L’origine des pertes

Le monde militaire a un langage qui lui est caractéristique. Selon les époques, les cultures et les subtilités linguistiques, des termes, voire des concepts précis finissent par émerger et s’ancrer dans les littératures propres à cet univers. Par moment, certains de ces concepts et termes, que je préfère nommer simplement « expressions », sont utilisés à toutes les sauces, leur enlevant du coup une certaine portée. L’une de ces expressions qu’emploient les historiens militaires dans le cadre de leur travail est celle de pertes (presque toujours employée en nombre au pluriel). Que signifie-t-elle et quelle est sa portée?
Il est parfois dit que la première victime, c’est-à-dire la première perte à la guerre, est la Vérité. Il appert alors que l’expression pertes traduit largement le langage avec lequel cette Vérité s’exprime. En fait, l’utilisation d’une variété d’euphémismes pour décrire d’horribles réalités des champs de bataille n’est pas réellement quelque chose de nouveau. En français, l’expression pertes trouve sa traduction dans la langue anglaise sous le mot casualties, lui-même dérivant du latin casualitas qui signifie un « accident malheureux ». De ce que l’on sait, l’expression pertes est employée dans la littérature militaire depuis le XVe siècle. Selon les époques, elle signifie différentes approches des combats, sinon différentes réalités.
La description de différentes réalités

Les pertes subies par les armées lors d’une bataille au Moyen Âge tendaient à démontrer le spectacle de soldats qui avaient été poignardés, mutilés ou matraqués. Ils étaient morts dans des combats au corps-à-corps et ces affrontements étaient souvent décrits par les commentateurs de l’époque comme des meurtres de masse. Dans une tout autre perspective, on observe au XXIe siècle que l’image projetée du champ de bataille peut être en fait l’objectif d’une caméra d’un appareil qui lance un missile de précision avant qu’il ne frappe la cible. Il n’est pas difficile d’oublier qu’au sol, des êtres humains, civils comme militaires, peuvent se trouver sur le lieu de l’objectif et qu’ils seront bientôt déchiquetés ou brûlés vifs.
L’utilisation de termes tels « frappe chirurgicale » cache le fait que maintenant, comme toujours, le but du combat est et demeure l’anéantissement de la volonté ou de l’habilité de l’ennemi de poursuivre la lutte. L’idée de faire subir des pertes à l’ennemi fait partie de ce processus. Il n’y a donc pas réellement de différences entre un ennemi qui se fait tailler en pièces par la plus récente technologie militaire et celui qui subit le même sort sous la lame d’une épée.
Dans l’univers militaire, l’expression pertes réfère d’abord à toute soustraction non planifiée (en terme de nombre, mais pas sur le principe) d’une partie de l’effectif de la force d’une unité. Les causes qui provoquent des pertes sont diverses. Si l’on se fie à ce qui est rapporté par l’Histoire, on peut situer les causes majeures des pertes selon leur degré de gravité, en rapport à la réalité sur le champ de bataille ou dans la zone des armées.
La maladie
La première cause des pertes est la maladie, suivie de la désertion, des accidents et du combat à proprement parler. Ce dernier élément se subdivise selon les soldats qui sont morts au combat sur le coup, qui ont été blessés et morts de leurs blessures, qui sont faits prisonniers et/ou portés disparus (présumés morts ou faits prisonniers). De toutes ces causes, la maladie fut véritablement la première raison qui entraîna des pertes dans les armées au cours de l’Histoire. Souvent, le sort des batailles pouvait se jouer avant même que le combat ne soit engagé.

Un exemple classique, mais combien cruel fut lorsque les conquérants européens débarquèrent dans les Amériques. Leurs micro-organismes porteurs d’une variété de maladies et de virus ont parlé bien avant les armes, contribuant au génocide qu’ont subi les populations autochtones. Les exemples des impacts de la maladie sur le champ de bataille sont donc nombreux. Au temps des guerres napoléoniennes, particulièrement lors de l’expédition de Walcheren en 1809, les Britanniques perdirent 23,000 hommes en raison de la maladie contre à peine 200 soldats sous le feu ennemi.
Les pertes subies en raison de la maladie chez les militaires reflètent en partie les conditions générales d’hygiène et les approches face à celle-ci dans la société. Par exemple, les grands campements militaires fixes qui n’étaient pas pourvus d’un minimum d’installations sanitaires constituaient de parfaits endroits pour la culture des épidémies. Le phénomène s’observe à toutes les époques. Pendant la Guerre de Sécession, le taux de pertes mortelles causées par la maladie par rapport à celui des combats s’établit presque à 2 pour 1.
Pour sa part, l’une des meilleures forces combattantes de l’Histoire, l’armée romaine, accordait une grande importance à la question de l’hygiène. Certains commandants qui ne portaient pas une attention suffisante à l’hygiène l’ont chèrement payé. Ces insuffisances pouvaient rendre fatale une simple blessure. Si petite soit-elle, une plaie d’une petite blessure qui s’infecte peut entraîner la mort. La maladie est donc de très loin la première cause des décès à la guerre.
La désertion

La seconde cause des pertes est celle de la désertion. En dépit de mesures draconiennes pour prévenir le phénomène, dans un contexte où la guerre est le summum de la misère et de la destruction, seules les armées qui avaient les mesures disciplinaires les plus rudes pouvaient être relativement épargnées par ce qui pouvait être considéré comme un fléau. Une armée qui se trouve en territoire ami ou ennemi ne perçoit pas le phénomène de la désertion sous le même angle. En territoire ennemi, les soldats qui seraient tentés de déserter doivent considérer qu’ils risquent non seulement d’être exécutés s’ils sont retrouvés par leurs camarades, mais ils peuvent subir le même sort s’ils tombent entre les mains d’une population locale hostile. Les déserteurs de l’armée de Napoléon qui combattait en Espagne au début du XIXe siècle l’ont appris à leurs dépens.
Certains analystes considèrent comme « déserteurs » des soldats qui seraient tentés de céder à la panique ou qui attendraient fatalement la fin, comme lors d’un siège où les défenseurs décideraient de ne pas livrer bataille. Souvent, la désertion revêt une forme passive de protestation résultant d’une accumulation de frustrations contre l’état des choses, la manière dont est gérée la société dans son ensemble, le gouvernement ou l’armée. L’accumulation de ces frustrations peut par moment se transformer en une véritable colère collective, où un incident mineur peut déclencher une mutinerie ou une révolution.
Le cas des mutineries survenues en 1917 dans l’armée française est révélateur de ce principe. En tête des récriminations des soldats se trouvait le désir de voir à l’amélioration de la nourriture et d’obtenir des permissions sur une base régulière. Le phénomène de la désertion amena également des soldats à tenter de démontrer avec l’énergie du désespoir que leur geste n’était pas motivé par la peur. Pour ce faire, ils allèrent même jusqu’à combattre dans le camp adverse. Une autre forme de protestation qui peut être associée à la désertion et entraîner des pertes est l’auto-mutilation. Celle-ci peut être une tentative de suicide, mais dans un contexte militaire, elle était plutôt vue comme un signe de peur où le soldat refusant d’aller au combat s’inflige une blessure ou tente de faire croire qu’elle est le résultat d’un geste posé par l’ennemi.
La mort au combat ou de blessures
Dans un autre ordre d’idée, la mort et les blessures subies au combat figurent parmi les facteurs les moins importants des pertes subies par les armées en termes numériques. Par contre, c’est la catégorie parmi les pertes qui attirent le plus l’attention. De nos jours, nous avons tendance à confronter des paradoxes du type: les armes de destruction massive peuvent tuer davantage de personnes que ne l’aurait fait la Peste Noire au Moyen Âge. Cela n’est pas tout à fait vrai, tout comme nous sommes portés à croire qu’un soldat blessé aujourd’hui a plus de chances de survivre que celui d’une autre époque.
Cela amène à dire que les sciences militaires et médicales ont évolué parallèlement. Certains théoriciens militaires ont même poussé le raisonnement en apportant l’exemple de la mine antipersonnelle de type S. Le modèle conçu par les Allemands était censé faire exploser uniquement le pied ou la jambe du soldat qui avait le malheur de marcher dessus. Cet incident enlève non seulement le soldat du champ de bataille, mais les brancardiers qui lui portent secours, le personnel médical qui le traite et son transport consomment davantage de ressources que si le soldat avait été tué et laissé sur le terrain ou enterré sommairement.
Un autre élément qui doit être soulevé en ce qui concerne le phénomène de la mort et des blessures sur le champ de bataille a trait à l’armement. Bien que la variété de blessures et la distance avec laquelle elles peuvent être infligées aient augmenté grandement depuis que la chimie a remplacé la puissance musculaire comme mode de propulsion, il n’y a jamais eu dans toute l’Histoire une seule journée où plus d’hommes sont morts que la journée de la bataille de Cannes en 216 avant notre ère (environ 60,000 hommes). Par ailleurs, ce ne fut pas avant le milieu du XIXe siècle que l’on peut considérer avec certitude que la portée, la cadence de tir et la létalité des armes à feu avaient dépassé les armes blanches.

Les prisonniers et soldats portés disparus
Pour leur part, les prisonniers représentent un autre aspect des pertes subies par les armées. Cela diminue les capacités opérationnelles d’une armée de deux façons. D’abord, les prisonniers, au sens premier du terme, sont capturés et ne participent plus à la guerre. De façon plus significative, le désir de faire des prisonniers et leur accorder un traitement clément peut diminuer la volonté de combattre de l’ennemi. Dans ce contexte purement théorique, faire des prisonniers relèverait plutôt de considérations pragmatiques qu’humanitaires.

Au niveau du siège d’une place forte, les règles non écrites voulaient que si la garnison assiégée capitule en un espace de temps raisonnable, disons à l’intérieur d’un ultimatum, celle-ci puisse en sortir avec tous les honneurs. Si, d’un autre côté, la résistance offerte par la garnison se prolonge au point où l’assiégeant est forcé de donner l’assaut, alors tout le monde comprenait qu’il n’y aurait pas de quartiers. Par ailleurs, sans trop généraliser, on remarque à certains moments de l’Histoire que des forces irrégulières qui faisaient des prisonniers avaient tendance à pratiquer des exécutions sommaires, notamment parce qu’elles ne disposaient pas des ressources pour héberger une masse de soldats ennemis.
Ce type d’équation, un chef de guérilla comme Fidel Castro l’avait tournée à son avantage. À l’époque de la révolution cubaine à la fin des années 1950, les prisonniers de l’armée de Batista faits par les forces révolutionnaires se voyaient offrir de somptueux repas en présence des troupes les mieux équipées de Castro. Ensuite, Castro faisait relâcher ces prisonniers qui retournaient dans l’armée de conscrits de Batista, espérant ainsi qu’ils racontent leurs conditions de détention et la prétendue puissance de l’ennemi. Connu pour les tortures et les assassinats de prisonniers rebelles, Batista trouva d’autant plus difficile de vendre sa cause alors que le moral des troupes de Castro augmentait.
Les soldats qui sont portés disparus apparaissent aussi dans la catégorie des pertes. La comptabilisation à grande échelle des soldats portés « disparus » débuta pendant la Première Guerre mondiale. Parfois, ceux-ci étaient prisonniers de l’ennemi et la nouvelle de leur absence parvenait à travers le fil de presse. En d’autres circonstances, les soldats portés disparus pouvaient être morts ou déjà enterrés au point d’être méconnaissables. Il ne faut pas se surprendre qu’après la guerre de 1914-1918 d’importants monuments aient été érigés en Europe pour commémorer la mémoire des soldats qui n’ont pas eu de sépultures connues. On pense entre autres au monument de la porte de Menin en Belgique où sont retranscrits les noms de quelque 7,000 soldats canadiens portés disparus pendant cette guerre.
Conclusion
Le calcul des pertes présente un défi de taille pour les historiens militaires. Il y a fréquemment cette tendance chez une armée à sous-estimer ses pertes et, par conséquent, à surestimer celles de l’adversaire. Le calcul est également difficile à établir à des périodes de l’Histoire comme celles de l’Antiquité et du Moyen Âge, où les chercheurs doivent se fier à des données imprécises lorsqu’elles existent. Cependant, même à une époque plus rapprochée de la nôtre, les pertes peuvent être difficiles à calculer. Par exemple, les armées allemande et britannique avaient des façons différentes de recenser leurs soldats blessés.
La seule constance qui existe à une époque où les armées font usage de la technologie dans l’espoir de limiter les pertes est qu’il y aura toujours des soldats malades, déserteurs, tués et faits prisonniers.
