnologie (Pourcher, 1994). C’est une histoire qui s’intéresse fortement à toute la question des représentations, par exemple à celle de la perception des atrocités allemandes commises en Belgique en 1914. Dans le livre conjointement écrit par John Horne et Alan Kramer intitulé German Atrocities, 1914 : A History of Denial (2001), le lecteur voit une confirmation de la part active d’une partie du haut commandement allemand dans ces crimes. Il y décèle également la part implicite, mythique et symbolique jouée par la mémoire des francs-tireurs de 1870. Ceux-ci « canardaient » les envahisseurs en y semant une véritable « psychose du résistant embusqué ». L’image de cette peur était présente à divers degrés dans l’esprit des soldats allemands qui marchaient sur la Belgique et la France en 1914.

Parmi les autres mythes qui s’insèrent à l’histoire culturelle de la guerre sont ceux relatifs à la vie dans les tranchées. Il est faux de prétendre que les soldats se battaient constamment. Au contraire, les périodes d’intenses combats constituaient l’exception plutôt que la règle, à tel point qu’on s’est penché sur ce que les historiens anglo-saxons nomment le “Live and Let Live System” (Ashworth, 1980). C’est l’étude de la routine au front, la compréhension de ce qu’on appellerait en usine un « horaire de travail[4] ». L’intérêt pour cette routine de tranchées amène les historiens à réfléchir sur les aspects techniques de la vie au front, sur l’organisation des pelotons par exemple, sur la répartition du matériel, etc. (Rawling, 1997). Bien comprendre ces phénomènes peut faciliter l’apport de réponses à la question de Duroselle : comment ont-ils fait pour tenir? C’est pourquoi nous pouvons élaborer le concept d’histoire « culturo-militaire », c’est-à-dire une histoire qui, par son caractère technique évident, offre un terrain propice aux futures recherches dans le champ des cultures de guerre. Toujours est-il que la compréhension du mode de vie des soldats, et de celui des peuples en guerre, passe aussi par celle de leurs revendications dans ce contexte (Smith, 1994; Robert, 1995).

En somme, nous pouvons dire que les seconde et troisième configurations sont parfaitement intégrées l’une à l’autre de nos jours. Les grandes synthèses structurelles socio-économiques des années 1960 et 1970, qui analysaient le jeu des alliances, les réalités sociales et économiques, de même que l’opinion publique, ont jeté les bases à l’histoire culturelle. Celle-ci s’en inspire dès lors afin de construire le particulier des cultures de guerre. L’histoire militaire n’est pas reléguée aux oubliettes, car on oublie souvent de préciser à quel point histoire culturelle et histoire militaire sont redevables l’une de l’autre[5].

C’est dans cette optique que nous procédons maintenant à l’examen des historiographies spécifiques à certains champs de la recherche particulièrement actifs, à commencer par celui des origines et des conséquences de la guerre.

De Sarajevo à Versailles ou les débats sur les origines et les conséquences de la guerre

La réédition en 1997 de l’ouvrage de Jacques Droz sur l’historiographie des causes de la Grande Guerre nous montre que l’histoire diplomatique a toujours une place de choix dans le concert des débats entre historiens. En Angleterre, James Joll (1984) aimait juxtaposer à l’historiographie classique des causes immédiates du conflit des raisons beaucoup plus profondes de son déclenchement. Comme on l’a vu, Joll s’intéressait à l’histoire des mentalités politiques prises dans un large contexte remontant jusqu’au XIXe siècle. Cela l’a amené à mieux juger les décisions individuelles prises par les politiciens de l’époque, et ce, face aux fortes pressions qu’ils subissaient. La guerre était-elle inévitable, à cette date précise de 1914? Joll dit qu’il n’est pas possible de répondre avec certitude, sinon que de tenter des approches vers les niveaux des responsabilités individuelles des décideurs d’alors.

Cela dit, on remarque depuis les vingt-cinq dernières années un déplacement, de même qu’un élargissement de l’histoire diplomatique. Plutôt que de parler continuellement de causes et des origines, on a transféré le débat sur les conclusions du conflit, à savoir la paix de Versailles. Les historiens ont concentré leurs intérêts sur la question des buts de guerre. Pourquoi le conflit n’a-t-il pas fini plus tôt et pourquoi s’est-il conclu par une paix du modèle de celle de Versailles? Dans L’Or et le Sang (1989), Georges-Henri Soutou rappelle l’importance des facteurs sociaux et économiques ainsi que de leurs influences sur la justification des buts de guerre des belligérants. Pour Soutou, Versailles fut relativement un bon traité de paix. Le document, que nous avons aussi longuement épluché, n’est pas uniquement un traité politique et territorial, mais il est également économique et commercial. Les Alliés franco-britanniques auraient eu gain de cause sur les clauses les plus importantes qui correspondent à leurs buts du temps des hostilités. Manfred F. Boemeke (1998) et Alan Sharp (1991) abordent dans le même sens que Soutou et ils spécifient que Versailles était un compromis acceptable compte tenu des circonstances exceptionnelles de la situation internationale du moment. Quant aux réparations monétaires, certains historiens s’entendent pour dire que l’Allemagne avait les moyens de payer selon les exigences du traité (Feldman, 1993 ; Ferguson, 1999).

L'assassinat de l'archiduc François Ferdinand à Sarajevo fut l'élément déclencheur de la Première Guerre mondiale. Mais qu'en est-il des origines du conflit?

Ces nouvelles conclusions remettent en cause les rôles tenus par Clemenceau, Lloyd George et Wilson lors de la conférence de paix. Les énormes divergences entre ces trois hommes d’État et la mise à l’écart imposée par eux dès le début des débats à des pays telle la Chine ont causé bon nombre de déceptions qui finissent par fragiliser les bases sur lesquelles on avait espoir d’ériger la paix (MacMillan, 2001 ; Krumeich, 2001). Plus que de la simple politique, ces états de fait affectent les mentalités collectives des peuples sur lesquels l’histoire diplomatique commence à s’ouvrir. Comme le soulignait Jean-Jacques Becker (1977), l’importance accordée à l’étude de l’opinion publique dans le champ de l’histoire diplomatique revêt son importance. En analysant la célèbre « Loi des Trois Ans[6] » en France, Gerd Krumeich (1980) souligne l’idée d’une mise en scène de la « psychose de l’invasion allemande » par le gouvernement français afin de justifier le vote de crédits pour accroître les effectifs de l’armée. L’idée de psychose est en partie reprise par Mommsen (1990) qui travaille sur l’opinion publique allemande, notamment auprès des classes moyennes supérieures et bourgeoises qui désiraient, selon l’auteur, que l’État ne se laisse pas provoquer. Celles-ci accepteraient donc la guerre pour la défense de ses intérêts propres.

Bref, le champ actuel de l’histoire politique et diplomatique s’intéresse grandement aux questions relatives à la définition des buts de guerre, de même qu’à celles toujours actuelles de l’opinion publique. Mentionnons seulement que les historiens britanniques n’y sont pas en reste. L’analyse du courant de défaitisme qui plana en Angleterre parmi le peuple et les classes dirigeantes (sauf les généraux), surtout après l’échec confirmé de la bataille de la Somme (1916), a forcément joué dans le calcul de la politique intérieure et extérieure du pays dans la définition de ses buts de guerre (French, 1995; Millman, 2000 et 2001). Diriger une nation n’est pas chose évidente en temps de guerre, au pays comme sur le terrain.

Apprendre tout en commandant : les chefs militaires dans le prétoire de l’Histoire

D’une histoire-bataille traditionnelle qui faisait généralement l’éloge des chefs (années 1920 et 1930), d’une interrogation sur les formes de commandement dans la guerre industrielle (années 1960 et 1970), on en est venu depuis un quart de siècle à ce questionnement d’ensemble : suite à une série de défaites de 1914 à 1917, comment les généraux parvinrent-ils à reprendre la maîtrise du terrain en 1918 pour mener leurs troupes à la victoire? Disons d’entrée de jeu que ce questionnement s’inscrit dans des historiographies où l’accent national est privilégié, notamment chez les chercheurs britanniques qui ont tendance à fondre la question du commandement et celle du fondement de la guerre en une seule interrogation.

Un concept existe cependant pour identifier cette problématique. Il s’agit du learning curve ou « courbe d’apprentissage ». C’est la base sur laquelle repose une partie des explications des chercheurs britanniques qui veulent comprendre comment les chefs militaires et leurs soldats ont adapté leurs stratégies et tactiques afin de répondre aux nouvelles exigences du combat qui, en 1918, n’avaient plus rien à savoir à ce qu’on apprenait avant 1914 à Sandhurst, à Saint-Cyr ou à la KriegsAkademie. Le learning curve offre une vision linéaire de la guerre, dont les erreurs fournissent des éléments d’apprentissage qui doivent permettre d’en arriver à une conclusion victorieuse. De plus, les défenseurs britanniques de cette explication soutiennent que le learning curve est une manière de réfuter les thèses de ceux qui jugent que l’Angleterre ne s’est jamais remise de cette saignée perçue comme inutile (Travers, 1987 et 1992; Rawling, 1997; Griffith, 1994). Un débat existe entre, d’un côté, Travers et Griffith qui prônent la validité de la théorie du learning curve comme vecteur d’explication aux erreurs de commandement en 1914-1918. À l’opposé, l’« école australienne » autour de Prior et Wilson (1996) met en doute la solidité de ce principe. Dans leur livre sur la Troisième bataille d’Ypres (juillet-novembre 1917), Prior et Wilson rappellent l’inefficacité du bombardement anglais contre les positions allemandes. On a selon eux répété les mêmes erreurs qu’à l’été précédent sur la Somme. Qu’a-t-on appris depuis qui permet de justifier que les troupes britanniques (anglaises, australiennes et canadiennes) perdirent plus de 250,000 des leurs pour une avancée de quelques kilomètres? Le débat peut être polémique. Les chercheurs allemands et français vont plutôt s’en tenir aux responsabilités directes ou non des chefs militaires, dans la victoire comme dans la défaite. Les erreurs stratégiques de commandement à divers échelons leur apparaissent secondaires.

Le commandement des armées et la planification des batailles sont des tâches bien complexes. Autant l'on peut auréoler un général vainqueur, autant va-t-on le blâmer en cas d'échec.

Les désastres sur les champs de bataille amènent la problématique sur le terrain politique, d’où l’intérêt pour l’historiographie de prendre en considération la collaboration entre les autorités militaires et politiques. Notons l’exemple français avec l’ouvrage de Fabienne Bock (2002) sur le parlementarisme de guerre. L’auteure soutient que, contrairement à l’Allemagne, le déplacement de la sphère du pouvoir des assemblées législatives vers l’exécutif, de même que du pouvoir civil vers le pouvoir militaire, ne s’est pas produit en France au cours des hostilités. Les parlementaires avaient beaucoup plus d’influence, notamment par la constitution de « comités secrets » et de leurs pouvoirs en matière d’armement (Castex, 1998).

La question de l’exercice du commandement en temps de guerre implique par ailleurs que les généraux sont régulièrement mis depuis quelques années au banc d’accusation de l’Histoire. En France, le maréchal (ou général du temps de la guerre) Pétain a eu un excellent défenseur en la personne de Guy Pedroncini par son livre Pétain, le Soldat et la Gloire (1989). À demi hagiographique, l’ouvrage n’en est pas moins une convaincante démonstration en faveur de celui qui a barré la route aux Allemands à Verdun, et qui a su, contrairement au général Nivelle, respecter le contrat tacite entre le soldat et son chef : savoir pourquoi on se bat. Le souci de préserver le sang de ses hommes et sa résistance face aux pressions des politiciens donne de Pétain une image qui continue de diviser la société française. De leur côté, les historiens allemands et britanniques n’ont pas écrit envers leurs généraux des livres élogieux dans le style de Pedroncini. En Angleterre, les attaques contre le maréchal Haig (D. Winter, 1991) sont de mise.

Toujours est-il que l’historiographie purement militaire n’existe plus sous la troisième configuration. De l’histoire « par en haut », on est passé « par le bas », comme quoi la question des combattants et des tranchées finit par intéresser.

De la bataille à la culture : les soldats comme objets d’études

Comme groupe, les soldats finissent par susciter une première attention auprès des historiens britanniques. Les ouvrages de John Keegan et de Tony Ashworth déjà cités sont des études pionnières en la matière, car elles posent la question : qu’est-ce que cela implique, que d’être sur un champ de bataille? Pour Peter Simkins (1988), ce sont les fameux Pals Battalions (« Bataillons de copains ») qui méritent d’être étudiés, ne serait-ce qu’en fonction de l’origine géographique, sociale ou professionnelle commune à ces groupes d’hommes[7]. De quelle manière les rapports socioprofessionnels d’avant-guerre se sont-ils transposés au front? Du marteau au fusil, les hommes se sentaient-ils autant solidaires? Quelle était la nature des rapports entre les hommes du rang et leurs officiers, dont bon nombre furent élus par la troupe? Voilà des exemples de problématiques qui intéressent les Britanniques.

L’historiographie britannique du trench warfare est en fusion avec l’intérêt général pour l’histoire ouvrière, comme le montre le cas des Pals Battalions. Dans cette optique, les chercheurs se demandent comment les soldats de Sa Majesté, qui proviennent d’un pays où la classe ouvrière est nombreuse et conscientisée, ne sont jamais allés en mutineries ouvertes, comme il est arrivé dans l’armée française. On pense qu’il y eut un transfert de la culture ouvrière vers le monde de la guerre dans un contexte où les hiérarchies et les divers rapports de force d’avant-guerre furent somme toute respectés au front (MacDonald, 1978 et 1998). On ajoute également l’idée d’un certain stoïcisme qui aurait aidé les soldats britanniques à traverser les épreuves. Dans un même ordre d’idées, Leonard V. Smith (1994) compare les mutins français à des grévistes qui gardent confiance en leurs officiers subalternes. À l’instar des représentants syndicaux, les officiers doivent porter les revendications de la troupe aux cadres supérieurs de l’armée et du gouvernement. Les soldats français se perçoivent comme des électeurs, c’est ce qui les distingue notamment de leurs adversaires allemands. L’historiographie française a néanmoins un retard d’une bonne dizaine d’années dans l’étude du champ social des soldats, et ce, en rapport avec ce qui se fait dans les îles Britanniques. La priorité pour les chercheurs français de la seconde configuration était de régler des questions plus urgentes, tels Vichy et le phénomène collaborationniste.

Q'ils soient des étudiants d'une même faculté ou des ouvriers d'un même corps professionnel, le désir était le même: s'enrôler ensemble et faire la guerre ensemble.

C’est d’abord à travers les journaux de tranchées (Audoin-Rouzeau, 1986) que la France fait de l’étude des soldats au front un objet d’histoire. Quelle identité les soldats avaient-ils d’eux-mêmes? De l’arrière? Comment la guerre est perçue dans les témoignages intimes (Canini, 1988)? Le regain d’intérêt pour l’histoire individuelle est caractéristique de l’historiographie française à partir des années 1980 (Cazals, 1983). Remplis de défauts et teintés évidemment de subjectivité, les témoignages comme objet d’histoire ont ouvert la porte à d’autres disciplines comme la sociologie et l’anthropologie. On cherche à comprendre l’âme profonde du combattant (Bourke, 1996), sa masculinité, la dislocation de son corps, de même que sa rééducation ultérieure.

Les aspects psychologiques et émotionnels ont par ailleurs capté l’attention des chercheurs allemands. Les ouvrages de Brockling (1998) et de Lipp (2003) ont comme point commun de traiter de l’opinion des soldats ordinaires du Reich, de leurs sentiments face à la guerre. Les correspondances privées et les journaux de tranchées sont aussi pour les historiens allemands une source essentielle d’informations. L’idée est alors tentante d’écrire une histoire européenne des combattants à partir d’une sorte d’« expérience commune » du front (Rousseau, 1999). Aribert Reimann (2000) s’y est essayé en mettant en évidence les similitudes entre les soldats anglais et allemands, mais il dit, à l’opposé de Rousseau, qu’il n’y a pas d’expérience commune de la guerre. Les Britanniques sont plus nuancés, ils acceptent de joindre les deux interprétations (Cecil et Liddle, 1996.).

Le débat est lancé, mais il reste à savoir s’il est possible d’écrire une histoire commune, ou du moins européenne, d’une guerre qui concerne autant les soldats que les civils.

Écrire la violence ou l’histoire d’une guerre « totale »

Un premier type de « violence de guerre » est celui pratiqué contre les populations civiles et les prisonniers de guerre (Farcy, 1995; A. Becker, 1998; McPhail, 2001; Abbal, 2001; Horne et Kramer, 2001).  Horne et Kramer sont ceux qui nous apparaissent poser les questions les plus intéressantes et controversées. Pourquoi a-t-on pendant si longtemps nié les crimes allemands en Belgique? Qui les a ordonnés? De plus, les auteurs s’interrogent sur la férocité des propagandes à convaincre les populations dans un sens comme dans l’autre, en plus de souligner le caractère démoniaque de l’ennemi.

Les chercheurs ont également pensé la violence dans l’orbite du retour à la paix, et un bon exemple en ce sens consiste en l’étude des mutilés de guerre. En France, on s’est attardés sur les blessés de la face, les tristement célèbres « Gueules cassées » (Delaporte, 2004). Cet engouement pour la thématique du corps amène par ailleurs les historiens à écrire sur les pratiques sexuelles des soldats (Le Naour, 2002). Par la violence qu’ils pratiquent et qu’ils subissent, les combattants deviennent désormais des victimes « brutalisées » aux yeux des historiens (Mosse, 1990). Audoin-Rouzeau et J.-J. Becker (2000) notent que le pacifisme de l’entre-deux-guerres a forcé les vétérans à se censurer eux-mêmes. Ils ont coupé des faits plus morbides afin de se donner une image de soi socialement plus acceptable.

Comment ont-ils fait pour tenir? Le consentement civil et militaire face à la guerre

La question de Duroselle constitue à elle seule un objet historiographique. Curieusement, les historiens anglo-saxons, à l’exception notable de Jay Winter, sont peu nombreux à s’y consacrer. Ce qui n’est pas le cas en France, où la thématique a envahi le champ de la recherche. Le livre d’Audoin-Rouzeau (1986) sur les journaux de tranchées avait accordé une place d’honneur à la question du consentement à la guerre. L’ouvrage reflète une première analyse de l’image que se font les soldats de l’« Arrière » souvent détesté. La fascination et la haine vont paradoxalement de pair dans le cadre d’une cohésion nationale renforcée, chez les soldats comme chez les civils. Selon l’École de Péronne, la réponse qui est actuellement jugée la plus valide pour aborder la question du consentement est l’attachement aux cultures de guerre. Il s’agit d’une convergence de représentations, de comportements (ou attitudes), de productions artistiques et littéraires et autres pratiques qui servent de modèles afin d’amener les populations civiles et militaires à s’investir corps et âme dans le conflit. Les aspects de la cohésion nationale et du patriotisme jouent un rôle assurément important dans ces cultures de guerre.

Il n’y a toutefois pas de consensus en France sur la question. Un débat existe entre ceux qui disent que les cultures de guerre sont les réponses au consentement des populations (les historiens de Péronne), et ceux qui pensent plutôt que civils et militaires n’avaient pas le choix, qu’ils ont subi la guerre et ses contraintes, comme les historiens Cazals et Rousseau (2001) et ceux attachés au Collectif de Recherche International et de Débat sur la Guerre de 1914-1918. Pour en arriver à ce constat, l’historiographie de la question a évolué en trois étapes.

Dans les années 1920 et 1930, ce qu’on appelle aujourd’hui le « front intérieur » était présenté comme la toile de fond du « vrai front », de l’avant. Les masses civiles n’avaient que peu de droits de parole. Elles devaient être mobilisées et prêtes à fournir tous les sacrifices attendus d’elles. Les années 1960 et 1970 ont produit des études attachées aux mouvements ouvriers, en particulier à ses dissensions internes. C’est alors que la question du consentement à la guerre suscita naturellement l’intérêt à partir des années 1980, notamment au moment où l’ouverture des archives permit d’en apprendre davantage sur le nombre et la nature des grèves. Le nombre de celles-ci augmente rapidement à partir de 1917, le tout dans un contexte de lassitude générale face à la guerre. On tente d’explorer le terrain des mentalités par une meilleure compréhension des comportements des ouvriers. Des emprunts sociologiques des années 1960 et 1970 (étude des conflits sociaux dans le monde ouvrier), on est passé progressivement aux emprunts anthropologiques (études des modes de comportement) pour faire la lumière sur la question du consentement à la guerre.

Plus de quatre années de deuils, de misères et de privations de toutes sortes. Une question demeure: comment, civils et soldats, ont-ils fait pour tenir?

Les tentatives de comprendre comment les populations civiles ont « accepté » la mort de millions de soldats font croire plus que jamais aux historiens de Péronne à la nécessité de fusionner monde civil et monde militaire autour des cultures de guerre. Comme l’a démontré l’équipe d’historiens allemands travaillant autour de Gerhard Hirschfeld (1997), c’est en expliquant comment la guerre a pénétré tous les aspects de la vie domestique que l’on parvient à dénicher des réponses. C’est un pas dans la bonne direction, mais peut-être insuffisant pour éclairer sur la manière dont les différents groupes sociaux résistent aux pressions de la guerre, de même qu’à leur compréhension respective de la nature du conflit et des contributions qu’ils y apportent. La meilleure solution serait, une fois de plus, d’y aller par l’approche comparative, de voir comment se définit et se vit le consentement à la guerre parmi les principales nations belligérantes (Winter et Robert, 1997).

Nous pouvons dans cette veine développer le même débat en matière d’économie : comment a-t-on pu relever et accepter le défi économique et financier que posait la guerre de 1914-1918?

L’argent : l’un des nerfs de la guerre

L’historiographie économique de 1914-1918 se découpe en trois phases, similaires à celles qui caractérisent la périodisation d’ensemble des recherches. Une première configuration dans les années 1920 et 1930 s’intéressait aux politiques économiques officielles de l’État (ex : les travaux de la Fondation Carnegie). Une seconde période dans les années 1960 et 1970 analyse l’activité industrielle en fonction des alliances entre les hommes d’affaires, les experts et les officiels civils et militaires au sens large. Enfin, l’actuelle configuration de la recherche se veut une combinaison des deux premières approches. Elle vise une compréhension des économies de guerre, notamment sous l’angle de la répartition des biens et services entre civils et militaires, et ce, dans le contexte où les moyens logistiques sont limités (ex : problème du tonnage maritime).

Des études sur l’organisation de l’économie de guerre, par exemple celle en France de Godfrey (1987), vont mesurer la place qu’occupait l’État dans la production industrielle. Sous l’égide d’hommes politiques dynamiques, tel le ministre français du Commerce Clémentel, l’économie franco-britannique devait concevoir de nouveaux systèmes de production et de ravitaillement qui prennent la forme de consortiums opérant dans le cadre des commissions de contrôles interalliées. Ce sont les membres de ces commissions qui décident ce que l’on va produire, et non les industriels eux-mêmes comme ce fut souvent le cas en Allemagne. Les Alliés n’avaient guère le choix d’opérer ainsi, puisque les commissaires et les industriels savaient pertinemment que toute la production dépendait d’un ravitaillement régulier en matières premières (Wrigley, 1976). Le système interallié comptait sur la solidité de la flotte britannique.

C’est donc dans cet esprit que les historiens vont questionner la gestion étatique des économies de guerre. Il y a un débat entre les chercheurs qui, d’une part, sont d’avis que les Alliés ont gagné la guerre parce qu’ils avaient plus de ressources économiques (Offer, 1989; Vincent, 1985), face à ceux qui croient, d’autre part, qu’ils ont su mieux gérer que leurs ennemis les ressources à leur disposition (Wall et Winter, 1988). Ceci est un débat léger, qui n’a rien à voir avec la demi-polémique lancée par les thèses de Niall Ferguson (1999) sur l’efficacité de l’économie de guerre allemande. Il affirme clairement que l’Allemagne a administré superbement bien son économie en dépit de toutes les carences en matière de ravitaillement. Son économie aurait été performante au point où, comme nous l’avons évoqué, elle avait les moyens de payer les réparations exigées par le traité de Versailles.

Nous pensons que Ferguson a profité du fait que l’historiographie de l’économie en 1914-1918 soit relativement jeune pour pouvoir mieux contester dès le départ des paradigmes qui commencent à s’installer[8]. Malgré que Ferguson maîtrise bien l’allemand, et qu’il ait eu accès aux archives du Reich, ses thèses n’ont pas effrayé les communautés historienne et nationale comme l’avait fait Fischer en 1961. Par ailleurs, il s’avère difficile d’ouvrir une polémique d’envergure nationale ou internationale à partir du terrain économique. Celui-ci, souvent complexe et technique, peut échapper à l’intérêt du public. Jusqu’à présent, les chercheurs ont essayé de recadrer la question dans l’optique plus large d’une histoire simultanément politique, sociale et culturelle.

Dans un autre ordre d’idées, on s’est demandé dans quelle mesure les industriels ont « profité » de la guerre ou « collaboré » bon gré mal gré en s’endettant pour mettre leurs installations au service de l’État. Dans L’Or et le Sang (1989) déjà cité, Soutou parle d’une « résistance industrielle » pour le cas allemand, dans la mesure où ce ne sont pas tous les industriels qui appuyaient les projets d’annexion de la caste militaire. Soutou a sans doute raison, mais il n’empêche que la guerre a profité à plusieurs industriels. On peut penser à ceux qui ont su reconvertir avec profits leurs installations pour la production d’armements, et à ceux qui eurent suffisamment de flair pour décrocher d’autres alléchants contrats gouvernementaux. Au niveau de la finance, la guerre a certes accru la dépendance de l’Angleterre et de la France envers le riche et futur « associé » que furent les États-Unis (Burk, 1985).

Arme mortelle mais surtout psychologique, l'utilisation du gaz de combat sous-entend que les États investirent les énergies de leurs scientifiques afin de développer des variantes toujours plus dangereuses les unes que les autres.

Les États qui parviennent à débloquer les capitaux peuvent également investir davantage dans la recherche. L’importance des sciences dans l’économie de guerre tire ses preuves dans le développement de l’aéronautique, la médecine, etc. (Hartcup, 1988). L’accélération de la recherche scientifique à des fins militaires a permis de faire ressortir une arme déjà connue, mais dont l’utilisation était jugée amorale : les gaz de combat (Lepick, 1998). Cela impliquait que son développement a mobilisé une bonne partie de la communauté scientifique des pays belligérants (Richter, 1992).

Nous sommes donc en présence d’une historiographie qui traite de questions qui nous semblent toujours d’actualité : la nationalisation d’entreprises, leurs fusions, la mobilisation et l’exode des cerveaux, etc. L’influence du taylorisme et du travail à la chaîne fournissent des explications sur la gestion des grandes entreprises (Renault, Woolwich, Krupp, etc.) dans des contextes nationaux. Les historiens britanniques et allemands s’y sont longuement penchés, mais il n’y a pas en France de véritables études d’ensemble sur l’économie française en 1914-1918, exception faite de l’ouvrage du Canadien Godfrey (1987). Un livre qui s’intitulerait Histoire économique, financière, industrielle et commerciale de la France en 1914-1918 reste encore à écrire.

Néanmoins, le bilan de la guerre économique offre la possibilité à plusieurs débats, dont la problématique la plus générale et sans nuance qu’on puisse soumettre serait : la gestion des économies de guerre : réussite ou désastre? Des réponses existent peut-être dans l’analyse du monde ouvrier en guerre.

Faux, marteau et histoire culturelle : le monde du travail en 1914-1918

D’une histoire du mouvement ouvrier jusqu’aux années 1960, la configuration historiographique du monde du travail en 1914-1918 a fait glisser l’objet vers une histoire ouvrière. Pour la première période, les historiens voulaient légitimement comprendre pourquoi les ouvriers faisaient la grève en temps de guerre. Depuis un quart de siècle, on a tenté de fouiller à l’intérieur même du monde ouvrier, d’en comprendre les structures sociales, leurs modes et conditions de vie, les contraintes (familiales, professionnelles…) qui pesaient sur eux, etc. L’aspect politique et revendicateur de la question n’a pas disparu, mais plutôt que de parler de « classe ouvrière », les chercheurs désirent mieux connaître la « société ouvrière ». Il en va de même pour le monde agricole (Ziemann, 1997).

Le pays qui a vu naître la Révolution industrielle a produit d’importantes études sur le monde ouvrier. Incontournable est l’étude comparative de John Horne intitulée Labour at War : France and Britain 1914-1918 (1991). L’une des principales thèses défendues est celle d’une situation de dépendance qui se créer entre les gouvernements et les syndicats. Les cercles des Comités d’action (France) et du War Emergency Committee (Grande-Bretagne) deviennent les lieux privilégiés de rencontres entre administrateurs et administrés. Les syndicats découvrent donc, à travers la relative ouverture d’esprit des représentants gouvernementaux de ces comités, que le gouvernement maîtrise la situation et n’est pas à la solde du capital. L’avantage de ces comités est d’assurer à l’État un rôle fort dans la médiation des conflits entre syndicats et industriels.

La question des conflits de travail vient alors naturellement. Leopold H. Haimson et Charles Tilly (1989) ont produit une étude quantitative et comparative des grèves en 1914-1918, dans l’optique de souligner les changements et les continuités du monde ouvrier avant, pendant et après les hostilités. On assiste à une modification de la composition et de la structure du monde ouvrier (ex : afflux de nombreux ruraux dans les usines de guerre urbaines). Les historiens ont cependant conclu qu’en dépit de ces bouleversements internes, les noyaux solides de la classe ouvrière d’avant-guerre sont demeurés vivants, même que leur stabilité et leur influence politique s’en sont accrues. Dobson (2001) illustre bien le cas à Leipzig.

L’une des raisons expliquant pourquoi l’afflux de nouveaux ouvriers n’a pas profondément changé la classe dans son ensemble est que les gouvernements avaient décidé de maintenir en usine les ouvriers spécialisés dans leur métier technique et donc habitués au monde industriel. Ceux-ci dirigeaient de fait. De plus, les changements dans le monde ouvrier s’opéraient souvent à l’interne, c’est-à-dire que les « nouveaux » arrivants dans les usines de guerre provenaient eux-mêmes d’autres secteurs industriels comme le textile par exemple. C’est ce qui fait dire aux auteurs précédemment cités, de même qu’à Jean-Louis Robert (1995), qu’il faut chercher ailleurs les raisons des grèves. Il en va de même pour la femme qui voit certes ses responsabilités prendre de l’importance, mais son statut général évolue peu, à l’instar de l’ensemble de la composition sociologique et structurelle du monde ouvrier auquel elle appartient (Thébaud, 1986). Elle aussi change de milieu industriel, du textile à l’armement, où les salaires sont plus élevés (Woollacott, 1994 ; Nolan, 1981). Laura Downs (1995) pense plutôt que l’arrivée des femmes en usine ne doit pas être perçue comme un simple remplacement au travail masculin, mais qu’elle a permis l’émergence d’une nouvelle et durable catégorie de travailleurs à la fois féminins et spécialisés.

Quiconque s'intéresse à l'histoire du monde du travail trouvera dans la guerre de 1914-1918 un champ d'exploration des plus intéressants. Les relations entre les gouvernements, les patronats et les syndicats furent complexes, ambivalentes, voire coopératives, selon les contextes.

Qui dit émergence dit droits au travail. La guerre favorisa une hausse significative des effectifs syndicaux dans tous les pays belligérants. L’importance du rôle des « délégués d’atelier » permit de mettre en évidence les querelles qui pouvaient exister à l’intérieur du monde ouvrier, entre ce premier groupe (collé à l’usine) et les représentants syndicaux (attachés à la défense des intérêts de l’ensemble d’un secteur industriel). Par ailleurs, la guerre n’a pas mis en évidence une accentuation de l’écart entre classe moyenne et classe ouvrière. Bien au contraire, les différences de classes à ce niveau font place à une conscience de classe plus développée et élargie, dont certains auteurs (Waites, 1987) attribuent la cohésion à la méfiance envers les « profiteurs de guerre ».

L’historiographie récente du travail tient compte également de celle des genres. De la même manière où dans les années 1960 et 1970 on s’intéressait à une « histoire politique du social » (ex : le mouvement ouvrier, le droit de vote des femmes, etc.), on en vient depuis une vingtaine d’années à mieux connaître le côté vraiment social des populations civiles. Mary L. Roberts (1994) s’est interrogée notamment sur les images contemporaines de la femme sans enfants, qu’on pense voir s’ériger en classe sociale pendant et après le conflit. L’auteure analyse pourquoi les Français ont décidé après la guerre de réévaluer les notions globales de stabilité et d’instabilité face aux rôles respectifs des sexes dans la société. Là aussi, l’histoire « politique » intéressée à tout ce qui est un mouvement se tourne vers une histoire davantage culturelle. La guerre eut quelques effets bénéfiques pour l’émancipation des femmes, mais le rapide retour à l’ordre des choses n’a pas vraiment donné suite à ce qui avait été accompli en 1914-1918 (Daniel, 1989; Downs, 1995; Grayzel, 1999). Les auteures citées, qui s’inscrivent toutes dans cet engouement pour l’histoire culturelle, s’entendent généralement pour dire que les rôles respectifs des genres ont évolué (radicalement pour les femmes). Cependant, les inégalités sociales entre sexes sont aussi profondes en 1918 qu’elles ne l’étaient en 1914.

La guerre au fond de l’âme : foi, intellectualité et mémoire

Le dernier volet de cet article sur l’évolution des études historiques depuis le dernier quart de siècle apporte également une variété de pistes à la célèbre question de Duroselle. Guerres, deuils et religions vont bien ensemble, et c’est ce qui a poussé Annette Becker (1994), Nadine-Josette Chaline (1993) et Jacques Fontana (1990) à tenter d’y voir plus clair. Ces deux derniers ont travaillé sur le rôle de la papauté et de son offre de médiation de paix. Leurs études ont mis en évidence les divisions qui régnaient, par exemple, entre les catholiques attachés à leur nationalisme respectif, face à ceux pénétrés d’un sentiment de fraternité universelle. Il empêche que la guerre apporte son cortège de deuils, dont Annette Becker (1994) et Jay Winter (1995) ont tenté d’en dégager les rites, les pratiques et les significations dans les cadres serrés de la religion officielle, mais aussi à travers un ensemble plus flou de pratiques spirituelles diversifiées. L’idée, comme toujours, est de tenir.

Guerre, foi et spiritualité. Comment ont-ils fait pour tenir? Comment font-ils pour commémorer?

C’est aussi ce que bon nombre d’intellectuels engagés ont voulu faire pendant la guerre. Si on avait tendance, des années 1920 jusqu’aux années 1970, à associer le discours culturel avec l’intellectuel, on préfère désormais en confirmer la séparation depuis les années 1980. L’intérêt consiste à explorer, par exemple, l’ensemble de la sociabilité et de la vie associative des savants et intellectuels. Rompus par la guerre, comment ces réseaux et associations parvinrent-ils à survivre? Quelle fut, le cas échéant, la nature de leur collaboration avec l’appareil étatique? Comme on l’a vu dans le cas des chercheurs au service de l’armement, les savoirs scientifique et intellectuel sont partiellement nationalisés. Le passage de l’avant-guerre à l’après-guerre témoigne d’une dislocation relative du tissu social des élites pensantes. Ce que déplorent plusieurs auteurs, c’est la perte physique d’intellectuels morts au combat, certes, mais par-dessus tout la disparition temporaire d’une « culture internationale » scientifique et intellectuelle (Wohl, 1980; Soulez, 1988; Eksteins, 1989; Hanna, 1996; Porchasson et Rasmussen, 1996). Le monde des arts et du spectacle n’est pas tellement différent. L’idée d’un « retour à l’ordre » domine l’ensemble des études consacrées au sujet, dans la mesure où les artistes, ceux qui ont survécu, veulent aussi reprendre leur souffle et tenter de reconstruire d’anciennes solidarités perdues par la guerre (Cork, 1994; Dagen, 1996; Rearick, 1997; Roshwald et Stites, 1999; Pépin, 2003).

Ce sont également les objectifs que cherchent à atteindre les gens qui participent à la commémoration de cette guerre. Ils veulent se souvenir, mais pour certains il s’agit également d’exorciser la douleur par cette confrontation avec le passé, récent ou lointain. L’historiographie de la mémoire de 1914-1918 peut être divisée en deux phases. Une première période où le débat public est dominé par les combattants et leurs familles. La seconde, avec la disparition du premier groupe, permet aux historiens d’examiner les rites mémoriels et commémoratifs.

Pour Paul Fussell (1975), l’ironie devient le symbole, voire l’emblème du discours commémoratif issu de la guerre. La pratique mémorielle de l’entre-deux-guerres avait certains problèmes à développer un discours de l’expérience du combat. Fussell dit que l’ironie fut une solution afin d’en faciliter l’expression. Avec 1914-1918, la guerre est parvenue à développer un langage propre, ironique, et stéréotypé qui se reflète souvent au cinéma dans un mariage informel entre histoire militaire et histoire culturelle (Hynes, 1990). Dans son Sites of Memory. Sites of Mourning (1995), Jay Winter reproche en partie à Fussell et Hynes de fournir une image de la guerre ne tenant pas suffisamment compte des traditions propres à une société, traditions dérivées par plusieurs racines romantiques, classiques et chrétiennes. Dans Rites of Spring (1989), Modris Eksteins voit l’image de 1914-1918 comme le début de la modernité. Sans cette guerre matrice d’un siècle de catastrophes, il serait difficile d’envisager l’émergence de la modernité pour laquelle le « restant de siècle » est redevable.

Sur le terrain, la commémoration de la Grande Guerre prend des aspects plus concrets. La seule étude des monuments aux morts peut fournir des sujets de thèses pour des décennies. Ils sont aussi nombreux que les diverses formes de commémorations qui les accompagnent (Vance, 1997; King, 1998; Inglis, 1998; Bouillon et Petzold, 1999; Connelly, 2002). Comme nous l’avons indiqué, le vétéran comme « objet-culte » et « objet-physique » de la commémoration tend à disparaître. Depuis une vingtaine d’années, l’historiographie a suivi cette réalité humaine en déplaçant son axe de gravité vers l’étude des sociétés face à leur passé, un passé que la commémoration tente souvent de déguiser en mission éducative auprès des générations qui n’ont pas connu la guerre. Qui dit « éducation » dit que l’on peut faire passer n’importe quel message, étant donné que les vétérans, trop peu nombreux désormais, ne constituent plus le principal contre-poids afin de rectifier un discours mémoriel qui dérape trop souvent[9].

Il empêche que ces hommes avaient des histoires à raconter ou à oublier. Les traumatismes de l’expérience du combat ont affecté les soldats à différents degrés. Ce que les Britanniques nomment le shell-shock (« choc de l’obus ») a été amplement étudié. Des chercheurs comme Eric J. Leed (1979) considèrent que les traumatismes des soldats trouvent une première explication dans le caractère stérile, voire immobile, de la guerre des tranchées sur le front franco-belge. Ensuite, on s’est penché sur la problématique de la reconnaissance officielle par les autorités médicales et militaires de la possible existence du shell-shock. Comment fait-on pour séparer les « tricheurs » de ceux qui ont vraiment besoin de soin? Entre leur conscience professionnelle et leurs obligations envers l’armée, les médecins britanniques avaient un choix souvent pénible à faire (Leese, 2002). Les médecins allemands tentèrent autant que possible de faire abstraction du problème en renvoyant les soldats malades au front (Lerner, 2003). L’accès aux archives médicales et militaires[10] a aussi ouvert la porte à une troisième explication sur le shell-shock. L’idée est de discerner la frontière entre, d’une part, ce qui est qualifié de réel désordre psychologique et, d’autre part, ce qui ressort davantage de la « mutinerie ». C’est sur cet aspect définitionnel que se fonde la problématique actuelle. Les autorités de l’époque craignaient qu’une définition officielle, mais inadéquate du shell-shock ne finisse par avoir les conséquences les plus désagréables sur le moral de l’armée. Là encore, on touche à la question générale du consentement à la guerre, plus précisément à ses limites chez les militaires.

Conclusion

Comment ont-ils fait pour tenir?

En résumé, nous pensons que le premier élément que l’on doive considérer par rapport à l’évolution des études sur la Première Guerre mondiale depuis 25 ans est l’explosion des thématiques de recherche. Dans ce contexte, c’est l’émergence de l’histoire culturelle qui marque une tendance encore forte de nos jours de tenter de comprendre les stratégies des populations civiles et militaires afin de « tenir », d’accepter les hécatombes et les privations de toutes sortes. En deuxième lieu, ce que les chercheurs français ont appelé les « cultures de guerre » a lancé l’étude de la guerre de 1914-1918 vers de nouvelles orientations disciplinaires. Les emprunts à la sociologie, à l’anthropologie ou à la littérature sont désormais monnaie courante. Ils ont permis de porter un regard différent sur des aspects méconnus de la vie des gens lors de ce conflit.

Ce que l’on pourrait appeler le « nouveau paradigme de l’histoire culturelle » ne bénéficie pas de la même stature dans chacune des historiographies nationales. Les Français l’ont initié pour en faire un dogme, les Allemands suivent pas à pas, mais les chercheurs anglo-saxons hésitent encore à délaisser l’histoire militaire plus traditionnelle. Il n’empêche que l’ouverture des archives et la fondation de divers centres de recherches entièrement dédiés à la Grande Guerre (Historial de la Grande Guerre, France; Western Front Association, Grande-Bretagne; Great War Society, États-Unis) ont largement contribué à la pluridisciplinarité des recherches. Ce dernier quart de siècle a donc permis d’accroître les échanges entre les chercheurs et les institutions. On n’étudie plus seulement l’histoire de son pays, mais celle des autres également. Notons enfin que, sous cet angle, il est désormais permis d’envisager l’écriture d’une histoire de la Première Guerre mondiale qui pourrait être à l’image de ce que tente de devenir l’Europe actuellement, à savoir européenne.


[1] Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire », 2004. 340 p. Compte tenu du nombre limité de pages, et pour ne pas alourdir les notes de bas de page, les références ultérieures sont renvoyées à la bibliographie incluse dans le présent exercice. Nous nous limiterons à mentionner dans le texte le nom de (ou des) l’auteur(s), la date de publication de l’ouvrage dans sa langue originelle, ainsi que le numéro de la page de la référence, le cas échéant.

[2] Notons par exemple la très cinglante critique de Lloyd George envers le commandement du maréchal Douglas Haig, alors commandant en chef des troupes de l’Empire britannique déployées sur le front de l’Ouest (France et Belgique). L’auteur, ancien premier ministre, avait un accès privilégié aux archives du War Cabinet et a publié sa critique contre son ancien rival lorsque celui-ci était déjà décédé (1928).

[3] Nous référons le lecteur au chapitre consacré à la bataille de la Somme (1916).

[4] À l’aube, en première ligne : période de l’« alerte » où les soldats restent pendant au moins une heure devant le parapet; fin de l’alerte, certains demeurent aux créneaux pour surveiller, les autres vaquent aux corvées (ravitaillements, terrassement, entretien du matériel, repos, loisirs, etc.); canonnade à 17 heures qui dure de 5 à 10 minutes en secteur rapproché; retour aux activités normales de tranchées; au crépuscule, période de l’alerte; activités de tranchées pendant la nuit. Le manège peut durer quatre ou cinq jours, ensuite les compagnies de l’avant sont relevées et passent en deuxième ou troisième ligne pour quelques jours. Le bataillon au complet s’en va finalement au « repos » à l’arrière pendant quelques jours avant de remonter en ligne.

[5] Un bon exemple de ce point est tiré du livre sur les soldats canadiens et la technologie militaire écrit par Bill Rawling (voir bibliographie). Il a étudié les témoignages de soldats et d’officiers qui se plaignaient de la mauvaise qualité de la carabine d’infanterie Ross. Les hommes décrivaient parfois en détail à leur famille (malgré le danger de la censure) le fonctionnement de cette arme dans le but d’exprimer leur frustration de se l’être faite imposée. Certains hommes ont par ailleurs raconté qu’ils ont été punis pour avoir tronqué leur Ross contre la carabine britannique Lee-Enfield, beaucoup mieux adaptée aux conditions humides et boueuses des tranchées.

[6] Votée en 1913, la loi faisait à nouveau porter de deux à trois ans la durée du service militaire obligatoire dans l’armée d’active en France. Cette hausse des effectifs militaires permanents permettrait, selon les défenseurs de la loi, de mieux protéger la nation en cas d’agression.

[7] Les Pals Battalions sont des unités d’infanterie d’où les recrues proviennent, théoriquement, d’une même ville (ou quartier), d’un même milieu social, des milieux étudiants ou professionnels. On donnait à ces unités un nom bien caractéristique de l’origine sociale ou professionnelle des recrues, le tout dans le but d’assurer un certain esprit de corps parmi la nouvelle troupe.

[8] Deux de ces paradigmes : le premier, que le camp qui possède le plus de ressources ait davantage de chances d’arracher la victoire dans une guerre d’usure; le second, qu’il est « normal » pour un camp d’avoir des difficultés à assurer son ravitaillement lorsque ses navires sont systématiquement torpillés par les sous-marins ennemis.

[9] Sans doute influencés inconsciemment par l’« ironie fussellienne », plusieurs vétérans canadiens et allemands de 1939-1945 ont confié à l’auteur de ces lignes leur malaise face à l’exploitation de leurs épreuves à des fins commerciales.

[10] Selon la législation nationale spécifique à chaque pays en matière de libre accès à ce type d’archives.

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Les tentatives internes et externes de sauver l’empire austro-hongrois (1916-1918)

Introduction

Neveu de l'empereur François-Joseph et héritier du trône, l'archiduc François Ferdinand fut assassiné à Sarajevo le 28 juin 1914. La suite des événements est trop bien connue.

Pendant longtemps, les historiens ont émis l’hypothèse que la monarchie d’Autriche-Hongrie s’était dissoute, car elle n’avait pu résoudre les conflits internes qui opposaient les différents peuples formant l’empire des Habsbourg. Pourtant, l’historien François Fejtö pense que ce serait plutôt les Alliés, influencés par les propagandistes tchèques Edvard Bene et Tomáš Masaryk, qui auraient pris la décision de carrément rayer le vieil empire de la carte. Dans la troisième partie de son ouvrage, intitulée Entre guerre et paix (voir référence en fin de texte), Fejtö relate les rôles qu’ont joué les politiciens et les diplomates dans leurs tentatives afin de sortir l’Autriche-Hongrie de la guerre, ainsi que de la délicate décision de dissoudre ou non l’empire des Habsbourg. Voici, en résumé, le contexte de l’époque, tel qu’interprété par l’auteur.

La mort de François-Joseph 1er (novembre 1916)

Malgré l’application de mesures policières sévères à l’endroit des minorités « peu sûres » de l’empire (italiennes, tchèques, etc.), celui-ci avait fait preuve d’une force de cohésion étonnante face aux dures réalités de la guerre. En effet, la fin de l’année 1914 annonçait au monde l’échec du plan de guerre allemand, qui prévoyait la fin des hostilités pour Noël. On se demandait alors, en 1915, si l’Autriche-Hongrie serait en mesure de résister tant aux pressions des armées russes et italiennes, qu’à celles exercées par les minorités de l’empire aspirant à un statut d’autonomie agrémenté d’importantes concessions territoriales.

L'empereur François-Joseph 1er, mort en novembre 1916.

Ce qui inquiétait également, à mesure que les combats se poursuivaient en 1916, c’est que les pertes énormes et la pénurie alimentaire croissante ne viennent jeter de l’huile sur le feu de la révolution. Quand les propagandistes tchèques et les Alliés ont été de l’avant afin de retirer l’empire austro-hongrois de la guerre, celui-ci était, comme mentionné, miné par quantité de maux. De plus, le 22 novembre 1916, le vieil empereur François-Joseph 1er mourrait à l’âge de 86 ans. Sa mort ouvrait en quelque sorte les portes aux négociations entamées entre la fin 1916 et 1918, car Charles 1er, son successeur, avait le dessein de signer la paix et de sauver la monarchie de la destruction.

Charles 1er au pouvoir et la question hongroise

« Je veux tout faire pour bannir, dans le plus bref délai, les horreurs et les sacrifices de la guerre et rendre à mes peuples les bénédictions disparues de la paix aussitôt que le permettront l’honneur des armes, les conditions vitales de mes États et de leurs fidèles alliés et l’entêtement de nos ennemis ». C’est avec certaines réserves que Charles 1er prononça ce discours peu de temps avant son couronnement. On remarque le désir du nouvel empereur de faire la paix, mais bien des difficultés pointaient à l’horizon. Le problème majeur de Charles 1er à l’intérieur de l’empire était la Hongrie. Le soutien de la Hongrie était essentiel à l’effort de guerre impérial, car l’Autriche dépendait économiquement de celle-ci pour son ravitaillement. À l’instar de l’empereur, le comte hongrois Tisza ne voulait pas accorder aux minorités slaves de l’empire les concessions afin d’éviter le morcellement de celui-ci. C’est donc pour cela que Charles 1er, pour sauver l’empire, dut céder à la politique de chantage de Tisza. « L’attachement farouche de la classe dirigeante hongroise à ses privilèges intérieurs et extérieurs a joué un rôle dans la dissolution de la monarchie ».

Charles 1er et le Kaiser Guillaume II

Charles, le dernier empereur.

En 1917, l’Autriche-Hongrie était à bout de force. Charles 1er écrivait au Kaiser en avril 1917: « Si les monarques ne font pas la paix, les peuples la feront ». Loin d’être impressionné, Guillaume II répondit que la situation n’allait pas si mal, en évoquant pour appuyer ses dires les déboires russes et les victoires allemandes sur les champs de bataille français et italiens. D’autant plus que l’Allemagne ne permettrait pas à l’empire austro-hongrois de faire faux bond, car les deux États dépendaient chacun l’un de l’autre pour la bonne conduite des opérations. En effet, l’Allemagne avait besoin du soutien de Charles 1er pour la victoire et ce dernier avait besoin de l’appui allemand face aux pressions des minorités slaves et hongroises de l’empire. Charles 1er a donc échoué dans ses tentatives de sortir ses peuples de la guerre en négociant avec les Allemands. La victoire militaire représentait, à ce stade-ci, la principale issue pouvant donner une chance à l’empire austro-hongrois d’éviter la dissolution. Par contre, les puissances occidentales abordaient le problème sous un autre angle.

Échec de Briand et de l’arbitrage américain (décembre 1916 à avril 1917)

Les Alliés avaient à cœur de terminer la guerre, notamment en tentant de négocier auprès de l’Allemagne. Plutôt que d’écarter l’Autriche-Hongrie du conflit, comme l’auraient souhaité le président du Conseil français Aristide Briand et le président américain Woodrow Wilson, la solution passerait par une modification de la carte européenne favorisant l’indépendance des nationalités et les intérêts des grandes puissances alliées. Certes, il fallait aussi que l’Allemagne puisse y trouver son compte. François Fejtö explique en détail les buts de guerre des belligérants et pourquoi les négociations de paix ont échoué. Il attribue l’impasse au fait que les conditions de paix de chaque camp étaient souvent inacceptables (en particulier pour l’Allemagne avec la restauration de l’Alsace-Lorraine à la France) et que la situation militaire favorisant un camp faisait en sorte que celui-ci durcissait sa position et vice versa. De plus, l’échec de la médiation américaine fut perçu comme étant une tentative d’une autre grande puissance voulant obtenir la paix, mais forcée de déclarer la guerre à l’Allemagne en avril 1917 dû à la campagne sous-marine de celle-ci.

Première véritable tentative de paix : l’affaire Sixte

Le prince Sixte de Bourbon-Parme, beau-frère de l'empereur Charles.

Au début de l’année 1917, les conditions pour une tentative de négociation en vue de la paix paraissaient favorables, d’autant que l’empereur Charles 1er était, à vrai dire, obsédé par le désir de faire la paix et de sauvegarder la monarchie. Il chargea son neveu, le prince Sixte de Bourbon-Parme de servir d’intermédiaire entre l’empire et la France. Était-ce un choix judicieux? François Fejtö s’interroge à ce sujet, car le nom de Bourbon signifiait dans la haute société française, républicaine et libérale, l’ennemi de la Révolution et de la République. Il y avait en effet deux France avant la guerre. La première optait pour la monarchie, l’Église, l’autorité et l’ordre, tandis que l’autre penchait pour la démocratie, la liberté, etc.

C’est avec la seconde France que le prince Sixte devait négocier et cela s’avérait difficile, car l’Autriche n’avait pas bonne presse à Paris. Malgré tout, le prince Sixte avait déjà pensé servir d’intermédiaire dès 1915. Il alla même consulter le pape Benoît XV pour obtenir son soutien dans une future médiation. Ce fut cependant un échec, car c’est toujours la seconde France qui voyait un blocage idéologique avec les idées papales que le prince Sixte croyait (peut-être naïvement) sensées, parce qu’elles visaient le rétablissement du statu quo d’avant-guerre. Citons simplement en exemple l’épineuse question de l’Alsace-Lorraine qui serait probablement restée allemande.

C’est de janvier à mars 1917 que les négociations via la Suisse furent les plus intenses. Charles 1er était prêt à faire des concessions favorables à la France et à ses alliés, mais les actions de son ministre des affaires étrangères, le comte Ottokar Czernin, venaient mettre des bâtons dans les roues. En effet, celui-ci écrivit le 21 février 1917: « L’alliance entre l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, la Turquie et la Bulgarie est absolument indissoluble. Une paix séparée d’un de ces États est pour toujours exclue ». Il affirmait par contre, dans la même note, que l’Autriche-Hongrie avait l’intention de faire des concessions économiques à la Serbie et à d’autres voisins. Le prince Sixte apporta cette réponse au président français Raymond Poincaré, le 5 mars, et ce dernier fut très déçu. Poincaré notait également que le principal obstacle aux négociations était l’Italie, qui demandait trop de concessions territoriales.

La faute revenait aussi à l’Allemagne, qui était hostile à toute forme de compromis, car l’effondrement du front russe et la guerre sous-marine lui donnaient deux atouts majeurs pouvant lui faire espérer de remporter la décision. Le prince Sixte et l’empereur Charles firent de grands efforts pour sortir l’empire austro-hongrois du conflit. Ils échouèrent face au sentiment « d’austrophobie » dans certains milieux politiques français, à la mauvaise presse autrichienne à Paris, aux oppositions idéologiques classiques, etc. D’un autre côté, le Reich allemand avait besoin de son allié et vice versa. Une question demeurait: pouvait-on encore sauver la monarchie?

Le rôle du comte Czernin

Le comte Ottokar Czernin, ministre des Affaires étrangères de Charles.

Contrairement à l’empereur Charles, le comte Czernin n’avait aucune confiance dans le prince Sixte. Cependant, Czernin voulait lui aussi écarter l’Autriche-Hongrie de la guerre, dans la mesure où la monarchie n’en sortirait pas trop affaiblie. Il craignait, dans de futures négociations avec la France, l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement d’Alexandre Ribot au début 1917, ce dernier succédant à celui d’Aristide Briand. Les peurs de Czernin se fondaient sur le tempérament libéral de Ribot et son souhait de voir le démembrement de la monarchie, car Ribot ne s’imaginait pas le rôle de celle-ci après la guerre et il appuyait de plus les pressions italiennes dans leurs revendications territoriales.

Parallèlement à la médiation de Sixte, Czernin entreprit de sonder le Kaiser et son gouvernement. Tout se passait comme si Czernin n’avait pas clairement compris si les Alliés voulaient préparer une paix séparée avec l’Autriche ou s’ils voulaient entrer en pourparlers avec celle-ci en vue d’une paix d’ensemble. On remarque donc une certaine confusion dans le processus de paix et la difficulté de prise de contact entre les États. Certains reprocheront à Czernin d’avoir joué dans le dos de l’empereur Charles, mais ne voulait-il pas lui aussi sauver la monarchie? Pendant que la révolution éclatait en Russie, ce 14 mars 1917, le prince Sixte poursuivait l’œuvre entreprise en début d’année.

L’affaire du prince Sixte (suite)

Le 21 mars 1917, le prince Sixte et son frère Xavier retournèrent à Vienne afin de transmettre à l’empereur les nouvelles propositions des Alliés. Rien n’avait vraiment changé. Charles restait ouvert à la France, mais l’obstacle italien empêchait de jeter de bonnes bases aux négociations, car l’Italie était un peu trop gourmande dans ses revendications. Revenu à Paris le 30 mars, le prince Sixte se heurtait au nouveau président du conseil, le très austrophobe Alexandre Ribot. Ce dernier appuyait, on l’a vu, les revendications italiennes et commençait à être las des acharnements du prince Sixte.

Le 19 avril, à Saint-Jean-de-Maurienne, se tint une rencontre franco-italo-britannique. Il fallait trouver un point d’entente avec l’Autriche-Hongrie. On faillit réussir, mais cela aurait été sans compter sur les exigences de l’Italie. Celle-ci ne voulait pas abandonner ses acquis du traité de Londres de 1915 et adoptait la ligne dure avec l’empire austro-hongrois, tout comme Ribot. D’un autre côté, la France et la Grande-Bretagne ne pouvaient perdre un allié, au moment même où la Russie était en pleine révolution. Si l’on parvenait à une paix séparée avec l’empire austro-hongrois, l’équilibre aurait été rétabli, mais le risque était trop grand pour l’Entente. Ribot et l’Italie auraient-ils « saboté » la paix? Il reste que le discours de Ribot, prononcé le 5 juin à la tribune de la Chambre des Députés à Paris, se résume à dire que « la paix ne peut sortir de la victoire ».

La paix sabotée?

Vers juin 1917, les dirigeants français, en particulier Briand, furent informés, via des intermédiaires belges, que le représentant de la Wilhelmstrasse à Bruxelles, le baron von der Lancken, avait apporté des propositions de paix plutôt encourageantes. En effet, étant donné la détérioration des relations entre Berlin et Vienne, l’Allemagne avait probablement redouté une défection de l’empire austro-hongrois et avait édulcoré ses positions antérieures. N’étant plus président du conseil, Briand avait proposé, le 12 septembre, une rencontre avec le haut fonctionnaire allemand afin de poursuivre les discussions. Ribot avait souligné à Briand qu’il devait rédiger un mémoire pour discuter avec les alliés de la France et conclure un point d’entente pour ensuite négocier avec l’Allemagne.

Le 20 septembre, Briand remit son papier à Ribot. Celui-ci se servit de la note pour rédiger un autre texte qui était « une déformation préméditée de son mémoire ». Le texte ne pouvait être évidemment que rejeté par les autres alliés, notamment par l’Italie. Peut-on conclure cette fois à un sabotage de la paix? Les négociations avec les autres alliés auraient pu échouer, mais les chances de réussite étaient pourtant bonnes. Des millions de vies auraient pu être sauvés, peut-on penser. Après que Briand ait lu son mémoire à la Chambre, démontrant la « falsification » du texte original, les députés français huèrent Ribot, qui fut contraint de démissionner le 22 octobre. Henri Castex a écrit à ce propos : « 1917 aurait pu être l’année de la paix si Briand était resté au pouvoir ».

Pendant que les chefs d'État et diplomates négocient, les soldats austro-hongrois, eux, poursuivent le combat.

L’intermède espagnol

Au milieu de 1917, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie avaient laissé entendre qu’elles seraient prêtes à faire certaines concessions, car elles anticipaient leur défaite. Dans ce cadre, François Fejtö consacre un chapitre de son ouvrage à l’explication du rôle de l’Espagne dans les pourparlers de paix. Pourquoi l’Espagne? Ce serait en fait, via l’intermède de l’ambassadeur espagnol à Bruxelles, le moyen qu’utilisa le ministre allemand Richard von Kühlmann pour faire parvenir aux Alliés de nouvelles ouvertures de pourparlers de paix. Suite aux déboires causés par l’affaire Ribot, Külhmann invita donc le marquis de Villalobar à Berlin le 11 septembre 1917. L’avantage d’utiliser l’Espagnol Villalobar était que son pays fut toujours neutre. De plus, l’Espagne faisait bonne figure auprès des Britanniques et l’on pouvait alors espérer aboutir à une nouvelle médiation.

Or, le tout échoua pour deux raisons principales. D’abord, l’Allemagne était trop exigeante dans ses conditions de paix et Külhmann ne voulait pas que Villalobar engage le gouvernement espagnol dans la future médiation. Ce n’est que le 14 septembre que le roi d’Espagne Alphonse XIII fut informé de tout cela et qu’il demanda directement à l’ambassadeur allemand en Espagne, au grand étonnement de Külhmann, quelles étaient les conditions à la paix. L’affaire fut conclue le 25 septembre alors que Lloyd Georges, le premier ministre britannique, liait son pays à la question de l’Alsace-Lorraine. On rappela à l’Allemagne : « Is Germany ready to restore what she took in 1871 away from France?  » La réponse allemande fut la suivante: « Hors du désir français de récupérer l’Alsace-Lorraine, il n’y a aucun obstacle à la paix ».

Au-delà des politiciens, le rôle de l’état-major français

Devant la mauvaise foi et l’échec des politiciens et diplomates, l’état-major de l’armée française, par la voie de son Deuxième Bureau (le service de renseignement de l’armée), se mit à envisager le rôle qu’il pourrait avoir dans les négociations. Dans un volumineux rapport adressé au ministère de la Défense, à sa demande, le deuxième Bureau exposa les principaux moyens de conclure une paix avec l’Autriche-Hongrie et, de préférence, une paix générale. Il était question de fixer les objectifs de la France par rapport à l’empire austro-hongrois. Ce qui ressort de tout cela, c’est que, selon le Grand Quartier-Général de l’Armée, l’Autriche-Hongrie aurait besoin de profonds changements politiques internes. Il fallait restructurer le vieil empire afin de le moderniser et de faire en sorte qu’il puisse garder son rôle de catalyseur, de rassembleur en Europe centrale. En plus de ce rapport, l’état-major français avait nommé le comte Abel Armand, capitaine au Deuxième Bureau, afin de négocier avec le comte austro-hongrois Nikolaus Revertera, nommé par Charles 1er.

Du mois d’août 1917 à février 1918, les deux hommes confrontèrent leurs points de vue sur la situation en Europe et les concessions que chaque camp était prêt à réaliser. Le problème était que personne, malgré les bonnes intentions affichées, ne pouvait prendre d’engagements. Comment l’Autriche-Hongrie pouvait-elle, par exemple, promettre à la France la restitution de l’Alsace-Lorraine alors qu’elle n’était pas en mesure de parler pour l’Allemagne? Ces points sont d’autant plus sensibles que la situation militaire avantageait alors les Empires centraux. En effet, la Russie n’était plus disponible et l’Italie encaissait la pire défaite de son histoire militaire à Caporetto en octobre et novembre 1917. De plus, le « réalisme » de Czernin (ministre de l’empereur) et sa confiance dans la supériorité des Allemands avaient fait revenir Charles sur sa volonté de paix, voire même de paix séparée.

Clemenceau et l’Autriche

Le 15 novembre 1917, Georges Clemenceau reprend les commandes de l’État français. Son énergie fit de lui l’homme qui sut redresser la France à un moment critique, après les mutineries et les échecs militaires et diplomatiques des mois écoulés. Quels sont ses sentiments envers l’empire des Hasbourg? Homme de gauche, de la « seconde France » libérale et démocratique, il avait noué, avant la guerre, de nombreuses sympathies en Autriche-Hongrie. Cependant, le Clemenceau pro-autrichien d’avant-guerre fit place à un homme très austrophobe, semblable en ce point à Ribot. Pourquoi Clemenceau est-il devenu anti-autrichien? D’abord, il n’a sans doute guère apprécié l’annexion de la Bosnie-Herzégovine en 1908. Ensuite, la montée de l’agressivité de Vienne envers la Serbie et le resserrement des liens avec l’Allemagne ont contribué à radicaliser ses sentiments. Le 1er décembre 1917, il déclarait : « Je pense qu’il faut écraser, d’abord, les alliés de l’Allemagne, en réservant les opérations définitives contre le principal adversaire pour plus tard ». C’est avec cette pensée que Clemenceau s’acharna, en 1918, à la destruction de l’Autriche-Hongrie, dont il avait pourtant vanté les nombreuses qualités au début du siècle.

Georges Clemenceau consacra certaines énergies à la négociation de paix avec l'Autriche-Hongrie. La question: y croyait-il vraiment?

Autre tentative de paix : les négociations Smuts-Mensdorff

Tandis que Clemenceau redonnait à la France un souffle d’énergie, Lloyd George, devant la montée du courant pacifiste en Grande-Bretagne, reprit les pourparlers avec l’Autriche-Hongrie. Il chargea le général Smuts, ministre sud-africain de la Défense, d’aller rencontrer le comte Mensdorff, ancien ambassadeur à Londres. C’est le 18 et 19 décembre 1917, en Suisse, que les deux hommes se parlèrent. Smuts proposa que « l’Autriche devienne un empire libéral », détaché de l’Allemagne et rétablissant des relations plus directes avec les puissances de l’Entente. À cela, Mensdorff rétorqua en rappelant la thèse de Czernin que faire une paix séparée signifierait une trahison de la part de l’Autriche, une trahison si l’on tient compte de la situation militaire favorable aux Empires centraux à la fin 1917. Bien que Mensdorff restât ouvert aux propositions britanniques, il demanda à son vis-à-vis comment concilier le « principe des nationalités et les promesses données à l’Italie dans les Balkans et qui étaient un secret de Polichinelle? »

Les deux hommes se quittèrent sur ces propos. De retour à Londres, Smuts exposa un plan de paix à Lloyd George, conformément à ses récentes discussions avec Mensdorff. Le plan fut approuvé par le premier ministre, mais celui-ci ne pouvait pas le faire avaliser par ses alliés, les conditions ne satisfaisant pas tout le monde. François Fejtö conclut que les seuls points positifs de ces négociations furent un adoucissement de la position britannique face à ses buts de guerre et vis-à-vis l’Autriche-Hongrie en ce début 1918.

Les quatorze points « utopistes » du président Wilson

On serait tenté d'accoler au Président américain Wilson une étiquette d'homme idéaliste, voire utopiste. Dans les faits, le Président des États-Unis était lucide et il avait une excellente connaissance des affaires européennes.

En janvier 1918, le président américain Wilson exposait au monde les conditions de paix des États-Unis. Dans un document contenant quatorze articles, il préconisait l’autodétermination des peuples et la création d’une Société des Nations afin de servir d’arbitre lors de conflits ultérieurs. Les articles 9 et 10 du document intéressaient l’Autriche-Hongrie, car il était question de la rectification des frontières italiennes et de l’autonomie des peuples, à l’intérieur d’une éventuelle confédération danubienne. Cependant, le hic était que les conditions de Wilson ne reflétaient pas exactement la réalité sur le terrain.

Les propagandistes exilés des « nations opprimées » voulaient carrément l’indépendance politique et ils organisèrent des conférences en ce sens, notamment à Rome, le 8 avril 1918 au Congrès des Peuples opprimés d’Autriche-Hongrie. De plus, les idées avant-gardistes de Wilson étaient parfois mal vues de la part des nations en lutte depuis plus de trois ans et déterminées à aller jusqu’au bout après tant de sacrifices. Il faut également tenir compte de la situation militaire favorable aux puissances centrales au début de 1918. Une occasion de paix supplémentaire s’évanouissait et, avec elle, la chance pour l’Autriche-Hongrie de conclure une paix séparée à court terme.

La faute de Czernin : le commencement de la fin

En avril 1918, devant les succès des armées austro-allemandes sur tous les fronts, Czernin prononça un discours à la cour municipale de Vienne, dans lequel il vanta le succès de l’alliance austro-allemande. Dans son allocution, le comte insinua que Clemenceau lui avait fait une offre de négociations en vue de la paix. Au courant de la nouvelle deux jours plus tard, Clemenceau hurla de colère en affirmant que Czernin avait menti, car les initiatives de pourparlers ne cessaient de venir d’Autriche depuis 1917. Afin de mettre l’Autriche-Hongrie dans l’embarras vis-à-vis de l’Allemagne et des autres pays voulant une paix séparée avec Charles, Clemenceau rendit publique la lettre du 24 mars 1917 dans laquelle l’empereur autrichien écrivait que si l’Allemagne s’entêtait à poursuivre les hostilités, l’Autriche-Hongrie se verrait contrainte d’abandonner son alliance au profit d’une paix séparée.

L’affaire permit de couper court à toute négociation avec l’Autriche. En Autriche-Hongrie, cet incident de la lettre provoqua une grave crise. Czernin, pour ne pas perdre la face, voulut que l’empereur Charles publie un communiqué dans lequel il démentait avoir signé la lettre du 24 mars 1917. Czernin menaça même d’en référer à Berlin et ce serait la fin de la monarchie. Malade, l’empereur signa le communiqué de Czernin, devenu un pro-allemand. Depuis ce jour, on peut dire que la faute de Czernin à Vienne et l’incident Clemenceau avaient sérieusement compromis l’avenir de la monarchie. Charles n’avait presque plus de pouvoirs et le destin de son pays était maintenant « entre les mains de l’Allemagne ». Seule une victoire militaire pouvait encore sauver l’empire austro-hongrois de sa chute.

Le rôle des États-Unis

Wilson ne renonçait pas à l’espoir de détacher l’Autriche-Hongrie de l’Allemagne. Il avait créé au printemps de 1917 un comité du nom d’Inquiry « chargé de définir les principes selon lesquels les États-Unis proposeraient, après la guerre, la réorganisation de l’Europe de manière à garantir une paix durable ». Il ressort des réflexions de ce comité un refus de « balkanisation » de l’Europe, c’est-à-dire de création de divers États indépendants qui demeureraient affaiblis économiquement et qui ne pourraient servir de contre-poids à l’expansionnisme allemand. Il était plutôt question d’une fédéralisation de la monarchie austro-hongroise en six États (Autriche, Hongrie, Yougoslavie, Transylvanie, Bohême, Pologne-Ruthénie). Ayant soumis divers plans visant à réorganiser la répartition ethnique des peuples de la monarchie, les Américains comprirent vite qu’aucun de ces groupes ne serait satisfait. Les plans américains de fédéralisation ne tenaient pas compte non plus des engagements secrets des Alliés pris envers l’Italie, la Roumanie, etc.

C’est ainsi qu’à la fin 1917 le président Wilson se trouva confronté à deux politiques. Il pouvait soit détruire la monarchie par une guerre à outrance, soit faire la guerre, mais en prônant le droit d’autonomie des nations, sujettes de l’empire, à l’intérieur d’une future fédération. En optant pour la seconde politique, Wilson ne put sauver ce qui restait de la monarchie. À Versailles en 1919, Wilson était trop concentré sur son projet de Société des Nations. Il ne lui restait plus assez de forces pour tenir tête à Clemenceau ou à Lloyd George dans leurs lourdes revendications. Bien qu’à cause de son état de santé précaire il n’ait pu imposer son point de vue comme il aurait souhaité, Wilson restait bien informé des réalités européennes, contrairement à certains de ses homologues français, britanniques ou italiens de l’époque. Cela vient démentir la thèse voulant que Wilson fût un utopiste perdu dans ses idéaux de démocratie, d’autonomie des peuples, etc.

Derniers combats et dislocation de l’empire

Cette carte postale de Pâques illustre la soi-disant bonne entente entre les alliés austro-allemands. Dans les faits, en 1918, le sort de l'empire des Habsbourg était désormais lié à celui de l'Allemagne.

Après les échecs des offensives austro-allemandes, les possibilités de sauver la monarchie relevaient presque du domaine du rêve. L’ambassadeur austro-hongrois à Berne, le baron Musulin, pensait que la seule chance de l’Autriche-Hongrie était d’intensifier les pourparlers avec les États-Unis. C’était, à vrai dire, devenu inutile à partir de l’automne 1918, car la situation militaire des puissances centrales allait de mal en pis. Le 14 septembre, le nouveau ministre des Affaires étrangères successeur de Czernin, le comte Burian, essuyait un refus catégorique des Alliés (même des États-Unis) devant ses offres de pourparlers de paix. Le sort de la monarchie était-il scellé pour de bon? Sans doute que oui à ce stade-ci, car même l’empereur Charles se désavouait : « Je n’établis aucune distinction entre Strasbourg et Trieste… ». On peut en conclure alors que le destin de l’Autriche-Hongrie allait se fondre avec celui de l’Allemagne.

Toujours à la mi-septembre 1918, le front des Balkans s’écroulait devant l’avance des armées alliées. Au sein de l’empire austro-hongrois, l’anarchie grondait. Le 28 octobre, Charles forma un nouveau gouvernement et rompit l’alliance avec l’Allemagne le lendemain. Le 30 octobre, alors que la Bulgarie et la Turquie avaient capitulé, l’empereur demanda la paix selon les propositions des points de Wilson. Les événements se succédèrent ainsi jusqu’à l’armistice du 4 novembre signé à Padoue. Les armées austro-hongroises sur le front italien se rendirent ou, comme ce fut le cas des Hongrois, retournèrent dans leur patrie d’origine afin d’y maintenir l’ordre. L’empire était mort.

De nouveaux États comme la Roumanie et la Yougoslavie se partageaient les restes du défunt empire pour consolider leur autonomie. Selon bien des historiens, la mort de l’empire des Habsbourg allait déstabiliser l’Europe centrale, car l’empire avait le subtil avantage d’unifier des peuples opposés autour de la même couronne depuis des siècles.

Conclusion

« Le problème national a détruit l’Autriche-Hongrie. On dit vrai. Aussi vrai que celui qui déclare qu’un homme est mort parce qu’il a cessé de respirer », écrivait Éric Weill. L’Autriche-Hongrie est-elle morte asphyxiée par son incapacité à résoudre les problèmes de ses peuples? On prétend, souvent à première vue, que ce fut le cas. Ne pourrait-on pas plutôt imputer la faute aux Alliés, aidés de propagandistes exilés? En rédigeant cet article, l’objectif n’était pas d’apporter une réponse au pourquoi du démembrement de la monarchie. Le but était simplement d’exposer au lecteur, via les diverses médiations et pourparlers, les deux principales thèses expliquant la mort de l’empire des Habsbourg.

S’il faut porter un avis sur la question, nous dirions que les deux thèses (les forces internes et externes), réunies, peuvent apporter des éléments pertinents à la mort de l’empire. Si ce dernier avait survécu, aurait-il eu le même poids en Europe qu’avant la guerre? Aurait-il pu empêcher, dans un système fédératif et non plus dualiste, l’absorption de ses États autonomes par le Reich d’Hitler? Aurait-il pu, en forçant un peu, servir de modèle fédératif à une entité comme la future Communauté économique européenne devenue l’Union européenne?

Cet article a été rédigé en fonction des analyses de François Fejto dans son livre Requiem pour un empire défunt. Histoire de la destruction de l’Autriche-Hongrie, paru dans la collection « Points-Histoire », n° 173, Paris, Éditions du Seuil, 1993, 464 pages.