Passchendaele: la tentative australienne

Le secteur d’Ypres en Belgique fut l’un des plus actifs au cours de la guerre de 1914-1918. On s’y était battu à la fin de 1914, au printemps de 1915, puis le commandement britannique remettait cela à l’été de 1917.
La Troisième bataille d’Ypres s’amorça le 31 juillet avec un premier assaut britannique couronné de succès sur la crête de Pilkem, quelque peu au nord-est d’Ypres (voir la carte). Cependant, dès ce moment, les combats s’enlisèrent et des gains minimes de terrain se traduisirent par des pertes énormes.
L’une des particularités du champ de bataille d’Ypres, surtout la portion à l’est et au nord-est de la région, est que le terrain se situe à peu près à égalité avec le niveau de la mer et qu’il est plat. Dans un contexte où les bombardements massifs et continus depuis 1914 avaient pulvérisé le terrain en l’affaiblissant à plusieurs endroits, celui-ci s’était trouvé rapidement inondé dès que des averses se pointaient à l’horizon. La pluie se mit à tomber massivement à partir du mois d’octobre 1917 et se poursuivit pendant à peu près tout le mois suivant.
Cependant, le maréchal Haig était déterminé à percer le front d’Ypres. Il souhaitait entre autres capturer les bases navales allemandes en Belgique d’où partait une partie de la flotte sous-marine. En plus, Haig voulait s’emparer du réseau ferroviaire derrière le front allemand, un pivot des communications de l’ennemi dans la portion nord du front Ouest.
La carte jointe à ce texte illustre la lenteur de la progression des forces alliées durant la Troisième bataille d’Ypres, de juillet à novembre 1917. Par exemple, le 4 octobre, le 1er Corps d’armée australien avait capturé le village de Broodseinde sur une légère élévation à 6 kilomètres à l’est d’Ypres. Broodseinde se situait non loin de Passchendaele et le maréchal Haig était déterminé à capturer cette dernière position, car sa légère élévation dominait la région et le terrain y était beaucoup plus sec, permettant ainsi la manœuvre et de meilleures conditions pour les combattants.
Ce fut le 2e Corps australien qui reçut la tâche initiale de prendre Passchendaele. L’assaut débuta le 12 octobre, mais il se buta rapidement sur un formidable réseau de fils de fer barbelés qui n’avait pas été détecté au préalable et qui était par conséquent intact. Par surcroit, une pluie torrentielle s’abattit sur le champ de bataille, rendant encore plus difficile la situation pour les Australiens qui étaient bloqués à environ 2,500 mètres de Passchendaele.
Au tour des Canadiens
Alors que les Australiens s’apprêtaient à attaquer Passchendaele le 12 octobre, le maréchal Haig ordonna trois jours plus tôt au Corps canadien qui se trouvait dans la région de Lens en France d’être rapidement transféré au nord, à Ypres en Belgique.
En effet, Sir Arthur Currie reçut une missive indiquant que son Corps devait s’emparer de Passchendaele le plus tôt possible. Par conséquent, nombre de ressources ferroviaires furent mises à la disposition du Corps pour assurer son évacuation rapide de la France vers la Belgique. Dès le 18, le Corps se trouvait en ligne, relevant ainsi le 2e Corps australien. Ironiquement, le front occupé par le Corps canadien ressemblait étrangement à la même ligne occupée par les Canadiens à Ypres deux ans plus tôt, alors qu’ils combattaient aux côtés des forces françaises.
Currie n’était pas du tout chaud à l’idée de prendre d’assaut Passchendaele, une mission qu’il croyait quasiment impossible à réaliser avec un minimum de pertes. Currie avait d’ailleurs protesté non seulement auprès du commandement britannique, mais aussi auprès du Premier ministre canadien Borden. Le général prévoyait que cet assaut engendrait des pertes tournant autour de 15,000 ou 16,000 hommes. Le maréchal Haig avait le dernier mot, il fallait attaquer.

Devant les difficultés liées au terrain et aux conditions météorologiques, le plan de Currie prévoyait un assaut en plusieurs phases parsemées de pauses afin de permettre la consolidation. L’assaut débuta le 26 octobre 1917 à 5h40, par une première vague composée de troupes des 3e et 4e Divisions. Les Canadiens avancèrent sous une pluie constante, dans une mer de boue avec pour objectif de s’établir à l’ouest sur une ligne située à 1,200 mètres de l’objectif final.
Les avant-postes allemands étaient constitués de douzaines d’abris bétonnés en surface qui fournissaient la protection requise aux mitrailleuses contre la majorité des projectiles ennemis, sauf un tir direct de l’artillerie. Pendant les trois prochains jours, les Canadiens se battirent désespérément pour atteindre le premier objectif (et aussi pour ne pas se noyer). Par contre, la résistance allemande et les conditions météorologiques désastreuses les empêchèrent d’atteindre cet objectif. Seule bonne nouvelle, cette timide poussée vers l’est avait au moins amené les Canadiens sur un sol plus élevé, sec et stable. Après une pause nécessaire pour permettre aux ingénieurs de poser des passerelles en bois sur le sol pour faciliter les déplacements, et pour amener le ravitaillement, l’assaut fut reconduit le 30 octobre.

L’assaut du 30 octobre avait été précédé d’un tir d’artillerie de quelque 420 canons et mortiers lourds, les hommes des 3e et 4e Divisions parvinrent une fois de plus à déplacer le front de 1,000 mètres vers l’est, tout près de Passchendaele. C’est à ce moment que Currie ordonna au Corps une pause d’une semaine, le temps de consolider et laisser les 1ère et 2e Divisions relever les 3e et 4e décimées.
L’assaut mené par les 1ère et 2e Divisions débuta le 6 novembre à 6h, suivant de très près un efficace barrage roulant d’artillerie. Ce fut le 27e bataillon (6e Brigade, 2e Division) qui eut l’honneur d’entrer le premier dans ce qui restait de Passchendaele. La phase finale de la bataille de Passchendaele avait été amorcée le 10 novembre dans le but de consolider le terrain à l’est de l’objectif. Il fallait occuper toute la surface de ce plateau qui donnait une vue stratégique indéniable dans ce paysage presque entièrement plat.

Passchendaele: la tempête politique
Passchendaele marqua amèrement la mémoire des soldats canadiens de l’époque, plus encore que n’importe quelle autre bataille. Surnommé « Passch », le secteur, au moment de la bataille, constituait probablement les pires conditions dans lesquelles eurent à combattre les Canadiens au cours de la guerre de 1914-1918.
Par ailleurs, la victoire canadienne avait néanmoins créé une tempête sur la scène politique. Déjà peu enthousiaste à l’idée de l’offensive, le Premier ministre Borden avait fait part de ses craintes à son homologue britannique Lloyd George. Ce dernier n’était pas non plus favorable à l’offensive, car il était évident qu’on s’en allait au massacre. Malgré tout, l’influence du maréchal Haig pesa plus lourd dans la balance et l’assaut fut maintenu. Le Premier ministre Borden avait acquiescé, mais il avait clairement averti les Britanniques que si un autre épisode du style de celui de Passchendaele se reproduisait, il n’était pas garanti que le Canada poursuive son engagement dans le conflit. En clair, Borden souhaitait pour le Canada une plus grande participation dans les décisions du cabinet de guerre impérial.
Un peu comme à Vimy et à la cote 70 plus tôt dans l’année, Passchendaele représentait un fait d’armes extraordinaire pour le Corps canadien, compte tenu des conditions précédemment décrites. Entre le 18 octobre et le 14 novembre 1917, le Corps canadien avait perdu environ 16,000 hommes dont 4,000 tués, comme l’avait prédit Currie. Neuf Croix de Victoria avaient été remportées. Le 14 novembre marquait la fin du bref, mais sanglant séjour du Corps dans le secteur de Passchendaele.
La prochaine destination? Le secteur de Lens-Vimy, à l’endroit même où se trouvait le Corps quelques semaines auparavant. Cependant, les troupes avaient besoin de souffler et une réorganisation s’avéra nécessaire aux plans opérationnel et administratif.
La réorganisation du Corps canadien (novembre 1917 – mars 1918)
Le secteur de Lens-Vimy était donc un endroit familier aux soldats canadiens. En y revenant, ils contemplèrent le paysage de leurs batailles de 1917. Cette année qui n’avait pas été de tout repos s’achevait et les troupes bénéficièrent d’un répit mérité. En fait, de novembre 1917 à août 1918, le Corps canadien sera bien entendu au front, mais ne livrera pas d’engagements offensifs majeurs.
Le problème criant des forces alliées sur le front Ouest au début de 1918 était la question des effectifs. Les Britanniques avaient décidé de réduire, par exemple, de 12 à 9 le nombre de bataillons d’infanterie dans leurs divisions, de manière à maintenir en ligne le même nombre tout en augmentant leur puissance de feu.

L’état-major canadien, à commencer par Currie, fit l’objet de fortes pressions pour réorganiser ses divisions d’infanterie sur le modèle britannique, sous le prétexte d’être plus efficace au plan opérationnel. Les Britanniques avançaient également qu’en coupant un bataillon par brigade canadienne, on pourrait créer un surplus de douze bataillons. Si l’on ajoutait à ces douze bataillons canadiens six autres bataillons britanniques, on pourrait ainsi créer deux nouvelles divisions canado-britanniques. Pour sa part, le nouveau ministre canadien des Forces d’outre-mer, Sir Edward Kemp, était en faveur de l’idée et sollicita l’appui du Premier ministre Borden en ce sens.
Par contre, la plus forte opposition au projet est venue du lieutenant-général Currie, qui soutenait que l’application de cette mesure affaiblirait tant l’efficacité opérationnelle que le moral du Corps canadien. Currie prétendait que la réorganisation proposée par les Britanniques forcerait la création de six états-majors de brigade, deux états-majors divisionnaires, un état-major de Corps d’armée et possiblement un état-major d’armée supplémentaire. Où allait-on dénicher le surplus nécessaire d’officiers compétents dans l’accomplissement de tâches d’état-major?
À la place, Currie proposa d’augmenter de 100 le nombre de soldats par bataillon canadien, ce qui signifie l’augmentation nette de 1,200 fantassins par division, et ce, sans compromettre la structure administrative. En plus, Currie voulait que soit augmentée la puissance de feu de chaque division avec davantage de mitrailleuses, de mortiers et ainsi de suite.
Étonnement, Currie eut plus de difficulté à convaincre le ministre Kemp que le maréchal Haig. Celui-ci croyait que le modèle proposé pour la réorganisation des forces britanniques n’était pas envisageable, ni même nécessaire pour le Corps canadien. De plus, une 5e Division d’infanterie canadienne était en formation en Angleterre. On avait fini par la dissoudre et les renforts ainsi disponibles allaient renforcer les quatre divisions déjà au front. Sur papier, une division canadienne comprenait en 1918 21,000 hommes, en comparaison de 16,000 pour son équivalent britannique.
La crise des effectifs était temporairement réglée en ce début de 1918, juste à temps pour faire face aux nouvelles épreuves à l’horizon.
