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Histoire de l’artillerie: Seconde partie

1914-1918: une guerre d’artillerie

Toutes les avancées technologiques en matière d’artillerie au tournant du XXe siècle seront testées quelques années plus tard lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. Cette guerre en fut une d’artillerie, même si les armées européennes étaient mal équipées dans ce domaine au début des hostilités. À mesure que la guerre progressa, l’impasse tactique et opérationnelle força les belligérants à s’enterrer dans des tranchées, notamment parce que la technologie de la puissance de feu, tant dans l’infanterie que dans l’artillerie, fut temporairement beaucoup plus développée que les technologies associées à la mobilité et à la manœuvre. Parmi les exemples les plus spectaculaires d’avancées technologies, notons l’immense obusier allemand de 420mm communément appelé la Grosse Bertha, qui démolit sans trop de difficultés les forteresses belges pendant l’invasion de 1914. On peut penser aussi à cet autre immense canon allemand de 210mm, le Canon de Paris, qui pouvait bombarder la capitale française en 1918 d’une distance de 120 kilomètres.

Un obusier allemand de la firme Krupp de calibre 420mm vulgairement nommé la "Grosse Bertha". C'est avec ce type d'artillerie que les Allemands parvinrent à détruire le système de fortifications belges lors de l'invasion de 1914.

En fait, du début de la guerre jusqu’à l’été de 1917 au moins, toutes les armées de l’époque tentèrent d’obtenir la destruction complète de l’ennemi grâce à l’artillerie. Il va sans dire que cela ne fonctionna jamais. À titre d’exemple, on observe qu’en dépit d’une préparation d’artillerie ininterrompue d’une semaine, où un million d’obus furent tirés, l’infanterie britannique sur la Somme encaissa des pertes de 60,000 hommes pour la seule journée du 1er juillet 1916. À cette époque, cependant, les experts artilleurs commencèrent à raisonner autrement, dans la mesure où l’artillerie devrait plutôt être utilisée à des fins de neutralisation, au lieu de destruction de l’ennemi. L’idée était de contraindre l’ennemi à garder la tête baissée suffisamment longtemps afin que l’infanterie amie puisse atteindre son objectif.

Dans les faits, cette approche en apparence « nouvelle » ne l’était pas, puisqu’elle consistait à revenir au vieux principe de coordination du tir et de la manœuvre. Néanmoins, certains officiers se firent les promoteurs de la neutralisation. Parmi eux, le colonel allemand Georg Bruchmüller, dont l’influence se fait encore sentir de nos jours en ce qui concerne les principes de l’appui-feu au niveau tactique. Plutôt que d’effectuer des tirs de préparation qui pouvaient durer des semaines, le colonel Bruchmüller suggéra que l’attention de l’artillerie allemande soit concentrée sur la neutralisation au lieu de la destruction, ce qui permettrait d’atteindre de meilleurs résultats, et ce, en l’espace de quelques heures.

Le colonel Georg Bruchmüller, dont l'influence sur le développement des tactiques d'artillerie se fait encore sentir de nos jours.

Dans ce contexte, on peut affirmer que la Première Guerre mondiale fut une époque de développements technologiques considérables pour l’artillerie, car de nombreuses techniques et tactiques mises au point alors sont toujours utilisées. Par exemple, l’un des officiers sous les ordres de Bruchmüller, le capitaine Erich Pulkowski, développa une méthode mathématique visant à neutraliser l’influence des conditions météorologiques sur le tir. À la fin de la guerre, la complexité de la science entourant les méthodes de tir avait fait en sorte que toutes les armées d’alors comprenaient dans leurs rangs des détachements d’artilleurs entraînés à ajuster le tir selon le son et la lumière de l’obus. Ces techniques existent toujours au XXIe siècle, à la différence qu’elles sont désormais informatisées.

En ce qui a trait aux obus utilisés pendant la guerre de 1914-1918, disons qu’en premier lieu, le shrapnel était la munition de prédilection en 1914. Par contre, quatre ans plus tard, le shrapnel avait à peu de chose près disparu parce que, bien qu’étant efficace contre des troupes en terrain ouvert, il était terriblement mauvais contre des soldats bien enterrés. Ce furent les obus explosifs qui prirent le relais du shrapnel, du moins pour détruire les tranchées et les barbelés, quoique la taille des morceaux fragmentés lors de l’explosion était trop grosse, ce qui le rendit plus ou moins efficace pour éliminer simultanément une certaine quantité de soldats ennemis. Cela étant, la technologie s’améliora à son tour, si bien qu’à la fin des hostilités, les obus étaient plus dangereux que jamais. En effet, la composition chimique de la charge explosive et la composition métallurgique du boîtier avaient été perfectionnées au point que l’effet de fragmentation de l’obus explosif était égal, voire meilleur que le shrapnel. De plus, l’introduction d’amorces mécaniques à cadran permit de mieux calculer le moment de l’explosion en plein vol, surtout pour le shrapnel. Enfin, notons que la guerre de 1914-1918 vit l’utilisation d’autres types d’obus, tel l’obus à gaz, à fumée et à illumination du style flashbang.

La Première Guerre mondiale vit également l’apparition de deux nouvelles formes d’artillerie, celle antiaérienne et celle antichar. L’artillerie antichar fut restreinte en 1914-1918, surtout en comparaison d’autres conflits comme la guerre de Corée, tout comme son emploi releva rapidement de l’infanterie. En effet, l’infanterie fut dotée d’armes sans recul comme le bazooka (ou le Panzerfaust allemand) lors de la Seconde Guerre mondiale. Spécifions aussi qu’au tournant du XXIe siècle, l’hélicoptère reprit à l’infanterie le gros de la tâche d’éliminer les chars ennemis. Quant à l’artillerie antiaérienne, sa fonction était originellement assumée par le personnel de l’artillerie côtière, étant donné leurs compétences pour engager des cibles mouvantes. Il est clair cependant que le développement de l’avion et du missile rendit l’artillerie côtière obsolète vers la fin de la guerre de 1939-1945, si bien que la plupart des unités d’artillerie antiaérienne sont armées elles aussi de missiles, tendant ainsi à délaisser le canon.

En plus d'une production massive de canons et d'une consommation effarante de munitions, la Première Guerre mondiale démontre, comme n'importe quelle autre conflit passé et présent, que l'opération d'une pièce relève d'abord et avant tout d'un travail d'équipe.

Les années qui précédèrent le début de la Première Guerre mondiale virent les armées du monde se départir majoritairement de leurs arsenaux de mortiers. Par contre, l’apparition de complexes systèmes de tranchées marqua en quelque sorte une période de renaissance de cette arme. Vers 1916, on peut dire que toutes les armées disposaient d’unités de mortiers de tranchées spécialisées, des formations équipées de ces armes aux mécanismes plus sophistiqués. Par exemple, les Britanniques introduisirent le mortier Stokes, qui consista simplement en un tube creux alimenté par la bouche avec un percuteur fixé à la base. La simple gravité entraînait l’obus vers le bas, frappait le percuteur, amorçant ainsi la charge qui repartait dans les airs. En fait, tous les mortiers modernes sont des descendants directs du Stokes et sont affectés comme arme d’infanterie depuis la guerre de 1914-1918.

La Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide: les innovations et la contrainte atomique

À quelques exceptions près, la période de l’entre-deux-guerres connut peu de développements majeurs en matière d’artillerie. On peut néanmoins préciser qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les Américains innovèrent au plan tactique en introduisant un « Centre de direction du tir » (CDT). Le CDT rendit la concentration du tir des canons plus commode, car il était possible de faire tirer plusieurs batteries sur un objectif précis, plutôt que d’avoir à déplacer physiquement les pièces pour atteindre le même résultat. En soi, le concept n’était pas nouveau, ni révolutionnaire. Les belligérants de la Première Guerre mondiale cherchaient aussi à concentrer le tir sans avoir à déplacer leurs canons. Pour ce faire, ils envoyèrent dans les airs des observateurs d’artillerie, d’abord installés dans des ballons puis des avions, mais les difficultés de communications avec les batteries au sol limitèrent leur efficacité. Ce fut la radio qui résolut le problème au moment où éclata la guerre mondiale suivante, donnant ainsi à l’avion un rôle de plate-forme d’observation, c’est-à-dire les yeux nécessaires à l’artillerie.

Parmi les premières pièces d'artillerie autotractées figure le Birch Gun de l'armée britannique.

Par ailleurs, la guerre de 1914-1918 sonna le glas des unités d’artillerie à cheval si efficaces au temps de Frédéric de Prusse, même si les nations continuèrent de fabriquer des canons tractés par des chevaux au lendemain des hostilités. Cette guerre vit les belligérants expérimenter des modèles de canons autotractés, qui furent souvent des pièces montées sur des châssis de chars. Sitôt la guerre terminée, les Britanniques mirent en service le Birch Gun, que l’on peut considérer comme la première véritable pièce autotractée. Vers 1945, à peu près toutes les armées du monde disposaient de canons autotractés, ce qui confirmait aussi que la Seconde Guerre mondiale avait été la dernière à voir le recours à l’artillerie de siège et de garnison. Cette dernière avait connu une brève, mais non concluante « heure de gloire » dans les tourelles de la Ligne Maginot en France.

Aussi, le Traité de Versailles qui mit fin à la Première Guerre mondiale posa de sérieuses contraintes à l’armée allemande en matière de dotation d’artillerie. En effet, le document limitait à 240 le nombre de pièces, dont aucune ne pouvait avoir un calibre supérieur à 105mm. Dépourvue d’artillerie lourde, l’armée allemande de l’entre-deux-guerres dut adopter ses tactiques en conséquence, dont l’élément le plus notable fut l’étude consacrée au principe de combinaison offensive du char et de l’avion en piqué. Cette formule s’avéra un succès en Pologne (1939) et en France (1940), mais elle échoua misérablement contre la Russie (1941), lorsque la Luftwaffe ne put concentrer ses ressources sur des objectifs précis et limités, tant l’espace soviétique est immense.

Polyvalent et d'une redoutable puissance de feu, le canon allemand de 88mm figurait parmi les objectifs prioritaires à neutraliser lors de n'importe quelle bataille de la Seconde Guerre mondiale.

Tout au long de la Seconde Guerre mondiale, l’armée allemande souffrit constamment de la faiblesse de son artillerie. On remarque que, plusieurs années après la prise du pouvoir par Hitler, l’artillerie de la Wehrmacht plafonnait à 240 canons (comparativement aux 60,000 pièces soviétiques en 1941), sans oublier que pendant le conflit, la plupart de ceux-ci étaient tirés par des chevaux jusqu’à la fin. Les Allemands mirent en service une variété de canons d’excellentes qualités, en particulier le redoutable 88mm. Originellement conçu comme une arme antiaérienne, sa haute vélocité et l’angle de son canon en firent une pièce antichar efficace, surtout lorsqu’elle était armée d’un projectile approprié. D’ailleurs, il existe un certain débat à savoir qui eut l’idée, dans l’armée allemande, d’utiliser le canon de 88mm comme arme antichar. Au-delà du mythe, notons que dès 1933, la doctrine tactique disait clairement que les canons antiaériens pourraient avoir un rôle antichar au besoin. D’autres canons utilisés pendant la Seconde Guerre mondiale s’avérèrent aussi de véritables chefs-d’œuvre mécaniques. On pense entre autres au canon britannique de 25 livres ou à la pièce américaine de 105mm. Cette dernière figure parmi les modèles les plus reproduits de l’Histoire, et elle vit du service tant en Corée qu’au Vietnam, sans oublier qu’elle fait partie de l’arsenal de nombreuses armées du monde actuellement.

Dans un autre ordre d’idées, mentionnons que les Américains furent les premiers à introduire des obus à têtes nucléaires. À cet égard, ils conçurent un canon de 280mm surnommé Atomic Annie qui tira un premier obus nucléaire lors d’essais au Nevada en 1953. Vers le milieu des années 1960, un canon américain de 155mm parvint à tirer un arsenal qui comprenait à la fois des obus conventionnels et nucléaires, comme les Soviétiques purent à leur tour mettre en service des canons aux propriétés similaires. À la fin de la Guerre froide, le président américain George Bush (père) ordonna le retrait des arsenaux de son pays de tous les obus d’artillerie aux têtes chimiques et nucléaires.

Le canon américain de 280mm surnommé "Atomic Annie", lors d'un exercice de tir avec un obus à tête atomique au Nevada en 1953.

Durant la Guerre du Vietnam, ce fut l’hélicoptère qui révolutionna les tactiques d’artillerie, comme ce fut le cas pour celles de l’infanterie. Avec leurs capacités de vol stationnaire, les hélicoptères constituèrent une plate-forme d’observation idéale, comme ils furent employés afin de transporter des pièces légères comme l’obusier de 105mm et ses munitions dans des endroits difficilement accessibles. Toujours au Vietnam, les hélicoptères donnèrent un nouveau visage à l’artillerie, puisqu’ils disposaient de lances-roquettes et de lances-grenades automatiques qui peuvent entrer dans la catégorie de l’artillerie aérienne.

Parmi les dernières particularités que l’on observe dans cette petite histoire de l’artillerie, on note celle de l’introduction de la donne informatique. Ce fut dans les années 1950 qu’un premier ordinateur parvint à remplacer les calculs exécutés par une demi-douzaine de soldats dans leur centre de tir. Cependant, ces premiers systèmes, comme celui des Américains nommé Field Artillery Digital Automatic Computer (FADAC), étaient lents et encombrants, d’autant qu’ils étaient sujets à des pannes fréquentes. Ces systèmes étaient si peu performants par moment, qu’une équipe d’artilleurs expérimentés utilisant des calculs mathématiques manuels pouvait tirer plus d’obus sur les bonnes cibles et en moins de temps. Évidemment, comme dans toute chose, la technologie s’améliora.

Vers la fin du XXe siècle, les systèmes directionnels informatiques devinrent la norme, rendant de plus en plus rares les artilleurs de la « vieille école » qui furent encore capables de calculer les coordonnées de tir en suivant les méthodes mathématiques traditionnelles. La période qui suivit la Guerre du Vietnam vit également l’introduction de toute une gamme d’obus sophistiqués et conçus pour neutraliser des cibles spécifiques. Dans ce lot figurent des obus guidés au laser ou par la chaleur, des projectiles antichars, de brouillage de radars, de dispersion de mines et ainsi de suite.

Un exemple d'un ordinateur censé remplacer l'Homme dans les calculs des coordonnées du tir d'artillerie, le "Field Artillery Digital Automatic Computer" (FADAC). Loin d'être un succès à ses premiers pas, le FADAC amorçait néanmoins une ère nouvelle, celle de l'informatisation de l'artillerie.

Conclusion: la fin de l’artillerie?

Probablement séduits par cette demi-vérité voulant que l’aviation soit supérieure en tous points à l’artillerie, certains experts militaires à l’aube du XXIe siècle seraient tentés de remettre en question l’utilité et l’efficacité de l’artillerie sur les champs de bataille du futur. Au contraire, bien que l’aviation fasse l’objet d’innovations technologiques constantes, il y a bien des tâches dont elle ne peut s’acquitter. Par exemple, les avions demeurent tributaires des conditions météorologiques, comme ils sont vulnérables face aux batteries antiaériennes, de même qu’aux contre-mesures électroniques. De plus, une fois que l’avion a épuisé ses munitions, ou qu’il doit faire le plein, il doit quitter la zone d’opération.

D’ailleurs, comme nous l’avons nous-mêmes observé en Afghanistan, le maintien d’une couverture aérienne constante demande énormément de ressources et d’autorisations, et ce, même pour certaines puissances militaires comme les États-Unis. De plus, il est beaucoup plus difficile pour un appareil de changer sa munition avant d’engager une cible, d’autant que la quantité de projectiles qu’il peut emporter limite forcément la variété de ceux-ci. Enfin, on remarque qu’en dépit de l’extrême précision de ses bombes téléguidées, un avion coure toujours le risque de lâcher sa cargaison près des troupes amies, comme on l’a vu lorsque quatre soldats canadiens de la force internationale furent tués au début de 2002 sur ce même front afghan.

Dans un contexte où les forces alliées en Afghanistan se trouvent dans des avant-postes isolés soumis aux attaques fréquentes de l'ennemi, la présence de l'artillerie s'avère cruciale. Elle sert notamment à interdire l'approche de l'ennemi dans un certain rayon autour du poste, comme à appuyer des offensives lorsque l'aviation ne peut fournir un appui-feu immédiat. Le recours à l'artillerie n'est nullement une mesure palliative. Au contraire, l'artillerie figure au coeur de l'ordre de bataille du haut commandement de la force internationale.

Plus encore, nous avons noté un autre élément en Afghanistan qui ne nous permet pas de conclure à la mort éventuelle de l’artillerie. En effet, considérant que les meilleurs canons d’aujourd’hui peuvent tirer un projectile entre 30,000 et 35,000 mètres, l’artillerie demeure une arme très précise, flexible et amplement capable d’appuyer l’infanterie amie qui attaque ou qui doit se défendre dans un poste entouré de forces ennemies. En partant du principe que les calculs de tir sont justes, l’artillerie n’est, à peu de chose près, aucunement dépendante de la température. Lorsque l’obus est dans les airs, aucun système de défense antiaérienne ou de contre-mesures électroniques ne peut l’empêcher d’atteindre sa cible. Tant et aussi longtemps qu’elle est bien approvisionnée avec les bons types de munitions, une batterie d’artillerie peut tirer pendant des heures. Cela se vit sur les champs de bataille de la guerre de 1914-1918 comme sur ceux de l’Afghanistan depuis 2001.

En somme, et malgré de nombreuses prédictions hâtives et prématurées qui circulèrent dans les rangs militaires depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’artillerie a sa place sur les champs de bataille. Elle constitue une source primordiale capable de fournir une puissance de feu lorsque le besoin se fait sentir, et c’est ce qui explique pourquoi les gouvernements continueront d’entretenir ce type d’unité pour les années à venir.

Histoire de l’artillerie: Première partie

Introduction

Illustration de Jean Leffel montrant des artilleurs de l'Armée Continentale lors de la Guerre d'indépendance des États-Unis (XVIIIe siècle).

L’artillerie est la branche des forces armées qui regroupe les canons ainsi que le personnel requis pour les manier. Sur les champs de bataille, l’artillerie est ce qu’on appelle dans le jargon militaire une source de « puissance de feu » capable de délivrer un coup décisif et destructeur en un espace et en un temps donnés. Vue sous cet angle, l’artillerie occupa cette fonction du XVIIe au XIXe siècle inclusivement. Par la suite, dans le contexte de la Première Guerre mondiale, les avions et les chars devinrent à leur tour des sources de puissance de feu, bien qu’ils ne remplacèrent pas l’artillerie. En fait, la guerre de 1914-1918 vit la première coopération à grande échelle d’une variété de sources de puissance de feu pouvant s’appuyer mutuellement.

Cela dit, une pièce d’artillerie (un canon) est une arme a priori offensive maniée par un certain nombre de soldats que sont les artilleurs. Généralement, cette arme utilise la pression du gaz créée par la combustion d’une charge propulsive afin d’éjecter le projectile en question. De ce principe, on distingue normalement trois catégories de pièces d’artillerie, des catégories qui sont découpées selon les mécanismes de construction et les performances balistiques. Bien que chaque type de pièces d’artillerie soit généralement appelé canon, il y a quand même une importante distinction technique à établir entre ce qu’est un canon et ce qu’est un obusier. Les canons tirent un projectile à une vélocité relativement élevée et qui suit une trajectoire en ligne droite. Quant aux obusiers, ceux-ci tirent un projectile à une vélocité plus faible et qui suit une trajectoire arquée. Cela explique que, généralement, les canons ont une portée plus élevée que les obusiers, mais ces derniers sont plus versatiles et leurs tirs sont plus précis. Le canon tire généralement d’un angle d’élévation assez bas, avec le tube pointé à moins de 45 degrés de la surface plane du sol. Pour sa part, l’obusier est capable de pointer son tube d’un angle fort ou faible, ce qui en fait une arme idéale pour atteindre une cible située sur un terrain accidenté.

En ce qui a trait aux pièces d’artillerie modernes et contemporaines, celles-ci sont dotées de mécanismes de contrôle du tir qui les rendent capables d’effectuer des tirs directs et indirects. Lors d’un tir direct, l’équipage d’un canon parvient à voir la cible et pointer directement son tube dans sa direction. Pendant un tir indirect, l’équipage du canon, qui ne parvient pas à voir la cible, applique certains calculs d’azimut et d’élévation selon un point de référence préétabli. Cette méthode de tir indirect fut perfectionnée à la fin du XIXe siècle et elle requiert qu’un observateur soit posté plus à l’avant du front, ou que le tir soit dirigé à partir d’un point central de coordination. Bien entendu, le tir direct ne requiert ni l’un, ni l’autre.

De gauche à droite: un canon, un obusier et un mortier. (Armée britannique, guerre de 1914-1918.)

Dans cet ordre d’idées, nous avons mentionné les deux premiers types d’artillerie, mais n’oublions pas le troisième qui est le mortier. Celui-ci tire un projectile relativement petit en comparaison de ceux projetés par les canons et les obusiers. La première particularité du tir du mortier est que le projectile voyage à un angle très élevé (presque 90 degrés à partir du sol) et sur une courte distance (souvent moins de 1,000 mètres). Étant donné que le mortier fait feu à un angle élevé, son tir est indirect par définition et la pièce ne requiert pas de mécanisme sophistiqué pour absorber le recul, puisque toute la force du tir est poussée vers le sol. En conséquence, le mortier est une arme légère, facilement transportable et capable de tirer à partir d’endroits restreints. Cela en fait une arme idéale pour fournir un tir de support immédiat à l’infanterie. Originellement, le mortier était utilisé comme une arme de siège, mais les combats de la guerre de 1914-1918 en ont fait une arme intégrée à l’arsenal de l’infanterie de la plupart des armées. Néanmoins, le mortier demeure une pièce d’artillerie, que ce soit au niveau de son mécanisme, sa balistique et son système de contrôle du tir.

Les premiers pas de l’artillerie (XIIIe – XVIe siècles)

D’une certaine manière, l’artillerie moderne est une descendante directe des engins de guerre utilisés pendant l’Antiquité et le Moyen-Âge. Deux de ces engins de guerre datant de l’époque antique ressemblent étrangement à deux types de pièces d’artillerie moderne. À l’instar du canon, la baliste (qui est une sorte d’arbalète géante) projette son missile suivant une trajectoire en ligne droite. Comme avec l’obusier, la catapulte (et plus tard le trébuchet) lance son missile selon une trajectoire plus lente et arquée. Dans ce contexte, la principale distinction entre les engins de guerre tirant des projectiles et la véritable artillerie, telle qu’on la connait aujourd’hui, réside dans le mode de propulsion, qui est mécanique dans le premier cas et explosif dans le second.

De gauche à droite: une baliste, une catapulte et un trébuchet.

Le canon fut introduit à une époque qui coïncida grossièrement avec l’invention de la poudre, apparemment décrite une première fois en Occident par Roger Bacon en 1242. Quelque temps après, on en vint à l’idée que la puissance explosive de la poudre pourrait servir à lancer un projectile à travers un tube. À cet égard, les spécialistes du sujet connaissent cette fameuse illustration publiée en 1325 dans le document intitulé De Officiis Regnum (Des Devoirs du Roi), où l’on voit clairement un soldat se servant d’un canon primitif.

Représentation de l'utilisation d'un canon primitif au XIVe siècle.

Cela étant, les premiers canons étaient montés sur des plates-formes fixes tirées par des animaux de trait d’un endroit à l’autre. De plus, ces engins primitifs étaient peu malléables et relativement immobiles, ce qui explique en partie pourquoi, au cours des 200 premières années de son utilisation, l’artillerie occupa seulement un rôle périphérique à la guerre. Plus encore, les projectiles des premiers canons n’étaient pas puissants, notamment parce que la poudre n’était pas manufacturée selon des normes et des standards précis. La piètre qualité de la poudre signifia aussi que l’on préféra utiliser de plus petits projectiles en pierres, plutôt que des projectiles plus lourds en fer.

Par ailleurs, les premiers canons furent fondus à partir du bronze ou construits avec des bandes en fer forgé liées entre elles par des cerceaux de fer, un peu à l’image de la fabrication des barils. Au cours des cinq premiers siècles de leur utilisation, les manufacturiers préférèrent largement le bronze ou le laiton pour fabriquer les tubes des canons et non pas le fer, car cette matière était plus difficile à forger et trop sujette à des imperfections, dont celle de se désintégrer lors du tir. Le fer était également plus lourd, ce qui n’aidait en rien au problème de mobilité déjà évoqué. Ce ne fut que dans la seconde moitié du XIXe siècle que les manufacturiers parvinrent à perfectionner les techniques de coulage du fer, quelques années à peine avant que l’acier devienne le matériau privilégié.

Un canon espagnol de type "caterara" datant du XVe siècle.

L’immobilité et la faiblesse relative des premiers modèles de canons signifiaient qu’ils ne posaient pas, du moins à leurs débuts, de menaces sérieuses contre les châteaux et autres types de fortifications. Il fallut donc améliorer ces engins et c’est ce que l’on fit, d’une part, vers la fin du XIVe siècle lorsqu’on ajouta des roues aux canons. D’autre part, le début du XVe siècle vit des améliorations dans la fabrication de la poudre, qui était plus stable au niveau de sa combustion et qui produisait une puissance explosive accrue. En retour, il s’avéra nécessaire de fabriquer des tubes plus résistants et des projectiles plus lourds pour accroître la force de l’impact. Bref, les projectiles de pierres et les tubes fabriqués avec des bandes de fer forgé tombèrent en désuétude, si bien que ces nouvelles innovations amèneraient le glas des châteaux comme systèmes défensifs de pointe.

Toujours au niveau des améliorations technologiques, les canonniers du début du XVIe siècle commencèrent à être équipés de quadrants afin de contrôler le tir. Le quadrant était basé sur le principe que l’angle d’élévation du tube avait un effet direct et constant sur la distance avec laquelle le projectile s’envolait, et ce, tant et aussi longtemps que la quantité de poudre utilisée demeurait la même. Les quadrants employés par les artilleurs modernes sont évidemment beaucoup plus précis que leurs ancêtres, mais le principe de base est demeuré identique. L’autre défi consistait à trouver une méthode d’élever le tube et surtout à le maintenir en place au moment du tir. En 1571, le canonnier anglais John Skinner introduisit une élévatrice à vis fixée sous la culasse du tube afin de mieux contrôler et maintenir l’élévation.

Comme le montre cette illustration allemande du XVIe siècle, les artilleurs calculaient l'élévation de leur canon à l'aide d'un clinomètre et d'un quadrant marqués d'échelles d'ombre.

Au-delà de l’utilisation, la conception tactique

Au début du XVIIe siècle, Gustave Adolphe de Suède fit connaître une innovation tactique majeure lorsqu’il organisa son artillerie en deux branches (celle de campagne et celle de siège), tout en introduisant le premier canon léger de campagne posé sur un affût très mobile, qui faisait en sorte que la pièce pouvait désormais suivre les déplacements de l’infanterie sur le champ de bataille. Ainsi, pour la première fois, il devint possible de synchroniser le feu avec la manœuvre. En plus, les canons suédois étaient fondus en cuivre renforcé par des lanières de cuir et de la corde. En d’autres termes, ce que ces canons manquaient en puissance de feu, ils le rattrapaient au niveau de leur mobilité.

En 1759, Frédéric de Prusse fut derrière le projet de mise sur pied d’une brigade d’artillerie à cheval conçue spécialement pour appuyer la cavalerie. Armés de canons légers de 6 livres, tous les canonniers devaient pouvoir se déplacer sur leurs montures. L’idée fut louable, mais le premier problème d’ordre tactique qui survint fut de voir comment il serait possible de déplacer les canons, les canonniers et les munitions afin qu’ils soient concentrés simultanément en un point précis du champ de bataille pour fournir l’appui-feu demandé. Ce besoin entraîna la mise au point du caisson, qui était un petit wagon pouvant apporter tout le matériel nécessaire (incluant les munitions) et qui était attaché au canon. Pour être encore plus efficace, une seconde équipe était affectée au canon, et elle transportait un second caisson. Ainsi, cette artillerie mise sur pied sous Frédéric de Prusse donna à sa cavalerie une puissance de feu et de choc sans précédent, si bien que la plupart des armées européennes copièrent le même modèle organisationnel.

Représentation informatisée d'une batterie prussienne d'artillerie à cheval à l'époque du roi Frédéric (milieu XVIIIe siècle). La légèreté des calibres répondait au besoin de se déplacer rapidement d'un point à l'autre du champ de bataille.

En France, Napoléon Bonaparte, qui avait commencé sa carrière militaire comme officier canonnier, amena l’artillerie à un nouveau stade d’importance sur le champ de bataille en concentrant ses canons, plutôt que de les éparpiller à travers différentes formations, comme ce fut la pratique alors. La clé de son concept de Grande Batterie fut de s’assurer que l’artillerie soit déployée dans le secteur jugé décisif du champ de bataille, un élément que Napoléon maîtrisait instinctivement.

Le XIXe siècle: une époque de spécialisation de l’artillerie

Quelques décennies plus tard, au milieu du XIXe siècle, et sans doute en suivant les leçons apprises lors des guerres napoléoniennes, l’artillerie avait fini par se diviser en six catégories générales, dont quelques-unes pouvaient se chevaucher. L’artillerie de garnison et de siège disposait normalement des canons les plus lourds. La mission de l’artillerie de siège était d’abattre des fortifications fixes, alors que l’artillerie de garnison devait précisément les défendre. On note aussi le développement d’une artillerie côtière, qui ressemble à celle de garnison, mais dont la mission consiste à défendre des côtes stratégiques contre des navires ennemis. En quatrième lieu, l’artillerie de campagne et sa variante spécialisée à cheval discutée précédemment. Enfin, l’artillerie de montagne devint à son tour une branche spécialisée. Ces unités étaient d’ordinaire équipées d’obusiers légers qui pouvaient être démontés et transportés en sections par des bêtes de somme.

La technologie de base de l’artillerie varia peu, du moins jusqu’à la fin de la Guerre civile américaine. En fait, les canons en service jusqu’au milieu du XIXe siècle se ressemblaient en ce qui avait trait à leur chargement par la bouche, leurs tubes lisses (et non rayés) et leur utilisation de la poudre noire pour la mise à feu. Après chaque coup tiré, l’équipage devait replacer le canon en position parce que celui-ci avait été propulsé vers l’arrière par la force du recul du tir. Ensuite, les canonniers devaient éponger l’intérieur du tube pour y enlever tous détritus laissés par le tir précédent. L’équipage chargeait alors le tube avec de la poudre à l’aide d’une poche au bout d’une longue perche, puis on insérait le projectile en le poussant bien au fond. L’étape suivante consistait à placer une mèche dans l’évent de la culasse à la base du tube puis à l’allumer pour la mise à feu.

Reconstitution du maniement d'un canon de l'époque de la Guerre civile américaine (1861-1865).

À partir du milieu du XIXe siècle, des charges de poudre préparées à l’avance en paquets finirent par remplacer le chargement à dosage manuel, ce qui rendit la manipulation de la poudre plus sécuritaire et facile à charger, sans compter que cela assurait un dosage constant de poudre coup après coup. De plus, la mèche insérée dans la culasse du canon a cédé la place à l’amorce de friction, essentiellement un tube creux rempli de poudre avec une allumette de friction au sommet. Lorsque cette allumette était enlevée rapidement du tube, cela provoquait une étincelle qui amorçait la charge du petit tube creux, qui engendrait une flamme descendante dans le canon en allumant la charge principale. Notons que cette amorce de friction était plus rapide et efficace d’utilisation que la mèche. Elle éliminait aussi une partie du danger relié à la présence de sources inflammables autour du canon.

Dans un autre ordre d’idées, nous avons jusqu’à présent mis l’emphase sur le canon, mais il ne faut pas oublier l’importance qu’occupe également son projectile. Au début du XIXe siècle, les canons étaient en mesure de tirer des projectiles solides de toutes sortes. Le plus commun d’entre eux était le boulet, qui était ni plus ni moins qu’une boule de fer. Les artilleurs avaient aussi recours à l’obus à mitraille, qui consistait en une grappe de petites billes enroulées autour d’un axe central en bois, qui s’éparpillaient dans tous les sens au moment de l’explosion. Les grappes de mitraille étaient particulièrement efficaces lorsqu’elles étaient employées contre la cavalerie ennemie sur une courte distance. Un autre type d’obus à mitraille, composé cette fois de balles de mousquet, s’avérait une arme des plus dangereuses contre des masses d’infanteries sur une courte portée. En ce qui a trait aux mortiers, ceux-ci tiraient un projectile explosif consistant souvent en une sphère creuse remplie de poudre et détonné à l’aide d’une amorce à l’intérieur dudit projectile. Quant aux obusiers, ils pouvaient tirer les deux types de projectiles, solides et explosifs.

Toujours au début du XIXe siècle, le lieutenant Henry Shrapnel de l’Artillerie Royale britannique inventa un obus semblable à la mitraille qui finira par porter son nom. Son obus sphérique à mitraille était creux et rempli avec une charge explosive et des balles de mousquet. L’obus était conçu de sorte à exploser en plein vol au-dessus des troupes ennemies, causant ainsi une pluie de balles sur celles-ci. Les premiers essais de l’obus de type shrapnel semblaient prometteurs, mais l’amorce d’un modèle primitif produisit des résultats variables d’un coup à l’autre. Avec l’introduction d’une amorce mécanique à cadran à la fin du XIXe siècle, permettant de faire exploser l’obus à un moment beaucoup plus précis, l’obus de type shrapnel devint dévastateur contre des troupes exposées.

Henry Shrapnel et le boulet qui porta son nom.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les développements de l’artillerie bénéficièrent des avancées technologiques exponentielles de la Révolution industrielle. Au cours des années 1860, le général Thomas J. Rodman perfectionna une technique de moulage qui produisit des tubes en fer d’une efficacité exceptionnelle. Bien que les canons en fer inventés par Rodman furent peu de temps après remplacés par ceux en acier, son autre contribution majeure à la science de l’artillerie réside dans la mise au point d’une variété de granules qui brûlaient par étape, à mesure que le projectile voyageait dans le tube avant d’être expulsé. Cela maintenait une pression constante derrière le projectile lorsqu’il circulait dans le tube. De plus, mentionnons que même si la poudre fut remplacée par des propulseurs plus sécuritaires, fiables et puissants, comme la cordite, les principes de géométrie propulsive du général Rodman demeurent d’actualité.

Par ailleurs, le perfectionnement des techniques de coulage de l’acier rendit possible le chargement d’un tube rayé par la culasse et non par la bouche. C’est ainsi que deux systèmes à culasse émergèrent à la fin du XIXe siècle, des systèmes qui sont toujours en utilisation. À titre d’exemple, la firme allemande Krupp introduisit un bloc de culasse coulissant. Ce système nécessitait l’utilisation d’un obus à boîtier en laiton qui lui donnait l’apparence d’une immense balle de carabine moderne. Au moment de la mise à feu, le gaz en expansion dégagé poussait le boîtier (la douille) contre les côtés de la chambre du canon pour son expulsion. Les canons se trouvant à l’intérieur des chars d’assaut moderne et la plupart des canons de campagne actuels utilisent ce système du bloc de culasse coulissant. À peu près à la même époque en France, le colonel Charles de Bange développa un système de bloc de culasse à vis qui pouvait lui aussi sceller le gaz pour faciliter l’expulsion de la charge et de son boîtier. La majorité des canons de calibres moyen et lourd, incluant ceux de la marine, utilisent ce système.

Un canon allemand Krupp de 60mm modèle 1870 à chargement par la culasse. Cette pièce d'un plus petit calibre semblait idéale pour les combats en montagnes, à titre d'exemple, mais son mécanisme ne prévoyait pas le contrôle du recul sans faire déplacer l'affût.

La question du contrôle du recul demeura problématique jusqu’au moment du développement de mécanismes de recul hydropneumatiques. Ce système permettait au tube de reculer après le tir, tout en laissant l’affût en place au sol, puis de retourner le tube à sa position initiale. Le canon français de 75mm modèle 1897 fut le premier du genre produit à grande échelle qui recourait à ce système, ce qui amena les historiens à le considérer comme la première pièce d’artillerie moderne. Malgré les efforts de la France pour préserver le secret de cette arme jugée révolutionnaire, les armées des autres puissances parvinrent à copier le modèle. Dans le jargon de l’époque, ce type de canon à tir rapide était rechargé par la culasse et pouvait atteindre une cadence de tir allant jusqu’à vingt coups à la minute.

Si l’artillerie connut d’importants développements technologiques dans le contexte de la Révolution industrielle, il faut préciser que l’infanterie en profita également, ce qui signifie que les artilleurs devenaient de plus en plus vulnérables au feu ennemi. Cela força l’artillerie à se positionner plus en retrait du front. Considérant la portée accrue des pièces modernes, cela ne posait en principe aucun problème, mais cela voulait aussi dire que les artilleurs ne voyaient plus leurs cibles. Le perfectionnement des techniques de tir indirect était tributaire de la qualité des outils de réglages en existence, comme le quadrant, de même que sur le développement de nouveaux instruments comme le télescope panoramique ou autres appareils de mesure s’apparentant à ceux d’un arpenteur.

(La suite dans la seconde partie.)

Le canon français de 75mm modèle 1897, la première pièce d'artillerie à être dotée d'un système hydropneumatique de contrôle du recul. Ce système permettait au tube de reculer après le tir, tout en laissant l'affût en place au sol, puis de retourner le tube à sa position initiale. Entre les mains d'une équipe d'artilleurs expérimentés, le "75" pouvait tirer jusqu'à 20 coups à la minute. Il fut largement utilisé par la France et d'autres nations alliées lors de la Première Guerre mondiale.

Ces Québécois qui ont fait la Légion Étrangère

J’ai l’honneur de présenter sur ce blogue un texte rédigé par l’auteur Pierre Bonin, un spécialiste de l’histoire de la Légion Étrangère. M. Bonin s’est particulièrement intéressé à l’histoire des Québécois qui ont servi dans les rangs de ce corps d’élite de l’Armée française à différentes époques. Je vous souhaite une agréable lecture.

Carl Pépin

Ces Québécois qui ont fait la Légion Étrangère

Qui l’aurait crû? À une époque pas si lointaine, des Québécois, hommes des contrées nordiques, ont troqué le bonnet de fourrure pour revêtir le képi blanc des soldats de la Légion étrangère. Ils ont battu la semelle dans les sables du désert et les pistes rocailleuses des djebels de l’Algérie et du Maroc. Ces oubliés de l’Histoire ont aussi combattu dans la jungle indochinoise et au Mexique. Certains ont aussi fait le coup de feu en France dans le Régiment de marche de la Légion étrangère lors de la Grande Guerre de 1914-1918, tel Paul Caron, journaliste au quotidien Le Devoir.

Faucher de Saint-Maurice, ancien député de l’Assemblée législative du Québec et capitaine stagiaire au 2e bataillon d’infanterie légère d’Afrique, évoque brièvement dans un essai publié en 1890 : « La question du jour, resterons-nous français » les noms de compatriotes qui ont servi dans les rangs de l’armée française et plus particulièrement de la Légion étrangère. Parmi ceux-ci, il cite entre autres : un dénommé Huneau tué à Medellin (Mexique), probablement sous l’uniforme du Régiment étranger, l’ancêtre de la Légion étrangère. Il mentionne aussi le caporal Jean Louis Renaud, de la 2e compagnie, du 3e bataillon du 1er régiment étranger qui a combattu en Indochine et de Théophile Édouard Ayotte qui a également servi au Tonkin. Il ne pouvait passer sous silence le rôle actif joué par Joseph Damase Chartrand homme de lettres et d’épée. Celui-ci est sans conteste un témoin privilégié de son époque dont il a laissé de nombreux écrits en héritage.

Par ailleurs, en ce qui concerne la Vieille Légion étrangère, soulignons que Louis-Adolphe Casault, de 1854 à 1857, a servi en Algérie et participé à la guerre de Crimée. Il a commandé le régiment de Québec impliqué dans l’expédition de la Rivière-Rouge dans l’Ouest canadien, lors du premier soulèvement des métis.

Les légionnaires Faucher de Saint-Maurice et Louis-Adolphe Casault.

Joseph Damase Chartrand dit des Ecorres : un homme au destin exceptionnel

Au cimetière Saint-Mary’s de Kingston repose depuis avril 1905 un Québécois, originaire de la ville actuelle de Laval, dont le centenaire de la mort est passé sous silence jusqu’à maintenant. Joseph Damase Chartrand dit des Ecorres a quitté ce monde à l’âge de 52 ans après avoir mené une vie courte, mais bien remplie. Militaire de carrière et écrivain, il a accompli un parcours qui sortait des sentiers battus.

Après une visite à l’exposition universelle de Philadelphie, Chartrand s’embarque le 29 août 1876 à New-York pour la France, avec l’espoir d’être admis à l’École militaire de Saint-Cyr. Sa tentative ayant échoué parce qu’il est Canadien et sujet britannique, Chartrand s’enrôle alors l’année suivante dans la Légion étrangère comme simple légionnaire.

En 1878, Chartrand est nommé respectivement caporal fourrier et sergent fourrier. L’année suivante, il obtient successivement les promotions de sergent et sergent-major à la 3e compagnie du 2e bataillon. Il se distingue en remportant le premier prix du tir à la carabine dans le cadre d’un concours de toutes les unités de l’armée française stationnées en Algérie.

Le légionnaire Joseph Damase Chartrand, photographié en 1892.

En 1881, Chartrand est naturalisé Français et sa compagnie de légionnaires est engagée à la poursuite du chef dissident Bou Amama sur les plateaux désertiques de l’arrière-pays jusqu’à la frontière saharienne. Le 19 mai, sa compagnie participe au combat d’el-Chellala. En avril 1882, nouvel affrontement avec les troupes de Bou Amama au Chott-Tigri, Chartrand se bat en lion au point de perdre son képi, son sabre et son revolver. Il s’en tire avec un uniforme en lambeaux, les mains et le visage écorchés. Quand il retrouve ses esprits, il découvre qu’il a entre les mains un fusil qu’il a ramassé sur le champ de bataille.

À son départ de la Légion étrangère, Chartrand suit pendant une année la formation d’officier à l’École militaire d’infanterie de Saint-Maixent d’où il est promu sous-lieutenant au 3e régiment de zouaves stationné à Bône en Algérie. Au fil des ans, et jusqu’à son départ de l’armée française en 1894, il obtiendra  les grades de lieutenant au 161e régiment d’infanterie des Alpes-Maritimes à Nice, et capitaine au 7e bataillon des Chasseurs alpins en garnison à Antibes.

Son cheminement comme militaire a fait l’objet de livres dont « Voyages autour de ma tente », édité à Paris en 1884, « Expéditions autour de ma tente » publiée chez Plon en 1887 et « Au pays des étapes, Notes d’un légionnaire » paru à Paris en 1892 chez Charles-Lavauzelle. Ce dernier livre a été sélectionné parmi les 100 meilleurs ouvrages sur la Légion étrangère par le Comité de la Mémoire  de la Fédération des Sociétés d’anciens de la Légion étrangère, lors d’une séance tenue à Paris le 25 octobre 2001. Tout un hommage étant donné que le répertoire officiel des livres sur la Légion étrangère compte près de 2 200 ouvrages (biographies, essais, romans, etc.) recensés depuis 1831.

Chartrand a aussi été décoré à titre de Chevalier de la Légion d’honneur, en reconnaissance de ses 14 années de service dans l’armée française et pour les blessures subies au combat en Algérie et au Tonkin.

Du vert Québec aux pistes rocailleuses et sablonneuses du Maroc

Le chef de la rébellion du Rif Abdelkrim El Khattabi capturé en 1926.

De 1921 à 1926 s’est déroulée dans les montagnes du Rif au Maroc, une guerre de guérilla qui a opposé les troupes du Sultan de Rabat aux tribus qui s’étaient rallié au prétendant au trône Abd-el-Krim. Des unités de la Légion étrangère ont été impliquées dans diverses opérations militaires. Des Québécois et des Canadiens engagés volontaires ont participé à des actions d’éclat et ont poursuivi leur engagement dans le cadre de la politique de pacification qui s’est poursuivie de 1927 à 1934, dans les oasis du Sud marocain.

La fin tragique d’un mauvais garçon

Le premier ouvrage recensé est celui du journaliste Henri Pouliot qui a publié en 1931 « Légionnaire !…Histoire véridique et vécue d’un Québécois simple soldat à la Légion étrangère ». Ce livre relate le témoignage d’un jeune citoyen de la région de Québec qui s’est enrôlé en mai 1923 et dont l’engagement a pris fin en septembre 1928. Le livre raconte en détail le séjour de son héros dans la Légion étrangère, depuis son enrôlement en France, son arrivée à Sidi-Bel-Abbès en Algérie avec la formation à son rôle de soldat et sa participation subséquente à différentes opérations militaires sur le sol marocain.

Désigné sous l’initiale F pour préserver son anonymat, ce légionnaire québécois a été affecté à la 1ère compagnie du 2e Régiment étranger d’infanterie stationné à Meknès. Cette unité a été engagée dans plusieurs affrontements avec les Rifains jusqu’à la fin des hostilités lors de la reddition d’Abd el Krim en mai 1926. Par la suite, la compagnie de F a été envoyée dans le Tafilalet pour la construction d’une route devant relier la ville de Midelt au camp fortifié de Colomb-Béchar en Algérie.

Cette compagnie, avec plusieurs autres, a été impliquée dans un vaste projet de travaux publics pour l’aménagement d’une voie de communication d’une longueur totale de 158 kilomètres, incluant le percement du célèbre tunnel de Foum-Zabel par les sapeurs pionniers du 3e REI. Le seul ouvrage de cette nature au Maroc.

Mais qui donc est ce fameux F? Selon des recherches récentes, il s’avérerait que le personnage en question ne serait nul autre qu’Arthur Fontaine. Cet homme est identifié par une note manuscrite dans l’une des pages d’un exemplaire du livre disponible à la bibliothèque de l’Université Laval de Québec. Arthur Fontaine a connu un destin tragique.

En effet, incarcéré dans la vieille prison de Québec avec un complice, en attente de leur procès pour le cambriolage d’une bijouterie, Fontaine et Honoré Bernard, un autre légionnaire québécois, selon l’article du quotidien Le Soleil, se sont évadés de façon spectaculaire, le dimanche 24 janvier 1937. Retracé le lendemain dans une maison de chambres de la rue Saint-Jean, Fontaine est abattu par le détective Aubin de la Sûreté municipale de Québec, au cours d’une bataille à coups de revolver où le détective Chateauneuf  meurt en devoir, criblé de balles par Fontaine.

Un Beauceron héros méconnu de la Légion étrangère

Le sergent Jean-Cléophas Pépin, 12e compagnie du 4e Régiment Étranger d'Infanterie dans le Rif vers 1925.

Quel fabuleux destin que celui de Jean-Cléophas Pépin, né en juillet 1900, au village de Saint-Martin-de-Beauce! Il a publié son récit autobiographique en 1932 sous le titre « Mes cinq ans à la Légion, histoire véridique par l’auteur lui-même ». Le livre a été édité par L’Éclaireur de Beauceville puis réédité en 1968 par les Éditions Marquis.

Grand-oncle de l’historien Carl Pépin, le sergent Pépin était un bagarreur né. En effet, il s’était engagé en 1917 dans le 258e bataillon de l’armée canadienne sans aviser ses parents. Ceux-ci l’ont retracé et forcé à quitter l’armée. Qu’à cela ne tienne, sa soif d’aventures est la plus forte et il s’enfuit du foyer familial pour aller s’engager dans l’armée américaine dans l’état voisin du Maine. Son régiment a participé à la bataille de la Vallée d’Argonne où Cléophas a été blessé le dernier jour de la guerre, soit le 11 novembre 1918.

De retour au Québec, passionné par la vie militaire, il s’engage en 1921 dans le Royal 22e Régiment. La vie de caserne et la routine quotidienne l’ennuient au point qu’il décide alors de déserter. Vivement recherché par la police militaire, il s’enfuit aux États-Unis. On le retrouve en France en 1923 alors qu’il s’enrôle dans la Légion étrangère. Pépin a été assigné à partir de 1924, au 3e bataillon du 4e Régiment étranger qui opère surtout dans la région de Beni-Mellal et de Marrakech.

Il se distingue au combat à Talisat, le 24 janvier 1924, près de l’oued Isker, en portant secours avec son groupe à des camarades coincés sous le feu de l’ennemi. Lors de cet affrontement où il avait été désigné d’office caporal, il est cité à l’ordre de l’armée et recommandé pour la Médaille coloniale par le colonel Maurel. Il obtient par la suite sa nomination officielle au poste de caporal. D’avril à septembre 1924, la compagnie de Cléophas Pépin est assignée à Ouarzazate et les dissidents, pendant cette période, attaquent les légionnaires à tous les deux ou trois jours. Par la suite, à l’automne, sa compagnie ainsi que les 10e et 11e et une autre du 2e REI participent ensemble à un assaut pour s’emparer du djebel Isker, une montagne contrôlée par les insoumis à proximité d’Ouarzazate. La bataille est féroce et on dénombre de nombreuses pertes dans les deux rangs.

Pour en finir avec la guerre du Rif qui se poursuit plus au nord, des unités du 4e REI sont dépêchées en renfort pour combattre Abd-el-Krim avant sa reddition en mai 1926. Les combats et les escarmouches font rage autour de Beni-Ouidanne. Lors d’une attaque contre les dissidents, Cléophas Pépin est blessé et doit être évacué à l’infirmerie de Beni-Mellal. Après trois semaines de convalescence et de retour à sa compagnie, il est nommé sergent et chef du poste d’Ifrouen.

Le poste est attaqué deux mois plus tard et les dissidents après avoir escaladé les murs pénètrent  dans la place à la faveur de l’obscurité. S’en suit une mêlée générale où le sergent perd 12 de ses hommes dans un combat au corps à corps. Le sergent Pépin a obtenu deux décorations importantes soit la Croix de guerre avec citation et la Médaille militaire avec l’agrafe Maroc.

Une fois revenu au Québec en 1928, Cléophas réintègre paisiblement la vie civile. Avec le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, Cléophas se porte volontaire à 40 ans à titre d’instructeur et se retrouve sergent-major au régiment des Fusiliers de Saint-Laurent où il servira durant toute la durée du conflit. Cléophas Pépin s’est éteint en 1970 à l’hôpital des Vétérans. Il était le père de deux filles et trois garçons.

Pierre Bonin

Chargé de communication et gestionnaire

Retraité de la Ville de Montréal

Auteur des romans Le trésor du Rif, Les captifs de Rissani, Abd El Krim ou l’impossible rêve publiés par la Fondation littéraire Fleur de Lys

www.manuscritdepot.com

Collaboration spéciale :

Carl Pépin

Ouvrages complémentaires suggérés sur la Légion étrangère et disponibles à la grande Bibliothèque du Québec, tout comme ceux mentionnés dans l’article :

Histoire de la Légion étrangère, Georges Blond, Le Cercle du Livre de France, 1965

Je suis un légionnaire, Jean Martin, Arthème Fayard, 1938

La Légion étrangère  (1831-1962), Douglas Porch, traduit de l’américain, Fayard, 1994

Mes souvenirs de la Légion étrangère, le prince Aage du Danemark, Payot, 1936

Guerre et agriculture: une relation d’interdépendance

La guerre pour se nourrir

Affiche de propagande du ministère britannique de l'Agriculture datant de 1939. L'économie de guerre passe par une bonne gestion du potentiel agricole.

Il peut sembler saugrenue, à première vue, de croire que des activités en apparence si opposées comme l’agriculture et la guerre puissent avoir une quelconque relation d’interdépendance. Au contraire, il s’agit là de deux phénomènes intimement liés en pratique, si ce n’est pas dans l’imagination populaire.

Les peuples de l’époque de l’Âge de pierre, en particulier les nomades qui ne pratiquaient pas l’agriculture, faisaient la guerre parce que leur besoin de se nourrir les contraignait à effectuer des raids sporadiques contre les villages fermiers. De plus, les tribus nomades d’éleveurs d’animaux guerroyaient entre elles pour la possession des territoires de pâturage, des esclaves et le prestige.

Plus tard, avec le développement de l’agriculture et l’élevage des animaux aux fins laitières, par des fermiers vivant de manière sédentarisée, un nouvel élément s’ajouta à cette relation entre la guerre et l’agriculture. En effet, les fermiers sédentaires se mirent à produire et entreposer des stocks saisonniers de grains de céréales et de maïs. Par conséquent, les peuples qui conservaient le mode de vie nomade, comme ce fut le cas de certaines tribus mongoles aux VIe et VIIe siècles de notre ère, pour ne citer que cet exemple, attaquaient et s’emparaient de ces stocks de nourriture qui appartenaient à leurs voisins sédentaires.

Le problème des surplus agricoles

Pour leur part, les villages fermiers avaient besoin de conserver un certain capital (sous forme de nourriture) afin de pouvoir payer, dans bien des cas en nature, les frais pour leur protection. Ces sociétés agraires primitives vivaient néanmoins sur la corde raide en permanence, car elles avaient régulièrement des difficultés à accumuler des surplus de subsistances, d’où l’explicite relation entre la guerre, la sécurité puis l’agriculture. Bref, le fait d’avoir des provisions substantielles était un élément essentiel à la survie à long terme, comme la quantité de ces surplus influait sur la taille et la puissance des classes guerrières dirigeantes.

Cela signifiait que l’amélioration de la production au-delà du niveau de subsistance devait régulièrement passer par l’expropriation, voire le pillage par un évident recours à la force. Avec le temps, cela signifia, par exemple dans l’Égypte ancienne et la Mésopotamie, que l’incapacité des fermiers à accroître la productivité et les capacités d’entreposage força les classes dirigeantes grandissantes à exproprier, soit par une hausse de taxes ou le vol, les réserves alimentaires nécessaires pour leur maintien au pouvoir.

Une scène agricole dans l'Égypte antique.

En Chine, à l’époque des dynasties Shui et Tang (589-907), la plus grande partie du territoire avait été défrichée et irriguée, ce qui accrut les rendements. L’irrigation était tributaire d’un ingénieux système de canaux, d’écluses et de barrages. Ce système était entretenu par une classe de techniciens, elle-même supportée par une autorité centrale qui collectait les surplus des fermiers sous forme de taxes. Dans d’autres régions, comme en Macédoine ou en Toscane à la même époque, les rendements agricoles étaient stagnants, ce qui témoignait de la difficulté à accumuler des surplus. La création d’un surplus par la force, par l’imposition de taxes excessives, engendrait souvent la résistance et la rébellion. En d’autres cas, cela amena l’accumulation de surplus, ce qui s’avérait une cible tentante pour des attaques ennemies. Ce fut notamment le cas lorsque des tribus barbares effectuaient périodiquement des raids à la fin de l’Empire romain.

À l’époque carolingienne, où régna particulièrement un désordre attribuable aux nombreuses invasions barbares aux IXe et Xe siècles, les fermiers échangeaient leur fidélité et leur nourriture avec des guerriers en échange de la sécurité. Cela amenait l’établissement d’un autre système, celui de la vassalité et de la société seigneuriale en Europe, quoiqu’on assista à des arrangements similaires à l’époque du shogunat des Ashikaga au Japon, quelque part entre 1300 et 1470.

La relation entre l'agriculture et la guerre prit une connotation particulière à certaines époques, comme ce fut le cas au Moyen Âge. On pouvait faire la guerre pour se nourrir et piller les richesses, mais en même temps, les surplus de nourriture pouvaient se monnayer en échange d'une protection accrue.

La transformation des économies

La tradition et la contrainte culturelles en vigueur dans des sociétés de subsistance comme celles de l’Europe et du Japon limitèrent la volonté de ses membres à prendre des risques afin d’essayer de nouvelles méthodes, des technologies et autres procédés d’investigation visant à accroître les rendements agricoles. Malgré tout, l’agriculture stagnante entraîna des carences qui firent en sorte qu’il fallait se servir chez les voisins, ne serait-ce que pour nourrir non seulement les classes dirigeantes, mais aussi celles qui ne travaillaient pas la terre. Après tout, leurs activités professionnelles, comme celles reliées au commerce, étaient essentielles au bon fonctionnement de l’ensemble de la société.

Suivant la période de la Peste Noire dans l’Europe médiévale du XIVe siècle, la quantité de nourriture per capita et les surplus augmentèrent à nouveau, si bien que classes non-paysannes purent à leur tour s’accroître. Les nombreux changements dans le secteur agricole créèrent un excédent de travailleurs fermiers, ce qui eut comme conséquence première de hausser le chômage. À cela, il faut ajouter que dans certains pays, comme en Angleterre, le développement de nouvelles économies reliées à l’industrie textile amena nombre de paysans « traditionnels » à se reconvertir dans le domaine de l’élevage de la laine. Comme indiqué, cet excédent de travailleurs put en partie être absorbé par la diversification du secteur agricole, mais le reste dut trouver du travail ailleurs. Les métiers de mercenaires et de marins apparaissaient comme des débouchés potentiels.

Alors que l’État-nation commença à se développer dans l’Europe du XVe siècle (ce qui renforça le pouvoir interne), le surplus de travailleurs issus autrefois du monde agricole fut employé à accroître les effectifs militaires. Ces derniers étaient nécessaires afin de projeter la puissance de l’État à l’étranger et pour se maintenir au pouvoir. C’est dans ce contexte que des états connurent une forte montée en puissance, comme l’Espagne du XVIe siècle. Pour l’Espagne, la guerre fut un recours fréquemment utilisé loin du territoire national afin d’étendre la puissance et l’influence impériales, tout en faisant l’acquisition de nouveaux comptoirs commerciaux outre-mer.

L'exploration du nouveau monde à partir de la fin du XVe siècle ouvrit aux puissances européennes l'accès à de nouveaux marchés, en particulier pour les ressources agricoles qu'elles pouvaient importer en métropole.

Certaines sociétés comme l’Espagne, la France, les Pays-Bas et l’Angleterre parvinrent à étendre leurs réseaux de comptoirs commerciaux par la conquête et la colonisation des Amériques, de l’Asie et de l’Océanie. S’appuyant sur l’agriculture et les ressources ainsi acquises, ces puissances impériales établirent leur domination sur de vastes régions du globe et se firent la guerre entre elles sur une base quasi permanente. Conséquemment, de nouvelles puissances émergèrent et se mirent à contester l’hégémonie européenne, comme la Russie, le Japon et les États-Unis.

La relation à l’ère industrielle

Dans le cas des États-Unis, l’augmentation substantielle de la production agricole et maraîchère permit de soutenir l’urbanisation rapide de la société américaine et nourrir la classe ouvrière industrielle, malgré l’intermède de la Guerre civile (1861-1865) qui affecta la production, en particulier dans les états confédérés. Ce conflit illustra à nouveau la relation implicite, sinon intime, entre la qualité des rendements agricoles et celle des armées sur les champs de bataille, dont les combattants ont naturellement besoin de se nourrir. Cela sous-tend donc le fragile équilibre du partage des ressources alimentaires entre les capacités de production vis-à-vis des besoins des armées et des populations civiles.

Dans une Amérique agricole ravagée par la guerre civile (1861-1865), la question de l'interdépendance entre l'agriculture et la guerre prit une tournure particulière. Premièrement, l'agriculture nourrissait les armées. Ensuite, les batailles se livraient sur ses champs. Enfin, l'agriculture revêtait une dimension politique, dans la mesure où l'une des causes du conflit concernait le sort de ces esclaves noirs qui fournissaient une large partie de la main-d'oeuvre nécessaire aux récoltes.

Par contraste, le Japon choisit de préserver son mode d’agriculture traditionnel, ce qui eut pour conséquence d’entraver sérieusement l’ensemble de son développement économique. Les limites engendrées par les carences de la production agricole se firent durement sentir sur le front intérieur japonais, ce qui peut en partie expliquer les ambitions expansionnistes du régime impérial dans les années 1930 et 1940.

Photo de Simon Fridland idéalisant une femme soviétique conduisant un tracteur en 1932, dans le contexte de la collectivisation des terres agricoles dans l'URSS de Staline.

Dans un autre contexte, celui de la Russie tsariste, les serfs gagnèrent leur liberté au milieu du XIXe siècle, mais cela ne changea en rien au fait qu’ils demeuraient exploités par la classe dirigeante. En fait, tant les ministres tsaristes que les commissaires soviétiques après 1917 tentèrent d’exploiter et exproprier tout surplus agricole afin de financer l’industrialisation effrénée que connut la Russie.

Pour sa part, l’agriculture soviétique s’avéra terriblement inefficace, mais elle fournit la base pour la modernisation du pays et celle d’états satellites comme l’Ukraine et la Biélorussie. D’autres états purent également atteindre certains standards apparents de modernité, notamment avec l’apparition des ordinateurs, des téléphones satellites et du moteur à combustion, mais leur base agricole, de laquelle dépendaient le futur économique et la capacité de se maintenir au pouvoir en temps de guerre, demeura énormément limitée.

Dans plusieurs états modernes, l’agriculture ne constitue plus un secteur névralgique de l’activité économique, car les traités commerciaux et les capacités d’importations firent en sorte de réduire la dépendance de nombre d’états face à la nourriture. Par conséquent, dans ces sociétés, l’agriculture entretient une relation limitée avec la capacité à faire la guerre.

Dans un autre cas extrême, et pour conclure, des sociétés comme celle de la Corée du Nord, où Kim Jong-Il (le dictateur communiste aux traits staliniens) affame délibérément son peuple afin de supporter la machine militaire de la nation, ne font que rappeler la nature de la relation d’interdépendance entre les capacités agricoles et celles à faire la guerre.

La hausse notable du prix des denrées alimentaires importées, les inondations et les mauvaises politiques économiques mises en place par le régime firent en sorte d'accentuer les difficultés qu'avait la population nord-coréenne à se nourrir. En revanche, le régime de Kim Jong-Il consacre l'essentiel de ses ressources au maintien de larges forces armées, le tout au détriment de sa propre population.

Les armes à feu portatives

Introduction: l’ambigüité étymologique

Représentation d'un cavalier européen à l'époque de la guerre de Trente Ans (1618-1648). Les armes à feu portatives sont parties intégrantes de l'équipement du cavalier.

Au sens d’« arme à feu d’épaule », le terme « arme portative » dérive de l’anglais small arms. Il semble avoir été employé une première fois dans la littérature militaire anglaise au début du XVIIIe siècle. Ce terme définissait simplement des armes à feu capables d’être transportées avec les mains. L’utilisation adéquate du terme se complexifia avec le temps, en particulier face au développement de nouvelles armes à feu telles les mitrailleuses, dont le contexte étymologique suggère, à tort ou à raison, qu’on les rattache à ce terme.

En d’autres mots, les mitrailleuses d’infanterie sont considérées comme des armes à feu portatives, tandis que celles montées sur des avions sont exclues de la catégorie. À l’inverse, d’autres armes utilisées par l’infanterie, comme des petits canons antichars et des mortiers portatifs, sont considérées comme des armes portatives. Essentiellement un concept militaire, le développement des armes à feu portatives fut généralement stimulé par les guerres, qui autorisèrent des avancées technologiques accélérées. Par conséquent, ces innovations eurent des impacts significatifs sur les tactiques employées sur les champs de bataille.

Bien que le terme semble avoir été une première fois employé au début du XVIIIe siècle, une enquête plus poussée sur l’histoire du développement de ce type d’armes nous fait remonter à beaucoup plus loin dans le temps, soit au début du XIVe siècle. C’est en effet au cours de cette période que nous observons l’introduction de la poudre noire comme matériau combustible de propulsion employé avec une arme à feu dite « portative ». Toujours à cette époque, la terminologie ne semblait pas précise, si bien que l’on confondait par moment l’identification de certaines armes à feu, à savoir si elles étaient des armes portatives ou des canons.

Le XIVe siècle ou l’époque du « canon à mains »

Croquis d'un soldat armé d'un canon à mains comme on en aurait vu à Crécy en 1346. Avec sa main droite, le tireur doit allumer la charge à l'aide d'un petit bâton, ce qui peut lui occasionner des brûlures, sans compter qu'une erreur du dosage de la poudre ou une fausse manoeuvre peut carrément provoquer l'explosion de l'engin.

Aux fins de cette étude, le terme « canon » semble le plus adéquat lorsqu’il s’agit de brosser le portrait des premiers balbutiements des armes à feu portatives. Plus précisément, ce qu’on appela les « canons à mains » semble avoir été référencé pour une première fois dans un document produit à Florence, puis un autre rédigé sous forme de traité dans la littérature anglaise, tous deux à la fin des années 1320. À partir des années 1340, les sources écrites faisant référence aux armes à feu portatives, aux canons et aux autres armes d’un type similaire se multiplièrent. Nombre de ces écrits suggèrent que les rédacteurs de l’époque semblent posséder des connaissances relativement avancées du principe et de l’utilisation de ces armes à feu portatives employant la poudre noire.

À partir du milieu du XIVe siècle, les documents relatifs aux armes à feu portatives comprenaient aussi des références à l’utilisation de tous petits canons à mains (que l’on appellera plus tard des armes de poing) avec des chargeurs rudimentaires. Par exemple, il semble qu’une arme de ce type ait été présente sur le champ de bataille lors de la victoire anglaise à Crécy en 1346, dans le contexte de la guerre de Cent Ans, bien que ce fut davantage l’arc long qui domina ce jour-là.

Avant la fin de ce même siècle, des références indiquent également la présence d’armes avec des chambres séparées, ce qui témoigne plus précisément que des expériences semblent avoir été réalisées afin d’introduire un système rudimentaire de culasse pour le rechargement. Certains auront pu y voir la poursuite des recherches afin de développer ce que nous avons appelé précédemment les armes de poing, un terme qui apparaît pour la première fois dans la littérature en 1388. De nos jours, les armes de poing représentent un concept utilisé à toutes les sauces et davantage associé aux pistolets et revolvers.

La plus ancienne de ces armes qui existent se trouve au Musée national de Stockholm et elle date probablement de la première moitié du XIVe siècle. Il s’agit d’une petite arme en forme de bouteille faisant environ 30 cm de longueur, dont le canon est d’un calibre de 1,4 pouce. Il est aussi probable que la partie métallique de l’arme fut enchâssée à l’intérieur d’une lourde armature en bois généralement ronde qui devait servir de crosse. Celle-ci s’était naturellement décomposée au moment des fouilles archéologiques. Les armes à feu portatives développées par la suite étaient équipées d’un canon de forme cylindrique, avec des crosses d’épaule similaires, mais avec un crochet sous le canon qui permettaient, lorsque celui-ci était posé sur un parapet, d’atténuer l’effet de recul inévitable lors de la mise à feu.

Le canon à mains du Musée National historique de Stockholm, daté de la première moitié du XIVe siècle. Il s'agit probablement de l'une des plus anciennes armes à feu recensées à ce jour.

Poudre, allumage et munition: l’apprentissage des concepts de base (XVe siècle)

Ce type d’armes à crochets fut notamment popularisé dans les états allemands sous l’appellation de Hakenbüchse (arquebuse à croc). La mise à feu était effectuée par l’allumage d’une mèche tenue à la main ou d’un fil métallique chauffé vers un trou d’ignition nommé la lumière. Plus tard, d’autres modèles de ces canons à mains avaient un petit réservoir de poudre noire au bout de la lumière que l’on appelait le bassinet. La mise à feu était effectuée par un principe similaire de mèche à combustion lente. Celle-ci était préalablement trempée dans une solution de nitrate de potassium puis séchée. L’idée consistait à allumer la mèche, sans qu’elle brûle, ni qu’elle s’éteigne.

Un exemple d'arquebuse à croc primitive datant du début du XVe siècle. À gauche, sous le canon, le croc pouvait être ancré sur un parapet et ainsi amortir l'effet du recul au moment du tir.

Compte tenu de la qualité toute relative des matériaux utilisés et des méconnaissances initiales quant au dosage de la poudre noire (et sans parler des conditions sur le champ de bataille), l’allumage de ces armes pouvait être une opération qui s’avéra par moment plus risquée pour le tireur que pour l’ennemi en face. Il était souvent nécessaire, par exemple, de rallumer la mèche juste avant le tir pour être certain que la combustion se fasse adéquatement au moment opportun.

Ce ne fut pas avant le début du XVe siècle que l’on vit apparaître les premiers fusils à mèche équipés de détentes. La mise à feu s’effectuait grâce à une longue mèche à combustion lente qui était attachée dans les crocs d’un levier en forme de S nommé le serpentin. La détente se trouvait sous ce serpentin. Lorsqu’on appuyait dessus, la partie supérieure du serpentin, sur lequel se trouvait attachée la mèche allumée, se déplaçait vers le bas dans le bassinet, actionnant ainsi la charge propulsive de poudre noire. Le premier avantage de ce système était qu’il permettait au tireur de ne pas avoir à placer sa main près du bassinet contenant la poudre noire.

L'introduction du fusil à mèche se fit en Europe vers le milieu du XVe siècle.

Toujours vers 1500, on vit l’introduction de crosses d’épaule, à l’opposé des armes à feu du XIVe siècle qui se tenaient généralement sous le bras pour amortir l’effet de recul. Il s’agissait là d’un développement majeur dans l’histoire des armes à feu portatives, puisque le principe de la crosse, qui sert à stabiliser le tir et amortir le recul, deviendra l’élément caractéristique des armes à feu pour les siècles à venir. C’est également vers la même époque que l’on commença à réfléchir à un concept où l’arme, à savoir la poudre et la munition, serait chargée par le canon, et non plus uniquement par un bassinet comme autrefois en ce qui concerne la poudre. De plus, on réfléchit sur le principe d’une arme à feu dont la détente actionnerait une charge préliminaire (ex: une étincelle), qui elle-même déclencherait la charge principale située dans la chambre du canon.

Le XVIe siècle: la demande d’armes à feu

Ces expérimentations connurent des succès mitigés. On fit l’essai d’un chargement de l’arme par une sorte de culasse située près de la chambre (et non par le canon), puis cette autre tentative consistant à doter l’intérieur du canon de rayures pour améliorer l’effet balistique. Le XVIe siècle en fut donc un de grandes expérimentations, surtout à des fins militaires. Divers types de nouvelles carabines virent leur apparition. Il y eut bien entendu l’arquebuse (une carabine lourde), mais également d’autres armes à feu portatives tel le pétrinal (une autre carabine lourde), et ce, jusqu’à l’apparition du mousquet.

Par ailleurs, au cours du XVIe siècle, l’invention du système d’allumage à rouet facilita grandement le développement des premiers pistolets. Toujours relâchée par une détente, l’idée consistait à faire pivoter une petite roue à ressort métallique contre une pierre. Ce contact provoquait une étincelle dans le bassinet chargé de poudre, déchargeant ainsi l’arme. C’est aussi à cette époque que le statut social des armes à feu portatives évolua. Autrefois utilisées par des soldats, ces armes attirèrent également l’attention des officiers de cavalerie, de même que celle des amateurs de chasse. Le XVIe siècle vit également l’apparition d’un métier somme toute nouveau, celui de l’armurier. Celui-ci était à la fois un artisan, un dessinateur, un innovateur, voire un artiste dans un champ d’expertise qui veillait à bien satisfaire une clientèle de plus en plus nombreuse, riche et exigeante.

Un pistolet à rouet fabriqué dans le dernier quart du XVIe siècle. Cette arme, qui s'ajouta à l'attirail du soldat à cheval, conféra à la cavalerie un avantage tactique supplémentaire.

Bien que la sophistication des armes à feu portatives prit du temps avant d’atteindre l’appareil militaire dans son ensemble, les encouragements prodigués par ceux qui détenaient le pouvoir (et qui occupaient souvent de hautes fonctions militaires) firent en sorte qu’inévitablement, ces armes raffinées finirent par être distribuées en grand nombre aux soldats. Auparavant, surtout à l’époque des armes à allumage à rouet (un mécanisme compliqué et qui coûtait cher de fabrication), peu de soldats avaient accès aux armes à feu. Leurs utilisations à des fins militaires furent essentiellement réservées sous forme de pistolets à l’usage des officiers de la cavalerie qui, pour la première fois, pouvaient s’en servir efficacement assis sur leurs chevaux.

Mise à part la nécessité d’entraîner les chevaux, afin qu’ils ne paniquent pas en entendant le bruit des armes à feu tirées près de leurs oreilles, la disponibilité des pistolets pour la cavalerie ne donna pas seulement à ses officiers une arme d’appoint avec l’épée et la lance, mais elle changea son rôle tactique. La grande charge compacte ferait éventuellement place à une manœuvre plus circonspecte nommée la caracole, dans laquelle les rangs de cavaliers avancent, tirent avec leurs pistolets, puis retraitent afin de pouvoir les recharger. Cependant, il s’avéra qu’avec le temps la caracole devint obsolète vers 1700, si bien que l’on préféra réserver la décharge du pistolet lors de la mêlée, au même titre que l’épée, ce qui relégua l’arme à feu à un rôle ni moins, ni plus important que celui de l’arme blanche.

La présence des armes à feu sur les champs de bataille amena la cavalerie à revoir ses tactiques. Ici la caracole, une formation tactique où la première rangée tire sa volée, puis retourne en arrière afin de recharger. La rangée suivante répète le processus et ainsi de suite. Cette formation fut introduite en réponse à la menace que représentait pour la cavalerie l'infanterie composée de piquiers.

La domination du mousquet (XVIIe – XIXe siècles)

Le développement du fusil à silex vers la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle permit de répandre davantage l’utilisation de ce type d’armes au sein des infanteries du monde, si bien que ce système d’amorce perdura à travers le XVIIIe siècle et jusqu’à la fin de la première moitié du siècle suivant. Lorsque la détente était pressée, elle actionnait un marteau à ressort sur lequel était fixée une pierre. Celle-ci frappait une plaque de percussion en acier qui était située au-dessus du bassinet. Le jet d’étincelle provoqué alluma la charge, ce qui fit du fusil à silex le summum du développement de ce type d’armes à feu d’allumage à pierre. L’innovation maîtresse de cette arme était sa plaque de percussion en forme de L. La partie inférieure de cette plaque servait à couvrir le bassinet, ce qui immunisait la poudre contre l’humidité et la moisissure, d’où l’importance d’ouvrir la plaque avant le tir afin de découvrir la poudre.

Comme dans bien des armées du monde de l'époque (XVIIIe siècle), le mousquet (fusil à silex) constitua une arme de premier choix du fantassin en première ligne. Nombre d'armées employèrent le mousquet jusqu'au milieu du XIXe siècle.

Par conséquent, on assista à une multiplication des armes à feu portatives, surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles, à une époque où les guerres étaient quasi constantes en Europe, puis dans le reste du monde à mesure que progressait la colonisation. Le mousquet devint l’arme de base du fantassin, puis la carabine (un mousquet de plus petite taille et de calibre) connut une popularité croissante dans la cavalerie. Celle-ci prit un soin continu à réinventer constamment cette carabine, sans compter l’intégration du pistolet en version améliorée et par moment équipé d’une crosse détachable au besoin. De son côté, la marine profita également de l’invention du mousquet qu’elle adapta selon ses besoins particuliers. À titre d’exemple, le mousqueton était une version raccourcie du mousquet. Celle-ci s’avéra utile dans l’espace confiné d’un navire, que ce soit pour décourager l’ennemi d’aborder ou bien pour réprimer une éventuelle mutinerie.

Du silex à la mitrailleuse: un XIXe siècle de transitions

Le XIXe siècle connut également son lot d’innovations au sein des armes à feu portatives. À l’instar du siècle précédent, la guerre stimula une fois de plus le développement de ces armes, quoiqu’il ne faille jamais négliger l’influence du monde du sport (la chasse), une influence qui déteignit sur le monde militaire. C’est en grande partie grâce à la Révolution industrielle tout au long du XIXe siècle que les expérimentations des deux côtés de l’Atlantique allèrent de pair avec la montée constante des tensions politiques dans une Europe de plus en plus nationaliste. D’ailleurs, d’un bout à l’autre de ce siècle, on passa de l’abandon du mousquet à l’introduction du fusil à percussion, puis à l’invention de la mitrailleuse avant même que ne débute le siècle suivant.

L’autre particularité de l’évolution des armes à feu portatives réside dans la standardisation à grande échelle des modèles au cours de cette ère industrielle. Par exemple, l’armée américaine voulut adopter le même fusil pour toute son infanterie dès 1803. Plus tard, en 1841, l’armée prussienne fit du fusil à chargement par la culasse Dreyse son arme d’ordonnance. Le Dreyse était révolutionnaire pour son époque, car sa cartouche en papier contenait à la fois l’étui, le projectile et la poudre nécessaire à la charge. Une fois introduite dans la chambre en ouvrant la culasse, la cartouche était mise à feu à l’aide d’une aiguille actionnée par la détente. Le recours au Dreyse par les Prussiens était presque anachronique, dans la mesure où les soldats des autres armées européennes chargeaient toujours leur mousquet par le canon, avec la balle et la poudre séparées, comme le firent leurs prédécesseurs depuis les trois siècles précédents.

Le dispositif mécanique du fusil Dreyse mis en service dans l'infanterie prussienne en 1841. Le Dreyse était un fusil qui tirait une cartouche grâce à une amorce qui était placée à la base de la balle. L'allumage avait lieu par la suppression de l'amorce par une aiguille qui était poussée au creux de la charge de poudre noire tout entière pendant le chargement de l'arme. Le Dreyse fut le premier fusil militaire utilisé à grande échelle avec un mécanisme de chargement par la culasse.

Pour leur part, les soldats américains furent équipés d’une arme également révolutionnaire pour son époque, soit le revolver Colt qui, comme le terme l’indique, disposait de six chambres pivotantes contenant chacune une cartouche. Cette arme fut employée avec succès lors des affrontements contre les Indiens séminoles en 1838, puis lors de la guerre contre le Mexique en 1847. Le Colt connut une popularité phénoménale, si bien que les officiers britanniques de la Royal Navy adoptèrent une version de marine du Colt en 1851 et ils en firent usage lors de la guerre de Crimée qui débuta en 1854.

Le fusil à percussion Springfield modèle 1861, l'arme principale des infanteries nordiste et sudiste lors de la guerre de Sécession (1861-1865). En bas à droite, la cartouche Minié qui provoquait de terribles blessures, déchirait les muscles et pulvérisait les os à son passage.

Le milieu du XIXe siècle vit aussi, du moins pour un certain temps, la difficile cohabitation sur les champs de bataille entre les anciennes armes à silex et les modèles plus récents d’allumage à percussion. On peut penser aux inconvénients tactiques de telles situations, surtout si l’on sait qu’une partie des combattants ne parvient pas à tirer à la même distance, ni avec la même cadence de feu que l’autre groupe. Cette situation se produisit notamment au début de la Guerre civile aux États-Unis en 1861, jusqu’au moment de la généralisation du fusil modèle Springfield 1861, une arme à percussion qui tirait la dévastatrice cartouche Minié. L’allumage se faisait à l’aide d’un petit « cap » généralement en cuivre qui était placé sur un petit bouton métallique.

Lorsque frappé par le marteau à ressort après avoir appuyé sur la détente, le cap entraînait une décharge primaire qui à son tour produisait une petite substance explosive nommée le fulminate de mercure. Cette substance engendrait une flamme qui traversait le bouton métallique et allumait la charge principale. Un autre paradoxe de la Guerre civile réside dans l’invention de la mitrailleuse à manivelle Gatling (1861). Alors que la majorité des soldats d’infanterie combattaient avec le fusil Springfield, dont un soldat entraîné pouvait tirer trois coups à la minute, la Gatling pouvait arroser de balles un terrain délimité avec une très forte cadence de tir.

L’ère des armes à rechargement par le canon tirait néanmoins à sa fin. Lors de la guerre franco-prussienne de 1870, les soldats de chaque camp disposaient de fusils à rechargement par la culasse qui pouvaient tirer des cartouches complètes (étui, poudre et projectile en une seule pièce). Il n’était donc plus nécessaire de charger l’arme par le canon comme autrefois.

C’est aussi lors du dernier quart du XIXe siècle que la plupart des développements techniques faisant parties intégrantes des armes modernes furent expérimentés. Déjà équipées de culasses à rechargement rapide, les armes pouvaient contenir un plus grand nombre de cartouches. Cela signifiait qu’elles devenaient des armes à répétition. Les calibres furent réduits (ce qui atténua l’effet de recul), la vélocité des projectiles s’améliora, sans oublier l’introduction de la poudre sans fumée qui accrut nettement la visibilité sur les champs de bataille.

Quant aux pistolets et revolvers, ceux-ci virent également leurs calibres réduits pour la même raison que mentionnée précédemment. De plus, ces armes connurent un lot d’améliorations similaires aux fusils en ce qui a trait au rechargement, à la vélocité et au tir semi-automatique. Les mitrailleuses virent une évolution rapide. En un peu plus d’un quart de siècle, ces engins initialement utilisés par l’action d’une manivelle se transformèrent en armes automatiques refroidies par liquide et capables de tirer environ 600 coups à la minute.

Le test de 1914-1918

Les fusils équipés de lances-grenades furent largement utilisés lors de la Première Guerre mondiale. Ici, un soldat serbe tenant un fusil français Lebel. Une cartouche à blanc était généralement nécessaire pour allumer ce type de charge.

Toutes ces innovations eurent des impacts considérables qui forcèrent les belligérants à réviser leurs tactiques sur les champs de bataille. Ces révisions coûtèrent extrêmement cher en vies humaines, notamment lors des affrontements de masses de la Première Guerre mondiale. La puissance terrible du feu amena aussi une réévaluation du rôle du soldat à titre individuel. Chaque combattant était encouragé à se perfectionner dans l’art du tir, d’autant plus qu’il avait entre les mains une arme qui lui permettait d’accomplir cette mission. Chaque cavalier dut délaisser son cheval et devenir un fantassin dans les tranchées, bien que l’introduction du char d’assaut à partir de 1916 lui redonnera certaines lettres de noblesse.

Dans la catégorie des armes à feu portatives, ce fut véritablement la mitrailleuse qui domina les champs de bataille de 1914-1918. Celle-ci fit l’objet de nombreuses études, tant pour en faire un usage optimal que pour minimiser son impact lors d’un assaut. D’ailleurs, les mitrailleuses devinrent plus légères et portatives par un seul homme, si bien que la mitraillette, introduite trop tard dans le conflit pour avoir un réel impact, devint en quelque sorte l’ancêtre de l’armement du soldat contemporain.

Déjà inventé dès le XVIIIe siècle, le lance-grenade fit sa réapparition. Il suffisait d’attacher au bout du fusil la pièce supportant la grenade, puis de propulser le projectile à l’aide d’une cartouche à blanc. Ce type d’arme était idéal pour une guerre de tranchées comme celle vécue de 1914 à 1918. Par ailleurs, l’avènement du char d’assaut força les belligérants à mettre au point des canons antichars, dont certains modèles étaient portatifs. Par exemple, les Allemands mirent au point un fusil antichar de calibre 13 mm inspirée de la carabine Mauser modèle 1898. Enfin, le mortier refit aussi son apparition, sous forme de modèles variables et portatifs. Encore une fois, il s’agissait d’une arme bien adaptée à la guerre des tranchées et qui est toujours en service de nos jours.

Légèreté et versatilité: la réflexion depuis l’entre-deux-guerres

Le développement des armes à feu portatives depuis 1918 s’est particulièrement concentré sur l’amélioration du poids et de la versatilité. Là aussi, les Allemands furent des pionniers en la matière, suivis de près par les Américains avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1944, les Allemands mirent en service le premier fusil d’assaut automatique de l’histoire, le SturmGewehr, une arme considérée comme l’ancêtre du célèbre fusil d’assaut soviétique AK-47 (1947), qui lui-même fut amélioré en 1974.

Le célèbre SturmGewehr 44, une arme considérée comme le premier fusil d'assaut automatique de l'histoire. Ce modèle inspira l'ingénieur soviétique Kalashnikov qui fabriqua l'arme portant son nom trois ans plus tard.

Dans ce contexte, d’autres éléments découlent des principes de base de légèreté et de versatilité. Par exemple, il fallait inventer une arme certes légère, mais aussi capable d’être refroidie à l’air (et non à l’eau ou au gaz) et qui possèderait une grande cadence de tir. Très important également, il importait que l’arme soit en mesure d’être facilement transportée par un fantassin qui puisse suivre le reste de sa formation. C’est ainsi que les Allemands inventèrent deux modèles de mitrailleuses portatives MaschineGewehr en 1934 et en 1942 (MG 34, MG 42), qui peuvent être considérées comme les premières mitrailleuses répondant aux critères fondamentaux de la légèreté et de la versatilité. À cet égard, nombre de mitrailleuses actuellement en service dans certaines armées du monde sont copiées, sinon largement inspirées, de la MG 42.

La réflexion sur le développement mit aussi l’accent sur la capacité de recharger rapidement les armes. La première carabine d’assaut semi-automatique à rechargement rapide fut probablement celle de conception américaine, à savoir le M-1 Garand, une arme abondamment en service lors de la guerre de 1939-1945. Pour leur part, les Allemands conçurent d’autres armes répondant à des principes similaires, notamment les mitraillettes Maschine Pistole 38 et 40 (MP-38, MP-40).

Un autre arme légendaire, le fusil américain M1 Garand en service lors de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée. De la Normandie au Pacifique en passant par l'Afrique et l'Italie, cette arme fut de tous les combats livrés par les soldats américains. Le M1 était un fusil semi-automatique pouvant accueillir 8 cartouches. Seul défaut de l'arme, le fameux son "cling" émis lorsque la dernière cartouche était éjetée.

Conclusion: l’attachement aux principes

Les développements depuis 1945 se sont essentiellement concentrés sur la réduction des calibres, un phénomène déjà entamé depuis le dernier quart du XIXe siècle. Notons aussi cet autre exemple d’innovation, soit que les ingénieurs travaillent sur de nouveaux types de munitions, à savoir des cartouches sans étui. Ce type de munition permettrait entre autres d’éliminer l’éjection traditionnelle de la douille après le tir, qui par moment peut enrayer l’arme, tout en accroissant davantage la légèreté pour le fantassin. De plus, la fabrication des armes à feu portatives à des fins militaires ne fait à peu près plus appel au bois comme matériau de base de support au canon, si bien que des composantes plastiques encore plus légères et résistantes font partie des matériaux d’aujourd’hui.

En dépit des nombreuses erreurs issues de maintes expérimentations, il demeure deux principes constants associés à la fabrication et à l’utilisation d’armes à feu portatives depuis le XIVe siècle. Le premier est celui de l’accroissement de la puissance de feu entre les mains du soldat. Le second, habituer celui-ci à la réalité incontournable que sur le champ de bataille, il doit malgré tout porter son arme et ses munitions.