Mois : septembre 2010

Le terrorisme: une analyse historique et contemporaine

Les événements d’août 2010 impliquant le démantèlement par la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) et autres corps policiers d’une présumée cellule opérant à partir du Canada rappellent que notre pays n’est nullement à l’abri d’attaques terroristes. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le terrorisme semble avoir trouvé un second souffle dans l’imaginaire collectif. Le terrorisme existe et il s’en prend au quotidien des gens. En fait, le terrorisme est souvent mal perçu et ses racines historiques remontent à beaucoup plus loin que l’on pense. Le terrorisme peut être doctrine et s’adapter à toutes circonstances. D’un terrorisme politique au terrorisme religieux en passant par la cybernétique, nul ne semble à l’abri de la menace. La peur fait vivre le terrorisme.

Comprendre le terrorisme

Le phénomène du terrorisme est vieux comme le monde. Il a pris à travers l’Histoire diverses formes, couleurs et textures faisant en sorte qu’il est toujours difficile de cerner ce qu’est réellement le terrorisme. Même dans le champ de l’histoire militaire, le terrorisme est une catégorie à part. Les historiens militaires ont l’habitude de travailler avec des concepts précis permettant de bien cerner les acteurs et le cadre spatio-temporel des objets à l’étude. On dit que la guerre s’est déroulée entre telle et telle période, sur ce terrain, et qu’elle a opposé l’armée « A » à l’armée « B ». Pourquoi? Parce qu’à la base la « guerre » implique la violence organisée, une violence à la limite administrative régie par les empires, les royaumes, les états, les seigneurs, etc. Dans le cas du terrorisme, une idée persistante est que celui-ci ne correspond à aucun de ces vagues critères énumérés ci-dessus.

Pour ma part, je crois que le terrorisme peut se définir comme étant la création et l’exploitation de la peur à travers la violence ou la menace du recours à la violence. Comme nous l’avons dit, le terrorisme ne date pas d’hier. Nous retenons surtout les formes de terrorisme pratiquées depuis le XXe siècle, dans une ère où l’on commençait à documenter et à poser des analyses plus poussées d’ordre éthique sur ce phénomène.

Le terrorisme est donc, à la base, historique. Par exemple, ce que j’appelle un « terrorisme de masse » était déjà érigé en système à des époques aussi lointaines que celles de l’Empire mongol où les massacres de populations entraînaient naturellement la peur, qui elle-même devenait une puissante arme de dissuasion pour des soumissions futures. L’idée était d’anéantir la volonté de l’ennemi de combattre (ce qui est aussi le propre de la guerre classique). À cet égard, on peut dire que les militaires, ces soldats « légaux », pouvaient, inconsciemment ou non, pratiquer le terrorisme. Par exemple, le siège d’une forteresse ou d’une quelconque place forte amène l’assiégeant à exiger la reddition de l’assiégé, sinon la garnison et/ou la population assiégées peuvent périr. En somme, la peur s’allie à la catapulte dans cette tâche sinistre.

Beaucoup de personnes, à commencer par les médias, présentent des cas concrets de pratiques terroristes dans l’optique où ceux-ci constituent systématiquement des attaques contre l’État ou ses agences. Or, le terrorisme peut correspondre à cette présentation, mais sa finalité (le but qu’il cherche à atteindre) n’est pas nécessairement anti-gouvernementale. Prenons les exemples de régimes dictatoriaux où l’exploitation de la peur est dirigée contre les citoyens vivant à l’intérieur d’un espace national défini. Staline, Hitler et tous autres dictateurs d’une époque un peu plus contemporaine à la nôtre ont exploité la peur contre leurs propres citoyens.

L’utilisation d’un pouvoir coercitif par les gouvernements, qu’on peut appeler un « terrorisme d’État », peut aussi être évoquée par des groupuscules terroristes pour justifier leurs propres actions, même si le niveau de la répression gouvernementale peut s’apparenter au terrorisme, toujours à cause de l’exploitation de la peur. En clair, on peut en venir à se demander qui est le véritable terroriste.

La question demeure donc très subjective. Qui est terroriste? Le mal infligé par ceux qu’on appelle « terroristes » à des innocents, dans le cadre d’actions délibérées ou en subissant les dommages collatéraux, ou le but (et politique) que leurs gestes cherchent à provoquer? Cela évoque une fois de plus que la problématique est plus que subjective.

Le terrorisme érigé en doctrine

Carlo Pisacane (1818-1857)

À son tour, la réflexion sur le terrorisme ne date pas d’hier. L’un des premiers cas recensés d’auteurs ayant réfléchi à la question est celui de Carlo Pisacane (1818-1857), un révolutionnaire et l’un des maîtres à penser de l’anarchisme en Italie. Pisacane avait renoncé à son titre de noblesse pour embrasser la cause du nationalisme italien. Employant déjà un langage révolutionnaire similaire à celui du XXe siècle, il soutenait que les idées résultaient des actes et non l’inverse. Suivant la même logique, Pisacane croyait que le peuple n’atteindrait pas sa pleine liberté une fois éduqué, mais qu’il serait éduqué une fois qu’il serait libre.

Pisacane mourra de manière violente en 1857, mais ses idées (ou actes!) lui auront survécu. Une vingtaine d’années après sa mort, des révolutionnaires russes d’une organisation nommée la Volonté du Peuple, dont le but était d’assassiner des personnalités associées à l’État, reprendront son parcours intellectuel. Leur désir de commettre des actes de violence uniquement contre des individus en particulier contraste en quelque sorte avec la violence hasardeuse commise à notre époque par certaines organisations. Pour ces dernières, la société en elle-même devient une cible.

Le terrorisme et la technologie émergente

Le fait que les groupes terroristes, du moins dans la définition qu’on semble leur imputer, aient émergé à partir du XIXe siècle en Europe n’est pas le fruit du hasard. Nous sommes dans un contexte de révolution industrielle et une nouvelle classe émergeait, celle des ouvriers. Nombreuse, la classe ouvrière n’avait à peu près aucun pouvoir économique, mais elle pouvait avoir accès à la technologie pour faire valoir violemment ses vues. Quel est le lien alors me direz-vous?

À une époque, le milieu du XIXe siècle, où les armes commencent à être manufacturées (pistolets, carabines à répétition…) et que la dynamite est commercialisée, tout devient possible. Dans le cas de la dynamite, une forme d’explosif somme toute malléable, elle était relativement sécuritaire à transporter et à implanter. Le processus était d’autant plus facilité par l’invention à la même époque de détonateurs au mercure qui permettaient d’actionner la charge au moment souhaité et à une distance sécuritaire. Sur le plan social, la désertion des campagnes au profit des villes amena une concentration de gens et de plus grandes possibilités pour les groupes terroristes de s’organiser, puis frapper avec des effectifs et des moyens jugés adéquats.

La distinction circonstancielle de l’acte terroriste

La relation entre le terrorisme et la guérilla est complexe et souvent difficile à distinguer. D’abord, ce ne sont pas toutes les guérillas qui sont des mouvements terroristes. Nombre d’entre elles se présentent comme étant des forces irrégulières qui combattent dans une guerre dite « classique », alors que leurs adversaires les dépeignent justement comme des groupes terroristes dans le but de les rendre illégitimes.

Par contre, la faiblesse militaire des guérillas et leur besoin d’être soutenues par la population tendent à les catégoriser initialement parmi les organisations terroristes. Dans cette optique, mon opinion est que les groupes terroristes cherchent davantage de la publicité que les guérillas, qui souvent mènent une guerre dans l’ombre. Selon l’évolution de la situation et de leur appui parmi la population, les guérillas tendent à mesurer la radicalité de leurs gestes selon une tactique de la carotte et du bâton, ce qui les rend peut-être moins extrémistes dans l’imagination populaire.

Mentionnons par exemple le cas de la montée des mouvements communistes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en Asie, en particulier en Chine et au Vietnam. Les communistes chinois et vietnamiens (le Viêt-Cong) devaient utiliser cette tactique de la carotte et du bâton, car leurs faibles moyens initiaux ne leur permettaient pas de lutter efficacement contre des éléments de leur population respective qui embrassaient l’idéologie nationaliste officielle du régime. Plus précisément, on peut rappeler l’offensive du Têt au Vietnam en 1968, où les assauts du Viêt-Cong contre des employés de l’administration civile avaient contribué à l’instabilité du Sud-Vietnam.

Par ailleurs, la lutte au colonialisme a souvent amené la catégorisation d’organisations dites terroristes. Des campagnes sporadiques contre le régime colonial en place, comme on en a vues en Algérie ou ailleurs, ont régulièrement été marquées de gestes que l’on peut associer au terrorisme… ou à la guérilla selon l’interprétation qu’on en fait.

J’ai parlé jusqu’à présent de terrorisme et de guérilla, en prenant soin de préciser que ces deux concepts peuvent être liés selon les contextes, qu’ils peuvent même se fondre, mais un troisième élément doit être pris en compte: le crime de droit commun. En partant du principe voulant que le terrorisme soit une exploitation de la peur, une exploitation qui se traduit généralement par une forme organisée de violence, il faut ajouter la dimension de la criminalité au sens du droit commun.

Carlos Marighella: le concepteur de la guérilla urbaine.

En effet, certaines guérillas urbaines, comme celle du communiste brésilien Carlos Marighella dans les années 1960, commettaient des crimes de droit commun, comme des vols de banque ou des enlèvements, dans l’espoir de provoquer une réaction gouvernementale. Une réaction potentiellement forte du régime en place finirait par l’aliénation la population à celui-ci, au lieu de voir se blâme se porter contre ceux qui ont originellement commis l’acte de violence. Le problème avec cet argumentaire est que ce terrorisme à la « Robin des Bois» est rarement conforme à la réalité. Un autre exemple intéressant est celui du mouvement d’extrême-gauche des Tupamaros en Uruguay. Prônant la guérilla et toute forme d’action directe dans les années 1960 et 1970, les Tupamaros se sont mis à dos l’opinion publique et ils furent battus, malgré qu’ils fussent convaincus que leurs gestes étaient responsables et empreints de justice sociale.

L’internationalisation du terrorisme

Bien qu’il y ait eu des contacts entre les diverses organisations anarchistes du XIXe siècle, je crois que ce que l’on peut appeler l’« internationalisation du terrorisme », sur les plans organisationnel et médiatique, ne se produisit qu’au lendemain immédiat de la Seconde Guerre mondiale. On peut situer le contexte dans la mesure, par exemple, où l’Union soviétique et ses États satellites n’avaient pas hésité à appuyer toutes sortes d’organisations terroristes. Elles fournissaient de l’argent, des armes, de l’entrainement et des sauf-conduits.

D’autres seraient tentés de croire que le véritable terrorisme, comme on se plaît à le concevoir de nos jours, serait né précisément en 1964 avec la fondation par Yasser Arafat de l’Organisation de la libération de la Palestine (OLP). L’OLP était née sous les pressions de Palestiniens qui désiraient retrouver ce qu’ils considéraient être leur terre natale. La victoire israélienne lors de la guerre des Six Jours en juin 1967 avait eu pour conséquence que les Jordaniens avaient perdu Jérusalem et la partie ouest de la Jordanie, faisant du coup augmenter le nombre de réfugiés arabes. Par conséquent, les éléments plus radicaux de l’OLP réagirent violemment, notamment par le kidnapping en juillet 1968 des passagers d’un avion.

Les Israéliens avaient relâché des prisonniers arabes, mais cela eut pour conséquence d’encourager d’autres actes de violence terroriste de la part d’une l’OLP plus nombreuse, mieux équipée et plus expérimentée. L’apogée de cette tension avait été atteint en 1972 lors des Jeux olympiques de Munich, alors que onze athlètes israéliens et cinq terroristes furent tués. On peut se demander si l’invitation subséquente faite par l’Organisation des Nations-Unies (ONU) à Yasser Arafat de venir s’adresser à l’Assemblée générale n’était pas un signe de faiblesse face à ce qui était considéré comme une organisation terroriste. L’ONU avait finalement accordé à l’OLP un statut spécial d’observateur, ce qui fut non sans surprise décrié par les opposants de l’organisation palestinienne. Il est en effet tentant de conclure que ce serait la pratique du terrorisme international qui aurait amené l’organisation d’Arafat à se voir reconnaître un statut diplomatique particulier (ou quelconque).

Une force surestimée?

D’aucuns seraient tentés de croire qu’on surestime la force réelle des organisations terroristes. Après tout, pourquoi se laisser intimider par quelques individus? Vont-ils réellement nous empêcher de vivre ?

À mon avis, l’étendue et la sophistication des communications modernes ont largement contribué à donner aux organisations terroristes une force et un effet hors de proportion en comparaison de leur puissance réelle. En d’autres termes, la publicité constitue l’oxygène de ces organisations. Il suffit de penser aux actions de l’Armée républicaine irlandaise (IRA en anglais) ou de l’ETA basque (ETA pour « Pays Basque et liberté » en basque) séparatiste en Europe. Ces deux mouvements suscitent une incroyable attention des médias, une attention disproportionnée par rapport à leur puissance véritable.

Des combattants de la Irish Republican Army (IRA).

Il en va de même pour d’autres groupes terroristes qui ont frappé en Europe dans les années 1970, notamment en Allemagne avec le groupe Baader-Meinhof ou les Brigades rouges en Italie. Ces dernières organisations se décrivaient comme des « guerriers de classes » luttant contre le capitalisme international, les gouvernements, etc. Dans une optique religieuse, sinon nihiliste, on peut penser à l’attaque terroriste survenue en mars 1995 à Tokyo où un groupe cultuel japonais avait employé du gaz Sarin dans le métro de la ville, ou encore l’attentat contre un édifice fédéral à Oklahoma City le mois suivant, tuant 168 personnes.

D’autres groupes peuvent entrer dans la mouvance extrémiste, selon l’interprétation qu’on en fait. À titre d’exemples, les défenseurs des droits des animaux, les écologistes, les groupes pro-vie et ainsi de suite. Des cas avérés de terrorisme ont été perpétrés par certains groupes entrant dans ces catégories. Je pense que la publicité qui a été faite autour de ces dernières organisations est attribuable, entre autres choses, non seulement aux médias, mais aussi au fait qu’un plus grand nombre de chercheurs s’intéressent à ces groupes dans leurs tentatives de démystification du terrorisme. Comme je le disais plus haut, la ligne de distinction est mince dans leur cas et la question demeure: qui est terroriste?

Il en va de même pour le crime organisé « apolitique ». Les gangs modernes utilisent régulièrement des méthodes qui s’apparentent au terrorisme. Bien que ces méthodes puissent être identiques, leur motivation est avant tout pécuniaire et on pourrait qualifier leurs gestes de « quasi-terroristes » puisque l’exploitation de la peur fait partie du processus.

De nouveaux terrorismes

La fin de la Guerre froide en 1989 et la chute du Rideau de Fer ont aussi eu des impacts sur la multiplication des diverses formes de terrorisme dans le monde. Des armes sont en circulation, notamment un stock nucléaire plus ou moins bien contrôlé par les gouvernements des anciens pays communistes.

Les équipements, les ressources financières et la motivation sont toujours des éléments essentiels à l’efficacité des groupes terroristes. De leur côté, les médias présentent toujours la terreur et la destruction comme étant ce qui fait vivre les terroristes, alors que, dans les faits, la situation est souvent beaucoup plus compliquée qu’il n’en paraît.

Par exemple, le cyberterrorisme et le terrorisme financier sont de nouvelles formes d’attentats qu’on a de la difficulté à cerner. Aucune violence physique n’est infligée, du moins en principe, ce qui sabote une partie de la définition de base que j’ai accordée au terrorisme au début de l’article. L’information et non l’individu constitue la nouvelle cible. On peut toujours se demander ce qui cause le plus de dégât entre une bombe artisanale ou un virus informatique.

Une nouvelle forme de menace: le cyberterrorisme.

Par conséquent, le terrorisme oblige les gouvernements à y consacrer d’importantes ressources. Des groupes anti-terroristes sont spécialement créés par les forces militaires et policières, si bien qu’on a l’impression parfois de ne plus bien distinguer un policier d’un militaire, tant il emporte avec lui un véritable arsenal et qu’il a reçu un entraînement intensif.

L’internationalisation du terrorisme a donc suscité une réponse internationale des gouvernements légitimes. Les corps policiers et les services de renseignement doivent partager l’information, davantage dans le but de prévenir que de guérir.

Au quotidien, le renforcement de la sécurité dans les ports, les aéroports et autres lieux publics est une réponse directe à la menace terroriste, avec comme corollaires des délais et des attentes frustrantes.

Peu importe les époques et les méthodes employées, les terroristes s’alimenteront toujours du même élément: la peur.

Les Croisades (XIe – XIIIe siècles). (2e partie)

L’interprétation de la donne stratégique

Richard 1er d'Angleterre dit "Coeur de Lion", l'un des artisans de la Troisième Croisade (1189-1192).

La montée de l’islamisme obligea également les Croisés à repenser leurs approches stratégiques. À titre d’exemple, lors de la Troisième Croisade, Richard 1er d’Angleterre était d’avis qu’il serait préférable d’attaquer l’Égypte en premier, le centre du pouvoir politique de Saladin, et ainsi prendre possession de ce riche royaume. L’Égypte était d’ailleurs l’objectif de la Quatrième Croisade avant que la cible ne soit détournée vers Constantinople, tout comme l’ancien empire pharaonique avait été dans la mire de Louis IX en 1249.

Il semble d’ailleurs que les croisades organisées au XIIIe siècle aient été un peu mieux organisées sur un plan militaire. Les armées apparaissaient mieux dirigées et équipées, quoique leurs effectifs demeuraient relativement restreints. Par exemple, la force assemblée par Louis IX ne dépassa pas 15,000 hommes, ce qui était à peine suffisant pour entreprendre la campagne égyptienne.

Pour leur part, les Francs qui partirent en croisades au Moyen-Orient avaient une compréhension claire des enjeux stratégiques du moment. Par exemple, la principauté d’Antioche au nord s’efforçait de prendre la ville d’Alep. De son côté, la Jérusalem chrétienne tenta à diverses reprises d’attaquer Damas et prendre de l’expansion en Égypte. Le problème était que chacune de ces principautés poursuivait des objectifs stratégiques distincts, comme si elles avaient chacune leur agenda. Inévitablement, ces différents desseins entrèrent fréquemment en conflit, si bien qu’il s’avéra difficile pour les Francs d’établir une stratégique commune.

L’armée franque

Malgré tout, les Francs disposaient d’un avantage important: la force de leur armée. Bien équipée et entraînée (et surtout disciplinée), l’armée franque était aussi crainte pour sa force de frappe résultante de son habilité à coordonner les manœuvres de l’infanterie et de la cavalerie. Cet aboutissement intéressant avait été obtenu à l’usure, par la longue expérience de cette force sur le champ de bataille où les hommes étaient habitués de combattre ensemble. Les Francs demeurèrent « loyaux » aux techniques de combat héritées de l’Ouest, qui plaçaient la charge de la chevalerie au centre du dispositif, mais ils reconnaissaient que celle-ci devait être effectuée en temps opportun.

La force des armées européennes: la cavalerie lourde.

Les Francs avaient également entraîné leurs forces de manière à ce que la coordination infanterie-cavalerie puisse se refléter au combat, certes, mais aussi lors des longues marches. Cela leur permit de voyager en territoire hostile, car l’ennemi, non sans surprise, avait l’habitude de les frapper alors que les forces étaient mal déployées. Ce que j’appelle la « marche combattante » consistait à placer des archers suivis de très près par des piquiers afin qu’ils forment un écran autour des escadrons de cavalerie dans le but de tenir à distance les archers à cheval ennemis, de loin les adversaires les plus dangereux.

Si les escadrons de la cavalerie ennemie s’approchaient suffisamment près pour livrer un combat au corps-à-corps, alors ils deviendraient des cibles parfaites pour ce qui était considéré comme la spécialité des Francs: la charge de masse. Bien orchestrée et disposée en rangs serrés, cette lourde cavalerie franque était à peu près impossible à arrêter en combat rapproché. À cela, les croisés pouvaient ajouter des éléments plus légers de cavalerie ainsi que des archers à cheval en nombre suffisant pour harceler l’ennemi, faire de la reconnaissance ou appuyer la cavalerie lourde.

Les archers à cheval turcs figuraient parmi les forces ennemies redoutées des croisés.

La crise des effectifs et la protection des acquis

Encore une fois, comme je l’ai mentionné, les Francs connurent le même problème que Louis IX, c’est-à-dire une carence d’effectifs. Leurs renforts se trouvaient loin en Europe et les routes terrestres et maritimes étaient hasardeuses. Les croisades apparaissent dans ce contexte comme étant davantage des entreprises réactives que proactives, d’où le problème mentionné auparavant de la difficulté d’établir une stratégique globale qui soit claire selon les ressources disponibles. Dans ce cas, au plus fort des croisades vers la fin du XIe et début du XIIe siècle, les Francs pouvaient aligner au maximum quelque 600 chevaliers et 5,000 soldats à pied.

Une représentation artistique des chevaliers templiers.

Les croisés pouvaient cependant compter sur l’appui d’ordres monastiques militaires. On pense notamment à l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem (les Hospitaliers) et à l’Ordre du Temple (les Templiers). Ces ordres avaient juré d’éradiquer l’Islam et leur dévotion et discipline en faisait des combattants redoutables. Selon les époques et les sources, ces ordres pouvaient aligner 6,000 chevaliers et un nombre inconnu de soldats à pied, sans compter sur les renforts que pouvaient fournir les pèlerins et les mercenaires.

Le faible nombre de combattants croisés amène à croire que la quantité impressionnante de châteaux en Terre sainte se voulait une mesure compensatoire à la crise des effectifs. Bien que les châteaux aient pu servir de bases, la plupart avaient de petites enceintes et ils étaient construits davantage pour affirmer le pouvoir du monarque que pour des fins stratégiques à proprement parler. Certains châteaux étaient établis pour servir d’appâts ou nuire aux communications de l’ennemi, surtout entre la Syrie et l’Égypte. Par contre, à mesure que la menace contre les États latins augmenta, une plus grande emphase fut mise sur le développement des châteaux.

Les ordres militaires monastiques du XIIIe siècle commencèrent à construire des châteaux massifs et des fortifications d’un style avancé pour l’époque. Les châteaux Krak des Chevaliers (Syrie), de Marqab (Syrie) et d’Athlit (Israël) en constituent d’intéressants exemples. En plus des châteaux, l’ancrage des royaumes chrétiens en Terre sainte reposait sur les villes fortifiées, où vivaient la majorité des chrétiens. Le renforcement des défenses d’une cité peut la protéger d’un assaut, mais le but est également de rechercher un effet dissuasif.

Le Krak (forteresse) des Chevaliers situé en Syrie.

Le recul des chrétiens

Ces impressionnantes installations n’ont par contre eu que peu d’effets sur un politicien et stratège militaire comme Saladin. En 1187, Saladin rassembla une imposante armée de 30,000 hommes face aux forces franques du nouveau roi de Jérusalem Guy de Lusignan. Le roi subissait les pressions des barons qui en avaient assez de voir les hommes de Saladin mener des raids destructeurs à travers le royaume. Numériquement inférieure, l’armée franque marcha pour livrer bataille à Hattin (près du lac Tibériade dans l’Israël moderne) et fut anéantie les 3 et 4 juillet 1187. Peu des 20,000 soldats francs engagés s’en sortirent, si bien que le royaume de Jérusalem fut laissé pour ainsi dire sans défense.

Le théâtre des opérations à l'époque de la Troisième Croisade.

En dépit des efforts de la Troisième Croisade, le royaume de Jérusalem ne se remit jamais de ce désastre. Après la mort du roi Amalric II en 1205, le frère de Guy de Lusignan, le royaume de Jérusalem était en quête d’un puissant monarque pour lui succéder. Jean de Brienne assuma ce rôle pendant un certain temps jusqu’à ce que l’Empereur Frédéric II prit la relève en 1225. Il parvint à se faire restituer Jérusalem en 1229, à la suite d’un accord conclu avec l’Égypte, mais sa propension à l’absolutisme lui attira la résistance armée des barons. Frédéric dut retourner en Europe, laissant le royaume en proie à une guerre civile qui freina son développement.

L'un des affrontements majeurs de l'époque des Croisades, la bataille de Hattin (1187).

Une nouvelle opportunité pour les États latins de reprendre des forces apparut en 1244 au moment où une guerre débuta entre Damas et l’Égypte. Avec l’aide des Templiers, les Francs appuyèrent Damas en fournissant un contingent de 1,000 chevaliers et 5,000 soldats à pied qui allèrent affronter quelque 15,000 Égyptiens le 17 octobre de cette année, à Harbiyah au nord de Gaza. Convaincus de l’emporter, les croisés se ruèrent sur les positions égyptiennes. Le résultat fut indiscutable: l’armée croisée fut massacrée. Affaibli militairement par les défaites de Hattin et de Harbiyah, le royaume croisé de Jérusalem en était à remettre son destin entre les mains de ses ennemis. Le bref séjour de Louis IX en Terre sainte entre 1250 et 1254 redonna au royaume une direction dont il avait grandement besoin. Son départ pour l’Europe ramena la discorde dans Jérusalem et les autres États latins, sans oublier que les barons et les ordres militaires monastiques se querellaient pour asseoir leur pouvoir.

Les Croisades ailleurs

Des habitants sont expulsés de Carcassonne lors de la Croisade des Albigeois en 1209.

La chute d’Acre en 1291 ne marqua pas immédiatement la fin des croisades en Terre sainte et la reconquête de Jérusalem continua de faire partie des préoccupations, mais cet enjeu perdit de son importance au sein de la dynamique politique dans la Chrétienté. De plus, précisons que les Croisades ne furent pas uniquement confinées géographiquement à la Terre sainte. Par exemple, une croisade fut proclamée en 1114 en Espagne et le pape Innocent III en fit déclencher une contre des hérétiques du sud de la France. À l’est, la conquête de Constantinople lors de la Quatrième Croisade fut bien accueillie et la restauration de l’Orthodoxie et des États latins de Grèce constituèrent des récompenses de l’appui de cette partie de l’Europe dans l’aventure.

L’idée de convertir au Christianisme des populations païennes sur les bords de la Mer Baltique et en Europe de l’Est alimenta des croisades dans ces régions, qui d’ailleurs furent généralement couronnées de succès. L’Église recruta intensément pour accompagner spirituellement ces nouveaux foyers de colonisation. Comme en Terre sainte, des ordres militaires monastiques furent fondés pour officiellement défendre ces nouveaux acquis. On pense aux Chevaliers Porte-Glaive ou encore à l’Ordre des Chevaliers teutoniques qui, à la fin du XIIIe siècle, déplaça le centre de ses activités de la Terre sainte vers le nord-est de l’Europe pour devenir une grande force politique et une principauté sur laquelle se développera quelques siècles plus tard l’État prussien.

Les Chevaliers teutoniques, le fer de lance de la poussée chrétienne en Europe de l'Est.

La croisade de la Baltique attira grand nombre d’aristocrates européens qui contribuèrent aux victoires militaires, notamment parce que l’organisation de la cavalerie lourde et la qualité des armements utilisés par les ordres militaires monastiques surpassèrent les forces locales. Un autre aspect qui a également contribué aux succès de la croisade à l’est de l’Europe réside dans le commerce, c’est-à-dire l’ouverture de nouveaux marchés dans des régions encore à découvrir.

En dépit de tout le sang versé, les Croisades, malgré tout, ont toujours résulté du droit papal de les déclencher. Par contre, les revers subis en Terre sainte, la poursuite des intérêts personnels du pape et toute une série de tractations politiques à l’époque enlevèrent aux Croisades leur essence spirituelle originelle. Bien qu’étant des échecs dans leur théâtre principal d’opérations au Moyen-Orient, les Croisades eurent une histoire qui illustra à la fois la durabilité et la capacité d’adaptation des façons de faire la guerre des Européens.

Les Croisades (XIe – XIIIe siècles). (1ère partie)

Une campagne idéologique

Un soldat croisé.

La papauté médiévale tenta à maintes reprises d’utiliser sa puissance spirituelle dans le but d’exhorter les seigneurs à accomplir des services militaires pour elle. Ce fut le cas notamment au moment de l’invasion de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066. Sa campagne avait bénéficié de l’appui du pape parce que l’Église anglaise était perçue comme schismatique à Rome. Dans le cas qui nous concerne, l’époque qui est généralement considérée comme étant celle des Croisades débuta en novembre 1095 lorsque le pape Urbain II (1088-1099) proposa une expédition militaire pour prendre la ville de Jérusalem. Situés à une distance d’environ 4,000 kilomètres de Clermont (France) où il avait prêché son sermon de reconquête de la Terre sainte, Jérusalem et ses environs ne signifiaient pas grand-chose dans l’esprit de ceux qui étaient venus entendre le pape. Le pays était loin, le climat était aride et la population locale pratiquait une religion différente du christianisme. Bref, le territoire leur serait hostile.

Cette idée de partir en croisade avait ceci de particulier, en ce sens qu’aucun monarque ne s’était vu promettre un commandement légitime de l’autorité papale, aucun n’avait réellement un intérêt de conquête dans la région et tous ceux qui partiraient auraient à défrayer les frais de leur expédition. En d’autres termes, il s’agissait d’une guerre idéologique au plus pur sens du terme. Les hommes auraient à quitter leurs richesses, leurs familles et leurs terres, tout cela dans le but de libérer Jérusalem des infidèles. Pour récompense, les croisés recevraient une indulgence, ce qui signifiait que leurs péchés leur seraient pardonnés et s’ils venaient à mourir sur le champ de bataille, ils auraient un accès direct au paradis, au Royaume des Cieux.

Le pape qui appela la croisade en Terre sainte en novembre 1095: Urbain II.

Par contre, la classe des chevaliers à qui était adressé l’appel du pape Urbain II était en quelque sorte familière avec cette notion de Guerre sainte. Le pape Innocent III (1198-1216) compara plus tard le devoir des croisés à celui d’un vassal qui viendrait en aide à son seigneur dépossédé. De plus, Urbain II sembla avoir toujours envisagé la fondation d’États chrétiens au Proche et Moyen-Orient comme quelque chose de nécessaire et légitime, ce qui en fin de compte accréditait la thèse de la guerre « juste ». La ferveur religieuse fut sans contredit une force motrice des Croisades, mais il faut considérer l’appât du gain comme une force corollaire à cette motivation. Tout cela eut pour conséquence qu’on estime à 100,000 le nombre de personnes qui ont joint la Première Croisade, bien qu’à peine la moitié soit parvenue à entrer en Asie Mineure au tournant de 1097.

Carte montrant les différentes trajets empruntés par les Européens lors des Croisades.

Le voyage vers l’inconnu

L’empereur byzantin Alexis 1er Comnène avait lui aussi envisagé l’idée d’une croisade. Il avait demandé au pape Urbain II une aide militaire composée de mercenaires, parce qu’il voyait dans le démembrement potentiel de l’Empire turc seldjoukide rival une opportunité de reconquérir l’Asie Mineure. Cela explique pourquoi la Première Croisade entra au Moyen-Orient à l’époque d’une fragilisation politique de la région. Cela expliqua partiellement son succès. L’objectif final, la libération de Jérusalem, était atteint en juillet 1099 et cela représentait un accomplissement digne de mention. On était parvenu à battre militairement de puissants ennemis (ex: le Sultanat de Roum en Anatolie, celui de Syrie, le califat fatimide du Caire…) qui étaient capables de lever de puissantes armées face aux croisés qui avaient perdu une large part de leurs effectifs lors de la traversée de l’Asie Mineure.

Une représentation de Bohémond de Tarente (XIe siècle).

Qui plus est, les croisés se trouvaient militairement affaiblis parce qu’ils avaient perdu un grand nombre de chevaux lors de la traversée de l’Asie Mineure, affaiblissant ainsi leur cavalerie face à l’ennemi. La Première Croisade fut en fin de compte un succès, surtout parce que les croisés ont pu compter sur certains chefs de guerre (ex: Bohémond de Tarente) qui surent maintenir l’unité et une certaine discipline, tant militaire que religieuse. Les croisés bénéficièrent également de l’appui de quelques alliés, notamment des Byzantins et des Arméniens et du contrôle de la mer. Ce dernier élément s’avéra déterminant lors des sièges d’Antioche et de Jérusalem. La prise de ces deux cités importantes fut possible grâce aux habiletés militaires des croisés, qui finirent par jeter les bases de la domination latine en Terre sainte.

Au plan stratégique, l’établissement de têtes de pont au Moyen-Orient (Édesse, Antioche, Jérusalem, Tripoli…) fut un accomplissement remarquable. Cependant, un désaccord potentiel avec les Byzantins signifierait qu’il serait impossible d’envoyer par la voie terrestre des pèlerins et des colons de l’ouest et qu’il faudrait recourir à la voie maritime pour arriver à cette fin. Par conséquent, il devenait clair à l’époque que d’autres croisades seraient nécessaires et cette réalité faisait partie du mode de vie médiéval.

Les divisions politiques

La Première Croisade avait connu une série de problèmes qui allaient se répéter pour les prochaines. La majorité de ceux qui dirigèrent les croisades n’était pas politiquement unifiée. Bien qu’on ne peut remettre en doute leurs efforts afin de maintenir une certaine unité, de sérieux désaccords survinrent, notamment après la prise d’Antioche en 1098. Pour sa part, l’armée qui avait pris Jérusalem afficha également d’inquiétants signes de divisions. Cela contribua probablement dans l’échec des chrétiens pour capturer Ashkelon sur le bord de la Méditerranée, l’ennemi ayant été mis au fait de la discorde dans les rangs chrétiens.

Les Croisades subséquentes furent aussi minées par les divisions entre chrétiens (ex: la Seconde en 1147, la Troisième en 1189, la Quatrième en 1204…). La Huitième Croisade menée par Louis IX de France peut être considérée comme une croisade entièrement française, mais dont les succès sont mitigés eut égard aux habiletés militaires douteuses du roi. Un autre facteur qui mina l’unité des Croisés était que tous les participants étaient en théorie égaux en statut, sauf qu’une fois au Moyen-Orient, ils importèrent la même structure hiérarchique sociale telle qu’elle existait à l’Ouest. En clair, des chefs de Croisades ne parvenaient pas à garder le contrôle sur des hommes qui ne leur devaient rien.

En d’autres circonstances, comme lors de la Seconde Croisade, l’armée de Louis VII subit d’importantes pertes au Mont Cadmus, entre autres parce qu’elle était affectée par un sérieux problème d’indiscipline. Un autre exemple est celui de l’expédition de 1204 où les grands barons, qui avaient signé des engagements avec les Vénitiens pour disposer d’une flotte de transport, connurent des problèmes financiers parce que leurs partenaires croisés refusèrent de s’acquitter de leurs obligations. Lors de la Cinquième Croisade, ce fut des contingents entiers de nationaux qui renoncèrent à l’aventure en plein chemin.

Une représentation du siège d'Antioche lors de la Première Croisade (1097-1098).

Dans la même veine des problèmes qui ont affecté les Croisés, on remarque que lors de la Première Croisade, les Byzantins apportèrent une aide initiale non négligeable. Cependant, après que l’empereur Alexis 1er eut failli à sa tâche de secourir les croisés qui étaient encerclés et menacés d’être anéantis dans Antioche en 1098, ceux-ci permirent à Bohémond de Tarente de garder la ville. Ce geste politique ne plut guère aux Byzantins, qui semblèrent par la suite conditionner leur appui selon leur bon vouloir. Par exemple, ils accordèrent sans trop de problèmes le passage aux Croisés en 1101 et en 1147, alors que ceux sous la Troisième Croisade, lancée au départ sous Frédéric 1er de Hohenstaufen dit « Barberousse », durent se frayer un chemin par la force.

Les problèmes logistiques: la terre ou la mer?

Néanmoins, l’aide accordée par les Byzantins au cours de la Première Croisade prit la forme d’une assistance navale et de l’établissement d’une base à Chypre, sans laquelle les flottes génoise et anglaise auraient eu des difficultés à opérer efficacement. Les croisés allaient développer une sorte de dépendance face à la flotte byzantine et l’absence de celle-ci lors de croisades subséquentes se fera sentir. Pendant la Seconde Croisade, les croisés durent se débrouiller seuls. La Troisième put compter sur un appui naval, si bien que les croisades qui ont suivi empruntèrent presque uniquement la voie maritime pour se rendre en Terre sainte.

La marine fut largement mise à contribution pour acheminer les pèlerins et les soldats en Terre sainte.

L’appui de la supériorité maritime des États italiens devint la condition de base avant d’entreprendre une nouvelle croisade. La fin de la Première Croisade avait aussi démontré la dépendance des États latins au Proche-Orient de la voie maritime. Vers 1124, hormis le port d’Ashkelon, tous les autres ports du Proche-Orient étaient entre leurs mains, et ce, grâce à la contribution de la flotte italienne. En échange, les cités italiennes obtenaient des droits territoriaux spéciaux pour leurs citoyens en Terre sainte, de même qu’un monopole virtuel sur le commerce de bien luxueux.

Le renouveau islamiste

Saladin, l'une des figures emblématiques de la résistance à l'envahisseur chrétien.

Dans une optique militaire, en maintenant l’idée que les croisades sont idéologiques, je pense que l’élément qui a eu le plus d’impact fut le renouveau de l’esprit islamique. Presque mort au moment de la Première Croisade, il connut une résurrection au moment où l’Islam faisait face à sa plus grande menace. Le coup de fouet fut asséné par certains chefs militaires ou politiques. On pense à Imad ed-Din Zengi qui parvint à reprendre Édesse en 1144, à Nur ad-Din qui unifia la Syrie et l’Égypte et Saladin qui reconquit Jérusalem et parvint presque à exterminer le royaume latin agglomérant à cette ville. Sous la dynastie des Ayyubides, les descendants de Saladin, les divisions de l’Islam réapparurent, particulièrement entre la Syrie-Palestine d’un côté et l’Égypte de l’autre, si bien que les croisades menées au XIIIe siècle tentèrent d’exploiter la situation.

C’est d’ailleurs ce que fit Frédéric II en 1229. Il profita des divisions entre Damas et l’Égypte pour négocier la restauration de Jérusalem aux chrétiens et la majeure partie du royaume, comme le fit à nouveau Thibaut de Champagne onze années plus tard. Cependant, à la suite de l’échec de la croisade de Louis IX en 1249, la montée des Mamelouks en Égypte combinée à leurs ambitions en Syrie rendit ce type d’exploitation impossible. L’irruption des Mongols en Syrie dans les années 1250 offrit une autre opportunité aux croisés de jouer la carte de l’exploitation des divisions contre les Mamelouks. Or, les Francs en Terre sainte hésitèrent à s’allier avec ces nouveaux voisins jugés dangereux. Les Mamelouks parvinrent à stopper la progression de l’Empire mongol vers la Terre sainte et ne tardèrent pas à se retourner contre les États latins dont le dernier, Saint-Jean-D’Acre, tomba en 1291.

Faire la guerre autrement

Au plan technologique, on ne peut pas prétendre qu’un camp avait un avantage particulier sur l’autre. Cependant, la conduite de la guerre au Moyen-Orient se fit dans un environnement radicalement différent de celui de l’Europe et les armées islamiques adoptaient des tactiques également différentes. La population au Moyen-Orient était concentrée en quelques endroits bien délimités, laissant ainsi de vastes espaces dégarnis de végétations abondantes comme c’est le cas en Europe. Dans ces circonstances, le premier constat qui était fait était que l’infanterie serait plus vulnérable aux attaques de la cavalerie qui pouvait manœuvrer à souhait dans ces larges espaces.

Par ailleurs, l’eau devient un facteur impossible à négliger en plein désert. Les armées en Europe n’ont guère de problème d’accès à la ressource lorsqu’elles sont en campagne, mais dans le désert, la question est tout autre. Toujours en termes tactiques, il était évident que le combat allait être rapproché. Néanmoins, dans les armées islamiques, cette donne était importante, mais pas autant que celle de l’approche, c’est-à-dire la manœuvre exécutée avant d’en arriver là. La cavalerie des armées islamiques était lourde, mais celle des chevaliers européens vers la fin du XIIe siècle l’était davantage. Les islamistes possédaient également une cavalerie plus légère qui pouvait harceler et encercler l’ennemi. On pense par exemple aux archers à cheval turcs dont le tir pouvait affaiblir la cohésion de l’adversaire.

Les chrétiens de la Première Croisade avaient en quelque sorte été chanceux que la cavalerie seldjoukide d’Asie Mineure ne fut pas bien organisée. Ce ne fut pas le cas lors de la Seconde Croisade où les chrétiens peinèrent à contrer la cavalerie ennemie. C’est essentiellement le manque de cohésion des armées chrétiennes qui empêcha d’offrir une résistance efficace et coordonnée face à ce type de charges. Comme nous l’avons mentionné, la discipline n’était pas la vertu première des croisés.

Il ne faut pas se surprendre si les croisés apportèrent leur bagage d’expérience militaire, ce qui est tout à fait normal, surtout si l’on comptait faire la guerre en Terre sainte pour une courte période. Par contre, la résistance et l’efficacité au combat de l’ennemi islamiste forcèrent les chrétiens à revoir leurs méthodes, quitte à s’adapter à celles de leurs adversaires. D’ailleurs, l’armée croisée qui marchait sur Ashkelon en 1099 avait pris la précaution d’envoyer des reconnaissances au devant, de manière à ne pas se faire prendre au dépourvu par la cavalerie ennemie. Combinée avec l’élément de la discipline, cette façon de procéder pouvait finalement arrêter l’ennemi.

(La suite des Croisades dans la seconde partie.)

La brutalité des affrontements n'eut d'égal que la ferveur religieuse de chaque camp.

Le phénomène de « pertes » en histoire militaire

L’origine des pertes

Des soldats confédérés gisant sur le terrain à la suite de la bataille d'Antietam (1862).

Le monde militaire a un langage qui lui est caractéristique. Selon les époques, les cultures et les subtilités linguistiques, des termes, voire des concepts précis finissent par émerger et s’ancrer dans les littératures propres à cet univers. Par moment, certains de ces concepts et termes, que je préfère nommer simplement « expressions », sont utilisés à toutes les sauces, leur enlevant du coup une certaine portée. L’une de ces expressions qu’emploient les historiens militaires dans le cadre de leur travail est celle de pertes (presque toujours employée en nombre au pluriel). Que signifie-t-elle et quelle est sa portée?

Il est parfois dit que la première victime, c’est-à-dire la première perte à la guerre, est la Vérité. Il appert alors que l’expression pertes traduit largement le langage avec lequel cette Vérité s’exprime. En fait, l’utilisation d’une variété d’euphémismes pour décrire d’horribles réalités des champs de bataille n’est pas réellement quelque chose de nouveau. En français, l’expression pertes trouve sa traduction dans la langue anglaise sous le mot casualties, lui-même dérivant du latin casualitas qui signifie un « accident malheureux ». De ce que l’on sait, l’expression pertes est employée dans la littérature militaire depuis le XVe siècle. Selon les époques, elle signifie différentes approches des combats, sinon différentes réalités.

La description de différentes réalités

La Chanson de Roland fut l'un des plus populaires poèmes du Moyen Âge. Plaçant l'honneur au coeur du récit, elle n'en cache pas moins les horreurs de la bataille de Roncevaux (778).

Les pertes subies par les armées lors d’une bataille au Moyen Âge tendaient à démontrer le spectacle de soldats qui avaient été poignardés, mutilés ou matraqués. Ils étaient morts dans des combats au corps-à-corps et ces affrontements étaient souvent décrits par les commentateurs de l’époque comme des meurtres de masse. Dans une tout autre perspective, on observe au XXIe siècle que l’image projetée du champ de bataille peut être en fait l’objectif d’une caméra d’un appareil qui lance un missile de précision avant qu’il ne frappe la cible. Il n’est pas difficile d’oublier qu’au sol, des êtres humains, civils comme militaires, peuvent se trouver sur le lieu de l’objectif et qu’ils seront bientôt déchiquetés ou brûlés vifs.

L’utilisation de termes tels « frappe chirurgicale » cache le fait que maintenant, comme toujours, le but du combat est et demeure l’anéantissement de la volonté ou de l’habilité de l’ennemi de poursuivre la lutte. L’idée de faire subir des pertes à l’ennemi fait partie de ce processus. Il n’y a donc pas réellement de différences entre un ennemi qui se fait tailler en pièces par la plus récente technologie militaire et celui qui subit le même sort sous la lame d’une épée.

Dans l’univers militaire, l’expression pertes réfère d’abord à toute soustraction non planifiée (en terme de nombre, mais pas sur le principe) d’une partie de l’effectif de la force d’une unité. Les causes qui provoquent des pertes sont diverses. Si l’on se fie à ce qui est rapporté par l’Histoire, on peut situer les causes majeures des pertes selon leur degré de gravité, en rapport à la réalité sur le champ de bataille ou dans la zone des armées.

La maladie

La première cause des pertes est la maladie, suivie de la désertion, des accidents et du combat à proprement parler. Ce dernier élément se subdivise selon les soldats qui sont morts au combat sur le coup, qui ont été blessés et morts de leurs blessures, qui sont faits prisonniers et/ou portés disparus (présumés morts ou faits prisonniers). De toutes ces causes, la maladie fut véritablement la première raison qui entraîna des pertes dans les armées au cours de l’Histoire. Souvent, le sort des batailles pouvait se jouer avant même que le combat ne soit engagé.

Au-delà des combats, la maladie fut un ennemi redoutable des armées de l'époque napoléonienne.

Un exemple classique, mais combien cruel fut lorsque les conquérants européens débarquèrent dans les Amériques. Leurs micro-organismes porteurs d’une variété de maladies et de virus ont parlé bien avant les armes, contribuant au génocide qu’ont subi les populations autochtones. Les exemples des impacts de la maladie sur le champ de bataille sont donc nombreux. Au temps des guerres napoléoniennes, particulièrement lors de l’expédition de Walcheren en 1809, les Britanniques perdirent 23,000 hommes en raison de la maladie contre à peine 200 soldats sous le feu ennemi.

Les pertes subies en raison de la maladie chez les militaires reflètent en partie les conditions générales d’hygiène et les approches face à celle-ci dans la société. Par exemple, les grands campements militaires fixes qui n’étaient pas pourvus d’un minimum d’installations sanitaires constituaient de parfaits endroits pour la culture des épidémies. Le phénomène s’observe à toutes les époques. Pendant la Guerre de Sécession, le taux de pertes mortelles causées par la maladie par rapport à celui des combats s’établit presque à 2 pour 1.

Pour sa part, l’une des meilleures forces combattantes de l’Histoire, l’armée romaine, accordait une grande importance à la question de l’hygiène. Certains commandants qui ne portaient pas une attention suffisante à l’hygiène l’ont chèrement payé. Ces insuffisances pouvaient rendre fatale une simple blessure. Si petite soit-elle, une plaie d’une petite blessure qui s’infecte peut entraîner la mort. La maladie est donc de très loin la première cause des décès à la guerre.

La désertion

De tout temps, des soldats ont déserté. Chacun avait ses raisons.

La seconde cause des pertes est celle de la désertion. En dépit de mesures draconiennes pour prévenir le phénomène, dans un contexte où la guerre est le summum de la misère et de la destruction, seules les armées qui avaient les mesures disciplinaires les plus rudes pouvaient être relativement épargnées par ce qui pouvait être considéré comme un fléau. Une armée qui se trouve en territoire ami ou ennemi ne perçoit pas le phénomène de la désertion sous le même angle. En territoire ennemi, les soldats qui seraient tentés de déserter doivent considérer qu’ils risquent non seulement d’être exécutés s’ils sont retrouvés par leurs camarades, mais ils peuvent subir le même sort s’ils tombent entre les mains d’une population locale hostile. Les déserteurs de l’armée de Napoléon qui combattait en Espagne au début du XIXe siècle l’ont appris à leurs dépens.

Certains analystes considèrent comme « déserteurs » des soldats qui seraient tentés de céder à la panique ou qui attendraient fatalement la fin, comme lors d’un siège où les défenseurs décideraient de ne pas livrer bataille. Souvent, la désertion revêt une forme passive de protestation résultant d’une accumulation de frustrations contre l’état des choses, la manière dont est gérée la société dans son ensemble, le gouvernement ou l’armée. L’accumulation de ces frustrations peut par moment se transformer en une véritable colère collective, où un incident mineur peut déclencher une mutinerie ou une révolution.

Le cas des mutineries survenues en 1917 dans l’armée française est révélateur de ce principe. En tête des récriminations des soldats se trouvait le désir de voir à l’amélioration de la nourriture et d’obtenir des permissions sur une base régulière. Le phénomène de la désertion amena également des soldats à tenter de démontrer avec l’énergie du désespoir que leur geste n’était pas motivé par la peur. Pour ce faire, ils allèrent même jusqu’à combattre dans le camp adverse. Une autre forme de protestation qui peut être associée à la désertion et entraîner des pertes est l’auto-mutilation. Celle-ci peut être une tentative de suicide, mais dans un contexte militaire, elle était plutôt vue comme un signe de peur où le soldat refusant d’aller au combat s’inflige une blessure ou tente de faire croire qu’elle est le résultat d’un geste posé par l’ennemi.

La mort au combat ou de blessures

Dans un autre ordre d’idée, la mort et les blessures subies au combat figurent parmi les facteurs les moins importants des pertes subies par les armées en termes numériques. Par contre, c’est la catégorie parmi les pertes qui attirent le plus l’attention. De nos jours, nous avons tendance à confronter des paradoxes du type: les armes de destruction massive peuvent tuer davantage de personnes que ne l’aurait fait la Peste Noire au Moyen Âge. Cela n’est pas tout à fait vrai, tout comme nous sommes portés à croire qu’un soldat blessé aujourd’hui a plus de chances de survivre que celui d’une autre époque.

Cela amène à dire que les sciences militaires et médicales ont évolué parallèlement. Certains théoriciens militaires ont même poussé le raisonnement en apportant l’exemple de la mine antipersonnelle de type S. Le modèle conçu par les Allemands était censé faire exploser uniquement le pied ou la jambe du soldat qui avait le malheur de marcher dessus. Cet incident enlève non seulement le soldat du champ de bataille, mais les brancardiers qui lui portent secours, le personnel médical qui le traite et son transport consomment davantage de ressources que si le soldat avait été tué et laissé sur le terrain ou enterré sommairement.

Un autre élément qui doit être soulevé en ce qui concerne le phénomène de la mort et des blessures sur le champ de bataille a trait à l’armement. Bien que la variété de blessures et la distance avec laquelle elles peuvent être infligées aient augmenté grandement depuis que la chimie a remplacé la puissance musculaire comme mode de propulsion, il n’y a jamais eu dans toute l’Histoire une seule journée où plus d’hommes sont morts que la journée de la bataille de Cannes en 216 avant notre ère (environ 60,000 hommes). Par ailleurs, ce ne fut pas avant le milieu du XIXe siècle que l’on peut considérer avec certitude que la portée, la cadence de tir et la létalité des armes à feu avaient dépassé les armes blanches.

Le site de la bataille de Cannes où s'affrontèrent les armées romaine et carthagineoise en 216 avant J.-.C.

Les prisonniers et soldats portés disparus

Pour leur part, les prisonniers représentent un autre aspect des pertes subies par les armées. Cela diminue les capacités opérationnelles d’une armée de deux façons. D’abord, les prisonniers, au sens premier du terme, sont capturés et ne participent plus à la guerre. De façon plus significative, le désir de faire des prisonniers et leur accorder un traitement clément peut diminuer la volonté de combattre de l’ennemi. Dans ce contexte purement théorique, faire des prisonniers relèverait plutôt de considérations pragmatiques qu’humanitaires.

Des prisonniers de guerre canadiens marchent sous escorte à la suite du raid raté de Dieppe (19 août 1942). On dit qu'il est du devoir du soldat de s'évader à la première occasion. Dans les faits, la première question que chacun des prisonniers se pose est plutôt: "Que va-t-il arriver maintenant?"

Au niveau du siège d’une place forte, les règles non écrites voulaient que si la garnison assiégée capitule en un espace de temps raisonnable, disons à l’intérieur d’un ultimatum, celle-ci puisse en sortir avec tous les honneurs. Si, d’un autre côté, la résistance offerte par la garnison se prolonge au point où l’assiégeant est forcé de donner l’assaut, alors tout le monde comprenait qu’il n’y aurait pas de quartiers. Par ailleurs, sans trop généraliser, on remarque à certains moments de l’Histoire que des forces irrégulières qui faisaient des prisonniers avaient tendance à pratiquer des exécutions sommaires, notamment parce qu’elles ne disposaient pas des ressources pour héberger une masse de soldats ennemis.

Ce type d’équation, un chef de guérilla comme Fidel Castro l’avait tournée à son avantage. À l’époque de la révolution cubaine à la fin des années 1950, les prisonniers de l’armée de Batista faits par les forces révolutionnaires se voyaient offrir de somptueux repas en présence des troupes les mieux équipées de Castro. Ensuite, Castro faisait relâcher ces prisonniers qui retournaient dans l’armée de conscrits de Batista, espérant ainsi qu’ils racontent leurs conditions de détention et la prétendue puissance de l’ennemi. Connu pour les tortures et les assassinats de prisonniers rebelles, Batista trouva d’autant plus difficile de vendre sa cause alors que le moral des troupes de Castro augmentait.

Les soldats qui sont portés disparus apparaissent aussi dans la catégorie des pertes. La comptabilisation à grande échelle des soldats portés « disparus » débuta pendant la Première Guerre mondiale. Parfois, ceux-ci étaient prisonniers de l’ennemi et la nouvelle de leur absence parvenait à travers le fil de presse. En d’autres circonstances, les soldats portés disparus pouvaient être morts ou déjà enterrés au point d’être méconnaissables. Il ne faut pas se surprendre qu’après la guerre de 1914-1918 d’importants monuments aient été érigés en Europe pour commémorer la mémoire des soldats qui n’ont pas eu de sépultures connues. On pense entre autres au monument de la porte de Menin en Belgique où sont retranscrits les noms de quelque 7,000 soldats canadiens portés disparus pendant cette guerre.

Conclusion

Le calcul des pertes présente un défi de taille pour les historiens militaires. Il y a fréquemment cette tendance chez une armée à sous-estimer ses pertes et, par conséquent, à surestimer celles de l’adversaire. Le calcul est également difficile à établir à des périodes de l’Histoire comme celles de l’Antiquité et du Moyen Âge, où les chercheurs doivent se fier à des données imprécises lorsqu’elles existent. Cependant, même à une époque plus rapprochée de la nôtre, les pertes peuvent être difficiles à calculer. Par exemple, les armées allemande et britannique avaient des façons différentes de recenser leurs soldats blessés.

La seule constance qui existe à une époque où les armées font usage de la technologie dans l’espoir de limiter les pertes est qu’il y aura toujours des soldats malades, déserteurs, tués et faits prisonniers.

Peinture de George Edmund Butler illustrant des soldats néo-zélandais qui évacuent un soldat allemand blessé (novembre 1918).

La Seconde Guerre des Boers (1899-1902)

Une tension latente

Soldats du Royal Canadian Regiment en Afrique du Sud.

La Seconde Guerre des Boers (qui est à distinguer de la Première de 1880-1881) eut lieu de 1899 à 1902. Elle opposa l’Empire britannique et les républiques indépendantes de l’État libre d’Orange et du Transvaal où vivaient les Boers, des colons d’origine néerlandaise vivant dans l’actuelle Afrique du Sud. La conclusion favorable de cette guerre au profit des Britanniques fit des Boers des sujets de la Couronne, et ce, pour les 60 années qui ont suivi et elle assura une domination de la minorité blanche pour au moins les 90 années après la paix de 1902.

Dans les années 1880 et 1890, l’autonomie, le commerce et le mode de vie traditionnel des colons vivant dans les républiques boers semblaient menacés par la prospérité des colonies britanniques voisines du Cap et du Natal. De plus, la création de la colonie britannique de la Rhodésie au nord, l’afflux de travailleurs étrangers dans les mines d’or du Transvaal, les pressions du lobby impérial de Londres (de même que du Cap et de Johannesburg) ont fait en sorte d’accréditer, dans l’esprit des impérialistes, l’idée d’unifier toute la région sous le drapeau britannique. En clair, cela remettait en cause le règlement de paix de 1881, de même que l’indépendance des républiques boers. La guerre apparaissait comme une solution à la question boer. Il ne manquait que le prétexte.

À cet effet, un grave incident impliquant le riche homme d’affaires et premier ministre du Cap Cecil Rhodes survint à la fin de 1895. Sous prétexte de porter assistance aux uitlanders, ces travailleurs étrangers qui s’affairaient dans les mines, Rhodes avait financé une expédition punitive dirigée par le docteur Leander Jameson. Le but véritable était de renverser le gouvernement boer du Transvaal, justifiant du coup une intervention britannique. Cependant, le raid de Jameson fut un cuisant échec et les autorités boers du Transvaal procédèrent à son arrestation, bien qu’il fut relâché à la suite de négociations avec Londres. Le raid de Jameson avait alerté les républiques boers qui se préparaient à la guerre, renforçant par conséquent l’argumentaire impérialiste qui favorisait une intervention militaire.

Des combattants boers. On remarque la variété d'armes à feu à leur disposition, dont des carabines britanniques Lee-Enfield et allemandes Mauser.

Les républiques boers n’avaient pas officiellement d’armées, mais elles comptaient sur une variété de milices montées, que l’on nommait les « commandos », répartis sur le territoire en divers districts militaires. Ces milices à cheval élisaient leurs officiers et pouvaient s’y greffer des forces de police, le tout appuyé sur une artillerie relativement moderne. La stratégie des Boers reposait essentiellement sur trois principes. Le premier consistait en une frappe rapide avant l’arrivée de renforts britanniques, le second visait à alimenter la rébellion au Cap, puis conclure une paix négociée.

Le début des hostilités: les déboires britanniques

La Seconde Guerre des Boers débuta en octobre 1899. Des milices boers totalisant 40,000 hommes investirent des garnisons frontalières britanniques à Kimberley et Mafeking, puis elles envahirent la colonie du Natal (voir la carte), parvenant aussi à encercler une force britannique à Ladysmith en novembre. La situation initiale sur le terrain était confuse, car à la guerre conventionnelle s’adjoignait une guerre civile. En effet, des centaines de colons du Cap prirent les armes du côté des Boers, de même que des milliers d’uitlanders formèrent des régiments pour combattre aux côtés des forces régulières britanniques. D’autres contingents, plus petits, provenant de l’Australie, du Canada et d’autres parties de l’Empire participèrent au conflit sur une base volontaire (bien qu’elles se trouvaient automatiquement en guerre de par le statut de Dominions semi-indépendants).

Carte des opérations en Afrique du Sud (1899-1902).

L’offensive initiale des Boers perdit de son souffle, entre autres parce que leur front était dangereusement étiré pour la force de leur contingent. Par contre, l’arrivée d’une armée britannique sous le commandement du Redvers Buller n’apporta pas une victoire rapide, contrairement à ce que plusieurs à Londres auraient souhaité. L’armée de Buller avait d’emblée un problème majeur. Elle ne disposait pas suffisamment de troupes montées pour livrer bataille au rythme de l’ennemi et les forces étaient trop divisées, ce qui pouvait la rendre vulnérable selon les circonstances.

Au cours de la fameuse « Semaine noire » du 10 au 15 décembre 1899, les trois forces divisées de l’armée britannique furent successivement battues à Stormberg (à l’est du Cap, le 10 décembre), à Magersfontein (au sud de Kimberley, le 11 décembre) puis sous le commandement personnel de Buller à Colenso (au sud de Ladysmith, le 15 décembre). Ce désastre amena la rétrogradation de Buller, qui allait désormais commander uniquement les forces au Natal. Une tentative de contre-offensive britannique au Natal sous les ordres de Buller se solda par la perte de 1,500 hommes à Spion Kop, non loin de l’État libre d’Orange, le 24 janvier 1900.

Un autre problème auquel faisaient face les Britanniques au début du conflit relève d’une question raciale. Les Britanniques ne souhaitaient pas faire combattre, par exemple, des forces indiennes et africaines. Les Britanniques et les Boers avaient à cet égard des vues similaires. Il était convenu que seuls les Blancs se réservaient les rôles de combat, alors que les troupes non blanches exécuteraient des travaux d’aménagement et de ravitaillement, de même que des missions de reconnaissance (ce qui peut s’avérer dangereux).

La reprise en main de la situation (1900)

Le maréchal Lord Roberts, l'un des architectes des succès britanniques en Afrique du Sud. Cette photo d'après-guerre montre le maréchal à l'âge de 82 ans.

Bref, de plus en plus de soldats réguliers britanniques arrivèrent en Afrique du Sud, de même que nombre de citoyens blancs provenant de tout l’Empire qui y virent une belle occasion d’affirmer une solidarité impériale tout en partageant avec la métropole le fardeau de la guerre. Plus important encore dans l’immédiat, soit au début de 1900, il y eut des changements à l’état-major britannique. Le maréchal Frederick Roberts (Lord Roberts) prit le commandement d’un contingent de 180,000 hommes, assisté dans cette tâche de Lord Kitchener comme chef d’état-major.

De leur côté, les Boers semblaient avoir bonne presse en Europe et même aux États-Unis. Les Américains préférèrent garder une neutralité, étant eux-mêmes à cette époque passablement occupés aux Philippines, alors que l’Allemagne, qui souhaitait l’établissement d’une « Ligue continentale » contre l’Angleterre, n’obtint que peu d’échos favorables à son projet. En clair, le monde observait de près la situation en Afrique du Sud et un important ballet diplomatique s’ensuivit.

La cause des Boers attirait le regard de la planète, si bien que nombre d’aventuriers et d’idéalistes voulurent se joindre à eux. Plus sérieusement, des États comme l’Allemagne vendaient des armes aux Boers sous le couvert de tierces entreprises. Par conséquent, les diplomates britanniques s’activaient pour couper le ravitaillement militaire et financier des Boers, tout en essayant de discréditer leur cause. Ils avaient entre autres demandé au Portugal d’empêcher les Boers d’utiliser les installations portuaires de leur colonie de l’est de l’Afrique (l’actuel Mozambique). De plus, le contrôle incontesté des mers par la Royal Navy assurait aux Britanniques un ravitaillement continu. Politiquement parlant, l’Angleterre était isolée et le fait qu’elle tenta de forger des alliances avec la France, la Russie et le Japon n’est pas étranger à sa délicate position diplomatique tout au long du conflit et même après.

Alors que Buller se débattait au Natal, libérant éventuellement Ladysmith à la fin février 1900, Roberts fit marcher 60,000 hommes contre les capitales boers. Kimberley fut reprise le 15 février et les Boers subirent une grave défaite à Paardeberg entre les 18 et 27 du même mois. Roberts avait accompli ces exploits dans un contexte où les distances à parcourir étaient grandes, que le fourrage manquait pour les chevaux et qu’une épidémie de typhoïde frappa dans ses rangs. Néanmoins, Roberts entra dans Bloemfontein (13 mars), Johannesburg (31 mai) et Pretoria (5 juin).

Sur Diamond Hill, à l’est de Pretoria, Roberts parvint à repousser une force du Transvaal sous les ordres de Louis Botha et le front se déplaça à l’est pour s’arrêter officiellement à Komati Poort à la fin septembre. Là, le 25, quelque 14,000 Boers déposèrent les armes. L’Empire britannique avait annexé les deux républiques boers, ce qui marquait également la fin des mandats de Buller et Roberts qui retournèrent en Angleterre. Lord Kitchener prit la relève dans ce qui apparaissait désormais être une action de police, c’est-à-dire d’éliminer les dernières poches de résistance. De son côté, le président déchu du Transvaal Paul Kruger fit le voyage en Europe pour plaider en vain la cause boer.

Louis Botha et Jan Smuts, deux dirigeants afrikaneers, dans leur uniforme de l'armée britannique (1917).

1901: le jeu du chat et de la souris

La fin de l’année 1900 n’amena pas nécessairement le calme en Afrique du Sud. Plusieurs Boers n’acceptèrent pas la défaite de septembre. Les Boers étaient de redoutables soldats, sinon des guerriers. Fermiers pour la plupart, ils étaient habitués à la vie dure, à la vie dans la nature et par-dessus tout, ils étaient de très bons tireurs. Leur jeunesse et leur force physique combinées à un esprit défiant en firent des combattants à ne pas sous-estimer.

Les durs combats livrés depuis la dernière année et l’enchaînement de revers avaient également épuré la chaîne de commandement des Boers. En clair, certains dirigeants jugés trop âgés ou incapables d’assumer une direction avaient été remplacés par des chefs jugés plus jeunes et aptes. Parmi eux notons Louis Botha dans l’est du Transvaal, Christiaan De Wet dans l’État libre d’Orange ainsi que Koos De la Rey à l’ouest du Transvaal. Leur objectif était de harceler l’ennemi dans une guerre de guérilla afin de l’amener à la table des négociations.

À l’instar des forces boers de la fin de 1899, l’armée britannique était grandement étirée un peu partout sur le théâtre d’opérations au début de 1901. Cet étirement précaire peut s’expliquer par le fait que les Britanniques devaient assurer l’occupation des villes conquises, garder les mines, les lignes de chemin de fer, les lignes télégraphiques, sans compter qu’il fallait escorter des convois et organiser des groupes de combat pour poursuivre l’ennemi. Les garnisons, les arsenaux et dépôts de ravitaillement étaient donc soumis à de fréquents raids des Boers. De plus, une partie non négligeable du contingent britannique était composée de troupes qui n’avaient que très peu d’expérience du combat et de la vie dans cet environnement hostile.

Un exemple de "blockhouse" que les Britanniques aménagèrent par milliers afin de protéger les voies de communications.

À titre d’exemple, peu de temps après la prise de Bloemfontein par Robert en mars 1900, des Boers dirigés par De Wet avaient attaqué des éléments isolés britanniques, faisant du coup 1,000 prisonniers. Ce type d’incidents se reproduisit sur une base régulière, au grand déplaisir des Britanniques. En clair, les Boers constituaient toujours une menace. Les forces de Louis Botha menaçaient à nouveau le Natal à la fin de 1900 et De Wet avait réussi à pénétrer au Cap au début de l’année suivante. Il est même rapporté que quelques Boers avaient atteint la mer à Lambert’s Bay, au nord de Cape Town (janvier 1901), échangeant quelques tirs avec un navire britannique au large.

En dépit de ces succès, l’analyse de la situation d’ensemble demeure inquiétante pour les Boers. Ceux-ci étaient clairement inférieurs en nombre et les combats qu’ils livraient prenaient la forme de manœuvres d’arrière-gardes en face d’un ennemi qui poursuit, plutôt que de réelles actions offensives. Pour sa part, le maréchal Roberts était d’avis qu’une solution efficace afin de réduire la volonté boer de combattre serait de brûler les fermes, détruire les récoltes, abattre les troupeaux, tout cela pour officiellement empêcher les commandos d’avoir accès à leurs dépôts et abris.

L'artillerie se révèle efficace face à un ennemi fixe et retranché. Dans le contexte d'une guerre généralement mobile comme celle des Boers, son utilisation s'avéra contraignante.

Plus encore, Lord Kitchener n’y alla pas de main morte en établissant ce qui apparaît être des camps de concentration (une série de bâtiments rudimentaires reliés entre eux par du fils de fer barbelés) pour emprisonner des femmes, des enfants et des prisonniers de guerre boers, de même que des populations noires réfugiées. La vie dans les camps était dure, notamment en raison de la malnutrition et de la maladie qui tuèrent un grand nombre de prisonniers laissés à eux-mêmes. On estime à 42,000 le nombre de personnes mortes dans ces camps de concentration.

Les Boers acculés au mur (1902)

Sur le plan tactique, l’année 1901 avait permis aux Britanniques de parfaire leurs méthodes, surtout en ce qui concerne les déficiences observées dans l’art de faire la guerre à cheval. Il ne s’agissait pas ici d’effectuer de classiques charges de cavalerie, mais d’entraîner des hommes à servir d’infanterie montée. Les Britanniques durent également maîtriser les techniques de marche de nuit pour surprendre un adversaire lui-même sournois, profitant ainsi de la levée du jour pour tomber sur un ennemi désorganisé.

L'infanterie montée, une force sur laquelle il fallait compter en Afrique du Sud. Ici des soldats canadiens.

De plus, les Britanniques seraient assistés et guidés sur le territoire par quelque 5,000 Boers, surtout des fermiers pauvres, qui avaient déserté la cause pour des raisons pécuniaires. Au début de 1902, les colonnes britanniques montées balayaient systématiquement tout le territoire. Des trains blindés équipés de canons, de mitrailleuses et de projecteurs pouvaient aussi balayer une certaine zone, en protégeant spécialement les lignes de communication la nuit.

À mesure qu’avançait l’année, les Boers étaient confrontés au choix difficile d’accepter la domination britannique ou de voir leur monde s’effondrer. Il fallait trouver une solution politique pour mettre un terme à une guerre qui dura depuis trop longtemps. Les négociations entre les deux camps ont amené la signature, le 31 mai 1902, d’un accord de paix à Vereeniging (Transvaal). Cet accord amena la mise en place d’une Afrique du Sud fédérée dans laquelle les Boers et les Britanniques exerceraient conjointement le pouvoir (sous-entendu que les Blancs domineraient les populations noires, malgré que ces dernières soient quatre fois plus nombreuses).

Le bilan

Près de 500,000 combattants blancs venant de tous les coins de l’Empire britannique avaient servi sur le théâtre sud-africain. Ils avaient été appuyés par une force non blanche de 100,000 personnes, tout cela pour amener les Boers à devenir sujets britanniques. Cette immense force pour l’époque avait aussi transformé le terrain. Par exemple, environ 8,000 « blockhouses », ces petites places fortes servant à protéger les voies de ravitaillement, avaient été construits et plus de 6,000 kilomètres de fils de fer barbelés parsemaient le paysage.

Le bilan humain était également lourd. Les forces de l’Empire britannique eurent quelque 8,000 soldats tués, tandis que les Boers en comptent 4,000. La maladie s’avéra plus mortelle que les combats à proprement parler, puisque 13,000 soldats britanniques blancs, 15,000 auxiliaires non blancs et 30,000 Boers sont morts, soit par la maladie ou par la malnutrition. Plus de 30,000 fermes boers ont été détruites, tout comme les espoirs des populations non blanches locales qui espéraient des terres et la citoyenneté en échange de leur appui aux Britanniques.

Du strict point de vue militaire, la Seconde Guerre des Boers entraîna d’importantes et nécessaires réformes à travers tout l’Empire britannique. Cette guerre avait aussi renforcé la solidarité impériale, une solidarité qui s’exprima clairement lorsque débuta la Première Guerre mondiale en 1914. Pour les populations locales de l’époque et l’ensemble des Sud-Africains d’aujourd’hui, la guerre de 1899 laisse encore des traces, ne serait-ce qu’en observant les tensions persistantes entre Blancs et Noirs, tensions exacerbées par l’Apartheid qui fut aboli en 1991.

Un camp de concentration en Afrique du Sud. L'aménagement de ces camps souleva l'indignation internationale à l'époque. Cela fit partie de la stratégique britannique de guerre d'usure. La maladie, la malnutrition et la surpopulation furent autant de facteurs qui contribuèrent au taux élevé de mortaité.