Mois : septembre 2010

L’histoire de l’armée allemande: un aperçu

La naissance d’un état… et d’une armée

Une armée dite « allemande » vit le jour en 1871, dans le contexte de l’unification des états allemands sous l’égide de la Prusse au lendemain de la guerre franco-prussienne. Par contre, des traditions militaires propres à cette armée remontent au moins jusqu’au XVIIe siècle, en particulier dans le cas de la Prusse.

En effet, l’armée fut instrumentale dans la montée en puissance de la Prusse. En 1653, Frédéric-Guillaume 1er de Brandebourg mit sur pied une armée permanente. Fin stratège et tacticien, Frédéric-Guillaume avait servi avec les Hollandais lors de la Guerre de Trente Ans. Il combina son expérience avec les tactiques récentes développées en France afin de créer une armée efficace. C’est à l’aide de cet outil militaire que Frédéric-Guillaume tenta avec un succès relatif d’unifier ses possessions territoriales dispersées.

Aux XVII et XVIIIe siècles, l’armée prussienne était en compétition contre celles d’autres états allemands. Inquiète des ambitions de la Prusse qui devint un royaume en 1701, la Saxe maintint une armée permanente de 20,000 hommes. Toujours aux XVII et XVIIIe siècles, l’Allemagne devint également une source intéressante d’emplois pour les mercenaires qui étaient embauchés soit par un état allemand ou un autre, ou par une puissance extérieure. Par exemple, les Britanniques avaient embauché quelque 30,000 mercenaires hessois à l’époque de la guerre d’indépendance américaine.

Frédéric II, l'âme de l'armée prussienne du XVIIIe siècle.

Comme dans bien des pays, l’armée et l’État partagent un destin commun. L’État en Prusse avait notamment été créé dans le but de répondre aux besoins logistiques de l’armée royale. En 1740, Frédéric II de Prusse dit Le Grand hérita d’une armée permanente de 80,000 hommes dotée d’un appareil bureaucratique efficace. À la rigueur de l’entraînement, l’armée prussienne eut maintes opportunités d’être testée sur les champs de bataille. Les leçons tirées de ces engagements allaient à leur tour se refléter dans l’entraînement et la modernisation des équipements.

Frédéric II fut l’un des plus brillants soldats de l’Histoire. Il utilisa son armée afin de transformer la Prusse en une grande puissance et, simultanément, cette dernière constituait une menace directe à l’hégémonie des Habsbourg sur les territoires allemands. De 1756 à 1763, Frédéric avait combattu une puissante coalition de nations ennemies qui incluaient la France, l’Autriche et la Russie. Son génie militaire ne reposait pas uniquement sur ses victoires tactiques, mais aussi sur ses capacités à tenir aussi longtemps face à des forces ennemies largement supérieures en nombres.

Le style de commandement de Frédéric était clairement marqué par son esprit offensif, son goût du risque et le recours à des innovations tactiques telles le déploiement de l’infanterie en ligne oblique. À cet égard, son plus grand fait d’armes fut probablement la bataille de Leuthen (1757) où il écrasa une armée autrichienne près de deux fois supérieure en nombre.

L'armée prussienne à la bataille de Leuthen (1757).

Le défi des guerres napoléoniennes

L’armée prussienne qui, quelques décennies plus tard, fit face aux forces de Napoléon à Jena/Auerstadt, le 14 octobre 1806, était l’héritière attitrée des traditions forgées sous Frédéric II. Confiants, les soldats prussiens n’avaient pas de raison de douter de leurs capacités à affronter la redoutable armée française. Or, la réalité était tout autre. Derrière la façade d’une soi-disant supériorité militaire, l’armée prussienne fut anéantie au cours de cette terrible journée. Les réformes de Frédéric n’avaient pas résisté à l’épreuve du temps. L’un des principaux problèmes observé à Jena/Auerstadt résidait dans la faible cohésion des troupes. À titre d’exemple, l’armée prussienne héritée de Frédéric comprenait certes des Prussiens, mais aussi de larges contingents de Saxons, de déserteurs étrangers et des mercenaires. Face à un adversaire comme Napoléon, un génie militaire, cela ne tenait pas la route.

Bien que la résistance se poursuivit après la défaite, la Prusse fut envahie par Napoléon. Elle fut contrainte d’accepter des termes de capitulation pour le moins humiliants. L’un d’eux obligeait la Prusse à plafonner les effectifs de son armée professionnelle à 42,000 hommes, sans compter l’interdiction de lever et d’entraîner une force de réserve. Le désastre de Jena/Auerstadt servit évidemment de prétexte pour enclencher un programme radical de réformes qui, sur le court terme, allaient permettre de reconstruire l’armée prussienne et, à long terme, jeter les fondations de la future grandeur militaire de l’Allemagne.

Les cavalerie française et prussienne s'entrechoquent à Jena (octobre 1806).

Ce fut le général Gerhard von Scharnhorst qui reçut le mandat de réformer en profondeur l’armée prussienne. Il entreprit de travailler avec d’autres officiers sur un scénario qui devait engendrer un nouveau système militaire. Celui-ci devait être une réponse au nouveau type de guerre « absolue » (totale) nées des guerres de la Révolution en France quelques années auparavant. Sous le système dit de Krumper, les soldats réguliers pouvaient être envoyés temporairement en congé à tour de rôle afin d’être remplacés par des recrues réservistes. Cela fit en sorte de doter la Prusse d’une force réserviste officieuse composée d’hommes ayant reçu un entraînement de base. En clair, cela permettrait à la Prusse d’augmenter substantiellement les effectifs de son armée en cas de besoin. C’est ainsi que vers le printemps de 1812, la Prusse disposait d’une réserve entraînée de 24,000 hommes qui pouvaient être mobilisés en tout temps.

Les réformateurs militaires avaient également entrepris de revoir l’organigramme de l’armée. On y introduisit un système de brigades permanentes, revit la sélection des officiers, de même qu’on apporta d’importantes mesures correctives à la logistique et à l’entraînement tactique. C’est ainsi que Scharnhorst devint à la fin de 1808 le ministre de la Guerre de Prusse. Plus important encore pour l’avenir, on fonda en mai 1810 l’École Générale de Guerre (Allgemeine Kriegsschule), une institution qui concentra son enseignement à la formation d’officiers spécialisés dans des fonctions d’état-major.

Gerhard von Scharnhorst, l'un des grands réformateurs de l'armée prussienne du début du XIXe siècle.

Alors que l’armée prussienne subissait l’humiliation tout en étant en cure de réformation, les armées d’autres états allemands partageaient des destins différents au temps des guerres napoléoniennes. Elles partageaient essentiellement les victoires et les défaites de leurs alliés français ou britanniques. Par exemple, la petite armée en exil du Duc de Brunswick servit sous les ordres de Wellington dans la guerre de la péninsule ibérique. Envahi par Napoléon, Hanovre fournit également des troupes à Wellington qui figuraient parmi les meilleures de son armée.

Au cours de la campagne de Russie de 1812, trois corps de la Grande Armée de Napoléon consistait en des contingents venus d’états satellites allemands. Conformément au Traité de Tilsitt, la Prusse fut contrainte de fournir à Napoléon un contingent qui se chiffra à 21,000 hommes sous les ordres du général Ludwig Yorck von Wartenburg. Cependant, ce même Yorck signa en décembre 1812 la Convention de Tauroggen qui marqua le début du retournement d’alliance de la Prusse contre Napoléon. Après quelques hésitations, le gouvernement prussien appuya l’initiative de Yorck et entra à son tour en guerre contre la France.

Conformément aux réformes, des réservistes furent mobilisés afin d’appuyer l’armée régulière. Ceux-ci pouvaient être répartis dans des unités de corps-francs (Freikorps) ou des compagnies d’infanterie légère (Freiwilligen Jäger). La conscription fut également introduite et des unités de milice (Landwehr) furent levées. Tous ces efforts avait produit une armée forte de 128,000 soldats. Cette sorte de soulèvement populaire ne doit sans doute pas être exagéré, mais les événements de 1812-1813 avaient renforci le nationalisme allemand, un nationalisme qui tirait immédiatement ses racines des défaites de 1806-1807.

D’ailleurs, la Prusse joua un rôle militaire important dans les campagnes de 1813 et de 1814. À l’été de 1814, la Prusse avait sur le terrain quatre corps d’armée pour un total de 280,000 hommes. L’Armée de Silésie était commandée par Gebhard von Blücher, l’un des rares officiers supérieurs dont la réputation survécut à la bataille de Jena/Auerstadt. Suite au retour d’exil de Napoléon, Blücher lui livra une rude bataille à Ligny le 16 juin 1815 et il joua deux jours plus tard un rôle majeur à Waterloo. Cette dernière bataille fut parfois présentée comme étant une victoire allemande. En effet, mis à part l’armée prussienne dument constituée, le Duc de Wellington, comme nous l’avons dit, comptait dans les rangs de l’armée britannique un contingent significatif de troupes allemandes provenant des états de Hanovre, du Nassau et du Brunswick, sans oublier la King’s German Legion composée de militaires britanniques et irlandais d’origine hanovrienne.

La bonne performance des troupes allemandes à la bataille de Waterloo était largement imputable aux réformes amorcées quelques années plus tôt sous Scharnhorst. D’ailleurs, l’un de ses adjoints, le général Hermann von Boyen, réorganisation le système de conscription en 1814. Une série de lois qu’il fit passer préconisèrent que les hommes âgés dans la vingtaine fassent un service militaire de trois ans dans l’armée régulière avant de passer à la réserve. Cette dernière force était subdivisée en différentes catégories d’unités de milice selon l’âge du réserviste.

L'armée prussienne à la bataille de Waterloo (juin 1815).

La formation d’un empire (1830-1914)

En 1830, l’armée régulière prussienne comptait un effectif de 130,000 soldats, un total qui pouvait être doublé par la mobilisation des réservistes. Néanmoins, tout n’était pas parfait. La révolution de 1848 et la mobilisation partielle de 1859 (dans le contexte de tensions avec l’Autriche) avaient illustré d’autres problèmes, si bien qu’il fallut entreprendre de nouvelles réformes militaires à partir des années 1860, sous la direction du ministre de la Guerre Albrecht von Roon. Les principaux objectifs des réformes opérées sous le ministre Roon consistaient à revoir l’organigramme et accroître les effectifs de l’armée. L’un des points forts de la réforme, le service militaire universel et obligatoire de trois ans, rencontra une vive opposition et cela provoqua une crise constitutionnelle. Heureusement pour Roon, le nouveau chancelier Otto von Bismarck et son nouveau chef d’état-major Helmuth von Moltke l’appuyèrent dans cette direction.

Sous la direction de Bismarck, Roon et Moltke, la Prusse livra trois petites guerres, la première contre le Danemark (1864), la seconde contre l’Autriche (1866) et enfin contre la France (1870-1871). À la tête de l’armée, on nomma Helmuth von Moltke chef d’état-major en 1857. Il réorganisa l’état-major général, qui fut finalement divisé en trois branches vers 1870, soit la section des mouvements, celle des chemins de fer et de l’approvisionnement puis une autre du renseignement. Cette réorganisation administrative et institutionnelle donna à l’armée prussienne un net avantage sur ses ennemis.

Le triumvirat des réformateurs de l'armée prussienne au milieu du XIXe siècle: von Bismarck, von Roon et von Moltke.

Bien que petit en termes d’effectifs (170 officiers vers 1885 et 625 en 1914) l’état-major général comptait dans ses rangs des membres qui étaient conscients qu’ils formaient une élite, un groupe à part. L’existence de cette organisation était le maillon le plus important dans la chaîne de la réforme permanente de l’armée. Dans les années 1870 et 1880, l’état-major général était aux prises avec les dimensions militaire et politique du problème. Par exemple, il y eut de fréquentes tractations avec le parlement impérial (le Reichstag) au sujet du budget de l’armée. Cette problématique fut en partie solutionnée en 1883, au moment où l’état-major général acquit son indépendance du ministère de la Guerre et qu’il eut un accès direct à l’empereur.

Le contrôle serré qu’exerçait le Reichstag sur l’état-major général disparut. Ce dernier s’isola donc de plus en plus du contrôle politique, si bien que cela eut pour conséquence la difficulté d’inclure dans le calcul des réformes militaires des considérations de politique étrangère. Malgré cela, l’armée avait un impact considérable sur la politique étrangère. La force de l’armée allemande faisait la fierté et l’orgueil de l’empereur Guillaume II qui accéda au trône en 1888. Ce dernier avait eu tôt fait de limoger le chancelier Bismarck et il s’embarqua dans une politique étrangère belliqueuse où il finit par s’aliéner la France, la Russie et la Grande-Bretagne, ce qui conduisit directement au déclenchement d’une guerre générale en 1914.

L’un des importants architectes de la réorganisation de l’armée allemande avant la Première Guerre mondiale fut le général Helmuth von Moltke. Il prouva d’abord ses grandes qualités de commandant en France en 1870 et l’armée qu’il dirigeait s’avéra être un excellent outil politique utilisé par Bismarck afin d’unifier les états allemands (sauf l’Autriche) sous la direction de la Prusse. Dans le cas de l’Autriche, lors de la guerre contre la Prusse en 1866, les états allemands du nord avaient été annexés ou inclus dans une large Confédération de l’Allemagne du Nord. Ce simple ajout de quelques états donnait automatiquement à la Prusse trois corps d’armée supplémentaires. En 1870, juste avant la guerre contre la France, l’ensemble des forces allemandes totalisait près d’un million de soldats. L’addition de contingents provenant des états allemands du sud, c’est-à-dire de Bavière, de Bade et du Wurtemberg, faisait monter ce chiffre à 1,8 million.

En 1870, les Allemands vainquirent rapidement les Français lors d’engagements importants comme à Rezonville/Gravelotte et Sedan, tout en faisant prisonnier l’empereur Napoléon III. Contrairement à ce qui se passa en 1866, qui fut somme toute un bref conflit où les Autrichiens avaient accepté le verdict d’une bataille majeure livrée à Königgrätz, la guerre de 1870 en France vit le peuple envahi mener après coup une insurrection qui donna du fil à retorde à l’armée allemande. Celle-ci devint de plus en plus frustrée devant son incapacité à conclure cette guerre. Elle entreprit par conséquent une campagne sans merci contre les francs-tireurs (les partisans). Cette politique nommée Schrecklichkeit (terreur) allait devenir caractéristique de la manière allemande de mener des opérations de contre-insurrection jusqu’en 1945.

En 1871, le Roi de Prusse Guillaume 1er fut proclamé empereur du nouvel empire allemand. La nouvelle armée impériale du temps de paix comprendrait un effectif de 500,000 hommes divisés en treize corps prussiens, deux corps bavarois, un corps saxe et un corps wurtembergeois. À cela, les lois militaires prévoyaient la constitution d’une force de réserve de 370,000 hommes organisés en dix-huit divisions. Dans cette organisation, le royaume de Bavière pouvait maintenir sa propre structure militaire.

L'armée prussienne à la bataille de Königgrätz (juillet 1866).

La nouvelle armée impériale ne vit pas grande action entre la fin de la guerre franco-prussienne et le début de la Première Guerre mondiale. Il y eut certes quelques aventures militaires. L’Allemagne envoya un petit contingent qui massacra le peuple africain héréros lors d’une brutale campagne dans la colonie d’Afrique du Sud-Ouest (actuelle Namibie) de 1904 à 1907. Berlin envoya également un autre contingent, cette fois en Chine afin de joindre une force internationale qui avait comme objectif de réprimer la rébellion des Boxers.

Au plan intérieur, on assiste dans les décennies ayant précédé la guerre de 1914-1918 à une militarisation accrue de la société allemande. L’armée gagna énormément de respect et de prestige. Pour un individu de classe moyenne ou inférieure, le fait d’accéder à un rang d’officier (même dans la réserve) était en soi un accomplissement. Pour sa part, le très conservateur (voire réactionnaire) corps des officiers de l’armée régulière craignait la montée en puissance de la classe ouvrière qui était bien représentée au Reichstag par les sociaux-démocrates. D’ailleurs, cette crainte plus ou moins justifiée eut un impact direct sur le recrutement, car les officiers préféraient aller chercher de nouveaux candidats parmi la classe rurale jugée plus conservatrice.

La Première Guerre mondiale

Lorsque la guerre éclate en août 1914, l’Allemagne est en mesure de mobiliser immédiatement huit armées pour un total de deux millions d’hommes sans compter les réservistes (dix autres armées s’ajouteront jusqu’à la fin des hostilités). Les Allemands avaient mis au point le Plan Schlieffen, nommée d’après le chef d’état-major général qui en avait tracé les lignes en 1905 dans un mémorandum qui fut régulièrement mis à jour.

Des soldats allemands attendent un assaut de l'armée française. Bataille de la Marne (septembre 1914).

Le haut commandement avait pris la décision de placer une armée à l’est face aux Russes, tandis que les sept autres seraient lancées dans un gigantesque mouvement en faux à travers la Belgique et le nord de la France dans le but d’éliminer rapidement cette dernière. Par la suite, les armées allemandes seraient déployées à l’est grâce à leurs chemins de fer pour affronter les Russes qu’ont croyaient plus lents à se mobiliser. Au final, le Plan Schlieffen échoua de peu et la marche des Allemands sur la Belgique fournit au gouvernement britannique un prétexte d’intervention aux côtés de la France.

À la fin de 1914, la courte guerre prévue par l’Allemagne ne se concrétisa pas, si bien que les fronts se trouvaient dans une impasse. À l’Est, les Allemands avaient arrêté les Russes et, avec leurs alliés austro-hongrois, ils avaient néanmoins progressé en territoire ennemi. À l’Ouest, les Allemands adoptèrent essentiellement une attitude défensive en 1915, alors qu’ils chassaient simultanément les Russes de Pologne. Les Allemands avaient tout de même lancé un assaut à l’Ouest à Ypres (Belgique) en avril, utilisant pour la premières fois des gaz toxiques.

En 1916, l’armée allemande était parvenu à résister à une série d’assauts franco-britanniques visant à rompre l’impasse de la guerre des tranchées. En février, les Allemands avaient tenté une offensive d’envergure dans la région de Verdun. L’objectif principal du chef d’état-major de l’époque, le général Erich von Falkenhayn, était d’user l’armée française en l’amenant à commettre ses ressources dans ce secteur. L’année de 1917 vit les Allemands sur le front Ouest rester sur la défensive. À l’Est, la situation était plus prometteuse. Avec leurs alliés, les Allemands avaient fini par vaincre la Serbie à la fin de 1915, la Roumanie au court d’une brève campagne de quatre mois en 1916 et, enfin, la Russie à la fin de 1917.

Le général Falkenhayn avait fini par être remplacé en août 1916 par le duo des généraux Hindenburg et Ludendorff, qui s’étaient taillés sur mesure une bonne réputation grâce à leurs victoires à l’Est. En fait, leur nomination signifiait qu’ils prenaient aussi le contrôle de l’effort de guerre national, soit une mobilisation totale de l’économie et de la société allemande aux fins militaires. À l’instar de ce qui s’était produit sous les monarques prussiens au XVIIIe siècle, l’État existait dans le seul but de satisfaire aux besoins de l’armée, plutôt que le contraire.

Au niveau tactique, la nature des combats de la guerre de 1914-1918 avait amené une série d’innovations. Par exemple, les Allemands avaient subi de lourdes pertes sous le tir incessant de l’artillerie britannique sur la Somme, si bien que la politique d’usage voulant que l’on se fasse tuer sur place devenait insensée. Autrement dit, l’armée manquait de ressources et d’imagination dans ses manières de contre-attaquer. Sur la Somme, il est rapporté que les Allemands lancèrent pas moins de 330 contre-attaques qui s’avérèrent aussi coûteuses que les pertes subies par l’ennemi lors de l’assaut initial.

Il était évident, dans ce contexte, qu’il fallait repenser la manière de faire la guerre dans les tranchées. Suite à la bataille de la Somme, une série de consultations avec les soldats au front furent entreprises afin de déterminer une nouvelle doctrine du combat. Le premier résultat fut de changer la défense linéaire en une défense plus élastique et étirée en profondeur, en s’appuyant sur des positions fortifiées et des unités spécialisées en contre-attaques. C’est d’ailleurs sur ces principes que fut construite à l’hiver de 1916-1917 la Ligne Siegfried (Ligne Hindenburg). D’ailleurs, pour s’établir sur ces nouvelles positions fortifiées, les Allemands avaient volontairement reculer leur front de 24 à 32 kilomètres, abandonnant ainsi, entre autres, le champ de bataille de la Somme. Ce repli leur permit de se rapprocher des bases de ravitaillement, de libérer des divisions qui seraient maintenues en réserve et d’occuper les hauteurs.

Des soldats allemands se défendent dans une tranchée (guerre de 1914-1918).

D’un point de vue offensif, les Allemands mirent sur pied des unités spéciales d’assaut, et ce, dès le début de 1915. Lourdement armées et utilisant des tactiques d’infiltration, de telles unités constituaient la base du renouvellement de la doctrine offensive. De plus, l’artillerie dut également contribuer à ces innovations, notamment sous la direction du directeur de l’artillerie, le colonel Georg Bruchmuller.

Le véritable banc d’essai de ces innovations tactiques fut lors de l’offensive au nom de code Michael du 21 mars 1918, la première d’une série d’assauts majeurs avant que les forces américaines ne fassent sentir le présence sur le front occidental. Prometteuses au départ, les offensives allemands tournèrent court, si bien qu’on ordonna leur arrêt en juillet. En fait, les innovations tactiques n’avaient pas mis les Allemands à l’abri d’importantes erreurs commises sur les champs de bataille.

Un soldat allemand faisant partie des troupes d'assaut spéciales (Stosstruppen) vers 1918.

Contrairement aux Alliés, les Allemands n’étaient pas parvenus à développer les chars d’assaut, ni les intégrer en nombre suffisant pour faire une différence. De plus, la presque totalité de leur cavalerie se trouvait sur le front oriental, ce qui amenuisait les chances d’exploitation de percées des lignes ennemies. Pire encore, les divisions d’infanterie d’assaut avancèrent à une si grande vitesse que malgré la percée effectuée, elles se trouvèrent épuisées et loin de leurs lignes de communications et de ravitaillements. Ces divisions étaient par conséquent vulnérables aux contre-attaques ennemies. La contre-offensive générale des Alliés lancée sur la Marne en juillet et devant Amiens le mois suivant marqua la début de la fin pour l’armée allemande. Celle-ci dut se contenter d’adopter une posture défensive jusqu’à la signature de l’armistice le 11 novembre 1918.

Face aux pressions constantes des forces alliées, qui elles aussi apprenaient de leurs erreurs tactiques, les Allemands reculaient, quoique de façon méthodique. La Ligne Hindenburg était tombée à la fin de septembre 1918. Avec la révolution qui grondait en Allemagne et le moral chancelant dans plusieurs unités, le général Ludendorff avait remis sa démission à la fin octobre pour être remplacé par le général Wilhelm Groener. La réalité de la défaite semblait difficile à accepter. D’ailleurs, nombre d’officiers allemands avait contribué, au lendemain de la guerre, à éviter que le blâme de la défaite ne tombe sur l’armée.

C’était davantage la classe politique et le front intérieur dans son ensemble qu’il fallait blâmer, selon eux. Le mythe du « poignard dans le dos » tire en partie son origine de cette accumulation de tensions. La réalité était que l’armée allemande avait subi une véritable défaite face à des forces qui lui étaient supérieures en tous points. Battue, cette armée laissait sur les nombreux champs de bataille où elle combattit quelque deux millions de soldats tués de 1914 à 1918.

Au service d’une idéologie

Le gros de l’armée allemande rentrait au pays en décembre 1918, dans un bon ordre relatif. L’Allemagne était au bord de la guerre civile alors que des unités de Freikorps composées de vétérans luttaient activement contre les communistes ou autres groupes socialistes révolutionnaires. Pendant ce temps, à Weimar, l’Assemblée Nationale passa une loi provisoire sur les forces armées. L’objectif était de créer une nouvelle armée à partir des groupes Freikorps dont on espérait réduire l’influence par le fait même. Par contre, le Traité de Versailles de 1919 imposa de sérieuses restrictions à la nouvelle armée. La Reichswehr, l’armée nationale professionnelle des années 1920 et 1930, devait plafonner ses effectifs à 100,000 hommes et se voyait interdire l’acquisition d’armements modernes.

Des combattants d'une unité des Freikorps lors de la révolution en Allemagne vers 1919-1920.

À l’instar du système Krumper du temps des guerres napoléoniennes, la Reichswehr allait former la base d’expansion d’une nouvelle armée allemande sous le régime hitlérien, et ce, en violation directe du Traité de Versailles. La Reichswehr fut dissoute officiellement en 1935 lorsque Hitler annonça la réintroduction du service militaire obligatoire universel et qu’il fit l’annonce de la création de la Luftwaffe, une autre violation directe du traité. La Reichswehr devint la Wehrmacht, qui constituerait un élément parmi d’autre des forces terrestres, en plus des forces aériennes et navales.

L’armée allemande sous Hitler prit une expansion rapide entre 1935 et 1939, prenant du coup la tête dans le domaine du développement des tactiques des blindés. Cependant, cette nouvelle armée était essentiellement formée de divisions d’infanterie à pied qui allaient marcher derrière un ensemble de divisions motorisées et blindées. Cette armée gagna une impressionnante (quoique peu surprenante) victoire contre les Polonais en 1939 et parvint à envahir l’année suivante la France, la Belgique et les Pays-Bas. Cette dernière campagne relevait encore plus de l’exploit, car elle avait été remportée devant l’armée française, un adversaire beaucoup plus redoutable.

Une parade de soldats de la Reichswehr vers 1930.

Sans prendre de repos, l’armée allemande démarra en juin 1941 l’opération Barbarossa, soit l’invasion du territoire soviétique. Cette campagne fut longue, amère et destructive en tous points. Les batailles de Stalingrad (1942) et Koursk (1943) avaient fini par anéantir l’armée allemande. Malgré tout, celle-ci livra par la suite, dans bien des cas avec l’énergie du désespoir, des combats d’arrière-garde jusqu’à la chute de Berlin et l’occupation de la capitale par les Soviétiques.

De 1939 à 1945, l’armée allemande livra des luttes acharnées, presque toujours contre des adversaires qui disposaient de plus vastes ressources. Elle avait envahi la majeure partie de l’Europe, de la Scandinavie à l’Afrique, puis de l’Italie à la Grèce en passant par les Balkans. Malgré toute l’excellence dont elle put faire preuve au plan tactique, l’armée allemande dut répondre à des mandats stratégiques qui allaient au-delà de ses capacités opérationnelles. À la fin des hostilités, elle enregistrait des pertes de plus de 5 millions d’hommes, dont plus de 2 millions de soldats tués.

Contrairement à la guerre de 1914-1918, l’armée allemande de la période de 1939-1945 était beaucoup plus politisée. Ses soldats ne se battaient pas seulement pour leur pays, mais également pour Hitler, leur Führer qui était leur commandant suprême. À cela, il faut quand même préciser que des motifs d’ordre plus traditionnels ont pu motiver les soldats, dont la loyauté, le bon commandement et la camaraderie.

Des soldats allemands se déplacent dans Stalingrad (1942).

Nouveaux visages de l’armée allemande

L’armée allemande de la période d’après-guerre naquit en 1955. À cette époque, l’Allemagne de l’Ouest se trouve carrément sur la ligne de front du Rideau de Fer. Les États-Unis et nombre de leurs partenaires à l’OTAN souhaitaient voir l’Allemagne de l’Ouest, cet ancien ennemi défait qui deviendrait un allié potentiel, contribuer à la défense de l’Europe. Après plusieurs débats dans les cercles politiques allemands et au sein de l’OTAN, la Bundeswehr (« Force de défense fédérale ») fut mise sur pied.

Les craintes de la part des partenaires de l’OTAN, qui avaient été victimes autrefois de l’occupation allemande, furent largement atténuées lorsqu’il fut convenu de placer la Bundeswehr sous les ordres directs de l’Alliance atlantique. Au niveau de l’éthique, il était impératif que cette nouvelle armée allemande, qui comprenait également la marine et l’aviation, soit en tous points différentes de celles du passé. L’armée comprendrait toujours des conscrits, mais ils seraient vus comme des « civils en uniformes » opérant dans un cadre démocratique. De plus, cette force serait soumise au contrôle du parlement. Il n’en fallu pas long avant que la Bundeswehr ne devienne le pivot central du dispositif de défense de l’OTAN sur le continent européen. Vers le milieu des années 1980, elle fournissait l’équivalent de douze divisions d’infanterie.

Le chancelier allemand Konrad Adenauer inspecte des troupes de la Bundeswehr (janvier 1956).

Pour sa part, l’Allemagne de l’Est leva en 1956 la National Volksarmee (« L’Armée populaire nationale »). Ayant largement fait les frais de l’agression allemande de 1941 à 1945, l’Union soviétique voulut naturellement tenir les reines de cette armée « communiste ». La National Volksarmee pouvait concrètement fournir quatre divisions motorisées et deux divisions blindées qui furent intégrées à l’organigramme des forces du Pacte de Varsovie. Tout en étant de tradition marxiste-léniniste, la National Volksarmee était en plus un instrument idéologique entre les mains du gouvernement. Paradoxalement, ses traditions consistaient en un curieux mélange de marxisme et d’idéologie militaire à la prussienne. On pouvait y louanger autant Engels que Clausewitz.

Une parade de soldats de la National Volksarmee.

Au lendemain de la réunification de 1990, lorsque la National Volksarmee fut intégrée à la Bundeswehr, les officiers qui firent une première tournée d’inspection en Allemagne de l’Est furent stupéfaits de constater que ces divisions étaient sur un pied de guerre. Néanmoins, la réalité de la réunification imposait que l’on procède rapidement à une réorganisation administrative. À cet égard, les officiers de la National Volksarmee d’un grade égale ou supérieur à celui de major furent invités à prendre leur retraite. Quant aux autres officiers de l’armée de l’Est transférés dans la Bundeswehr, une majorité dut recommencer l’entraînement.

Le processus de réunification de l’armée allemande, comme celui du pays, ne fut pas chose aisée, mais il fut un succès. De nos jours, l’armée allemande est déployée un peu partout dans le monde et participe à diverses missions, de concert avec ses partenaires internationaux.

Brève histoire de l’armée française (2e partie)

De l’Année Terrible à la Grande Guerre

Des zouaves de l'armée française en action lors de la guerre franco-prussienne (1870-1871).

L’armée française du milieu du XIXe siècle avait la réputation d’être agressive et bien entraînée. Cela se vit dans les fréquents engagements qu’elle livra en Algérie, en Italie, en Crimée et au Mexique. Cette armée répondit aux attentes stratégiques de la France à une époque où les guerres pour la survie nationale étaient choses du passé et que des forteresses s’érigeaient aux frontières afin de gagner du temps et permettre la levée de troupes supplémentaires.

Cette armée avait également accompli sa mission politique au temps de Napoléon III, soit appuyer le régime, surtout que nombre de ses officiers supérieurs étaient personnellement liés à l’empereur. Cette armée comprenait en ses rangs des soldats servant sur une longue période, des hommes imbus de l’esprit militaire et désireux de défendre le régime contre ses ennemis externes.

La défaite de la France contre la Prusse et les états allemands en 1870 était le pâle reflet de ces hypothèses rudement démenties. Bien que l’armée du Second Empire ait eu à sa disposition l’excellente carabine à culasse Chassepot et des mitrailleuses, elle était essentiellement une force expéditionnaire et non une armée européenne de type continental. Les tentatives de modernisation avaient eu leurs limites et la mobilisation avait été chaotique, si bien que la France ne put déployer à sa frontière de l’est des forces suffisantes en un temps convenable. Les armées du gouvernement de la Défense nationale, qui avaient poursuivi la lutte après la chute du régime impérial, allaient désormais paver la voie de la future armée française.

Cependant, une série d’obstacles allaient se présenter en cours de route. La suppression de la Commune de Paris en 1871 avait renforcé la suspicion de la gauche politique face à tout ce qui est militaire. Les élus issus de la gauche, qui auraient à voter les crédits nécessaires aux réformes de l’armée, questionneront chaque dépense. L’armée étant perçue comme le symbole du pouvoir, elle serait au cœur des divisions entre la bourgeoise et les masses au lendemain de la Commune.

Simultanément, les années qui suivront la guerre franco-prussienne marqueront une sorte d’« Âge d’or » de l’armée française. Le nationalisme gagnera en popularité, dans un contexte où les regards seront tournés vers l’est afin de venger le désastre de 1870 et de reprendre les provinces perdues d’Alsace et de Lorraine. Pour se préparer, la première étape avait consisté en la réintroduction d’une conscription universelle entre 1872 et 1875. Les vieilles familles militaires redécouvraient également la profession des armes. Il y avait également une certaine compréhension à l’effet de garder l’armée et ses dirigeants en dehors des cercles politiques.

Le fusil d'infanterie Lebel, en service dans l'armée française de 1887 jusqu'au début des années 1940.

L’étape suivante des réformes avait été la création d’un état-major général avec un Conseil Supérieur de la Guerre. Le mandat de ces organisations consistait à perfectionner la structure organisationnelle de l’armée du temps de paix dans le but d’être au fait des avancées les plus modernes et ainsi éviter les erreurs de 1870-1871. Les régiments se virent confier des garnisons fixes et allaient recruter localement afin de créer un sentiment d’identité. Par exemple, le 35e Régiment d’Infanterie (R.I.) de Belfort, le 41e R.I. de Rennes, le 110e R.I. de Dunkerque et ainsi de suite. Les armes et les équipements allaient à leur tour être changés. Le fusil à répétition Lebel allait équiper l’infanterie et les artilleurs recevraient un véritable bijou d’équipement, le célèbre canon de campagne de 75mm qui servira de modèle pour les artilleries du monde entier.

Canon de campagne à frein hydraulique de 75mm modèle 1897. Un chef d'oeuvre technique de l'artillerie française.

Malgré tout, ce qui semblait être une « lune de miel » dans la réorganisation de l’armée française allait être assombri par l’Affaire Dreyfus qui divisa la nation en 1894. L’armée allait intervenir à plusieurs reprises au cours de grèves et de révoltes locales, dans toute une série d’incidents qui divisaient les Français au quotidien. À certaines reprises, la loyauté des régiments français avait été testée. Par exemple, le 100e R.I. se mutina en 1907 par sympathie pour des grévistes.

En parlant de loyauté, on ne peut passer outre l’Affaire des fiches qui concernait une opération de fichage politique et religieux survenu dans l’armée française au début du XXe siècle. Dans une tentative malavisée de vérifier la « loyauté » des officiers au régime républicain, le ministre de la Guerre, le général André, avait gardé des dossiers secrets qui contenaient des informations sur les sympathies politiques et religieuses. C’est dans ce contexte qu’un officier tel le futur maréchal Foch avait vu l’une de ses promotions anormalement retardée parce qu’il avait un frère qui était jésuite.

Néanmoins, les promotions étaient effectivement lentes à obtenir. Un jeune officier pouvait demeurer lieutenant pendant douze à quinze ans et un capitaine de quinze à vingt ans à ce grade. Alors que la bureaucratie se faisait lourde en France métropolitaine, il s’avéra qu’outre-mer les colonies fournissaient davantage de possibilités de nouveaux défis et d’avancements. Les diverses conquêtes coloniales avaient apporté un baume sur les scandales qui avait entaché la réputation de l’armée française.

L’épreuve de la Grande Guerre

Pourtant, lorsque la guerre éclate à nouveau en 1914, l’armée française releva le défi. Contrairement à 1870, la mobilisation de 1914 se fit en bon ordre et l’appui populaire à la guerre, en dépit de certaines réserves dans les campagnes, fut convaincant. L’arrivée de la guerre marqua une sorte de renaissance nationale, que certains auteurs traduisaient par un élan vital et une volonté d’affronter l’ennemi avec une armée fière et violente. Au niveau de la doctrine tactique, les derniers règlements datés de 1913 étaient clairs: l’armée française ne connaît aucune loi, sauf celle de l’offensive à outrance.

Pour traduire concrètement cette doctrine séduisante et simpliste, l’état-major français avait conçu le désastreux Plan XVII visant à reprendre l’Alsace et la Lorraine. Au cours des cinq premiers mois de la guerre, l’armée française enregistrait des pertes de 300,000 soldats tués (sans compter les blessés, ni les prisonniers), sous la direction de son imperturbable commandant en chef, le général Joffre. Pendant les dix-huit prochains mois, Joffre monta une série d’offensives avec l’aide des Britanniques qui furent plus coûteuses les unes que les autres.

C'est en rangs serrés et baionnettes au canon que l'armée française chargea à répétition l'ennemi d'août à décembre 1914. Résultat: 300,000 morts.

À la fin de 1915, l’armée française avait déjà perdu la moitié de ses officiers réguliers d’avant-guerre et son total de soldats tués égalisait presque ce que l’Angleterre et ses Dominions perdront pendant toute la guerre. La bataille subséquente livrée pendant presque toute l’année 1916 à Verdun apporta encore son lot effarant de pertes. La colère au niveau de l’armée prenait de l’ampleur et cela se reflétait dans les journaux de tranchées qui circulaient parmi les soldats.

Ceux-ci enduraient de terribles conditions de vie, un régime alimentaire peu varié et ils ne jouissaient pas de permissions sur une base régulière. Nombre de leurs meilleurs officiers n’étaient plus et la notion du devoir devenait quelque chose de plus en plus difficile à inculquer dans l’esprit de ces combattants fatigués. Ces derniers pestaient contre ceux qui n’accomplissaient pas ledit devoir, notamment ces embusqués qui profitaient supposément d’un boulot confortable et bénéficiaient de certains privilèges que la troupe estimait ne pas avoir. Ce sentiment d’inégalité entre l’avant et l’arrière pouvait faire en sorte que les soldats français se soient sentis des étrangers dans leur propre pays.

Pour ajouter aux malheurs des soldats, l’offensive majeure lancée par le général Nivelle en avril 1917 sur le Chemin des Dames avait été vendue comme une victoire assurée. Or, elle fut un massacre qui ne fit qu’accroître un mécontentement généralisé qui se transforma en mutineries. La plupart des unités de l’armée ont été affectées à plus ou moins grande échelle. Par contre, et contrairement à ce que certains dirigeants politiques et militaires avaient cru initialement, les mutineries n’étaient pas les résultats d’une agitation révolutionnaire bien orchestrée. Elles constituaient les réponses de ces soldats-citoyens à une situation d’ensemble qui leur était devenue intolérable. Le général Pétain, qui succéda à Nivelle, parvint à redresser le moral en instaurant une combinaison de fermeté et d’attention face à ce qu’il considérait être des demandes justifiées.

Bien que l’Union sacrée, ce contrat à saveur patriotique négocié entre les différentes factions politiques françaises au début de la guerre, avait survécu au moins jusqu’à la fin de 1917, de vives tensions perduraient au sein de la classe politique et entre les politiciens et les soldats. En novembre, Georges Clemenceau devint premier ministre. Sa suspicion presque jacobine de tout ce qui est du domaine militaire rendit ses relations avec l’armée difficiles par moment, mais sa détermination à gagner la guerre donna à Foch, le commandant suprême des Alliés en 1918, le support dont il avait besoin pour les dernières offensives. En novembre de cette année, le Président de la République Poincaré fit son entrée dans Metz, la capitale de la Lorraine, avec Clemenceau et Foch.

En arrière-plan, une première vague d'assaut française s'est élancée sur les positions ennemies. À l'avant-plan, la vague suivante attend à son tour le signal de l'assaut.

D’une guerre à l’autre

Avec ses 1,4 millions de soldats tués, la guerre de 1914-1918 fut de loin la plus coûteuse pour l’armée française. Cette armée était morte, en quelque sorte. L’euphorie de la victoire de 1918 fut de courte durée. Proportionnellement plus élevées que celles de l’armée allemande, les pertes françaises allaient affecter le taux des naissances. Cela eut comme conséquence première un sérieux problème de recrutement pendant la période de l’entre-deux-guerres. Les sacrifices des soldats de la Grande Guerre avaient été « récompensés » par des taux de chômage et d’inflation élevés et bien que la France ait récupéré l’Alsace-Lorraine, la révision des crédits budgétaires accordés à la défense susciterait de vifs débats dans les années à venir.

De plus, l’armée devait faire face à une certaine division idéologique dans son corps d’officiers, certains d’entre eux ayant flirté avec le fascisme par exemple. Aussi, les politiciens de gauche, qui ont largement dirigé la France de l’entre-deux-guerres, s’opposaient fréquemment aux suggestions d’améliorer l’armement, dans un contexte de réforme d’une armée qui se voudrait plus petite, professionnelle et mécanisée. À la tête de l’armée française jusqu’à sa retraite en 1935, le général Maxime Weygand eut de fréquentes prises de bec avec un gouvernement qu’il jugeait être antimilitariste.

En dépit des querelles entre les mondes politique et militaire, la France alla de l’avant dans certains dossiers relatifs à sa défense. La réalisation qui frappa le plus l’imaginaire fut probablement la construction de la Ligne Maginot censée protéger la frontière franco-allemande de la frontière suisse jusque vers le Luxembourg. Contrairement à ce qui est fréquemment véhiculé, la Ligne Maginot n’était pas un projet si fou et elle pouvait avoir son utilité, à condition que des forces mobiles puissent l’appuyer en cas d’invasion. Le problème était davantage au niveau d’une doctrine mal adaptée aux réalités tactiques, dans la mesure où la mentalité de l’époque amenait nombre de Français à croire que la Ligne Maginot aurait un effet dissuasif sur une Allemagne qui aurait à nouveau le dessein d’envahir la France.

La France et son armée divisées

L’armée française qui partit à la guerre en 1939 était le produit de toutes les tares des vingt dernières années. Son équipement était relativement adéquat, mais le problème était au niveau de la doctrine tactique et stratégique. Le moral était moyen et des tensions étaient palpables entre les officiers et les hommes du rang, notamment à cause de divisions d’ordre idéologiques. La défaite de 1940 était conséquente.

Les causes sont à chercher dans la qualité du travail du haut commandement, de la compréhension de la doctrine et par-dessus tout du moral déficient. Certains combattants se sont néanmoins bien battus, surtout dans la seconde phase de la campagne de 1940, alors que les Allemands faisaient mouvement vers le sud de la France. De plus, les soldats français postés dans le sud du pays avaient largement tenu tête aux forces italiennes.

Des soldats français vers 1940.

La défaite de 1940 divisa l’armée. Charles de Gaulle lança un appel patriotique aux Français, si bien que des soldats des Forces Françaises libres poursuivirent la lutte au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, en Italie et éventuellement en France à la fin du conflit. Cependant, le maréchal Pétain, âgé de 84 ans en 1940 et à la tête de l’État français de Vichy, représentait pour une partie des Français la continuité et la stabilité. La réflexion s’appliqua aussi dans ce qui restait de l’armée française et certains des soldats qui demeurèrent loyaux à Vichy n’étaient ni des illuminés, ni des criminels.

C’est dans ce contexte qu’il n’est pas étonnant de voir que pendant la Seconde Guerre mondiale, des soldats français se sont affrontés. Lorsque les Alliés débarquèrent en Afrique du Nord en novembre 1942, des forces françaises fidèles à Vichy offrirent quelque résistance. Autre signe des déchirements internes parmi les militaires français, lorsque les Allemands se décidèrent à occuper la zone libre en France à la même époque, au moins un des généraux leur résista en refusant d’obéir aux ordres de Vicky: de Lattre de Tassigny.

De l’Indochine à l’OTAN

L’armée française de l’après-guerre devait panser ses plaies. Les plus graves étant celles des divisions internes de ses soldats qui avaient suivi différents chemins. Les lendemains du conflit seraient aussi peu prometteurs. L’armée connaissait des problèmes d’effectifs, de soldes réduites et elle devait répondre aux besoins du moment dans un empire en pleine décolonisation. À cet égard, le gouvernement français qui amorçait la guerre d’Indochine en 1946 avait pris la décision de ne pas envoyer de soldats conscrits, préférant laisser le fardeau du travail aux forces professionnelles.

Largement impopulaire et éprouvante, la guerre d’Indochine s’acheva en 1954 avec la défaite française à Diên Biên Phu. Le sentiment d’amertume occasionné par ces longues années d’usure pour l’armée française cristallisa le sentiment parmi nombre d’officiers qu’il fallait revoir les doctrines militaires. La guerre pour l’indépendance de l’Algérie qui allait commencer la même année serait peut-être encore plus symbolique pour l’armée française. Celle-ci livrait un combat près du territoire métropolitain, et, historiquement parlant, l’Algérie constituait un théâtre d’opérations familier à cette armée qui avait contribué à forger l’empire colonial français.

Guerre d'Indochine. Des parachutistes françaises sont largués sur le site de Diên Biên Phu (novembre 1953).

Comme mentionné, l’héritage de 1940 était lourd. Certains officiers étaient de plus en plus critiques de leur gouvernement et avaient fini par s’aliéner une société qui semblait ne pas apprécier leurs sacrifices, ni leurs actions. Il y eut à cet effet des tentatives de coups d’État militaires dans le contexte de la guerre d’Algérie, notamment en 1958 et 1961, et la France ne fut pas épargnée l’année suivante par une campagne terroriste sur son propre territoire.

Les tensions inhérentes à la guerre d’Algérie s’inscrivirent également à une époque où la France cherchait à redéfinir sa politique de défense dans les années 1960. L’armée allait être incorporée dans ce qu’on appela une politique Tous Azimuts qui consistait à préparer des scénarios de défense en prévision d’une ou de plusieurs attaques qui pourraient provenir de tous les points cardinaux, et non plus seulement de l’est. Tout cela est également à mettre en contexte avec le retrait de la France de la structure de commandement de l’OTAN en 1966. D’ailleurs, l’acquisition de l’arme nucléaire, qu’on nomma la Force de Frappe, donna un certain prestige à cette nouvelle politique de défense française.

Il empêche que des frictions persistassent. D’une part, il y avait des craintes légitimes au sein de l’armée à l’effet que les conscrits soient « infectés » de l’esprit révolutionnaire de Mai 1968. D’autre part, des craintes circulaient au sein du corps des officiers, notamment lorsqu’un gouvernement socialiste arriva au pouvoir en 1981 avec François Mitterrand. Le gouvernement subissait également des pressions de part et d’autre afin que soit aboli le service militaire obligatoire. D’ailleurs, sur ce point, le gouvernement indiqua clairement son intention de recourir uniquement à des soldats issus de la force régulière lors de ses interventions dans les anciennes colonies africaines ou lors de la Guerre du Golfe en 1991.

Dans les années 1990, la France se rapprocha à nouveau de l’OTAN, notamment parce qu’elle partagea avec celle-ci une expérience commune en ex-Yougoslavie. À la même époque, la décision d’abolir finalement la conscription fut prise en 1996. Le plan de restructuration des effectifs dressé cette année-là prévoyait que l’effectif d’alors de 239,000 soldats devait être ramené à 136,000 d’ici 2015. Pour atteindre cet objectif, il fallait grandement réduire le nombre de soldats professionnels tout en maintenant une petite force réserviste volontaire.

L’armée française de demain

Comme bien des armées de l’OTAN en pleine réorganisation au tournant du millénaire, l’armée française allait devoir respecter certains principes de guerre. Le premier serait celui de la modularité, soit que de troupes de toutes armes peuvent être rapidement assemblées en groupements tactiques pour accomplir des missions spécifiques. Ensuite, l’armée devait se plier au principe de l’économie des forces, surtout dans un contexte de réduction massive de ses effectifs depuis l’abolition du service militaire obligatoire. Enfin, une importante réorganisation allait s’effectuer dans le but d’établir une nette séparation entre la chaîne de commandement opérationnel (les quartiers généraux opérationnels et les unités actives) et la chaîne de commandement organique (les dépôts militaires et services administratifs).

La fin officielle du service militaire en 2001 avait bien été accueillie par les officiers et elle marquait l’entrée de l’armée française dans une nouvelle ère. La France allait désormais confier sa défense entre les mains des professionnels, mettant ainsi fin à une longue tradition d’« appel aux armes » à l’ensemble de ses citoyens. Cependant, le défi demeure le même pour l’armée française: être au service de l’État et de la Nation.

Brève histoire de l’armée française (1ère partie)

Armée et État: un destin partagé

Des arquebusieurs français au début du XVIe siècle.

Le développement de l’armée française s’est effectué parallèlement à celui de l’État qu’elle sert. Dès le XVe siècle, les rois français avaient le contrôle sur des « bandes » de soldats d’infanterie recrutés sur leur territoire, de même qu’ils se payaient les services de compagnies d’ordonnance de cavalerie lourde ainsi que des mercenaires. En 1483, les bandes de Picardie étaient postées en garnison dans le nord de la France et elles allaient former en 1558 le Régiment de Picardie, le plus ancien des régiments d’infanterie de ligne français, et probablement le plus ancien régiment constitué dans la Chrétienté.

Au cours du XVIe siècle, une structure plus formelle de grades fut instaurée et un plus grand nombre de régiments furent levés. Des unités de mercenaires suisses, allemands, irlandais, écossais et italiens garnissaient largement les rangs de l’armée royale, et ce, tant dans l’infanterie qu’au sein de la cavalerie. De plus, dans les années 1630, la France se dota de régiments d’infanterie de marine.

Cette armée française qui se constituait progressivement depuis un siècle avait été mise à l’épreuve lors de la bataille de Rocroi en 1643 contre les Espagnols. La victoire décisive qu’obtint la France au cours de cet engagement était hautement symbolique, dans la mesure où la bataille marqua la fin de la suprématie militaire espagnole, puis l’entrée de l’armée française dans une ère nouvelle.

L’armée sous l’Ancien Régime

Le marquis de Louvois, un important réformateur militaire et ministre de la Guerre sous Louis XIV.

Vers la fin du XVIIe siècle, l’armée française se développa sous la direction du marquis de Louvois, l’administrateur militaire du roi, afin d’appuyer la politique étrangère en pleine expansion de Louis XIV. L’armée grossit rapidement, surtout en temps de guerre, où ses effectifs pouvaient atteindre un peu plus d’un demi-million d’hommes. Le recrutement était souvent laissé aux capitaines qui avaient tendance à diriger leurs compagnies de soldats comme s’il s’agissait de comptoirs commerciaux. Ils allaient chercher les recrues un peu partout dans la société civile. Ils acceptaient certainement les volontaires, mais ils allaient également chercher les démunis, les dépossédés et tous les hommes contraints par quelconque autorités à s’enrôler.

Non sans surprise, le problème de la désertion parmi les rangs était endémique. Par exemple, au cours d’une inspection qu’il fit des unités d’infanterie lors d’une expédition en Sicile en 1677, le maréchal de Vivonne constata que sur une force de près de 7,000 hommes, il en manquait plus de 4,000. Il fallait revoir en profondeur les conditions de service dans l’armée, en particulier au niveau du recrutement. Par exemple, des bataillons provinciaux de milice furent levés à partir de 1688 pour la défense nationale. Ceux-ci étaient recrutés par un tirage au sort et cette méthode fut fréquemment utilisée pour garnir les rangs de l’armée régulière.

Bien que les campagnes menées par Louis XIV à la fin du XVIIe siècle firent la fortune des fournisseurs militaires, il y avait néanmoins des inquiétudes quant aux coûts monétaires de la conduite de la guerre et du comportement des soldats (toujours la sempiternelle problématique de la désertion). La pénurie de recrues força l’État à maintenir le recours au service des mercenaires. Au XVIIIe siècle, on évalue à environ 12 % les effectifs de l’armée du temps de paix composés de ce type de soldats, et la proportion a pu monter à 20% en temps de guerre.

L’armée française était minée par une série de problèmes qui faisaient en sorte qu’elle avait des difficultés à stabiliser ses effectifs, en particulier en temps de paix. Il y avait des plaintes à l’effet que nombre de recrues n’étaient pas fiables. Pour sa part, le corps des officiers avait un moral chancelant, notamment en raison de la faible solde et du peu de possibilités d’avancements. De plus, certaines défaites, comme celles de 1757, où les forces françaises étaient simultanément battues en Allemagne et en Amérique du Nord, ne firent rien pour améliorer la situation.

La vie en garnison était également difficile. Les casernes étaient perçues comme des prisons haut de gamme où les soldats s’entassaient avec un régime alimentaire peu varié et où la maladie était omniprésente. D’ailleurs, en 1722, une épidémie dans les casernements du Régiment de la Motte avait carrément tué la moitié de l’effectif. Une fois leur contrat terminé, les soldats démobilisés prirent souvent le chemin du banditisme. Le phénomène s’était observé avec une plus grande ampleur en 1718 lorsqu’un ancien soldat régulier forma une compagnie qui effectua des raids sur la route reliant Paris à Caen. Ironiquement, au moment de son arrestation, une trentaine de gardiens qui le surveillaient préfèrent déserter, craignant que le prévenu les implique.

Des soldats français au milieu du XVIIIe siècle. À gauche, un fantassin du Régiment de Guyenne. À droite, un fantassin du Régiment de Béarn.

Malgré tout, la mauvaise réputation de l’armée et la qualité douteuse de nombre de ses soldats n’ont pas empêché que certains finirent par se distinguer. Des chefs et des soldats d’une efficacité redoutable purent entreprendre des réformes d’importance sur le long terme. Les tactiques et l’organisation de l’armée pouvaient être débattue de façon intelligente et posée. Par exemple, il y avait un débat entre les tenants d’une formation d’infanterie déployée sur une mince ligne afin d’accroître l’étendue du tir, puis ceux d’une formation plus profonde, sur plus d’un rang, dans le but de créer un choc lorsque l’ennemi est chargé, ou recevoir le choc dans le cas contraire. Pour sa part, le comte Jacques-Antoine-Hippolyte de Guibert, un général et auteur militaire prolifique du XVIIIe siècle, défendit la thèse des deux camps, y voyant des bénéfices de part et d’autre selon les situations.

Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval, le grand maître à penser de l'artillerie française au XVIIIe siècle.

Toujours dans l’optique des réformes militaires à la même époque, l’inspecteur-général Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval effectua des changements en profondeur dans l’artillerie royale française. Il développa une standardisation et une rationalisation du système de canons alors utilisés. Du côté des fortifications, le marquis de Vauban domina son époque et dota la France d’un système efficace de défenses. Cette professionnalisation de l’armée française au XVIIIe siècle s’accompagne de réformes dans le monde des ingénieurs militaires. À cet effet, une école à leur intention fut ouverte à Mézières dans le but de former non seulement des ingénieurs militaires, mais aussi des ingénieurs qui pourraient servir dans le secteur civil, et ce, au plus grand bénéfice de l’État.

En dépit des réformes, les problèmes du recrutement et de la désertion ramenaient toujours à l’ordre du jour la question du type d’hommes que désir avoir l’armée dans ses rangs. Certains auteur auront pu louanger le caractère du paysan soldat-citoyen, un homme supposément plus sobre, plus fort et habitué au travail, un homme attaché à la mère-patrie parce qu’il travaille la terre. Même si ce type de candidat plaisait, il n’était pas adéquatement représenté dans l’armée. Une majorité de recrues provenait des villes et ces citadins représentaient environ 60% des effectifs au milieu du XVIIIe siècle.

Plusieurs percevaient la profession des armes comme une carrière au même titre que les autres et cela les irritait de voir que leurs compatriotes voyaient d’un mauvais œil le métier qu’ils avaient embrassé. Il n’était pas rare de voir dans des lieux publics des affiches indiquant que les soldats n’avaient pas le droit d’entrer dans un lieu particulier comme des parcs. Encore une fois, il était impératif de voir à l’amélioration de la discipline.

L’armée française tenta à cet égard d’adopter le modèle de l’armée prussienne à partir des années 1780. En effet, le ministre de la Guerre de Louis XV, le comte de Saint-Germain, voulut instituer une série de réformes qui s’en prendraient directement aux maux qui affectèrent l’armée en ces dernières décennies d’Ancien Régime. En fait, le comte de Saint-Germain souhaitait introduire la discipline militaire à la prussienne dans l’armée française. Cependant, de vives oppositions l’empêchèrent d’aller de l’avant.

Le recrutement d’officiers posait un autre épineux problème. On avait fondé en 1751 l’École Militaire Royale pour la formation des officiers. En 1776, cette école fut remplacée par douze écoles militaires en province, pour être ressuscitée l’année suivante. Le corps des officiers comprenait à la fois des hommes de la petite noblesse, dont François de Chevert qui s’enrôla comme soldat pour atteindre le grade de général. Ces hommes souhaitaient obtenir de l’ascension sociale par leurs compétences militaires, mais ils devaient composer avec la présence d’officiers issus d’un plus haut rang et qui n’avaient pas de réels intérêts pour le métier des armes.

À mesure que la haute aristocratie renforçait son contrôle sur les nominations aux rangs supérieurs, notamment depuis l’Édit de Ségur de 1781 qui fermait l’accès à des postes de commandements aux roturiers, la conséquence inévitable fut que l’armée comprit dans ses rangs une quantité de plus en plus importance d’officiers déchus et de sous-officiers qui ne pouvaient plus accéder au corps des officiers. Concrètement, de 1781 à 1789, seulement 41 officiers issus du rang reçurent une commission.

L’armée au temps de la Révolution et du Premier Empire

À la veille de la Révolution de 1789, l’armée régulière, qui incluait essentiellement des Français et des Suisses, comprenait un effectif de 113,000 fantassins, 32,000 cavaliers et 10,000 artilleurs. Cette force était appuyée par une milice d’environ 75,000 hommes. Confrontés au soulèvement populaire dans Paris, les régiments de l’armée se montrèrent peu fiables. Le 14 juillet, jour de la chute de la Bastille, cinq des six bataillons de la garde française dans la capitale joignirent les rangs des insurgés. Dans d’autres régions du pays, des régiments refusèrent d’obéir aux ordres de dispersion des foules. Non sans surprise, le taux de désertion grimpa en flèche et nombre de déserteurs décidèrent de joindre les rangs de la nouvelle Garde Nationale. Cependant, certains régiments demeurèrent fidèles à la couronne, notamment ceux de langue allemande en garnison dans l’est de la France.

La Révolution affecta donc directement les rangs de l’armée française, et ce, à tous les niveaux. En 1790-1791, l’armée était déchirée par un conflit qui illustrait la polarisation idéologique entre ses régiments et elle était infiltrée par des activistes locaux. Par ailleurs, bon nombre d’officiers (environ 6,000 à la fin de 1791) quittèrent la France et les soldats continuaient de déserter en masse, notamment au profit de bataillons de volontaires nationaux levés en 1791 où les opportunités de promotions étaient meilleures.

Tout cela doit être mis en parallèle au débat politique tenu à l’époque sur le rôle et la composition de l’armée. Celle-ci était confrontée au soulèvement populaire depuis 1789, puis devait mener une guerre contre des puissances étrangères envahisseurs à partir d’avril 1793. Certains pensaient que l’armée devrait simplement être réformée, dans le but de demeurer une petite force professionnelle. D’autres souhaitaient la voir se transformer en une grande armée de citoyens qui pourraient du jour au lendemain laisser tomber la fourche au profit du mousquet.

L’Assemblée Constituante revit les règlements, réforma la justice militaire et ouvrit les commissions d’officiers aux membres du rang de même qu’aux étrangers (en n’oubliant pas qu’il y avait énormément de postes d’officiers à combler). En 1792, l’émigration et la désertion signifiaient que la plupart des soldats actuellement dans l’armée l’avaient jointe depuis la Révolution et qu’à peine 4% de ses effectifs provenaient de l’extérieur. Une autre réforme obligea les régiments à abandonner leurs anciennes appellations pour les remplacer par des nombres. Malgré tout, l’esprit de la vieille armée demeurait. Par exemple, lorsque le 50e Régiment d’Infanterie attaqua Jemappes en 1792, ses hommes, qui connaissaient cette unité sous le nom de Régiment de Navarre, entamèrent leur vieux cri de guerre En avant, Navarre sans peur.

Deux soldats de la Garde Nationale vers 1793.

En août 1793, la Convention décida qu’au lieu d’appeler sous les drapeaux des volontaires afin de répondre à des menaces spécifiques, il vaudrait mieux procéder à une levée en masse de tous les hommes jugés aptes et âgés de 18 à 25 ans. Cet afflux de soldats-citoyens, dont plusieurs étaient déjà dans les rangs des sans-culottes, radicalisa l’idéologie dans l’armée, si bien que bon nombre d’officiers qui ne partageaient pas les idéaux de la Révolution furent expulsés ou guillotinés. Une fois le ménage dans ses rangs effectué, l’armée devait être prête à défendre la France contre ses nombreux ennemis extérieurs.

Les réformes allaient donc se poursuivre. En 1793, une première phase d’amalgamation vit le remplacement des régiments par des demi-brigades. En clair, il s’agissait de mixer les militaires en uniformes blancs de l’ancienne armée royale avec ceux en uniformes bleus des nouveaux bataillons de volontaires. C’est peut-être de là que vient l’expression le bleu pour identifier une recrue. De plus, on améliora la récente structure divisionnaire qui avait été introduite. La division comprendrait deux brigades d’infanterie, un régiment de cavalerie et un détachement d’artillerie. Malgré tout, ces changements, aussi importants fussent-ils, ne réglèrent pas tous les problèmes de l’armée française au temps de la Révolution.

Les généraux devaient composer avec l’inexpérience des nouveaux soldats, l’insécurité constante, les pressions politiques (souvent évidentes par la présence de « représentants » dans les unités) et la qualité très variable des recrues. Les tactiques ont fini par se développer et s’améliorer. Aux tactiques douteuses et peu professionnelles des sans-culottes on finit par introduire un entraînement beaucoup plus rude inspiré de l’armée royale. Par exemple, on parvint à manœuvrer l’infanterie pour qu’elle se déploie simultanément en colonnes et en ligne, avec des tirailleurs pour aller en reconnaissance, harceler l’ennemi et maintenir le contact.

Cela préparait bien les principales vagues d’assaut à la véritable bataille, celle où le choc se délivre et s’encaisse en respectant des principes élémentaires. De son côté, et heureusement pour les Français, l’artillerie avait moins souffert que les autres branches du phénomène de l’émigration massive de ses cadres. À Valmy en 1792, après avoir encaissé une solide canonnade, le Duc de Brunswick préféra ne pas attaquer les positions françaises, une décision qui fut déterminante et qui sauva probablement la Révolution.

Un épisode emblématique de la Révolution française: la bataille de Valmy (20 septembre 1792). D'après une peinture de Jean-Baptiste Mauzaisse (1835).

La levée en masse avait produit une armée doté d’un effectif sur papier de 1,200,000 hommes, bien que sa force réelle se situa autour de 800,000 soldats. Une seconde amalgamation survenue en 1795 restructura une fois de plus l’infanterie. En 1798, le terme réquisition (l’enrôlement forcé de citoyens) fut remplacé par celui de conscription. Concrètement, la nouvelle « conscription » signifiait l’enrôlement des hommes pour une période de quatre ans en temps de paix, puis pour une période indéfinie en temps de guerre. Bien que la proportion des anciens soldats de l’armée royale tomba à 3%, l’armée de 1798 était en général bien entraînée, beaucoup plus disciplinée qu’au début de la Révolution, sans compter que le jeune Bonaparte avait mené deux ans plus tôt une brillante campagne en Italie qui avait démontré ce que lui et son armée pouvaient accomplir.

L’armée de Napoléon avait été construite sur ces fondations. Il maintint ces principes de base à travers un système de conscription qui commença à peser lourd sur la société, surtout après 1812. En tout, quelque 2 millions d’hommes furent conscrits entre 1800 et 1814. Ce chiffre impressionnant cache l’omniprésent problème de la désertion et du refus de se présenter sous les drapeaux. Il y eut plus de 50,000 conscrits réfractaires et déserteurs, sans compter que plus de la moitié des conscrits provenant de certains départements du sud de la France refusèrent l’enregistrement.

Des grenardiers de la Garde impériale de Napoléon.

Paradoxalement, on remarque un retour en force des étrangers, qui formaient environ le tiers des effectifs de l’armée française à partir de 1809. Napoléon réintroduisit le terme de régiment en 1803 et il prit soin d’entretenir l’esprit martial dans son armée en créant la Légion d’Honneur, en préparant d’impressionnantes cérémonies militaires et ainsi de suite. La féroce énergie que dégageait l’empereur lui permettait souvent de régler lui-même des problèmes administratifs au sein de son armée, si bien qu’il en restait peu pour ses ministres de la Guerre.

L'empereur Napoléon 1er.

À l’apogée de sa force, l’armée impériale avait peu de rivaux pour lui faire face. D’ailleurs, la campagne d’Austerlitz de 1805 et celle de Jena/Auerstadt l’année suivante combinaient la ferveur patriotique, une solide expérience et une direction inspirée. Le temps et les pertes finirent naturellement par user l’armée impériale. La campagne d’Espagne avait été éprouvante à cet égard, de même que celle de Russie. Cette armée dépendait largement du génie militaire de l’empereur, si bien qu’en son absence, peu de ses maréchaux possédaient le talent nécessaire pour exercer un commandement indépendant. Bien que le retour d’exil de Napoléon lui permit de livrer une dernière campagne en 1815, celle des Cent-Jours, sa puissance militaire connut une fin abrupte à Waterloo. En fait, la France était lasse de la guerre qui durait depuis vingt-cinq ans. Une pause était nécessaire.

Sous la Restauration

La restauration du pouvoir des Bourbons ramena certains traits de l’Ancien Régime dans l’armée française. D’abord, l’effectif fut ramener à environ 100,000 hommes et bon nombre d’officiers ayant servi sous Napoléon furent placés en demi-solde, leurs postes ayant en partie été comblés par les émigrés d’avant la Révolution. Les régiments d’infanterie, qui avaient temporairement été remplacés par des « légions départementales », continuaient néanmoins de recourir à la conscription pour leur recrutement.

Lors de la révolution de 1830, l’armée offrit peu de soutien à la restauration de la monarchie et l’accession de Louis-Philippe au trône signifia de nouveaux problèmes dans l’attribution des postes de commandements. Par exemple, la Loi Soult de 1832 décréta qu’au moins la moitié des sous-lieutenants de l’armée devraient recevoir leurs commissions du rang. L’autre moitié proviendrait des académies militaires telles Saint-Cyr pour l’infanterie et la cavalerie, puis de l’École Polytechnique pour les artilleurs et les sapeurs. Dans la pratique, ce ratio ne fut pas respecté. La réalité était qu’un officier promu à partir du rang dépassait rarement le grade de capitaine, sauf dans quelques cas comme celui du futur maréchal Bazaine.

La même Loi Soult de 1832 statua également sur le système de recrutement. Le contingent recruté annuellement allait diviser les conscrits en deux catégories. La première choisirait les recrues par tirage et celles-ci devaient servir sous les drapeaux pour une période de sept ans, tandis que la seconde catégorie consisterait en une force de réservistes non entraînés. La loi de 1855 apporta de très légères modifications et il fallut attendre la Loi Niel de 1868, qui avait été passée après la victoire prussienne contre l’Autriche en 1866, avant de voir une tentative de conscription universelle.

L’armée française issue de la Loi Soult avait plusieurs qualités. Elle était agressive et bien entraînée. Cela se vit dans les fréquents engagements qu’elle livra en Algérie, en Italie, en Crimée et au Mexique. Cette armée répondit aux attentes stratégiques de la France à une époque où les guerres pour la survie nationale étaient choses du passé et que des forteresses s’érigeaient aux frontières afin de gagner du temps et permettre la levée de troupes supplémentaires. Cette armée avait également accompli sa mission politique au temps de Napoléon III, soit appuyer le régime, surtout que nombre de ses officiers supérieurs étaient personnellement liés à l’empereur. Cette armée comprenait en ses rangs des soldats servant sur une longue période, des hommes imbus de l’esprit militaire et désireux de défendre le régime contre ses ennemis externes.

L'armée française en Crimée (1854-1855).

Du concept de l’honneur

Une valeur fondamentale

L'honneur s'inscrit dans les cultures militaires du monde entier. Il défie les âges et guide l'action des soldats.

Pris au sens du plus haut respect, de la gloire, du crédit, de la réputation et de l’adhérence à ce qui est juste, l’honneur est une valeur, voire une dimension qui a toujours été associée à la conduite de la guerre. Pour le chevalier médiéval, le sens de l’honneur constituait un facteur contrôlant à la bataille, l’empêchant en principe de fuir devant l’ennemi. L’idéal médiéval est personnifié par la célèbre Chanson de Roland. Roland avait accepté de livrer bataille contre un ennemi largement supérieur en nombre, même s’il savait qu’il aurait pu fuir lorsqu’il était temps. Mais Roland se considérait comme un chevalier honorable, alors il choisit l’affrontement, surmonta son envie de fuir et mourut héroïquement.

L’honneur du chevalier figure au centre du texte de la Chanson de Roland parce que, selon ses rédacteurs, celui-ci craignait par-dessus tout non pas la mort, mais l’accusation de lâcheté. Cependant, au-delà de la légende, l’expérience pratique et la nature humaine ont montré que ce n’est pas tout le monde qui s’est accordé la possibilité de mourir en sachant pertinemment que l’armée était vaincue. Les batailles perdues ne signifiaient pas nécessairement des guerres perdues, bien que cela puisse être le cas si les vaincus se laissent tuer. Dans ces circonstances, l’honneur doit être réconcilié avec ce besoin de combattre à nouveau… pour l’honneur!

En théorie, l’honneur de la chevalerie autorisait seulement deux avenues en temps de guerre: la mort ou la capture. Lors de la Troisième Croisade, le Maître des Templiers refusa de fuir la bataille quand c’était possible et fut, non sans surprise, tué. Le Maitre croyait que s’il prenait la fuite, ce serait non seulement son honneur personnel qui en prendrait un coup, mais également l’honneur de l’Ordre. Par contre, on finit par établir une distinction entre, d’une part, un individu qui fuit la bataille lorsque l’issu demeure incertain et, d’autre part, la retraite ou la fuite collective d’une armée faisant face à la défaite. À cet égard, les Templiers fournirent la règle généralement acceptée en cas de défaite: une fois que les chrétiens étaient si près de la déroute que leurs bannières avaient disparu, le Templier pouvait s’échapper là où il lui plaisait.

La pérennité et l’élargissement de la notion d’honneur

À partir du début du XIXe siècle, le concept de l’honneur était relativement interprété de la même façon. Par exemple, certains officiers de l’armée du Duc de Wellington ne cherchaient pas à se sacrifier inutilement. En fait, c’était la manière avec laquelle ils faisaient face à la mort qui les préoccupait. Celle-ci était une idée abstraite, qui influençait leur comportement et les amenait à prendre des risques. Si la mort devait survenir, il fallait l’accepter. Les officiers étaient certes préoccupés par leur image, mais c’était le reflet de cette image auprès de leurs confrères qui comptait. Cela pouvait se démontrer, par exemple, par le refus de l’officier de recevoir des traitements médicaux à la suite d’une très grave blessure, ou encore en acceptant calmement et stoïquement l’ordre d’une mission dangereuse.

Un officier qui reçoit l’ordre de mener ses hommes à l’assaut n’est pas sans savoir qu’il y a de fortes chances qu’il risque de ne pas en revenir. Dans son esprit, il se doit d’afficher un calme dans l’acceptation et l’exécution de cet ordre. Par conséquent, la mort incarne l’idéal de l’honneur à travers toute cette dimension du devoir et de l’attitude du bon officier. De plus, les officiers démontraient leurs capacités à maintenir l’ordre dans leurs rangs, aussi bien au campement que dans la conduite d’une bataille. Pris individuellement, les officiers sont des gentlemen et cela se reflétait dans leurs comportements et attitudes. Pour tout cela, la notion de l’honneur se rattache à ce que l’officier dégage par rapport à ses confrères, de même qu’à l’image qu’il projette face au reste du régiment.

L'infanterie française vers 1914. Un officier dirige la manoeuvre de ses hommes.

Avec le temps, la définition de l’honneur s’est élargie et, par-dessus tout, elle n’est plus réservée qu’à une certaine élite. Frédéric II de Prusse croyait que seuls les gentlemen devraient devenir officiers parce qu’eux seuls étaient capables d’être guidés dans leurs gestes par la notion d’honneur. Néanmoins, le test de la réalité montra que la situation était fort différente. Par exemple, cette armée allemande, que Frédéric contribua à forger, était parvenue aux XIXe et XXe siècles à inculquer un sens de l’honneur qui transpirait dans tous les rangs.

La cohésion sur le champ de bataille était promue par le désir des hommes du rang d’être soudés entre eux, c’est-à-dire de rester ensemble, peu importe ce qui arrive. L’honneur, qui apparaît ici sous sa forme abstraite, était remplacé par un désir bien concret de ne pas laisser tomber ceux qui étaient nos camarades. Cela permet de comprendre en partie pourquoi des hommes ont défendu des bouts de terrain ou des bouts de tissus, sans trop se demander si on se rappellerait ce qu’ils ont fait.

La dimension culturelle

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les soldats japonais allaient à la bataille, armés d’une solide culture de l’honneur pour les soutenir. Pendant des siècles, la caste guerrière des samouraïs du Japon avait mis l’emphase sur la nature première de l’honneur et de la loyauté. Elle avait codifié la pratique de l’honneur en produisant le fameux bushido (la voie du guerrier), que les officiers de l’armée impériale japonaise s’assuraient de garder vivant. Le bushido était le concept d’une vie héroïque qui excluait la faiblesse et devait amener le guerrier à l’accomplissement d’un service parfait et irréprochable.

Le bushido engendra une forme d’héroïsme qui impressionna les étrangers, en particulier ceux qui eurent à combattre les Japonais. Par exemple, toujours pendant la Seconde Guerre mondiale, peu d’unités des forces alliées défendirent leurs positions jusqu’au dernier homme. Pour les Japonais, la capitulation, même lorsqu’elle est envisagée dans une situation désespérée, n’est nullement une option. La capitulation signifie tout simplement la disgrâce. Par conséquent, le fait de combattre jusqu’au dernier souffle n’avait rien de bien extraordinaire pour les Japonais.

Des guerriers samourais vers 1900. L'honneur était sacré, le bushido codifiait ce concept.

C’était en quelque sorte la routine et rares étaient les soldats japonais non blessés à être faits prisonniers. Par exemple, à peine 216 des quelque 20,000 soldats de la garnison d’Iwo Jima furent faits prisonniers au printemps de 1945. Inversement, cela produisit un phénomène d’une cruauté révoltante. Les prisonniers qui, en vertu des standards du bushido, avaient le malheur d’être capturés par les Japonais pouvaient s’attendre à subir de mauvais traitements. Il en allait de même pour les populations civiles des pays ennemis qui étaient sujettes au viol, au massacre et à la torture.

L’honneur, qui peut produire le plus noble des comportements sur le champ de bataille et inspirer des actes extraordinaires de courage, avait également fini par se rendre coupable en provoquant quelques-unes des pires manifestations de barbarie commises par des militaires.

La Guerre des Gaules (58-51 av. J.-C.)

L’image de César

Reconstitution tirée de la télésérie "Rome" produite par HBO. Des légionnaires romains en Gaule vers 52 avant J.-C.

Ce qu’on appelle la Guerre des Gaules ou la Conquête de la Gaule fut une série de campagnes militaires dans lesquelles Jules César étendit le contrôle de Rome sur toute la Gaule à l’est du Rhin. La principale source relatant ces événements nous provient des Commentaires sur la Guerre des Gaules (Commentarii de Bello Gallico) de César, qui doivent être traités avec prudence. Bien que certains faits relatés semblent avérés, dont quelques-uns sont confirmés par les découvertes archéologiques, les Commentaires demeurent une œuvre de propagande visant à glorifier son auteur et justifier ses actions vis-à-vis ses ennemis politiques à Rome.

César prenait soin de ne pas commenter ses revers, ni sur les raisons précises l’ayant amené à faire campagne dans cette région. En 58, il avait besoin d’une campagne militaire pour son avancement politique et pour rembourser une série de lourdes dettes qu’il avait contractées dans ce contexte. À plusieurs reprises, César provoqua délibérément des affrontements avec les tribus gauloises alors que celles-ci ne posaient aucune menace directe contre les intérêts de Rome.

L’armée de César reposait sur des légions d’infanteries lourdes. Il en disposait de six en 58 et le total monta à dix vers la fin des campagnes, sans compter quelques cohortes indépendantes qui totalisaient 2 légions. Ces unités comprenaient des spécialistes d’ingénierie qui rendirent l’armée hautement efficace lors de sièges. De plus, César avait apparemment le don d’inculquer à ses troupes un esprit de fierté et de confiance qui a probablement rehaussé leur qualité combattante. Pour sa cavalerie et son infanterie légère, César comptait essentiellement sur ses alliés étrangers, en particulier des Crétois, des Numides et des Hispaniques.

Pour leur part, bien qu’étant nombreuses, les armées gauloises étaient inflexibles et souvent indisciplinées et maladroites dans leurs approches face aux légions romaines. Par ailleurs, les Gaulois manquaient d’appui logistique et leur organisation militaire ne permettait pas, contrairement aux Romains, de mobiliser leurs forces sur une longue période. Les guerriers gaulois menaient leur première charge avec rage et fougue, mais leur indiscipline les empêchait d’adopter des tactiques plus complexes qui auraient pu faire la différence.

Carte des prinicpales opérations menées par César en Gaule et en Bretagne.

Le besoin de prétextes

En 58, la tribu des Helvètes migra de ce qui est maintenant la Suisse et effectua un raid contre une tribu alliée de Rome, menaçant ainsi le passage de la Gaule transalpine romaine (la Provence moderne). César prit prétexte de cet incident pour forcer les Helvètes à la bataille. Ceux-ci furent vaincus avec de lourdes pertes et durent retourner dans leurs terres d’origine. L’incident eut un effet qui allait éventuellement enflammer toute la Gaule.

Les tribus de la Gaule centrale étaient divisées entre deux confédérations dirigées par les Éduens et les Séquanes. Ces derniers avaient employé Arioviste, le chef d’une coalition germanique des Suèves afin de défaire les Éduens qui étaient alliés de Rome. César prétendit que la présence d’Arioviste en Gaule représentait une menace aux intérêts de Rome. C’est alors qu’il dirigea son armée contre les Germains qu’il battit, les forçant à retraverser le Rhin.

Gaius Julius Caesar (100-44 avant J.-C.).

En 57, César marchait au nord-est contre les tribus belges, toujours en prétextant venir à la défense d’une tribu alliée « en danger ». Son armée fut attaquée au moment où elle se retranchait près de la rivière de la Sambre et passa à un doigt de subir une défaite. L’armée romaine avait été sauvée par la bravoure et la discipline inculquées à ces soldats ordinaires, sans compter sur l’intervention personnelle de César dans la bataille qui insuffla une nouvelle énergie. Les Belges subirent de lourdes pertes et ils finirent par capituler lorsque César les menaça d’envahir leurs cités.

En 56, César divisa son armée pour affronter plusieurs petits groupements de tribus qui le menaçaient de part et d’autre. Après avoir assemblé une flotte et lancé un assaut conjoint par terre et par mer, César parvint à défaire les Vénètes dans l’actuelle Bretagne. L’année suivante, en 55, les Romains installèrent une série de ponts sur le Rhin et entreprirent une expédition punitive contre les tribus germaniques. À la fin de la même année, César traversa en Bretagne (actuelles îles Britanniques) avec deux légions au cours d’une expédition qui faillit tourner au désastre lorsque sa flotte partir à la dérive à la suite d’une tempête. César retourna néanmoins en Bretagne en 54 avec une armée beaucoup plus large et força la puissante tribu des Catuvellauni à la capitulation.

En finir avec la Gaule

Concrètement, toutes ces opérations n’avaient pas d’impacts majeurs d’un strict point de vue militaire. Cependant, elles moussaient spectaculairement la propagande de César, ne serait-ce qu’en faisant parler de lui à Rome. Durant l’hiver 54-53, les Romains, qui étaient retournés dans leurs quartiers d’hiver, devaient faire face à une sérieuse rébellion des tribus du nord-est de la Gaule, une rébellion dirigée par Ambiorix de la tribu belge des Éburons. Quinze cohortes romaines furent annihilées à la bataille d’Aduatuca (près de Namur en Belgique) et une autre garnison commandée par Quintus Cicero fut assiégée et sauvée in extremis par César. Par conséquent, l’année suivante fut consacrée à des expéditions punitives contre les tribus belges impliquées dans cette rébellion.

Cela fut le prélude à une rébellion d’une plus grande ampleur en 52. La plupart des tribus de la Gaule, incluant celle qui par tradition était une alliée de Rome, les Éduens, s’unirent sous la direction d’un noble arverne, Vercingétorix. En fin stratège, Vercingétorix voulait éviter l’affrontement direct avec les Romains, tout en essayant de leur couper les voies de ravitaillement et les forcer à la retraite. Au lieu de reculer, César partit à la poursuite du gros de l’armée gauloise, prenant du coup la cité d’Avaricum (Bourges), mais subissant un coûteux revers à Gergovie (peut-être près de Clermont-Ferrand). Vercingétorix fut finalement défait et capturé à Alésia en 52. Malgré quelques rébellions sporadiques, le contrôle romain sur la Gaule ne fut plus sérieusement contesté par la suite.

Célèbre peinture de Lionel Royer réalisée en 1899 montrant Vercingétorix déposant ses armes aux pieds de César.