La Première Guerre mondiale (1914-1918). Seconde partie: le front Est et les théâtres extérieurs

Introduction

Des soldats russes.

Nous reprenons la suite du compte-rendu des principales phases militaires de la Première Guerre mondiale par l’exploration des combats qui se sont déroulés en Europe de l’Est, de même que dans les Balkans, au Moyen-Orient, sans oublier les opérations menées en Afrique et dans le Pacifique.

Sans trop exagérer (et si c’était le cas, nous en ferions amende honorable), il nous semble que les historiographies anglophone et francophone de la guerre de 1914-1918, du moins celles qui nous sont familières, n’aient pas abordé le sujet de la guerre à l’Est avec le même intérêt que celle à l’Ouest. Pourtant, les affrontements s’étant produits dans les théâtres d’opérations autres que celui du front Ouest furent nombreux et tout aussi sanglants, quand il ne s’agissait carrément de massacres de populations, comme ce fut le cas lors du génocide du peuple arménien par le gouvernement turc en 1915-1916.

En dépit de terrifiantes similitudes avec ce qui se passa à l’Ouest, la nature de la guerre à l’Est et dans d’autres théâtres d’opérations présente aussi quelques variantes, que nous tenterons de relever dans cet article.

La campagne à l’Est (1914-1915)

L’immensité du territoire d’Europe de l’Est, et particulièrement celui de la Russie, fait ressortir une première différence avec la situation à l’Ouest. Il s’agit du ratio « soldat-espace » qui était plus faible en Russie, ce qui signifiait que les combattants disposaient d’un plus vaste espace de manœuvre, mais cela avait comme principal désavantage que les lignes de ravitaillement étaient beaucoup plus étirées. Par exemple, lorsqu’une percée du front était achevée, les difficultés inhérentes au redéploiement de l’artillerie signifiaient que l’armée victorieuse pouvait difficilement exploiter ses succès.

Un régiment d'infanterie austro-hongrois sur le front de l'Est.

D’autre part, en plus de la présence des forces allemandes sur le terrain, le front de l’Est impliqua d’autres nations, dont la Russie et les différents peuples composant son empire, de même que ceux de l’un de ses adversaires, l’Autriche-Hongrie. Notons aussi que la Russie et l’Autriche-Hongrie, en particulier, n’étaient pas préparées à subir et gérer les difficultés de toutes sortes associées à la guerre moderne. Dans le cas de l’Autriche-Hongrie, celle-ci eut à livrer une lutte sur trois fronts. D’abord, la guerre débuta en Serbie pour l’empire des Habsbourg, où la résistance serbe préoccupa le haut commandement autrichien. Ensuite, il fallut consacrer d’importantes ressources au front russe, une zone qui préoccupa particulièrement les Allemands, mais nullement les nations slave et ruthène de l’Empire austro-hongrois. Enfin, le front italien, où l’Autriche-Hongrie dut y dépêcher des contingents, malgré que l’Italie eut fait partie de la même alliance qu’elle avant les hostilités.

Pour cette armée austro-hongroise polyglotte, et quelque peu en retard quant à la modernisation de ses équipements et de son administration, cette guerre sur trois fronts serait possible à gérer tant et aussi longtemps qu’elle recevrait l’assistance de l’Allemagne. Fort heureusement pour les Puissances Centrales, la Russie n’était pas dans une meilleure position au début du conflit. Le haut commandement russe plaça ses espoirs dans la soi-disant puissance de la cavalerie pour l’offensive, puis dans la consolidation d’un réseau de fortifications aux fins défensives. Le problème fut que, tant pour la cavalerie que pour la fortification, les événements de 1914 démontrèrent hors de tout doute que face à un armement moderne, le cheval pouvait être stoppé net et le fort être méthodiquement détruit.

Des soldats russes à l'assaut. En arrière-plan, l'ennemi ouvre le feu.

De plus, les généraux russes ne s’entendirent pas du tout, au point où des cliques se constituèrent, quant à la stratégie offensive à adopter. Devait-on porter l’effort au nord, contre l’Allemagne en Prusse orientale, ou au sud vers la Hongrie? En théorie, l’armée russe disposa des ressources suffisantes pour exécuter simultanément les deux offensives, mais dans les faits, son état-major général ne fut pas adapté, ni ne comprit parfaitement les réalités de la guerre moderne. À cela, l’entrée en guerre de l’Empire ottoman à la fin de 1914 ouvrit un autre front pour la Russie, ce qui engendra d’autres divisions au sein du haut commandement. Cette même crise aux plus hauts échelons se transporta sur le terrain. Que ce soit en Russie ou en Autriche-Hongrie, les combats de l’automne de 1914 décimèrent les rangs des officiers et des sous-officiers, si bien que leur remplacement constitua un épineux problème qui perdura jusqu’à la fin.

Carte du front de l'Est au début de 1916. On remarque l'ampleur du territoire conquis par les armées des Puissances Centrales aux dépens de la Russie depuis le début des hostilités. (Cliquez pour agrandir.)

La guerre à l’Est débuta aussi en août 1914, avec quelques avancées initiales de l’armée russe en Prusse orientale et dans la partie est de l’empire austro-hongrois. Ces succès furent brefs, dans la mesure où ils furent arrêtés net par l’éclatante victoire des troupes allemandes lors de la bataille de Tannenberg (nord de Varsovie) à la fin août. Les Russes perdirent alors 125,000 hommes, les stratégiques Lacs Mazures, puis un autre contingent de 125,000 soldats le mois suivant, contre des pertes allemandes variant entre 20,000 et 25,000 hommes pour la même période. Le désastre de Tannenberg n’empêcha pas la Russie d’inscrire une belle victoire contre les Austro-Hongrois dans les montagnes des Carpates à l’automne.

À terme, les évidentes difficultés qu’avait l’armée austro-hongroise à mener efficacement la lutte contre les Russes pouvaient être en partie compensées, comme nous l’avons mentionné, par l’aide fournie par l’allié allemand. Autrement dit, le temps sembla initialement jouer à la faveur des Puissances Centrales à l’Est, même si leurs pertes s’avérèrent plus difficilement remplaçables que celles subies par les forces du Tsar. Par ailleurs, l’armée russe n’avait pu se transformer en ce fameux « rouleau compresseur » qu’auraient souhaité les alliés franco-britanniques, histoire de les soulager de la pression allemande à l’Ouest. Bien au contraire, l’Allemagne put rassembler les effectifs nécessaires afin de lancer une offensive initialement mineure dans le secteur de Gorlice-Tarnow entre le 2 mai et le 27 juin 1915, dans le but de relâcher la pression russe sur l’armée austro-hongroise. Or, contre toute attente, les Russes paniquèrent, reculèrent de plusieurs centaines de kilomètres, sans compter leurs pertes avoisinant les deux millions de soldats, plus leur expulsion de la Pologne en conséquence de la déroute de l’armée. Par l’ampleur des gains accumulés en si peu de temps, la bataille de Gorlice-Tarnow laisse présager, à certains égards, les combats de la prochaine guerre mondiale, mais l’offensive en soi fut peu concluante malgré tout. Encore une fois, chaque victoire des Puissances Centrales à l’Est les éloigne un peu plus de leurs lignes d’approvisionnements.

Une représentation du général Paul von Hindenburg (avec le manteau gris) lors de la bataille de Tannenberg (août 1914).

1916: de la victoire au désastre

À mesure qu’approcha l’année 1916, les dirigeants russes se rendirent compte qu’il fallait redresser la situation, et ce, tant pour le moral de l’armée que pour celui du peuple. En fait, ce fut un général, Alexeï Broussilov, qui apporta à la Russie la victoire si désespérément attendue.

L'architecte derrière l'une des rares victoires militaires russes de la guerre de 1914-1918, le général Alexeï Broussilov.

Dans l’actuelle Ukraine, face à l’armée austro-hongroise en juin 1916, Broussilov aligna une force à peine supérieure en nombre à celle de son adversaire, soit 600,000 hommes contre les 500,000 de l’armée des Habsbourg. Malgré cela, son armée réalisa l’une des victoires les plus spectaculaires de la guerre de 1914-1918. En effet, Broussilov parvint à mettre à exécution trois principes de bases enseignés dans toute école militaire, mais que l’état-major russe sembla ignorer (délibérément ou non): la surprise, la qualité de la préparation du travail à l’état-major et la coordination entre les différents corps de l’armée. Par ailleurs, Broussilov lança l’offensive sur un large front, empêchant du coup l’ennemi de concentrer en un point précis des réserves en cas de percées.

Au cours des 72 premières heures de l’assaut, les Russes avancèrent de 80 kilomètres, firent pas moins de 200,000 prisonniers en plus de prendre 700 canons à l’ennemi. Avant que l’offensive ne perdît de son élan, les Russes enlevèrent un autre 175,000 prisonniers à une armée austro-hongroise démoralisée, qui perdit dans les faits son statut de force armée indépendante.

Comme si cela ne fut pas assez, la victoire de Broussilov finit par convaincre la Roumanie d’entrer en guerre en août 1916 aux côtés des Alliés, ce qui s’avéra au final une décision malheureuse pour cette nation. Au moment où l’armée roumaine termina sa lente mobilisation, l’offensive de Broussilov fut déjà à bout de souffle. Qui plus est, une nouvelle armée levée par les Puissances Centrales et commandée par l’architecte de Verdun, le général Falkenhayn, se mit immédiatement en route vers les Carpates. Composée de divisions rompues à la brutalité de la guerre moderne, l’armée de Falkenhayn ne fit qu’une bouchée des troupes roumaines inexpérimentées. Moins de cinq mois suivant sa déclaration de guerre, la Roumanie avait perdu 400,000 soldats, ce qui avait contraint le pays à signer un humiliant armistice qui donnait aux Allemands le contrôle virtuel de l’économie roumaine, en particulier des riches champs pétrolifères.

Malgré une éclatante victoire à l'été de 1916, l'armée russe souffrait de nombreuses carences. Ses larges effectifs et sa capacité à remplacer ses pertes ne purent, au final, compenser pour d'autres problèmes liés au manque d'équipements, d'entraînement et d'officiers compétents pour diriger cette grande armée.

L’entrée des troupes allemandes dans Bucarest en décembre marqua tout un revirement de situation, où les premiers pronostics semblèrent donner la victoire à la Russie, après deux années de frustrations et de déroutes à la chaîne. Cependant, la chute rapide et brutale de la Roumanie ne constitua que le symptôme d’un malaise encore plus profond pour les Alliés à l’Est. On sentit, en ce début de 1917, que ni les succès de l’offensive Broussilov, ni les réformes apportées dans l’armée russe et encore moins l’élimination virtuelle des troupes austro-hongroises ne purent alléger les maux qui frappèrent la société russe dans son ensemble. Par surcroît, les succès russes de l’année 1916 sont plus que relatifs, dans la mesure où l’on prend en considération le million de soldats perdus par l’armée du Tsar en quelques semaines seulement. Mis ensemble, tous ces éléments contribuèrent à fomenter la révolution en Russie.

Des dignitaires allemands, austro-hongrois et russes se rencontrèrent au printemps de 1918 afin de signer la paix sur le front Est, à Brest-Litovsk. Ce faisant, la fin des combats en Russie permit aux Allemands de libérer environ 1 million de combattants qui furent rapidement transférés à l'Ouest en prévision d'offensives futures.

La prise du pouvoir par les bolcheviques, assistés en ce sens par le désir des Allemands de retourner Lénine dans son pays, en catimini, fournit à chaque camp l’opportunité de remporter et de terminer la guerre, selon l’interprétation que chacun en fit. Par exemple, les bolcheviques consentirent à l’idée de céder une partie du territoire russe en échange de la paix, ce qui leur permettrait de faire la lutte à leurs ennemis internes et consolider leur pouvoir dans le contexte de la révolution. Pour leur part, les Allemands y virent une occasion de concentrer leurs forces à l’Ouest, ce qui leur permettrait de mener la lutte sur un seul front principal pour le printemps de 1918. Malheureusement pour les Russes, dans le contexte de la signature du traité de paix de Brest-Litovsk, la fin de la Première Guerre mondiale à l’Est n’apporta pas la paix véritable, alors que la guerre civile éclata et que le nouveau régime bolchevique se trouva également en conflit avec la Pologne nouvellement indépendante en 1920.

Les combats en Italie: un front secondaire?

Des fantassins austro-hongrois se déploient dans les hautes montagnes sur le front italien. Dans certains secteurs de ce front, la hauteur des montagnes pouvait atteindre jusqu'à 3,000 mètres.

Comme nous l’avons mentionné, l’Autriche-Hongrie entama la guerre dans une position stratégique précaire, ayant à mener la lutte sur trois fronts simultanément à partir de 1915. En effet, lorsque la guerre éclata en 1914, l’empire austro-hongrois n’accorda que peu d’importance et de ressources à la protection de sa frontière commune avec l’Italie qui, rappelons-le, avait d’emblée déclaré sa neutralité.

De leur côté, les Italiens en vinrent à la conclusion que leur adhésion à la Triple-Alliance avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie n’entraîna aucune obligation de venir en aide à l’une ou l’autre de ces nations si celles-ci étaient les agresseurs. De manière encore plus significative, les ambitions territoriales italiennes, qui inclurent notamment la ville de Trieste et la côte dalmate, se trouvèrent en 1914-1915 au sein de l’empire des Habsbourg. Devant cette situation, l’Allemagne implora l’Autriche-Hongrie de faire certaines concessions territoriales, ne serait-ce que pour maintenir la neutralité italienne, mais Vienne refusa obstinément. En contrepartie, les Alliés n’avaient rien à perdre en promettant à l’Italie tous les territoires qu’elle réclamait de l’Autriche-Hongrie. En conséquence, l’Italie entra dans la guerre en mai 1915 aux côtés des Alliés.

Cette décision de l’Italie fut lourde de conséquences, non seulement pour la nation, mais aussi pour la donne stratégique d’ensemble sur le continent européen. L’armée italienne de 1915 n’était pas prête à conduire une guerre moderne sur le long terme, ne possédant pour ainsi dire que peu d’armements modernes, ni le système logistique nécessaire. Ajoutons à ces déboires initiaux des tensions politiques internes récurrentes nées de l’unification du pays au XIXe siècle, sans compter que le corps des officiers, essentiellement composé de gens du nord, gérait une armée composée pour beaucoup de citoyens du sud, d’où une accentuation de cette fragilisation politique.

Carte des opérations sur le front italien.

Des problèmes d’ordre stratégique survinrent aussi pour l’Italie. En effet, si Rome souhaitait s’emparer des territoires réclamés, ses armées auraient à traverser les Alpes juliennes. En temps normal, cela constituait une tâche difficile à réaliser pour une armée déjà bien équipée, voire presque impossible pour les Italiens. En plus de l’équipement, l’armée italienne souffrait d’une crise du haut commandement. Malgré la présence de certains officiers supérieurs assurément talentueux et courageux, l’état-major général de l’armée italienne était dirigé par l’incompétent Luigi Cadorna. Ce général n’avait aucune imagination, ni d’esprit d’initiative et, par-dessus tout, n’était pas connecté avec la réalité des conditions sur la ligne de front. Par conséquent, les soldats italiens ne comprenaient pas bien les buts de guerre de leur nation, si bien qu’ils ne purent toujours se battre avec l’ardeur et l’agressivité nécessaires pour gagner des batailles.

En face, les Austro-Hongrois purent ressentir toute l’amertume engendrée par l’idée de s’être fait « poignarder » dans le dos. Cela dit, ils durent se préparer à affronter l’armée italienne. Pour ce faire, l’armée austro-hongroise avait l’avantage de pouvoir s’abriter derrière une excellente barrière naturelle dans les montagnes qui surplombent la vallée de l’Isonzo. D’ailleurs, cette armée était en partie commandée par le très compétent général d’origine croate Svetozar Boroevic, qui parvint à exploiter au maximum les ressources limitées que l’état-major général put mettre à sa disposition. Cela dit, les armées qui se firent face connurent toutes deux le même problème, soit les terribles difficultés à se ravitailler dans ces hautes montagnes, sans oublier le froid conséquent qui décima les rangs des unités sur le front.

Des soldats italiens dans la vallée de l'Isonzo.

L’un des rares endroits où les armées purent le moindrement manœuvrer fut la vallée de l’Isonzo, à l’est de l’Italie, vers l’actuelle frontière avec la Slovénie. Là, pas moins de douze batailles d’envergure, presque tout identiques au niveau de la préparation tactique, furent lancées par l’armée italienne, ce qui témoigne encore plus du manque d’imagination au sein du haut commandement de Cadorna. Le commandant en chef italien répéta à qui voulut l’entendre le même argument à l’effet que l’offensive qui vint d’échouer faillit réussir, si on la compara à la précédente.

L'un des héros de la bataille de Caporetto: Erwin Rommel.

Finalement, en  octobre 1917, les Puissances Centrales prirent l’initiative sur le front italien, avec des renforts allemands et par l’utilisation d’énormes quantités d’obus à gaz. Cette offensive est connue sous le nom de la bataille de Caporetto (qui est en quelque sorte la treizième bataille de l’Isonzo), qui vit le front italien craquer, la déroute des forces de Cadorna, puis une avancée ennemie de plus de vingt kilomètres vers le fleuve du Piave débouchant sur la plaine. Les pertes italiennes totales comprenaient 265,000 prisonniers et, signe que le moral était à terre, quelque 300,000 déserteurs. Virtuellement, l’armée italienne était anéantie et le pays sur le bord de capituler. Seuls le congédiement de Cadorna et l’envoi d’urgence de renforts franco-britanniques totalisant onze divisions organisées par Foch purent sauver l’Italie. Mentionnons à ce sujet qu’il existe un débat parmi les historiens à savoir si les renforts alliés furent utiles, dans la mesure où l’offensive austro-allemande s’essouffla sur le Piave, permettant ainsi aux Italiens de refaire partiellement leurs forces.

Porter la guerre ailleurs: l’option moyen-orientale

Les frustrations sur le front Ouest amenèrent les dirigeants français et britanniques à envisager ce que l’on peut appeler la « solution orientale ». L’argument était que si l’on mettait de la pression sur l’Autriche-Hongrie et la Turquie, cela allégerait le fardeau de la Russie, tout en affaiblissant l’Allemagne par l’élimination de ses alliés. De plus, une réussite éventuelle des opérations en Orient inciterait certaines puissances neutres comme la Grèce et la Roumanie à joindre le camp des Alliés. En principe donc, les « orientalistes » soutenaient que les armées turques et austro-hongroises seraient plus faciles à vaincre que celles des Allemands.

Carte des opérations lors du débarquement des Alliés à Gallipoli (Turquie) au printemps de 1915.

En dépit des discours des partisans orientalistes, le front Oriental fut toujours perçu comme une attraction, à la limite une diversion qui fit en sorte que les armées alliées opérant dans ces secteurs ne reçurent pas les ressources nécessaires. Dans ce contexte, les deux campagnes les plus futiles de la guerre de 1914-1918 eurent lieu dans ces théâtres, plus précisément avec le débarquement allié à Salonique (Grèce), puis celui à Gallipoli (Turquie). Cette dernière opération fut une idée originellement conçue par le jeune ministre de la Marine, Winston Churchill. Celui-ci proposa d’utiliser la Royal Navy afin d’ouvrir de force un passage, c’est-à-dire le détroit des Dardanelles, ce qui permettrait ainsi de rétablir une communication maritime avec la Russie. Churchill envisagea aussi un bombardement naval de Constantinople qui ferait en sorte d’éliminer la Turquie à un coût minimal. Cependant, la Royal Navy eut tôt fait de battre en retraite lorsque ses premiers navires commencèrent à frapper les mines maritimes posées par les Turcs, tout comme l’artillerie côtière put tenir à distance les dragueurs de mines britanniques.

Face à cette situation, les Britanniques décidèrent d’y aller avec la manière forte en faisant débarquer sur la côte un contingent de fantassins afin de faire traire l’artillerie turque. C’est ainsi qu’en avril 1915, une force britannique composée de milliers de soldats australiens et néo-zélandais débarqua à la hauteur de Gallipoli et progressa vers l’intérieur. De leur côté, les défenseurs turcs, malgré qu’ils furent mal équipés, se battirent héroïquement et parvinrent à repousser l’assaut initial, du moins à confiner l’envahisseur sur la plage. Devant cette rebuffade, les Britanniques eurent comme réflexe de s’enterrer, reproduisant non sans ironie la situation de la guerre des tranchées du front Ouest, qu’ils tentèrent d’éviter au début de cette campagne orientale. Gallipoli devint donc un exercice, sinon un symbole de futilité qui eut de graves conséquences politiques en Grande-Bretagne et dans les Dominions visés par cette opération. D’autres tentatives de renforcer le contingent original en août échouèrent. Après des mois de frustrations et des pertes franco-britanniques avoisinant les 265,000 combattants, les Alliés admirent leur défaite et ils évacuèrent Gallipoli en janvier 1916.

Manoeuvre de l'infanterie australienne au cours de la campagne de Gallipoli (1915).

L’autre théâtre d’opérations qui sembla séduire les Alliés était celui des Balkans, où le conflit avait précisément débuté en 1914, dans le contexte de l’attentat de Sarajevo. Cette fois, un an plus tard et en réponse aux pressions exercées par l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne et la Bulgarie contre la Serbie, les Alliés décidèrent d’ouvrir un nouveau front improductif en Grèce près de Salonique. Le but de l’expédition fut de porter assistance à l’armée serbe qui se repliait vers le sud, en Albanie, puis sur l’île grecque de Corfou. Les armées des Puissances Centrales qui poursuivirent les Serbes décidèrent d’arrêter leur marche à Salonique, préférant fixer l’ennemi sur le front grec afin que celui-ci ne soit pas tenté de rapatrier ses troupes en France ou vers les Dardanelles contre la Turquie alliée. En rapport à ce qui se passait ailleurs, le front grec fut relativement « tranquille » et il était clair que l’issue de la guerre n’allait pas se décider en cet endroit.

Les cartes navale et coloniale

Les planificateurs militaires britanniques d’avant-guerre, et dans une moindre mesure ceux en Allemagne, justifièrent les dépenses onéreuses consacrées au développement de la marine comme un moyen de gagner rapidement une guerre par l’entremise de blocus maritimes peu coûteux, plutôt que de voir de larges armées s’affronter sur le continent. Ces rêves devinrent des illusions, car les marines de guerre des puissances européennes consacrèrent une grande part de leurs ressources à la défense des côtes et des lignes de ravitaillement nationales. Comme le démontra la campagne de Gallipoli, la technologie censée dégager la mer des champs de mines demeura primitive, car ces mines géantes gênèrent les mouvements des plus grands bâtiments navals de l’époque.

La seule bataille navale majeure de la Première Guerre mondiale fut livrée en 1916 au Jutland, près des côtes danoises. Bien que les Britanniques eurent encaissé des pertes un peu plus élevées que celles des Allemands, la bataille en elle-même n’eut que peu d’impact sur le cours de la guerre. Le blocus de surface qu’effectua la Royal Navy contre l’Allemagne, et la réponse de celle-ci via la guerre sous-marine à outrance, caractérisa davantage le type d’opérations navales de ce conflit, où ce furent entre autres choses les civils qui firent les frais. Encore une fois, ces opérations n’influencèrent guère la donne stratégique sur le continent, à un détail près. En effet, la guerre sous-marine à outrance déclarée par l’Allemagne au début de 1917, combinée au Télégramme Zimmerman (dans lequel l’Allemagne offrait au Mexique des territoires du sud-ouest américain en échange de son entrée en guerre), provoqua la colère aux États-Unis, dont le Congrès déclara la guerre au Reich en avril, ce qui contribua ultimement à la victoire des Alliés.

La bataille navale du Jutland n'eut guère d'importance, ni de conséquence stratégique majeure. Elle fut davantage le théâtre d'un affrontement attendu de longue date entre deux nations (britannique et allemande) qui se livrèrent une course à l'armement naval depuis plus d'une décennie.

La guerre en mer joua aussi un rôle important pour le maintien en force des empires coloniaux. À cet égard, la marine de guerre impériale allemande ne put jamais rivaliser avec son adversaire britannique, ce qui priva le Reich de précieuses ressources naturelles, faute d’une marine marchande capable de les transporter en toute sécurité et ainsi alimenter l’industrie de guerre. Par ailleurs, au début des hostilités, le Japon s’allia avec la Grande-Bretagne en concluant un accord naval qui n’obligea pas Tokyo à déclarer la guerre, quoiqu’elle le fit néanmoins le 23 août 1914. À la fin de l’année, le Japon s’était emparé de la base allemande de Tsingtao, en Chine, puis de ses possessions insulaires dans le Pacifique, qui incluaient alors les îles Marshall, Mariannes, Palau et les Carolines. De son côté, la Nouvelle-Zélande occupa les Samoa allemandes et l’Australie envoya des troupes prendre le contrôle de la Nouvelle-Guinée allemande (Kaiser-Wilhemsland) et de l’archipel Bismarck.

D’autre part, l’Allemagne n’était pas en mesure de défendre adéquatement ses autres colonies d’Afrique, qui souvent n’étaient autre chose que des avant-postes commerciaux. Une force combinée franco-britannique captura le Togo dès le 26 août 1914, puis le Sud-Ouest africain (actuelle Namibie) capitula en juillet de l’année suivante, sans oublier qu’une autre force franco-britannique chassa les quelque 8,000 soldats allemands (la plupart des Askaris locaux) du Cameroun en janvier 1916.

Ce que l’Histoire retint des opérations en Afrique fut probablement les opérations conduites en Afrique orientale allemande (parties des actuels Rwanda, Burundi et de la Tanzanie). Dans cette colonie, le général allemand Paul von Lettow-Vorbeck, qui disposa d’une force d’à peine 15,000 hommes, put attirer vers lui une armée de 100,000 soldats alliés menés par les Britanniques, et ce, de 1914 à 1918. En fait, ce général allemand ne se rendit qu’après le 11 novembre 1918, le temps que la nouvelle de l’armistice lui parvienne.

Représentation de soldats allemands en Afrique. Faisant face à des forces alliées largement supérieures en nombre et mieux équipées, le commandement allemand d'Afrique adopta des tactiques se rapprochant de la guérilla.

Cette longue et effrénée poursuite qui dura plus de quatre ans se fit autour d’objectifs communs, soit l’accès aux richesses minières puis au contrôle des stations radios sans fil. Dans les faits, les adversaires jouèrent à un épuisant jeu du chat et de la souris dans la colonie et même au-delà des frontières. Le dur climat, la maladie et les communications primitives de l’Afrique firent en sorte que ces affrontements peu connus furent néanmoins destructeurs. À titre d’exemple, les soldats ne purent utiliser efficacement les animaux tels le cheval et le mulet pour transporter le matériel, car ils étaient systématiquement décimés par la mouche tsétsé. En conséquence, chaque camp dut recourir extensivement à la main-d’œuvre humaine pour accomplir les tâches logistiques.

Ajoutons que la guerre, et tout particulièrement en Afrique orientale, détruisit les économies locales, sans compter qu’elle ne fit qu’accentuer le sentiment de la « supériorité » de la race blanche, qui fut une composante fondamentale de l’impérialisme à l’européenne. Enfin, mentionnons que la guerre en Afrique vit la confrontation de deux styles de combat, celui des Européens et celui des Africains. En plusieurs endroits, la guerre était perçue comme un affrontement récurrent entre diverses tribus africaines, plutôt qu’une guerre généralisée entre l’Allemagne et ses ennemis européens.

Dans le désert: combats et massacres

Dans les mois qui suivirent la défaite des forces britanniques à Gallipoli, la majorité des troupes turques fut transférée à l’est contre la Russie. Là-bas, dans le Caucase, les opérations prirent place dans de hautes montagnes. Un peu comme en Italie, chaque camp connut des difficultés à ravitailler ses troupes, ce qui ralentit à certains égards les opérations sur ce front.

Qui plus est, la victoire des Russes à la bataille de Sarikamish en janvier 1915 amena les Turcs à protester publiquement, alléguant que les populations arméniennes locales étaient venues en aide aux forces tsaristes. Par conséquent, les Turcs déportèrent massivement les Arméniens, ce qui entraîna la mort de centaines de milliers d’entre eux, probablement davantage selon les sources. En 1916, les Russes purent capturer les cités stratégiques d’Erzerum et de Trebizond, respectivement en février et en avril, puis elles purent repousser une contre-offensive turque, avant que les deux armées ne retournent dans leurs quartiers d’hiver au tournant de 1917. Ce fut la révolution russe qui éclata en mars qui mit un terme à la guerre dans le Caucase, du moins jusqu’en février 1918, où face à la chute du pouvoir russe dans la région, les forces turques reprirent la partie est du pays et forcèrent la conclusion d’un armistice officiel avec le régime bolchevique. Cet accord donna à la Turquie le contrôle de l’Arménie et de certaines portions de la Transcaucasie.

Des combattants arméniens de l'armée russe dans le Caucase au tournant de 1914-1915.

Dans un autre ordre d’idées, les Britanniques avaient des craintes somme toute fondées au sujet de la protection des routes maritimes du Golfe Persique et du Canal de Suez, sans compter que le désir des Turcs de défendre leur empire amena la création de deux nouveaux fronts au Moyen-Orient, l’un en Mésopotamie et l’autre en Égypte et en Palestine. Dans ce premier théâtre, les Britanniques occupèrent rapidement la ville de Basra le 23 novembre 1914, mais ils subirent une humiliante défaite lors du siège de Kut (à 160 kilomètres au sud-est de Bagdad) le 29 avril 1916, où une garnison de 8,000 soldats se rendit après d’infructueuses tentatives visant à rompre le siège, des assauts qui ajoutèrent d’autres pertes s’élevant à 21,000 combattants. La victoire de Kut fut la dernière des Turcs, qui avait déjà atteint le maximum de leurs capacités militaires effectives.

Alliés des Britanniques le temps que dura la guerre, les combattants arabes fournirent une contribution sans égal lorsqu'il s'agissait d'infiltrer les positions ennemies ou entraver ses communications par diverses actions de sabotage.

À la même époque, le désir des Britanniques de sécuriser le Canal de Suez les amena à conduire une opération de conquête du Sinaï en 1916. Par la suite, ils furent assistés par des contingents arabes locaux, grâce à l’entremise d’un officier parlant l’arabe, le colonel T. E. Lawrence. Ces troupes conduisirent des opérations de guérilla visant à couper les voies ferroviaires ennemies, ce qui contraignit les Ottomans à abandonner La Mecque et Médine. Toujours avec le support arabe, une colonne britannique sous les ordres du général Edmund Allenby conquit Gaza et Jérusalem en 1917, puis détruisit virtuellement les forces turques à la bataille de Megiddo en Palestine, du 19 au 21 septembre 1918. Toutes ces victoires britanniques eurent des coûts, dont les conséquences sont plus que palpables de nos jours. En effet, dans l’unique but de rayer l’Empire ottoman de la carte, les Britanniques firent des promesses conflictuelles aux Juifs et aux Arabes sur le partage futur de la Palestine. Néanmoins, cette dernière bataille marqua la fin des opérations militaires au Moyen-Orient.

Conclusion

Le caractère en apparence insensé des combats de la Première Guerre mondiale fit de ses généraux des cibles faciles pour la critique a posteriori. Il est vrai que dans nombre de cas (notamment avec Cadorna, Nivelle et certains généraux russes), ces critiques sont fondées. Ainsi, il est plus commode de dire ce que ces généraux n’auraient pas dû faire, plutôt que de suggérer des alternatives raisonnables. De plus, il semblait de coutume de prétendre, après la guerre, que les généraux étaient aveugles et désintéressés face aux nouvelles technologies de l’armement, en particulier en ce qui concerne les développements de l’aviation et de l’arme blindée.

Par contre, précisons qu’aucune de ces technologies n’atteint un niveau d’avancée, voire de maturité qui aurait eu des impacts décisifs sur les champs de bataille de 1914 à 1918. Il y eut en effet certaines démonstrations intéressantes, comme l’emploi massif par les Britanniques de chars d’assaut lors de la bataille de Cambrai (1917), mais cet épisode demeure l’exception qui, à la limite, présagea l’emploi de ces mêmes blindés en 1918, mais davantage ceux du conflit mondial suivant. On peut cependant supposer que si la guerre s’était poursuivie en 1919 et même en 1920, alors les Alliés sur le front Ouest auraient probablement eu certains avantages en terme de puissance de feu avec leurs avions et leurs chars. Malgré cela, comme nous l’avons souligné, il aura fallu attendre près de deux décennies pour voir le plein potentiel de ces technologies.

Enfin, notons que les pertes massives de la Première Guerre mondiale (8 millions de morts au combat, 21 millions de blessés et 6,5 millions de civils tués) nourrirent un important mouvement pacifiste, mouvement qui s’effrita largement suite à la signature du Traité de Versailles. Cet accord qui vit naître une paix toute relative contint dans ses articles l’ensemble des ingrédients requis pour que le monde soit à nouveau plongé dans une guerre planétaire, et ce, à peine vingt ans plus tard.

La technologie versus la tradition: des automobiles défilent devant des Cosaques de l'armée russe.

2 réflexions sur “La Première Guerre mondiale (1914-1918). Seconde partie: le front Est et les théâtres extérieurs

  1. Mon grand-père, PIerre Gortchakoff, a été mobilisé en Sibérie, en 1916, et est parti combattre, avec sa brigade russe sur le front d’Orient, à Salonique. Puis, après la révolution d’octobre, il s’est engagé dans la Légion Etrangère pour aller combattre sur le front de Champagne, avec la 1ere division marocaine. Il n’est jamais retourné dans la mère-patrie et a fait souche à Marseille.

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