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Le concept du Blitzkrieg : une mise au point

Introduction

Puissant symbole du Blitzkrieg, le bombardier allemand en piqué Junker-87 Stuka.

Guerre rapide, éclair et tactiquement révolutionnaire pour les uns, le concept du Blitzkrieg correspond à l’avance agressive d’armées allemandes en apparence invincibles, si bien que le mot en soi frappa l’imaginaire de nombre d’historiens et du grand public intéressé par l’étude de la Seconde Guerre mondiale. Il est vrai que cette dernière affirmation renferme une part de vérité, mais il est également important, croyons-nous, de faire une mise au point sur la signification réelle du concept, de même que son utilisation dans la littérature de ce conflit.

Précisons d’emblée que le Blitzkrieg figure parmi les concepts militaires les plus utilisés, et surtout parmi les énoncés les moins bien compris de l’histoire militaire du XXe siècle. Historiquement parlant, on trouve les origines du Blitzkrieg, si l’on peut dire, dans l’« état d’esprit » de l’armée allemande défaite, au lendemain immédiat de la Première Guerre mondiale. Plus précisément, l’armée allemande dirigée par le chef d’état-major Hans von Seeckt entreprit au début des années 1920 une vaste étude de la guerre de 1914-1918 et des leçons à en tirer. De cette analyse d’envergure, l’armée fit un premier constat, qui nous apparaît fort intéressant et révélateur, à savoir que les tactiques et les concepts opérationnels développés au cours des deux dernières années de la guerre avaient été efficaces. Cela ne signifia en rien qu’il fallut reproduire le même schème, mais les expériences qui en avaient été tirées allèrent assurément aider la nouvelle armée allemande de la période de l’entre-deux-guerres à raffiner sa doctrine tactique.

L’« école » de 1914-1918

Le général Hans von Seeckt, le commandant en chef de la Reichwehr dans les années 1920. Sa vision de la guerre et ses efforts afin de réorganiser l'armée jetèrent les bases qui permirent à ses successeurs de poursuivre l'oeuvre de modernisation.

Cela dit, Seeckt faisait ici référence aux tactiques d’infiltration qui avaient été particulièrement efficaces au printemps de 1918, notamment sous la direction du général Oskar von Hutier. À l’époque, celui-ci préconisa une technique d’assaut qui prévoyait d’abord le recours à un bref, mais dévastateur barrage d’artillerie qui emploierait beaucoup d’obus à gaz et fumigènes, suivi d’une attaque d’infanterie menée par des unités d’assaut spéciales. Équipées d’une variété d’armes telles des fusils, des grenades, des pistolets-mitrailleurs et des lance-flammes, ces unités avaient pour mission particulière de percer le front ennemi en ses points les plus vulnérables.

Une fois les objectifs de premières lignes clairement identifiés, les unités d’assaut spéciales devaient s’en emparer et faire en sorte d’atteindre les lignes arrière du front ennemi, dans le but de capturer ses quartiers-généraux, ses dépôts et ses lignes de communication. Un autre aspect important de la théorie de Hutier sur les tactiques d’assaut consista pour les assaillants à ne pas s’attarder sur un point de résistance, mais plutôt de l’isoler, le contourner et poursuivre l’avance. Ce faisant, il reviendrait au corps principal de l’infanterie lourde suivant les forces d’assaut à s’acquitter de cette tâche. Toutes ces tactiques connurent d’incroyables succès contre les Russes lors de la bataille de Riga à l’automne de 1917, de même contre les Italiens à Caporetto à la même époque, ainsi qu’au moment des phases initiales des offensives sur le front Ouest au cours de la première moitié de 1918.

Malgré qu’elle ait effectivement perdu la guerre, l’armée allemande crut que ces concepts, combinés avec la technologie appropriée, pouvaient effectivement apporter la victoire. C’est ainsi que l’armée passa les quinze années suivant la fin de la guerre à améliorer les technologies associées aux chars d’assaut, aux véhicules blindés et aux avions, de sorte à forger une nouvelle doctrine tactique. D’ailleurs, mentionnons que ces réflexions de la période de l’entre-deux-guerres n’avaient rien de secret, dans la mesure où elles étaient publiquement débattues dans divers périodiques du monde des affaires militaires. De plus, l’Histoire retient souvent le nom de Heinz Guderian comme la grande figure pensante du renouveau de la pensée tactique allemande, mais les contributeurs furent beaucoup plus nombreux, du moins parmi les puissances militaires qui purent consacrer des ressources aux études doctrinales (Rommel, Guderian, Hart, Fuller, de Gaulle, etc.). L’idée étant de traduire en actions concrètes, par des manœuvres expérimentales sur le terrain, des concepts qui verront naître d’importantes structures organisationnelles telles les divisions motorisées et de Panzers.

Le Blitzkrieg : les faits

Par ailleurs, un autre élément du problème qui peut étonner, ou du moins surprendre quelque peu est le fait que le mot Blitzkrieg n’apparaît que rarement dans la littérature militaire allemande de l’entre-deux-guerres. C’est particulièrement le cas des analyses qui se penchèrent sur la guerre terrestre. Plutôt, on employa le concept de Bewegungskrieg, qui peut se traduire littéralement par guerre de mouvement. La seule mention du mot Blitzkrieg sembla paraître dans certaines publications qui s’intéressèrent alors aux nouvelles tactiques de la guerre aérienne. Vulgairement résumé, le concept était défini comme un coup fatal que la Luftwaffe devrait asséner à une force aérienne ennemie ayant déjà un genou à terre.

Dans son essence intellectuelle et au niveau des premières expériences pratiques, le Blitzkrieg put ressembler au dernier exemple évoqué. Ainsi, une campagne militaire débuterait par un violent assaut de la Luftwaffe afin de rapidement fournir à l’Allemagne la supériorité aérienne. Après cela, l’avance de l’armée serait précédée par des divisions de Panzers, elles-mêmes appuyées par des divisions d’infanterie motorisées. Organisées à l’échelon du corps d’armée, ces unités viseraient, comme en 1918, à percer profondément le front ennemi, détruisant au passage ses quartiers-généraux, ses dépôts et ses lignes de communication. Une fois les unités ennemies encerclées, les divisions d’assaut allemandes s’arrêteraient, se placeraient en position défensive, puis elles attendraient la contre-offensive des forces emprisonnées.

Le Blitzkrieg tire ses origines de l'expérience acquise par les troupes d'assaut spéciales (Stosstruppen) à la fin de la guerre de 1914-1918. L'idée demeure simple: attaquer en force un point précis pour fixer l'ennemi, puis le déborder sur les flancs et poursuivre l'avance.

Pour sa part, l’armée de terre allemande, composée de divisions d’infanterie à pied (dépendantes de leurs chevaux pour assurer leur logistique), avancerait à son rythme, indépendamment des divisions motorisées. La mission des divisions à pied serait d’établir la liaison avec les unités motorisées afin de resserrer les mailles du filet tendu autour des forces ennemies isolées, pour finalement les détruire ou les contraindre à capituler. La finalité d’une telle opération est somme toute simple, soit amener l’ennemi dans une grande bataille d’annihilation (Vernichtungschlacht), un concept qui était déjà bien ancré dans la tradition militaire allemande, dont on peut retracer les origines jusqu’à la pensée clausewitzienne. Bien entendu, le concept avait été raffiné avec le temps, notamment sous la direction inspirée de Helmuth von Moltke (l’aîné) et plus tard sous Alfred von Schlieffen au tournant du XXe siècle. Évocatrice de la grande bataille de Cannes de l’Antiquité, cette idée d’anéantir l’ennemi au cours d’une immense bataille dite de double encerclement avait déjà un précédent dans l’histoire militaire allemande avec la victoire à Tannenberg en 1914.

Dans tout ce contexte, rappelons que certaines mésinterprétations du concept du Blitzkrieg reposent sur notre compréhension collective du rôle joué par la Luftwaffe. Dans la réalité, on assigna à l’armée de l’air allemande des missions d’ordre opérationnelles, c’est-à-dire qu’on demanda à ses escadrons d’attaquer des cibles stratégiques et opérationnelles comme les jonctions ferroviaires, les dépôts, les quartiers-généraux et les concentrations des réserves ennemies. Peu de ses ressources furent consacrées à des missions d’appui direct des unités au sol et lorsque la Luftwaffe le fit, ce fut uniquement quand les circonstances s’y prêtèrent. L’une des raisons pouvant expliquer cet état des choses fut que la coopération air-sol fit régulièrement défaut, notamment lorsque l’armée de l’air tira accidentellement sur des troupes amies au sol.

Lors d'une campagne dite de "Blitzkrieg", la force et la rapidité s'avèrent des éléments essentiels à la victoire. Cependant, rappelons un troisième élément qui est tout aussi important (sinon plus): la qualité de la coordination entre les forces motorisées (photo), les troupes à pied et l'aviation.

Conclusion

En dépit de ses imperfections, le concept du Blitzkrieg put servir la cause de la Wehrmacht, du moins lors des deux premières années de la guerre, de 1939 à 1941. Par contre, il faut garder à l’esprit que les victoires militaires impressionnantes des forces allemandes au cours de cette période le furent face à des armées ennemies qui n’étaient, pour la plupart, pas en mesure de leur barrer efficacement la route (et nous incluons dans ce volet la puissante armée française qui souffrit d’une sérieuse crise du haut commandement en 1940).

Dans de telles circonstances, la victoire, que l’on étiqueta sous l’appellation du Blitzkrieg, fut obtenue grâce à un petit nombre de divisions motorisées et de Panzers. Ces dernières ne comprirent jamais plus du quart de toute l’armée, mais elles combattirent avec détermination, sous la direction de jeunes officiers formés à la nouvelle doctrine. Ce fut lorsque l’armée allemande s’aventura en Russie en 1941 que le système s’effondra, sous les pressions combinées de l’immensité géographique et de la motorisation accélérée des forces alliées par la suite.

La conclusion que l’on peut donc tirer du Blitzkrieg est qu’après la fin de la guerre, certains auteurs tentèrent de récupérer à leur profit la soi-disant « paternité » du concept. On pense entre autres à Guderian lui-même, mais également à d’autres auteurs de la pensée stratégique comme B.H. Liddell Hart. Cela étant, et au-delà des débats entre historiens, le Blitzkrieg continuera de marquer l’imaginaire, et ce, en dépit des failles évidentes dans son application par l’armée allemande lors de la Seconde Guerre mondiale.

La guerre d’usure : quelques aspects conceptuels

Introduction

La bataille de Stalingrad (1942-1943) est souvent interprétée comme le point tournant de la guerre à l'Est. Notre avis est plutôt que dès le moment où les Allemands furent arrêtés devant Moscou en décembre 1941, c'en était terminé des chances du IIIe Reich de l'emporter sur ce front. L'usure ferait le reste.

La guerre d’usure réside en un conflit déterminé par l’accumulation des pertes par les armées sur les champs de bataille. Dans une guerre dite d’« usure », la victoire va au camp qui parvient à supporter les dommages infligés par l’adversaire, et ce, sur une plus longue période que ce même adversaire ne puisse endurer lorsqu’il encaisse des pertes en retour. On remarque souvent dans la littérature que les auteurs distinguent clairement les guerres d’usure des guerres de manœuvre, qui s’exécutent par le mouvement des forces. Dans la guerre de manœuvre, la victoire appartient au camp qui parvient à capturer puis conserver une position stratégique, que l’on peut appeler également une position supérieure. En principe, la manœuvre donne aux commandants les plus habiles une chance de gagner la guerre rapidement et à des coûts relativement faibles, tandis que la guerre d’usure est théoriquement longue et sanglante, avec peu d’opportunités pour les commandants de modifier ou altérer le cours des événements.

Un débat historique

Les théoriciens de la stratégie connaissent parfaitement ces concepts de guerre d’usure et de guerre de manœuvre, de même que la nature du débat historique entourant leurs conceptions et applications concrètes. À titre d’exemple, Sun Tzu, le général chinois du Ve siècle avant notre ère et auteur renommé des affaires militaires, figure parmi les plus grands partisans de la manœuvre. Dans son esprit, la première mission qu’un général doit accomplir consiste à gérer les ressources de l’État de manière à remporter les guerres aux plus bas coûts possible. Cela étant, la perfection dans l’accomplissement de cette mission serait de parvenir à vaincre l’ennemi sans avoir à le combattre, toujours selon les enseignements de Sun Tzu. D’ailleurs, plusieurs comparent la pensée de Sun Tzu avec celle de Carl von Clausewitz, le général et auteur prussien du XIXe siècle qui se pencha également sur la question de la gestion des ressources militaires étatiques. D’autres débats d’un ordre similaire eurent lieu dans l’étude de la stratégie navale, dont les adeptes de la pensée de Julian Corbett attirés par le potentiel de la manœuvre, puis ceux d’Alfred Thayer Mahan qui rappellent l’importance ultime de l’usure.

Dans cet ordre d’idées, les partisans de la guerre de manœuvre préféreront normalement des troupes légèrement équipées pouvant ainsi se déplacer rapidement. Les stratégies de manœuvres signifient donc des mouvements agressifs, impulsifs et théoriquement innovateurs sur les champs de bataille. Pour cette raison, la guerre de manœuvre requiert des commandants qu’ils fassent preuve d’un haut niveau de créativité. À l’inverse, les commandants qui s’attendent à livrer une guerre d’usure chercheront à maximiser la puissance de feu de leurs unités, sans plus. Autrement dit, les stratégies d’usure se concentrent sur la problématique visant à amener cette puissance de feu à l’endroit et au moment décisifs.

Lors de la Guerre civile américaine, le général de l’Union Ulysses Grant employa une stratégie d’usure contre le général Robert Lee et la Confédération au cours de la campagne de Virginie de 1864. Par contre, à mesure que s’achevait le XIXe siècle, la problématique de la guerre d’usure traversa les esprits des penseurs militaires, dans la mesure où les commandants réalisèrent à quel point une guerre prolongée serait destructive lorsque livrée avec des armes de l’ère industrielle. Pire encore, on en vint même à penser que de telles armes pourraient anéantir des sociétés entières. Cela dit, le général prussien Alfred von Schlieffen fut très préoccupé par cette macabre éventualité, si bien que cela le guida dans ses pensées lorsqu’il élabora divers plans en cas de guerre contre la France et la Russie. La stratégie de Schlieffen demandait à l’armée allemande de manœuvrer sur une échelle gigantesque, car le général souhaitait terminer rapidement n’importe quelle guerre éventuelle dans laquelle l’Allemagne serait engagée.

Des soldats de l'Union dans une tranchée lors du siège de Petersburg (Virginie, 1864). Face à un brillant tacticien comme Lee, Grant comprit qu'il fallait trouver une quelconque façon de le vaincre. La stratégie d'usure fut privilégiée face à la Confédération aux ressources limitées.

Le XXe siècle : la stratégie devenue désuète?

Les commandants allemands de 1914 appliquèrent une version modifiée du plan Schlieffen. Cependant, leur tentative de battre la France et la Russie grâce à une manœuvre rapide échoua. À mesure que la guerre continua, les commandants alliés débattirent, de leur côté, des mérites d’une stratégie d’attrition, que ce soit en cherchant la percée des défenses allemandes du front Ouest ou par une manœuvre visant à obtenir une victoire stratégique rapide sur un autre front. Cette dernière stratégie obtint la préférence de certains dirigeants, comme le premier ministre britannique Lloyd George, alors que son commandant en chef d’armée Douglas Haig préféra la première. Malgré tout, toutes les tentatives de gagner la guerre par la manœuvre échouèrent et l’Allemagne finit par capituler lorsque la stratégie d’usure prolongée amena sa société civile au bord de l’éclatement, comme l’avait tant redouté Schlieffen.

Lorsqu'il engagea la campagne de Verdun en février 1916, le général allemand Falkenhayn voulut "saigner à blanc" l'armée française. Concrètement, cela signifiait un ratio de pertes de 1:3 en faveur de ses forces. Au final, après dix mois d'affrontements quotidiens, les pertes franco-allemandes s'équivalèrent presque.

Dans les faits, la Première Guerre mondiale démontra que l’attrition devint une stratégie formelle pour l’obtention de la victoire. En 1915, le général britannique Henry Rawlinson proposa à plus petite échelle une approche tactique qui consista à s’emparer d’une portion du système défensif ennemi, et ce, dans le but d’anéantir les forces adverses qui seraient tentées par une contre-offensive à outrance. Pour leur part, les Allemands avaient employé la stratégie d’usure visant à « saigner à blanc » l’armée française (selon la célèbre expression de Falkenhayn) lorsque débuta la campagne de Verdun en 1916.

Les horreurs associées à la guerre d’usure inspirèrent un certain nombre de penseurs militaires, notamment les auteurs britanniques J. F. C. Fuller et B.H. Liddell Hart, qui devinrent de fervents partisans de la manœuvre. Hart en vint à mettre au point une théorie de la stratégie consistant à mettre en opposition ce qu’on appelle les approches directe et indirecte. Vu ainsi, Hart crut que l’approche indirecte était la clé de la victoire. D’ailleurs, cette manière de voir les choses entra en contradiction avec la pensée de Clausewitz, qui fut sévèrement critiqué par Hart un siècle et demi plus tard, quoiqu’on lui reprocha ultérieurement d’avoir interprété de manière simpliste la pensée clausewitzienne.

Pour l’essentiel, Fuller et Hart espérèrent que la technologie pourrait accroître les habiletés des armées d’exécuter des manœuvres. Les véhicules blindés, crurent-ils, permettraient aux soldats d’infanterie d’avancer contre des positions défensives similaires à celles qui furent pratiquement impénétrables lors de la guerre de 1914-1918. De plus, les avions pouvaient voler au-dessus des positions ennemies et frapper les lignes arrière. La mécanisation sous-entendit aussi la possibilité que des forces militaires puissent parcourir de grandes distances en un temps relativement court.

C’est ainsi que les victoires rapides obtenues par la stratégie allemande du Blitzkrieg contre la Pologne et la France parurent combler les espoirs des théoriciens de la manœuvre de la période de l’entre-deux-guerres. Les chars de la Seconde Guerre mondiale prouvèrent donc leurs capacités à percer le front, tout en parvenant à déborder et neutraliser un nombre substantiel de forces ennemies. Dorénavant, les forces armées pouvaient manœuvrer sur tout un continent.

Cependant, les ressources économiques des Alliés leur permirent ultimement de déployer davantage d’unités et de matériels que celles de l’Axe. Ce faisant, si l’on s’en tient uniquement au contexte de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés purent entraîner l’Axe dans une lutte d’usure qui s’avéra, à notre avis, tout aussi significative (sinon plus) que la stratégie de manœuvre de type Blitzkrieg qui frappa l’imaginaire. En complément de l’accroissement de la production industrielle des Alliés, leur offensive aérienne consistant à bombarder systématiquement les installations industrielles ennemies contribua à cette stratégie d’usure d’ensemble. Dans cette optique, il semble pertinent de constater que la majorité des conflits du XXe siècle furent des luttes d’usure et non de manœuvres.

À cet égard, le concept d’usure devient particulièrement important dans la théorie de la guerre de guérilla. Étant donné que les guérillas possèdent rarement les ressources nécessaires pour vaincre les forces gouvernementales, lors d’une bataille rangée classique, elles peuvent seulement l’emporter en épuisant la volonté adverse de poursuivre la lutte. Néanmoins, puisque les guérillas encaissent régulièrement des pertes hors de proportion, elles deviennent à leur tour vulnérables devant la stratégie d’attrition. Pour survivre à l’usure, les guérillas doivent maintenir cette capacité à recruter plus de troupes et amasser des équipements. Traditionnellement, la théorie insurrectionnelle met l’emphase sur l’idée que les guérillas dépendent de leurs bonnes relations avec la société civile afin de sécuriser l’afflux de recrues et de matériel. Par exemple, les insurgés communistes du Vietnam purent soutenir un certain niveau d’usure grâce au ravitaillement de toutes sortes qui passait par la Piste Hô Chi Minh.

Anciens officiers de l'armée britannique et vétérans de la guerre de 1914-1918, les capitaines J.F.C. Fuller (gauche) et B. H. Liddell Hart (droite) se penchèrent sur la question des approches de l'usure et de la manoeuvre pendant la période de l'entre-deux-guerres.

Conclusion

Pour conclure, il est important de préciser que les approches de la guerre par la manœuvre et l’usure ne doivent pas s’exclure. Au contraire, en dépit des opinions divergentes entre les fervents partisans de la guerre de manœuvre et ceux de l’attrition, le débat ne devrait même plus avoir lieu, car ces approches sont complémentaires. En effet, les tactiques modernes comprennent dans leurs fondements ce lien d’interdépendance entre la puissance de feu (l’attrition) et celle du mouvement (la manœuvre).

Le feu tue l’ennemi, créant ainsi une ouverture pour le mouvement des forces amies, qui elles, en retour, sécurisent une position supérieure (stratégique) et utilisent le feu pour recommencer le cycle. Des principes analogues s’appliquent également au niveau stratégique de la guerre. Bien qu’il s’avère utile aux fins théoriques de faire la distinction entre l’usure et la manœuvre, les militaires impliqués dans de véritables affrontements ont instinctivement recours aux deux approches.

La doctrine militaire française de 1871 à 1914 : considérations théoriques et matérielles

Introduction

Pour ne plus prendre le risque de futurs désastres nationaux, il aura fallu à la France, suite à la défaite de 1871, une sérieuse remise en question sur l’efficacité de sa doctrine militaire et sur les moyens à prendre afin d’affermir sa défense. Malgré toutes ces décennies de réflexion militaire d’ordre stratégique, tactique et doctrinal, les batailles de 1914 ont bien failli provoquer un second cataclysme en moins de cinquante ans. Que s’était-il passé entre-temps, dans les esprits des stratèges militaires sous la IIIe République, pour qu’on assiste une seconde fois à une marche des Allemands sur Paris? Bien entendu, le deuxième acte, du moins à court terme, fut victorieux, mais à quel prix. Près de 300.000 soldats avaient été tués à la fin de 1914 pour en arriver à quoi? À donner l’impression à l’état-major qu’il avait vu juste dans sa conception stratégique.

Assurément, ce constat est quelque peu brutal et mérite que l’on y apporte des nuances. Le présent article se veut une étude sur la doctrine militaire française au cours des années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. En fait, nous tenterons de voir, à partir d’une réforme de la pensée militaire depuis 1871, comment l’état-major de l’armée française a modifié sa conception de la bataille, comment il a appliqué ses réformes sur le terrain et comment il les a inculquées au corps des officiers chargés de transmettre la nouvelle doctrine aux soldats.

Peinture d'Édouard Detaille intitulée "Le Rêve" (1888). Nostalgie des gloires passées?

L’humiliation de 1871 : genèse du problème

La paix de Francfort permit aux politiciens français Thiers et Favre de limiter en quelque sorte les dégâts, notamment en acceptant à contrecœur la condition de Bismarck réclamant, comme lourd butin de guerre, la prise de l’Alsace-Lorraine en échange d’une évacuation accélérée du territoire. Ce fut donc une France humiliée qui émergea de la guerre contre la Prusse et ses alliés germaniques. Partie fière et confiante en juillet 1870, l’armée française fut pourtant surprise et battue en quelques semaines par un adversaire plus puissant qu’elle. Battue, l’armée l’était certes, mais le facteur de la surprise ne doit pas être négligé. En effet, si l’on compare les armées françaises et allemandes pendant l’Année terrible, on s’aperçoit vite qu’il y a des différences fondamentales désavantageant les Français. Ces constats servirent de fondements à la remise en question de la doctrine militaire sous la nouvelle République.

Est-ce l'armée professionnelle française qui faillit à la tâche en 1870, ou le problème est ailleurs? Dans l'équipement? La doctrine?...

En premier lieu, l’armée de Napoléon III n’était pas prête à faire la guerre. Compte tenu de son système de recrutement et des difficultés logistiques associées à la mobilisation, l’armée française ne put aligner que 300,000 hommes au début du conflit, lesquels ne composèrent en fait que l’armée de métier. Pour assister les combattants professionnels, la Garde Nationale mobilisée ne disposa même pas des capacités pour résister au moindre régiment de réserve allemand. En face, nous avions une armée disciplinée de soldats conscrits, instruits et bien entraînés, qui atteignit l’effectif d’un demi-million d’hommes, avec une expérience relative et récente du feu lors des campagnes contre le Danemark (1864) et l’Autriche (1866). Par ailleurs, la Prusse compta sur l’utilisation massive d’une artillerie lourde (contre les places fortes en particulier) et elle préféra concentrer ses armées sur des points précis, plutôt que de les disperser. Ces deux principes compensèrent largement les faiblesses du fusil allemand Dreyse, face à l’excellent Chassepot français.

Quant au corps des stratèges, les déficiences françaises furent aussi profondes que celles de l’armée d’active précédemment évoquées. Nous avons dit « corps des stratèges », en faisant référence à un quelconque corps ou institut voué à la pensée militaire, mais la réalité fut qu’il n’en exista pas sur une base permanente en 1870. Le chef de l’armée est l’empereur en personne, qui est assisté par des maréchaux et généraux formant une société fermée et peu encline à échanger entre ses membres des informations tactiques, surtout en pleine bataille.

En campagne, les stratèges français n’eurent donc pas la possibilité d’élaborer, ni d’appliquer une doctrine efficace. Ils n’avaient pas non plus le loisir de réfléchir sur le seuil de risques à faire courir aux soldats. Le résultat fut l’impossibilité de commander une grande quantité d’hommes. Lorsque la situation sembla grave, voire désespérée, ce fut de l’initiative et du sacrifice des soldats que dépendit le salut de l’armée, et non de la compétence particulière des généraux. En Allemagne, ce fut tout le contraire, en particulier sous l’influence de von Moltke. Celui-ci avait pris la peine de structurer un état-major solide, lequel avait en outre la chance de manœuvrer avec plus de liberté, car il n’avait pas le roi « à sa table », contrairement à ce qui se passait en France.

L’Allemagne a von Clausewitz, la France Ardant du Picq

Le constat fut souvent établi que l’armée française de 1870-1871 ne disposa pas des qualités offensives nécessaires qui auraient pu influencer le cours des événements. Dans le but de renverser cette situation, des stratèges avaient énoncé certaines doctrines, voire une « philosophie de guerre » qui, somme toute, avait une chance d’être entendue de la part des généraux. En Allemagne, Carl von Clausewitz avait rédigé De la guerre, un ouvrage de stratégie militaire qui donnait un fondement intellectuel à la réorganisation de l’armée prussienne dans les années 1860.

Le colonel Ardant du Picq. Tué à la tête de son régiment en 1870, la pensée militaire d'Ardant du Picq lui survécut. Son principe de base, qui allait inspirer toute une génération d'officiers: attaquer.

Quant à la France, c’est le colonel Ardant du Picq (tué à la tête de son régiment en 1870) qui avait pensé au principe de « l’attaque à outrance », et ce, dès 1870, dans son livre intitulé Études sur le combat. Du Picq avait une idée bien simple : attaquer à la limite maximale afin de briser les rangs ennemis devant une rangée de baïonnettes chauffées à blanc. Bien que certains critiques affirmèrent que le livre de du Picq fut assez radical, il n’empêche qu’il offrit une alternative à la doctrine défensive dictée auparavant. Autrement dit, il était question d’un bouleversement complet dans la manière de penser et de voir la bataille. On peut également prétendre que, dans le contexte revanchard qui suivit la défaite, les idées d’Ardant du Picq apparurent comme séduisantes et elles eurent une certaine facilité à s’imposer dans le corps des officiers de l’armée française. Bref, il fallait s’écarter du carcan défensif, de ce repli qui risquait de menacer la France à long terme.

Avant d’être adoptée par les officiers, la théorie de l’offensive à outrance avait dû être embrassée officiellement par l’état-major. Cela fut chose facile puisque les idées de du Picq avaient de nombreux partisans. En effet, un groupe d’officiers de haut rang, animé par le colonel Loiseau de Grandmaison et par le général Ferdinand Foch, transcrivit au tournant du siècle la nouvelle théorie dans les manuels destinés à la formation des futurs officiers. Tellement convaincu par cette doctrine qu’il avait fait sienne et renouvelée, de Grandmaison n’hésitait pas à affirmer qu’avec elle, l’armée française avait retrouvé ses traditions militaires de jadis et qu’elle ne devait plus admettre aucun principe tactique contraire à l’offensive. La doctrine de du Picq faisait dire à Grandmaison que faire la guerre était en somme simple : il faut savoir où est l’ennemi, puis décider quoi faire ensuite. Dans son Art de la guerre, on constate que le théoricien militaire chinois Sun Tzu disait exactement la même chose, il y a de cela environ 2,500 ans.

La transition matérielle (1880-1905)

Du côté de ses équipements, l’armée française avait apporté une série d’améliorations entre 1880 et 1905. Cette optique matérielle faisait partie de l’aspect concret du renouvellement de la stratégie de l’armée. L’attaque du type « à outrance » n’était pas possible si l’armée ne disposait pas de moyens efficaces afin d’y parvenir. On en était bien conscient, puisqu’il fallait changer l’image et la réputation du soldat qui avait été quelque peu entachée par la défaite de 1870. Cependant, il y a un pas considérable à franchir entre la prise de conscience du problème et l’apport de solutions. Certains diront qu’en 1914 le fantassin français était une copie conforme de son prédécesseur de 1870, mais cela n’est pas tout à fait vrai, même si certaines lacunes perduraient.

Soldats et officier de l'armée française en 1914.

Certes, le soldat de 1914 portait toujours le pantalon garance avec la capote gris-bleu et le képi bicolore. À l’exception de certaines modifications de détail, notamment au niveau des boutons et des cartouchières, l’uniforme n’avait pas vraiment évolué depuis la guerre précédente. Le havresac, qui est en quelque sorte la « garde-robe » du fantassin, était un peu plus petit que celui du Second Empire, mais il était tout aussi mal adapté au combat moderne. En service depuis 1893, « l’as de carreau », comme on l’appelait, avait profondément déçu les soldats. Son premier défaut était le cirage noir dont il fallait l’enduire, afin de le rendre imperméable. Discipline oblige, le sac devait être constamment reluisant, sous peine de punition. Nous nous abstiendrons ici d’énumérer toutes les étapes que le soldat devait accomplir pour mettre son sac sur le dos parce qu’il s’agissait d’un véritable fardeau. Le même problème s’appliquait aux cartouchières, dont une avait été ajoutée dans le dos à la hauteur des reins pour compenser l’abandon de la traditionnelle giberne. À l’avant, leurs dispositions pouvaient nuire au fantassin lorsqu’il était couché au sol, car elles lui compressaient directement le ventre. Pour sa part, le soldat allemand avait six cartouchières d’un poids plus léger qui favorisaient la locomotion, et elles étaient mieux réparties sur le corps.

Du côté du fusil, l’armée française de 1870 avait une longueur d’avance, sinon deux, sur son adversaire allemand. En effet, le fusil Chassepot, adopté officiellement en 1866, tirait des balles dans un magasin et avait une cadence de tir et de portée deux fois supérieures à son homologue allemand le Dreyse. En 1887, le fusil Lebel (du nom de son concepteur, le colonel Lebel), de sa véritable appellation Fusil 1886 modifié 1893, était mis en service. D’un calibre assez élevé (8 mm), il pouvait contenir dix cartouches, dont huit étaient logées dans un magasin tubulaire situé sous le canon. En dépit de cette contenance, et à cause d’elle, ce fusil était lourd et son centre de gravité était déséquilibré vers l’avant. Déjà dépassé avant 1914 par ses homologues étrangers (le Lee-Enfield britannique ou le Mauser 1898 allemand), le Lebel constituait quand même une arme fiable aux mains d’un fantassin bien entraîné.

Dans un autre ordre d’idées, bon nombre d’historiens militaires considèrent qu’un des facteurs ayant influé sur la défaite française en 1870 fut l’artillerie et son utilisation. La Prusse utilisait un canon Krupp en acier, avec une rayure qui avait pour avantage d’accroître la rapidité du projectile, sa portée et sa précision, mais aussi d’éviter une surchauffe précaire. Ce canon se chargeait par la culasse et non par la bouche et chaque régiment disposait de trois pièces pour environ mille hommes. Dans ce domaine, la France accusait un retard considérable. Les 900 canons qu’elle avait à sa disposition (contre les 1.200 de l’ennemi) étaient essentiellement confectionnés en bronze (ils surchauffaient plus vite) et ils n’étaient pas rayés. En outre, la qualité des projectiles laissait à désirer. Précisons que le ratio est cette fois de deux pièces pour mille hommes. Cet état de fait a conduit les responsables de l’artillerie française à revoir la qualité et la quantité de leurs pièces.

Vers la fin du XIXe siècle, le système du frein hydraulique fit son apparition en France et dans d’autres pays. Ce sont les capitaines Émile Rimailho et Sainte-Claire Deville qui mirent au point le célèbre « 75 » (Canon de 75 mm modèle 1897), la pièce que l’armée attendait depuis 1871. D’une portée trois fois supérieure à celles de ses concurrents de même calibre, le 75mm était en quelque sorte la meilleure arme que possédait l’armée française en 1914. Les munitions tirées par ce canon étaient très variées : obus explosif, incendiaire, fumigène, à gaz, percutant, fusant, etc. Par contre, en dépit du remarquable progrès technique que représentait l’adoption du 75mm, l’artillerie française de 1914 présentait la même lacune que celle de 1870 : où sont les canons lourds?

Le principe de l’attaque à outrance prévoyait une offensive rapide et décisive avec le maximum de mobilité, tant pour l’infanterie que pour l’artillerie. Dans ce contexte, selon les considérations avancées par le général Joffre et ses théoriciens, les canons de gros calibre n’étaient pas adaptés à une guerre de mouvement. Le 75mm devait suffire, grâce à la cadence élevée de son tir et à sa capacité relative de se déplacer rapidement pour suivre l’infanterie. Pendant les batailles de l’été 1914, l’artillerie lourde n’entra pas dans les calculs de l’état-major français. Jusqu’en 1916 au moins, l’artillerie lourde fut employée de manière improvisée et les vieux modèles des années 1880 (canons de Bange, etc.) étaient abondamment utilisés au début des hostilités.

Des artilleurs français maniant leur pièce de 75mm.

D’une stratégie à l’autre: les Plans XV, XVI et XVII

Dans l’éventualité d’une autre guerre contre l’Allemagne, les généraux français avaient prévu une série de plans stratégiques afin de préparer l’entrée en campagne. Précisons-le immédiatement, ces plans (auxquels on accordait un nombre pour les distinguer) ne sont en fait que des indications de concentrations de troupes. En prenant exemple sur le Plan XVII finalisé en 1914, dans lequel l’on considère qu’il convient de lancer une vigoureuse offensive en Alsace et en Lorraine, l’on remarque que la priorité réside dans la disposition rapide des corps d’armée avant le début des opérations.

Au cours de l’été de 1910, le nouveau généralissime Michel reprit l’étude du Plan XVI adopté en 1907-1908. Constatant que celui-ci comportait d’importantes négligences quant à l’éventualité d’une offensive allemande en Belgique, il décida de revoir le tout et soumit ses résultats en 1911 au ministre de la Guerre d’alors, le général Brun. Le principal changement doctrinal était que Michel prévoyait qu’en cas de guerre, l’Allemagne ferait pénétrer ses troupes très profondément en Belgique, et non superficiellement, en passant seulement par la Meuse et la Sambre, comme le prédisait le Plan XVI.

Cela dit, est-ce que Michel avait tort d’insister pour une modification du plan? Peut-être pas, dans la mesure où le général appuyait son argument en faisant remarquer que la rivalité navale anglo-allemande pourrait faire en sorte que les Allemands désirent capturer l’important port d’Anvers en Belgique, et ce, afin de lancer des opérations plus profondément en Mer du Nord. Ajoutons qu’une offensive en Belgique offrirait aussi à l’armée allemande un plus large espace de manœuvre contre les Français. Cette éventualité n’avait pas non plus échappé à Michel.

Concrètement, ce dernier proposait de revoir le Plan XVI afin de concentrer près de 700.000 hommes le long de la frontière franco-belge, loin de l’Alsace-Lorraine. On peut deviner que son intention était, dans un premier temps, d’offrir un maximum de résistance à une offensive allemande en Belgique, dont il était certain de la concrétisation. Il s’agissait également d’agir en plus étroite coordination avec les armées anglaise et belge (malgré que cette dernière défendait jalousement sa neutralité). Quant au front partant de l’Alsace-Lorraine jusqu’à la frontière suisse, Michel prévoyait d’y placer 300.000 hommes. Comment alors l’armée française pouvait compter sur un million de soldats à la mobilisation? La solution était de faire comme les Allemands, en utilisant les régiments de réserve au même titre que ceux de l’armée active. Les événements de 1914 prouvèrent que Michel avait vu juste, mais la principale opposition à son plan venait de Joffre, qui estimait que la minceur des effectifs en Alsace-Lorraine ouvrirait la porte de Paris aux Allemands. De plus, le plan de Michel ne se vendait pas bien auprès de la classe politique française, dans la mesure où il faisait du front de l’Alsace-Lorraine un secteur secondaire.

XVI ou XVII?

Par ailleurs, ce Plan XVI était l’intermédiaire des trois plans de guerre établis entre 1903 et 1914. Nous avons décidé de l’aborder en premier, afin de mieux saisir la réalité des plans XV et XVII. Le Plan XV prévoyait une stratégie tout autre et relevait d’une philosophie militaire différente. Ce fut le général Brugère qui avait finalisé ce Plan XV en 1903, dans l’optique d’une concentration très massive destinée à attaquer en Lorraine. Contrairement à Michel, et en dépit des rapports transmis par ses officiers, Brugère refusait de déplacer quelques corps vers le nord afin de contrer une offensive des Allemands en Belgique. Brugère croyait qu’une telle approche de l’ennemi affaiblirait son flanc en Lorraine et faciliterait l’avance française. Le seul argument susceptible de convaincre Brugère de déplacer des troupes vers le nord était la protection des places fortes autour de Verdun qui, comme on le pensait, constituaient un pivot efficace à de futures orientations des déplacements stratégiques français, une fois l’assaut allemand amorcé.

Successeur de Brugère, le général Hagron modifia le plan XV en 1907 afin de fortifier Verdun une fois pour toutes. Après tout, des troupes concentrées à Verdun prendraient autant de temps pour se rendre en Lorraine ou en Belgique, en réaction aux intentions allemandes. Ensuite, la rapidité de la mobilisation française fournirait les troupes nécessaires afin de colmater le vide relatif laissé autour de Verdun par le déplacement des premières troupes vers la Belgique ou vers la Lorraine. De ce Plan XV ressortit cependant une lacune que s’empressa de combler Michel dans son Plan XVI : il n’y était pas tenu compte de la présence des forces britanniques dans la bataille. La conclusion finale des accords de l’Entente Cordiale en 1908 facilita la tâche de Michel, qui put inclure des dispositions pour l’armée britannique.

De ce que l’on peut comprendre à la lumière des précédentes lignes, le Plan XVI était différent du Plan XV, mais les changements drastiques opérés par Michel lui coûtèrent son poste de généralissime en juillet 1911, au profit de Joffre. Le départ de Michel n’était pas étranger aux conflits que son Plan XVI avait suscités entre lui et le ministre de la Guerre d’alors, Adolphe Messimy. Ce dernier pensa que Michel n’eut pas l’étoffe d’un stratège et il le força à démissionner. Les principes d’offensive en Belgique et d’association de corps de réserve à l’armée d’active ne concordaient pas avec la pensée du ministère, ni avec celle du Conseil Supérieur de la Guerre. La nomination de Joffre avait, à notre sens, un objectif politique précis : réconcilier la pensée du nouveau généralissime avec celle de ces deux organisations. Le concepteur du futur Plan XVII voulait reprendre à son compte le principe de l’offensive à outrance en y ajoutant sa touche personnelle.

Officier et ministre de la Guerre dans divers cabinets d'avant-guerre, Adolphe Messimy rejeta du revers de la main le plan XVI soumis par le général Michel, en prenant soin au passage de traiter ce dernier d'"incapable". La porte était ouverte à Joffre.

Entre Joffre et Michel régnait une certaine animosité. Les deux hommes ne s’entendaient sur à peu près aucun point de la stratégie militaire dans son ensemble. Le seul point de concordance était que la Belgique faisait désormais partie des plans de bataille, mais l’importance de cet État dans la stratégie à adopter faisait l’objet de sensibles variations. Le général Joffre lança un programme bien particulier d’exercices et de manœuvres militaires afin de développer l’esprit tactique offensif de l’armée française. La conception de sa doctrine reposait sur les capacités des régiments à se déplacer en bonne coordination et à utiliser la logistique et la cartographie à leur plein potentiel. Ainsi, après l’épisode Michel, l’armée française était revenue à ses traditions d’attaque à outrance. Ce que Joffre, en ingénieur qu’il était, appliquait dans son Plan XVII consistait d’abord à remodeler l’utilisation de l’armée au combat. Citons un simple exemple : les rapports entre l’artillerie et l’infanterie devaient se limiter à l’intervention de l’une pour supporter minimalement et uniquement l’avance rapide de l’autre.

La personnalité de Joffre influa sur la conception du Plan XVII, puisque le général faisait à peu près ce qu’il voulait, tout en assurant le gouvernement de lui faire confiance, compte tenu de sa longue expérience militaire. Contrairement à Michel, Joffre était d’avis que la concentration de troupes n’assurait pas nécessairement que l’on puisse les manœuvrer à sa guise le moment venu. Stationnés près des frontières de l’Alsace et de la Lorraine, les gros des troupes françaises devaient presque improviser, dans le cadre global d’une offensive vers les provinces perdues. Ce Plan XVII était plus flexible que le XVI, parce que Joffre tenait compte du fait qu’on ne pouvait guère fixer des armées sur des points précis longtemps à l’avance.

Par ailleurs, Joffre considérait la présence de la Russie dans son plan. La structure de ce dernier et la vigueur de l’offensive en Alsace-Lorraine allaient de pair avec ce que devraient faire les Russes de leur côté. Le généralissime français avait aussi étudié la question de la capacité de l’Allemagne à lutter sur deux fronts simultanément. Selon lui, elle ne disposait pas des ressources suffisantes pour tenir longtemps des deux côtés. Encore faut-il que la Russie et la France puissent coordonner leurs actions. Or, et en dépit de cette inconnue de taille, l’application du Plan XVII était dépendante de l’offensive russe dont les orientations restaient très vagues, ce qui affectait du coup la précision du plan français.

Conclusion

À la fin de 1914, et même au-delà, l’armée française encaissa de dures épreuves qui la saignèrent littéralement et faillirent provoquer à nouveau sa défaite. Les efforts des stratèges pour édifier une doctrine militaire cohérente et efficace avaient certes eu des effets bénéfiques, mais pas autant que l’on aurait désiré. Après la défaite de 1870-1871, les théoriciens militaires avaient répondu à un supposé manque d’agressivité de l’armée par des mesures extrêmes d’attaque à outrance. Ces notions, qui nous paraissent aujourd’hui complètement démesurées, notamment face au feu des armes modernes, furent constamment perfectionnées au fil du temps. L’épisode du général Michel, en 1907-1911, ne fut qu’un intermède dans cette évolution qui ne faisait pas de place au doute.

Au point de vue matériel, l’armée française, comme la plupart des armées du monde, s’était engagée sur la voie de la modernité : nouveaux canons, nouveaux fusils, nouvelles mitrailleuses, etc. Pourtant, cette armée en voie de modernisation paraît, aujourd’hui, avoir été commandée par des esprits encore prisonniers de la mentalité du XIXe siècle. Grands déploiements, grandes manœuvres, la doctrine militaire française avait-elle vraiment évolué sur ce plan? Elle n’était, à notre sens, guère différente de la pensée des autres pays en 1914, sauf que son adaptation à la réalité d’une guerre moderne de tranchées fut plus lente. Les Allemands comprirent plus rapidement l’avantage de rester sur une position défensive lorsque l’on se bat dans des tranchées, mais notre but n’est pas ici de faire le procès de qui que ce soit. En fait, le présent article cache essentiellement notre surprise de constater que la France de l’époque n’a pas su mettre en place des concepts stratégiques dignes de ce qu’elle avait perfectionné matériellement.

La Première Guerre mondiale: essai sur l’état de la recherche

Introduction

La Grande Guerre de 1914-1918 n’est pas uniquement « grande » pour la terminologie de l’époque. Elle l’est également, peut-être trop, pour les historiens qui tentent humblement d’en saisir tous ses aspects. Son caractère d’immensité en fait une période de l’histoire difficile à achever par la force de l’écriture. On a commencé à s’y intéresser historiquement au moment même où la tuerie se poursuivait dans les tranchées, sur mer et dans les airs. Faire le bilan d’un conflit dont l’historiographie globale comprend plus de 50,000 titres seulement pour les monographies s’avère un défi plutôt irréaliste. Ce qui est plus concevable dans le cadre de cet article, c’est de dégager les principales thématiques d’étude reliées au conflit afin de mieux en saisir l’évolution.

Il est donc clair dès le départ que le présent essai a ses limites. La première d’entre elles fut établie par nous, dans la mesure où nous avons restreint l’analyse aux publications depuis le dernier quart de siècle. Cela est mieux ainsi, étant donné qu’il y eut au cours des derniers 25 ans un accroissement phénoménal du nombre de thématiques et d’historiens intéressés par ce conflit. Néanmoins, le lecteur nous pardonnera quelques accrocs, car des ouvrages plus « anciens » font toujours autorité, comme quoi il est certainement d’actualité de ne pas perdre de vue ces historiens qui ont su anticiper, qui avaient une vision avant-gardiste de ce que serait la recherche dans un futur rapproché.

Nous nous sommes par ailleurs imposé une seconde limite, celle de mettre de côté les articles spécialisés. Nous privilégions pour cet article les études détaillées qui ont marqué tel ou tel aspect de la recherche sur 1914-1918 depuis 25 ans. Cela n’empêche pas de penser que de nombreux articles ont apporté des contributions essentielles à la recherche. De plus, et sauf quelques exceptions, les études et courants historiographiques envisagés dans ce texte concernent les principaux belligérants de la guerre (France, Empire britannique, Allemagne et États-Unis) sauf la Russie. Nous avons écarté ce dernier pays pour des raisons évidentes de manque de sources, de difficultés d’accès à celles-ci et de notre méconnaissance de la langue russe.

L’esprit initial dans lequel nous avons abordé cet essai a certes déterminé ces choix. Le lecteur sentira au cours des prochaines lignes une approche tout simplement historienne, qui tient compte du contexte dans lequel les chercheurs ont été amenés à produire leurs travaux. Par exemple, on doit garder en tête l’influence des autres événements majeurs du siècle sur la recherche pour 1914-1918, le changement des valeurs dans les sociétés, l’internationalisation des débats sous l’égide de meilleures communications, de centres de recherches, etc.

Afin de mieux resituer l’évolution récente de la recherche dans un contexte plus large, nous évoquerons brièvement pour chacune des thématiques traitées des ouvrages ou approches considérés comme majeurs avant 1980. On pourra ainsi mieux saisir quelles étaient les préoccupations des chercheurs d’autrefois. De plus, on pourra avoir une certaine idée de ce qu’a été la recherche à une époque où les archives étaient fermées (jusqu’aux années 1960), où la philosophie de l’histoire était différente et où des institutions entièrement dédiées à la guerre de 1914-1918 n’existaient pas.

C’est donc par la voie d’une méthodologie thématique que nous approchons la question de l’évolution des études historiques de la Grande Guerre depuis 25 ans. Nous centrerons l’objet principalement sur les années de guerre, de même que sur les mois qui ont marqué les négociations pour la paix de Versailles.

Une première tentative : des configurations d’ordre chronologique

Les historiens de la Grande Guerre s’entendent généralement sur le principe de découper chronologiquement l’historiographie de leur objet d’étude en trois périodes ou trois « configurations[1] ». Une première configuration en est une d’ordre militaire et diplomatique qui s’inscrit dans une périodisation allant des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950. C’est l’époque des mémoires des généraux (Joffre, Foch, l’ex-Kronprinz impérial et Ludendorff, 1928) et hommes politiques importants (Lloyd George, 1933), de même que des thèses sur les responsabilités de la guerre (Droz, 1997). Militaires, politiciens et gouvernements, tous tentent de légitimer « scientifiquement » leurs actes par la publication de documents officiels. Certains cherchent à faire porter, lorsque nécessaire selon eux, le blâme des erreurs commises sur les rivaux du temps de la guerre[2].

Mutilé à la suite de la bataille du Chemin des Dames (1917), l'historien français Pierre Renouvin devint une sommité dans le champ de la recherche sur la guerre de 1914-1918.

Mais la première véritable thèse publiée par celui qui était alors considéré comme le premier spécialiste de réputation internationale de l’histoire de la guerre mondiale fut La crise européenne et la Grande Guerre (1914-1918) (1934) par Pierre Renouvin. Bien que l’ouvrage ne comporte que très peu de traitements des aspects sociaux et économiques de la guerre, il reflète néanmoins une des premières tentatives d’écriture d’une histoire globale du conflit par un auteur qui est lui-même un vétéran. Ayant mis l’accent sur les aspects politiques et militaires, Renouvin ne s’écarte pas de la manière traditionnelle d’écrire l’histoire dans les années 1930, tout comme son homologue Liddell Hart (1930). Ils n’ont répondu qu’aux préoccupations propres à leur métier à l’époque. La situation est similaire en ce qui concerne la Revue d’histoire de la guerre mondiale dont le premier numéro paraît en 1923. Contenant des articles de fond, la revue s’attarde à l’analyse des phénomènes politico-militaires. Ses comptes-rendus de lecture ont ignoré les rares, mais importants ouvrages alors publiés qui abordaient les questions sociales et économiques (Oualid et Picquenard, 1928 ; Huber, 1931). C’est une époque où l’histoire vue par le haut est de mise, où le général passe devant le troupier, hormis l’étude de Norton Cru (1929) consacrée à la critique de témoignages de guerre d’anciens combattants. Par ailleurs, l’écriture « scientifique » d’ouvrages d’histoire de la guerre mondiale s’inscrit dans un contexte où peu d’historiens sont issus des milieux universitaires, ceux-ci étant restreints en terme d’effectifs.

La seconde configuration marque les recherches publiées dans les années 1960 et 1970. On commence à s’interroger sur l’histoire « par en bas », sur une histoire plus axée sur les soldats, sur l’« Arrière » et vers les structures sociales et économiques de la société. Bien que démoli par la critique universitaire, car il fut écrit par trois historiens amateurs, l’ouvrage pionnier de ce courant intitulé Vie et mort des Français 1914-1918 (Ducasse, Meyer et Perreux, 1959) ouvre en quelque sorte la voie à une nouvelle histoire de la Grande Guerre. Le succès phénoménal de l’ouvrage auprès du grand public amène progressivement un accroissement de l’intérêt des historiens professionnels pour la guerre de 1914-1918. Le recul du temps, le vieillissement des combattants, le développement des médias, l’intérêt de la nation pour d’autres guerres la concernant (ex : l’Algérie pour la France), la hausse des effectifs universitaires et le cinquantenaire du début du conflit, tous ces facteurs contribuent forcément à mieux faire connaître la guerre de 1914, à l’inscrire dans un nouveau discours intéressé au social, à l’économique. Une vision populaire, peut-être plus « démocratique », de la guerre s’installe à travers des histoires illustrées dont les images sont accompagnées de légendes, certaines d’elles étant par moments décapantes (Taylor, 1964).

C’est donc une époque qui inspire les chercheurs à explorer de nouvelles thématiques telles l’opinion publique (J.-J. Becker, 1977), l’organisation économique des États en guerre (Feldman, 1966 ; Feldman et Hombourg, 1977) et les anciens combattants comme groupe social (Prost, 1977). Cet engouement pour le social et l’économique ne signifie pas pour autant que la traditionnelle histoire politico-militaire ait cédé du terrain. Au contraire, la diplomatie est toujours à la mode, mais elle est désormais orientée vers la politique intérieure. Les chercheurs se sont penchés sur la justification des buts de guerre de l’État, justification souvent nécessaire devant la montée des protestations publiques à partir de 1917 face à une diplomatie au demeurant trop secrète. La question a brutalement été amorcée en Allemagne à une époque (années 1960) où les historiens débattaient sur le nazisme comme « accident » de l’histoire, ou comme rangé dans une tradition plus ancienne de l’histoire allemande. Avec son Griff nach der Weltmacht, Fritz Fischer (1961) met le clou dans la tombe du vieux débat des années 1920 et 1930 sur les responsabilités allemandes. Il soutient que l’Allemagne a délibérément provoqué la guerre afin d’assurer sa domination sur le continent européen via la constitution d’une Mitteleuropa. La thèse de Fischer a provoqué une intense polémique parmi les historiens universitaires du pays. Bon nombre s’efforçaient d’infirmer la responsabilité allemande de la guerre de 1914 dans le contexte d’une Allemagne en mal avec son passé, surtout récent, et qui faisait face à la construction du Mur de Berlin. Les historiens français sont restés à l’écart du débat allemand, les Anglais s’y sont quelque peu intéressés (Prost et Winter, 2004 : 40). Ce faisant, Fischer a tout de même ouvert de nouvelles possibilités à l’histoire diplomatique.

C’est ce que les historiens britanniques ont par ailleurs continué de faire. L’histoire diplomatique standard se porte bien et l’élément de politique purement étrangère est toujours d’actualité. Les chercheurs attachés à la London School of Economics ont exploité le champ relativement nouveau alors de l’histoire des mentalités appliquée à l’histoire diplomatique. Ils ont tenté de comprendre, par exemple, pourquoi les politiciens britanniques de 1914 n’ont pu faire face à la Crise de Juillet. L’une des problématiques consistait à comprendre pourquoi, avec leur bagage intellectuel et culturel du XIXe siècle, les décideurs politiques britanniques n’ont pu se mesurer efficacement aux réalités de 1914 (Joll, 1968). Notons enfin que l’histoire militaire délaisse le volet purement « bataille » pour se tourner vers le domaine du social, comme en fait foi l’étude de Guy Pedroncini (1967) sur les mutineries dans l’armée française en 1917. L’accès aux archives militaires récemment ouvertes a permis à l’auteur de faire la lumière et de corriger certains mythes entourant la répression par les autorités de ces fameuses mutineries.

La troisième et dernière configuration émerge progressivement à partir des années 1980 et continue d’alimenter les débats et recherches sur l’histoire de la guerre de 1914-1918. Si la cassure semblait évidente entre la première et la seconde configuration, notamment à cause du trou créé par la guerre de 1939-1945 et d’une évolution radicale des champs de la recherche dans les années 1960, la troisième période est davantage en continuité et en fusion avec la seconde. Deux aspects structurent l’évolution de ce troisième et actuel courant. D’abord, les chercheurs, comme nous le verrons plus loin, s’intéressent à l’histoire culturelle, ou plus précisément à ce que les historiens français qualifient de « cultures de guerre » (J.-J. Becker et Audoin-Rouzeau, 1990). Ensuite, dans un esprit d’interdisciplinarité, l’étude de la Grande Guerre implique d’autres disciplines comme la sociologie, l’anthropologie et même l’archéologie. L’intérêt pour les modèles de structures sociales et économiques qui caractérisent la seconde configuration ne disparaît pas du champ de la recherche. En revanche, le paradigme marxiste, qui intéressait déjà peu les chercheurs sur le sujet dans les années 1960 et 1970, finit par être ignoré, appelé à disparaître. La chute du communisme en 1989 n’est probablement pas étrangère à tout cela.

Longtemps du domaine du champ historique, la guerre de 1914-1918 fut investie par d'autres disciplines telles l'ethnologie, l'archéologie, l'anthropologie, etc.

N’ayant pas véritablement connu l’influence marxiste, l’historiographie anglo-saxonne a pu concentrer plus tôt ses énergies à l’étude de la Grande Guerre sous un angle culturel (Fussell, 1975). Certaines méthodes empruntées à l’anthropologie ont inspiré les travaux d’historiens soucieux de cerner le « vrai visage » du combat, ce que cela implique au niveau des efforts physiques, mentaux, des habiletés et difficultés techniques, etc[3]. (Keegan, 1976). Ces historiens de la culture en guerre, a contrario du paradigme marxiste, ne cherchent plus nécessairement à comprendre une société ou un événement dans un ensemble structurel. Plus près de ce que les Allemands appellent l’Alltagsgeschichte, ils vouent leurs efforts à l’étude de cas particuliers, au quotidien, à cette histoire « par le bas ». L’idée n’est plus d’analyser un fait qui assure la représentativité d’un phénomène, mais plutôt d’en faire ressortir tout son caractère subjectif. Nul ne s’étonne alors de l’émergence de la question « mémoire/identité » dans le champ de la recherche sur 1914-1918. Par exemple, tout l’aspect « devoir de mémoire » constitue encore pour les chercheurs un terrain fertile, voire un véritable « Klondike », car l’objet s’étudie aussi bien par le haut (commémoration officielle) que par le bas (commémoration individuelle ou communale). Les historiens analysent les interrogations suscitées par l’envahissement de la pratique du devoir de mémoire dans nos sociétés, au sens littéraire (publications de livres, recherches en chaires d’études sur la mémoire, etc.) comme dans la perspective matérielle (visite des cimetières, des monuments aux morts et des circuits touristiques tels Verdun ou la crête de Vimy).

Nous pensons par ailleurs que l’éclosion de cette histoire culturelle à partir des années 1980 s’est formalisée en paradigme une dizaine d’années plus tard. Il suffit d’évoquer la contribution de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, qui a donné à l’histoire culturelle l’impulsion décisive dont elle avait apparemment besoin. C’est à tout le moins une idée bien ancrée chez les historiens français du conflit, dans une optique où le statut européen de ce centre de recherche permet concrètement la diffusion de cette histoire culturelle, de ces « cultures de guerre ». Ce dernier concept est en fait l’appellation officielle de ce nouveau paradigme.

En s’intéressant à des sujets aussi intéressants que variés tels la médecine, l’art, la littérature et la sexualité, les historiens de l’« École de Péronne » espèrent, dans une optique de comparaison avec nos sociétés d’aujourd’hui, parvenir à répondre à une question que Jean-Baptiste Duroselle posait en 1994 dans son livre La Grande Guerre des Français : l’incompréhensible : comment ont-ils fait pour tenir? Les publications qui ressortent de cette interrogation se veulent des tentatives de réponses à la question de Duroselle. Elles sont des alternatives d’explications palliant aux supposées lacunes ou incapacités de l’histoire politico-militaire à élucider le pourquoi de l’endurance des civils et des soldats pendant cette guerre. Considérant donc que les histoires « bataille », diplomatique et même sociale ne peuvent fournir adéquatement les réponses, ces chercheurs se tournent vers l’histoire culturelle qui fait de la Grande Guerre l’événement fondateur du siècle des hécatombes. Ils jugent pertinent de ce point de vue de comparer les horreurs de 1914-1918 avec le génocide juif ou les camps de concentration soviétiques. Comparer pour mieux comprendre, telle est la philosophie de l’École de Péronne.

Voilà pourquoi, comme nous l’avons évoqué, cette histoire culturelle n’hésite pas à emprunter aux autres disciplines telles la littérature (Hynes, 1990; Trévisan, 2001) ou l’ethnologie (Pourcher, 1994). C’est une histoire qui s’intéresse fortement à toute la question des représentations, par exemple à celle de la perception des atrocités allemandes commises en Belgique en 1914. Dans le livre conjointement écrit par John Horne et Alan Kramer intitulé German Atrocities, 1914 : A History of Denial (2001), le lecteur voit une confirmation de la part active d’une partie du haut commandement allemand dans ces crimes. Il y décèle également la part implicite, mythique et symbolique jouée par la mémoire des francs-tireurs de 1870. Ceux-ci « canardaient » les envahisseurs en y semant une véritable « psychose du résistant embusqué ». L’image de cette peur était présente à divers degrés dans l’esprit des soldats allemands qui marchaient sur la Belgique et la France en 1914.

Parmi les autres mythes qui s’insèrent à l’histoire culturelle de la guerre sont ceux relatifs à la vie dans les tranchées. Il est faux de prétendre que les soldats se battaient constamment. Au contraire, les périodes d’intenses combats constituaient l’exception plutôt que la règle, à tel point qu’on s’est penché sur ce que les historiens anglo-saxons nomment le “Live and Let Live System” (Ashworth, 1980). C’est l’étude de la routine au front, la compréhension de ce qu’on appellerait en usine un « horaire de travail[4] ». L’intérêt pour cette routine de tranchées amène les historiens à réfléchir sur les aspects techniques de la vie au front, sur l’organisation des pelotons par exemple, sur la répartition du matériel, etc. (Rawling, 1997). Bien comprendre ces phénomènes peut faciliter l’apport de réponses à la question de Duroselle : comment ont-ils fait pour tenir? C’est pourquoi nous pouvons élaborer le concept d’histoire « culturo-militaire », c’est-à-dire une histoire qui, par son caractère technique évident, offre un terrain propice aux futures recherches dans le champ des cultures de guerre. Toujours est-il que la compréhension du mode de vie des soldats, et de celui des peuples en guerre, passe aussi par celle de leurs revendications dans ce contexte (Smith, 1994; Robert, 1995).

En somme, nous pouvons dire que les seconde et troisième configurations sont parfaitement intégrées l’une à l’autre de nos jours. Les grandes synthèses structurelles socio-économiques des années 1960 et 1970, qui analysaient le jeu des alliances, les réalités sociales et économiques, de même que l’opinion publique, ont jeté les bases à l’histoire culturelle. Celle-ci s’en inspire dès lors afin de construire le particulier des cultures de guerre. L’histoire militaire n’est pas reléguée aux oubliettes, car on oublie souvent de préciser à quel point histoire culturelle et histoire militaire sont redevables l’une de l’autre[5].

C’est dans cette optique que nous procédons maintenant à l’examen des historiographies spécifiques à certains champs de la recherche particulièrement actifs, à commencer par celui des origines et des conséquences de la guerre.

De Sarajevo à Versailles ou les débats sur les origines et les conséquences de la guerre

La réédition en 1997 de l’ouvrage de Jacques Droz sur l’historiographie des causes de la Grande Guerre nous montre que l’histoire diplomatique a toujours une place de choix dans le concert des débats entre historiens. En Angleterre, James Joll (1984) aimait juxtaposer à l’historiographie classique des causes immédiates du conflit des raisons beaucoup plus profondes de son déclenchement. Comme on l’a vu, Joll s’intéressait à l’histoire des mentalités politiques prises dans un large contexte remontant jusqu’au XIXe siècle. Cela l’a amené à mieux juger les décisions individuelles prises par les politiciens de l’époque, et ce, face aux fortes pressions qu’ils subissaient. La guerre était-elle inévitable, à cette date précise de 1914? Joll dit qu’il n’est pas possible de répondre avec certitude, sinon que de tenter des approches vers les niveaux des responsabilités individuelles des décideurs d’alors.

Cela dit, on remarque depuis les vingt-cinq dernières années un déplacement, de même qu’un élargissement de l’histoire diplomatique. Plutôt que de parler continuellement de causes et des origines, on a transféré le débat sur les conclusions du conflit, à savoir la paix de Versailles. Les historiens ont concentré leurs intérêts sur la question des buts de guerre. Pourquoi le conflit n’a-t-il pas fini plus tôt et pourquoi s’est-il conclu par une paix du modèle de celle de Versailles? Dans L’Or et le Sang (1989), Georges-Henri Soutou rappelle l’importance des facteurs sociaux et économiques ainsi que de leurs influences sur la justification des buts de guerre des belligérants. Pour Soutou, Versailles fut relativement un bon traité de paix. Le document, que nous avons aussi longuement épluché, n’est pas uniquement un traité politique et territorial, mais il est également économique et commercial. Les Alliés franco-britanniques auraient eu gain de cause sur les clauses les plus importantes qui correspondent à leurs buts du temps des hostilités. Manfred F. Boemeke (1998) et Alan Sharp (1991) abordent dans le même sens que Soutou et ils spécifient que Versailles était un compromis acceptable compte tenu des circonstances exceptionnelles de la situation internationale du moment. Quant aux réparations monétaires, certains historiens s’entendent pour dire que l’Allemagne avait les moyens de payer selon les exigences du traité (Feldman, 1993 ; Ferguson, 1999).

L'assassinat de l'archiduc François Ferdinand à Sarajevo fut l'élément déclencheur de la Première Guerre mondiale. Mais qu'en est-il des origines du conflit?

Ces nouvelles conclusions remettent en cause les rôles tenus par Clemenceau, Lloyd George et Wilson lors de la conférence de paix. Les énormes divergences entre ces trois hommes d’État et la mise à l’écart imposée par eux dès le début des débats à des pays telle la Chine ont causé bon nombre de déceptions qui finissent par fragiliser les bases sur lesquelles on avait espoir d’ériger la paix (MacMillan, 2001 ; Krumeich, 2001). Plus que de la simple politique, ces états de fait affectent les mentalités collectives des peuples sur lesquels l’histoire diplomatique commence à s’ouvrir. Comme le soulignait Jean-Jacques Becker (1977), l’importance accordée à l’étude de l’opinion publique dans le champ de l’histoire diplomatique revêt son importance. En analysant la célèbre « Loi des Trois Ans[6] » en France, Gerd Krumeich (1980) souligne l’idée d’une mise en scène de la « psychose de l’invasion allemande » par le gouvernement français afin de justifier le vote de crédits pour accroître les effectifs de l’armée. L’idée de psychose est en partie reprise par Mommsen (1990) qui travaille sur l’opinion publique allemande, notamment auprès des classes moyennes supérieures et bourgeoises qui désiraient, selon l’auteur, que l’État ne se laisse pas provoquer. Celles-ci accepteraient donc la guerre pour la défense de ses intérêts propres.

Bref, le champ actuel de l’histoire politique et diplomatique s’intéresse grandement aux questions relatives à la définition des buts de guerre, de même qu’à celles toujours actuelles de l’opinion publique. Mentionnons seulement que les historiens britanniques n’y sont pas en reste. L’analyse du courant de défaitisme qui plana en Angleterre parmi le peuple et les classes dirigeantes (sauf les généraux), surtout après l’échec confirmé de la bataille de la Somme (1916), a forcément joué dans le calcul de la politique intérieure et extérieure du pays dans la définition de ses buts de guerre (French, 1995; Millman, 2000 et 2001). Diriger une nation n’est pas chose évidente en temps de guerre, au pays comme sur le terrain.

Apprendre tout en commandant : les chefs militaires dans le prétoire de l’Histoire

D’une histoire-bataille traditionnelle qui faisait généralement l’éloge des chefs (années 1920 et 1930), d’une interrogation sur les formes de commandement dans la guerre industrielle (années 1960 et 1970), on en est venu depuis un quart de siècle à ce questionnement d’ensemble : suite à une série de défaites de 1914 à 1917, comment les généraux parvinrent-ils à reprendre la maîtrise du terrain en 1918 pour mener leurs troupes à la victoire? Disons d’entrée de jeu que ce questionnement s’inscrit dans des historiographies où l’accent national est privilégié, notamment chez les chercheurs britanniques qui ont tendance à fondre la question du commandement et celle du fondement de la guerre en une seule interrogation.

Un concept existe cependant pour identifier cette problématique. Il s’agit du learning curve ou « courbe d’apprentissage ». C’est la base sur laquelle repose une partie des explications des chercheurs britanniques qui veulent comprendre comment les chefs militaires et leurs soldats ont adapté leurs stratégies et tactiques afin de répondre aux nouvelles exigences du combat qui, en 1918, n’avaient plus rien à savoir à ce qu’on apprenait avant 1914 à Sandhurst, à Saint-Cyr ou à la KriegsAkademie. Le learning curve offre une vision linéaire de la guerre, dont les erreurs fournissent des éléments d’apprentissage qui doivent permettre d’en arriver à une conclusion victorieuse. De plus, les défenseurs britanniques de cette explication soutiennent que le learning curve est une manière de réfuter les thèses de ceux qui jugent que l’Angleterre ne s’est jamais remise de cette saignée perçue comme inutile (Travers, 1987 et 1992; Rawling, 1997; Griffith, 1994). Un débat existe entre, d’un côté, Travers et Griffith qui prônent la validité de la théorie du learning curve comme vecteur d’explication aux erreurs de commandement en 1914-1918. À l’opposé, l’« école australienne » autour de Prior et Wilson (1996) met en doute la solidité de ce principe. Dans leur livre sur la Troisième bataille d’Ypres (juillet-novembre 1917), Prior et Wilson rappellent l’inefficacité du bombardement anglais contre les positions allemandes. On a selon eux répété les mêmes erreurs qu’à l’été précédent sur la Somme. Qu’a-t-on appris depuis qui permet de justifier que les troupes britanniques (anglaises, australiennes et canadiennes) perdirent plus de 250,000 des leurs pour une avancée de quelques kilomètres? Le débat peut être polémique. Les chercheurs allemands et français vont plutôt s’en tenir aux responsabilités directes ou non des chefs militaires, dans la victoire comme dans la défaite. Les erreurs stratégiques de commandement à divers échelons leur apparaissent secondaires.

Le commandement des armées et la planification des batailles sont des tâches bien complexes. Autant l'on peut auréoler un général vainqueur, autant va-t-on le blâmer en cas d'échec.

Les désastres sur les champs de bataille amènent la problématique sur le terrain politique, d’où l’intérêt pour l’historiographie de prendre en considération la collaboration entre les autorités militaires et politiques. Notons l’exemple français avec l’ouvrage de Fabienne Bock (2002) sur le parlementarisme de guerre. L’auteure soutient que, contrairement à l’Allemagne, le déplacement de la sphère du pouvoir des assemblées législatives vers l’exécutif, de même que du pouvoir civil vers le pouvoir militaire, ne s’est pas produit en France au cours des hostilités. Les parlementaires avaient beaucoup plus d’influence, notamment par la constitution de « comités secrets » et de leurs pouvoirs en matière d’armement (Castex, 1998).

La question de l’exercice du commandement en temps de guerre implique par ailleurs que les généraux sont régulièrement mis depuis quelques années au banc d’accusation de l’Histoire. En France, le maréchal (ou général du temps de la guerre) Pétain a eu un excellent défenseur en la personne de Guy Pedroncini par son livre Pétain, le Soldat et la Gloire (1989). À demi hagiographique, l’ouvrage n’en est pas moins une convaincante démonstration en faveur de celui qui a barré la route aux Allemands à Verdun, et qui a su, contrairement au général Nivelle, respecter le contrat tacite entre le soldat et son chef : savoir pourquoi on se bat. Le souci de préserver le sang de ses hommes et sa résistance face aux pressions des politiciens donne de Pétain une image qui continue de diviser la société française. De leur côté, les historiens allemands et britanniques n’ont pas écrit envers leurs généraux des livres élogieux dans le style de Pedroncini. En Angleterre, les attaques contre le maréchal Haig (D. Winter, 1991) sont de mise.

Toujours est-il que l’historiographie purement militaire n’existe plus sous la troisième configuration. De l’histoire « par en haut », on est passé « par le bas », comme quoi la question des combattants et des tranchées finit par intéresser.

De la bataille à la culture : les soldats comme objets d’études

Comme groupe, les soldats finissent par susciter une première attention auprès des historiens britanniques. Les ouvrages de John Keegan et de Tony Ashworth déjà cités sont des études pionnières en la matière, car elles posent la question : qu’est-ce que cela implique, que d’être sur un champ de bataille? Pour Peter Simkins (1988), ce sont les fameux Pals Battalions (« Bataillons de copains ») qui méritent d’être étudiés, ne serait-ce qu’en fonction de l’origine géographique, sociale ou professionnelle commune à ces groupes d’hommes[7]. De quelle manière les rapports socioprofessionnels d’avant-guerre se sont-ils transposés au front? Du marteau au fusil, les hommes se sentaient-ils autant solidaires? Quelle était la nature des rapports entre les hommes du rang et leurs officiers, dont bon nombre furent élus par la troupe? Voilà des exemples de problématiques qui intéressent les Britanniques.

L’historiographie britannique du trench warfare est en fusion avec l’intérêt général pour l’histoire ouvrière, comme le montre le cas des Pals Battalions. Dans cette optique, les chercheurs se demandent comment les soldats de Sa Majesté, qui proviennent d’un pays où la classe ouvrière est nombreuse et conscientisée, ne sont jamais allés en mutineries ouvertes, comme il est arrivé dans l’armée française. On pense qu’il y eut un transfert de la culture ouvrière vers le monde de la guerre dans un contexte où les hiérarchies et les divers rapports de force d’avant-guerre furent somme toute respectés au front (MacDonald, 1978 et 1998). On ajoute également l’idée d’un certain stoïcisme qui aurait aidé les soldats britanniques à traverser les épreuves. Dans un même ordre d’idées, Leonard V. Smith (1994) compare les mutins français à des grévistes qui gardent confiance en leurs officiers subalternes. À l’instar des représentants syndicaux, les officiers doivent porter les revendications de la troupe aux cadres supérieurs de l’armée et du gouvernement. Les soldats français se perçoivent comme des électeurs, c’est ce qui les distingue notamment de leurs adversaires allemands. L’historiographie française a néanmoins un retard d’une bonne dizaine d’années dans l’étude du champ social des soldats, et ce, en rapport avec ce qui se fait dans les îles Britanniques. La priorité pour les chercheurs français de la seconde configuration était de régler des questions plus urgentes, tels Vichy et le phénomène collaborationniste.

Q'ils soient des étudiants d'une même faculté ou des ouvriers d'un même corps professionnel, le désir était le même: s'enrôler ensemble et faire la guerre ensemble.

C’est d’abord à travers les journaux de tranchées (Audoin-Rouzeau, 1986) que la France fait de l’étude des soldats au front un objet d’histoire. Quelle identité les soldats avaient-ils d’eux-mêmes? De l’arrière? Comment la guerre est perçue dans les témoignages intimes (Canini, 1988)? Le regain d’intérêt pour l’histoire individuelle est caractéristique de l’historiographie française à partir des années 1980 (Cazals, 1983). Remplis de défauts et teintés évidemment de subjectivité, les témoignages comme objet d’histoire ont ouvert la porte à d’autres disciplines comme la sociologie et l’anthropologie. On cherche à comprendre l’âme profonde du combattant (Bourke, 1996), sa masculinité, la dislocation de son corps, de même que sa rééducation ultérieure.

Les aspects psychologiques et émotionnels ont par ailleurs capté l’attention des chercheurs allemands. Les ouvrages de Brockling (1998) et de Lipp (2003) ont comme point commun de traiter de l’opinion des soldats ordinaires du Reich, de leurs sentiments face à la guerre. Les correspondances privées et les journaux de tranchées sont aussi pour les historiens allemands une source essentielle d’informations. L’idée est alors tentante d’écrire une histoire européenne des combattants à partir d’une sorte d’« expérience commune » du front (Rousseau, 1999). Aribert Reimann (2000) s’y est essayé en mettant en évidence les similitudes entre les soldats anglais et allemands, mais il dit, à l’opposé de Rousseau, qu’il n’y a pas d’expérience commune de la guerre. Les Britanniques sont plus nuancés, ils acceptent de joindre les deux interprétations (Cecil et Liddle, 1996.).

Le débat est lancé, mais il reste à savoir s’il est possible d’écrire une histoire commune, ou du moins européenne, d’une guerre qui concerne autant les soldats que les civils.

Écrire la violence ou l’histoire d’une guerre « totale »

Un premier type de « violence de guerre » est celui pratiqué contre les populations civiles et les prisonniers de guerre (Farcy, 1995; A. Becker, 1998; McPhail, 2001; Abbal, 2001; Horne et Kramer, 2001).  Horne et Kramer sont ceux qui nous apparaissent poser les questions les plus intéressantes et controversées. Pourquoi a-t-on pendant si longtemps nié les crimes allemands en Belgique? Qui les a ordonnés? De plus, les auteurs s’interrogent sur la férocité des propagandes à convaincre les populations dans un sens comme dans l’autre, en plus de souligner le caractère démoniaque de l’ennemi.

Les chercheurs ont également pensé la violence dans l’orbite du retour à la paix, et un bon exemple en ce sens consiste en l’étude des mutilés de guerre. En France, on s’est attardés sur les blessés de la face, les tristement célèbres « Gueules cassées » (Delaporte, 2004). Cet engouement pour la thématique du corps amène par ailleurs les historiens à écrire sur les pratiques sexuelles des soldats (Le Naour, 2002). Par la violence qu’ils pratiquent et qu’ils subissent, les combattants deviennent désormais des victimes « brutalisées » aux yeux des historiens (Mosse, 1990). Audoin-Rouzeau et J.-J. Becker (2000) notent que le pacifisme de l’entre-deux-guerres a forcé les vétérans à se censurer eux-mêmes. Ils ont coupé des faits plus morbides afin de se donner une image de soi socialement plus acceptable.

Comment ont-ils fait pour tenir? Le consentement civil et militaire face à la guerre

La question de Duroselle constitue à elle seule un objet historiographique. Curieusement, les historiens anglo-saxons, à l’exception notable de Jay Winter, sont peu nombreux à s’y consacrer. Ce qui n’est pas le cas en France, où la thématique a envahi le champ de la recherche. Le livre d’Audoin-Rouzeau (1986) sur les journaux de tranchées avait accordé une place d’honneur à la question du consentement à la guerre. L’ouvrage reflète une première analyse de l’image que se font les soldats de l’« Arrière » souvent détesté. La fascination et la haine vont paradoxalement de pair dans le cadre d’une cohésion nationale renforcée, chez les soldats comme chez les civils. Selon l’École de Péronne, la réponse qui est actuellement jugée la plus valide pour aborder la question du consentement est l’attachement aux cultures de guerre. Il s’agit d’une convergence de représentations, de comportements (ou attitudes), de productions artistiques et littéraires et autres pratiques qui servent de modèles afin d’amener les populations civiles et militaires à s’investir corps et âme dans le conflit. Les aspects de la cohésion nationale et du patriotisme jouent un rôle assurément important dans ces cultures de guerre.

Il n’y a toutefois pas de consensus en France sur la question. Un débat existe entre ceux qui disent que les cultures de guerre sont les réponses au consentement des populations (les historiens de Péronne), et ceux qui pensent plutôt que civils et militaires n’avaient pas le choix, qu’ils ont subi la guerre et ses contraintes, comme les historiens Cazals et Rousseau (2001) et ceux attachés au Collectif de Recherche International et de Débat sur la Guerre de 1914-1918. Pour en arriver à ce constat, l’historiographie de la question a évolué en trois étapes.

Dans les années 1920 et 1930, ce qu’on appelle aujourd’hui le « front intérieur » était présenté comme la toile de fond du « vrai front », de l’avant. Les masses civiles n’avaient que peu de droits de parole. Elles devaient être mobilisées et prêtes à fournir tous les sacrifices attendus d’elles. Les années 1960 et 1970 ont produit des études attachées aux mouvements ouvriers, en particulier à ses dissensions internes. C’est alors que la question du consentement à la guerre suscita naturellement l’intérêt à partir des années 1980, notamment au moment où l’ouverture des archives permit d’en apprendre davantage sur le nombre et la nature des grèves. Le nombre de celles-ci augmente rapidement à partir de 1917, le tout dans un contexte de lassitude générale face à la guerre. On tente d’explorer le terrain des mentalités par une meilleure compréhension des comportements des ouvriers. Des emprunts sociologiques des années 1960 et 1970 (étude des conflits sociaux dans le monde ouvrier), on est passé progressivement aux emprunts anthropologiques (études des modes de comportement) pour faire la lumière sur la question du consentement à la guerre.

Plus de quatre années de deuils, de misères et de privations de toutes sortes. Une question demeure: comment, civils et soldats, ont-ils fait pour tenir?

Les tentatives de comprendre comment les populations civiles ont « accepté » la mort de millions de soldats font croire plus que jamais aux historiens de Péronne à la nécessité de fusionner monde civil et monde militaire autour des cultures de guerre. Comme l’a démontré l’équipe d’historiens allemands travaillant autour de Gerhard Hirschfeld (1997), c’est en expliquant comment la guerre a pénétré tous les aspects de la vie domestique que l’on parvient à dénicher des réponses. C’est un pas dans la bonne direction, mais peut-être insuffisant pour éclairer sur la manière dont les différents groupes sociaux résistent aux pressions de la guerre, de même qu’à leur compréhension respective de la nature du conflit et des contributions qu’ils y apportent. La meilleure solution serait, une fois de plus, d’y aller par l’approche comparative, de voir comment se définit et se vit le consentement à la guerre parmi les principales nations belligérantes (Winter et Robert, 1997).

Nous pouvons dans cette veine développer le même débat en matière d’économie : comment a-t-on pu relever et accepter le défi économique et financier que posait la guerre de 1914-1918?

L’argent : l’un des nerfs de la guerre

L’historiographie économique de 1914-1918 se découpe en trois phases, similaires à celles qui caractérisent la périodisation d’ensemble des recherches. Une première configuration dans les années 1920 et 1930 s’intéressait aux politiques économiques officielles de l’État (ex : les travaux de la Fondation Carnegie). Une seconde période dans les années 1960 et 1970 analyse l’activité industrielle en fonction des alliances entre les hommes d’affaires, les experts et les officiels civils et militaires au sens large. Enfin, l’actuelle configuration de la recherche se veut une combinaison des deux premières approches. Elle vise une compréhension des économies de guerre, notamment sous l’angle de la répartition des biens et services entre civils et militaires, et ce, dans le contexte où les moyens logistiques sont limités (ex : problème du tonnage maritime).

Des études sur l’organisation de l’économie de guerre, par exemple celle en France de Godfrey (1987), vont mesurer la place qu’occupait l’État dans la production industrielle. Sous l’égide d’hommes politiques dynamiques, tel le ministre français du Commerce Clémentel, l’économie franco-britannique devait concevoir de nouveaux systèmes de production et de ravitaillement qui prennent la forme de consortiums opérant dans le cadre des commissions de contrôles interalliées. Ce sont les membres de ces commissions qui décident ce que l’on va produire, et non les industriels eux-mêmes comme ce fut souvent le cas en Allemagne. Les Alliés n’avaient guère le choix d’opérer ainsi, puisque les commissaires et les industriels savaient pertinemment que toute la production dépendait d’un ravitaillement régulier en matières premières (Wrigley, 1976). Le système interallié comptait sur la solidité de la flotte britannique.

C’est donc dans cet esprit que les historiens vont questionner la gestion étatique des économies de guerre. Il y a un débat entre les chercheurs qui, d’une part, sont d’avis que les Alliés ont gagné la guerre parce qu’ils avaient plus de ressources économiques (Offer, 1989; Vincent, 1985), face à ceux qui croient, d’autre part, qu’ils ont su mieux gérer que leurs ennemis les ressources à leur disposition (Wall et Winter, 1988). Ceci est un débat léger, qui n’a rien à voir avec la demi-polémique lancée par les thèses de Niall Ferguson (1999) sur l’efficacité de l’économie de guerre allemande. Il affirme clairement que l’Allemagne a administré superbement bien son économie en dépit de toutes les carences en matière de ravitaillement. Son économie aurait été performante au point où, comme nous l’avons évoqué, elle avait les moyens de payer les réparations exigées par le traité de Versailles.

Nous pensons que Ferguson a profité du fait que l’historiographie de l’économie en 1914-1918 soit relativement jeune pour pouvoir mieux contester dès le départ des paradigmes qui commencent à s’installer[8]. Malgré que Ferguson maîtrise bien l’allemand, et qu’il ait eu accès aux archives du Reich, ses thèses n’ont pas effrayé les communautés historienne et nationale comme l’avait fait Fischer en 1961. Par ailleurs, il s’avère difficile d’ouvrir une polémique d’envergure nationale ou internationale à partir du terrain économique. Celui-ci, souvent complexe et technique, peut échapper à l’intérêt du public. Jusqu’à présent, les chercheurs ont essayé de recadrer la question dans l’optique plus large d’une histoire simultanément politique, sociale et culturelle.

Dans un autre ordre d’idées, on s’est demandé dans quelle mesure les industriels ont « profité » de la guerre ou « collaboré » bon gré mal gré en s’endettant pour mettre leurs installations au service de l’État. Dans L’Or et le Sang (1989) déjà cité, Soutou parle d’une « résistance industrielle » pour le cas allemand, dans la mesure où ce ne sont pas tous les industriels qui appuyaient les projets d’annexion de la caste militaire. Soutou a sans doute raison, mais il n’empêche que la guerre a profité à plusieurs industriels. On peut penser à ceux qui ont su reconvertir avec profits leurs installations pour la production d’armements, et à ceux qui eurent suffisamment de flair pour décrocher d’autres alléchants contrats gouvernementaux. Au niveau de la finance, la guerre a certes accru la dépendance de l’Angleterre et de la France envers le riche et futur « associé » que furent les États-Unis (Burk, 1985).

Arme mortelle mais surtout psychologique, l'utilisation du gaz de combat sous-entend que les États investirent les énergies de leurs scientifiques afin de développer des variantes toujours plus dangereuses les unes que les autres.

Les États qui parviennent à débloquer les capitaux peuvent également investir davantage dans la recherche. L’importance des sciences dans l’économie de guerre tire ses preuves dans le développement de l’aéronautique, la médecine, etc. (Hartcup, 1988). L’accélération de la recherche scientifique à des fins militaires a permis de faire ressortir une arme déjà connue, mais dont l’utilisation était jugée amorale : les gaz de combat (Lepick, 1998). Cela impliquait que son développement a mobilisé une bonne partie de la communauté scientifique des pays belligérants (Richter, 1992).

Nous sommes donc en présence d’une historiographie qui traite de questions qui nous semblent toujours d’actualité : la nationalisation d’entreprises, leurs fusions, la mobilisation et l’exode des cerveaux, etc. L’influence du taylorisme et du travail à la chaîne fournissent des explications sur la gestion des grandes entreprises (Renault, Woolwich, Krupp, etc.) dans des contextes nationaux. Les historiens britanniques et allemands s’y sont longuement penchés, mais il n’y a pas en France de véritables études d’ensemble sur l’économie française en 1914-1918, exception faite de l’ouvrage du Canadien Godfrey (1987). Un livre qui s’intitulerait Histoire économique, financière, industrielle et commerciale de la France en 1914-1918 reste encore à écrire.

Néanmoins, le bilan de la guerre économique offre la possibilité à plusieurs débats, dont la problématique la plus générale et sans nuance qu’on puisse soumettre serait : la gestion des économies de guerre : réussite ou désastre? Des réponses existent peut-être dans l’analyse du monde ouvrier en guerre.

Faux, marteau et histoire culturelle : le monde du travail en 1914-1918

D’une histoire du mouvement ouvrier jusqu’aux années 1960, la configuration historiographique du monde du travail en 1914-1918 a fait glisser l’objet vers une histoire ouvrière. Pour la première période, les historiens voulaient légitimement comprendre pourquoi les ouvriers faisaient la grève en temps de guerre. Depuis un quart de siècle, on a tenté de fouiller à l’intérieur même du monde ouvrier, d’en comprendre les structures sociales, leurs modes et conditions de vie, les contraintes (familiales, professionnelles…) qui pesaient sur eux, etc. L’aspect politique et revendicateur de la question n’a pas disparu, mais plutôt que de parler de « classe ouvrière », les chercheurs désirent mieux connaître la « société ouvrière ». Il en va de même pour le monde agricole (Ziemann, 1997).

Le pays qui a vu naître la Révolution industrielle a produit d’importantes études sur le monde ouvrier. Incontournable est l’étude comparative de John Horne intitulée Labour at War : France and Britain 1914-1918 (1991). L’une des principales thèses défendues est celle d’une situation de dépendance qui se créer entre les gouvernements et les syndicats. Les cercles des Comités d’action (France) et du War Emergency Committee (Grande-Bretagne) deviennent les lieux privilégiés de rencontres entre administrateurs et administrés. Les syndicats découvrent donc, à travers la relative ouverture d’esprit des représentants gouvernementaux de ces comités, que le gouvernement maîtrise la situation et n’est pas à la solde du capital. L’avantage de ces comités est d’assurer à l’État un rôle fort dans la médiation des conflits entre syndicats et industriels.

La question des conflits de travail vient alors naturellement. Leopold H. Haimson et Charles Tilly (1989) ont produit une étude quantitative et comparative des grèves en 1914-1918, dans l’optique de souligner les changements et les continuités du monde ouvrier avant, pendant et après les hostilités. On assiste à une modification de la composition et de la structure du monde ouvrier (ex : afflux de nombreux ruraux dans les usines de guerre urbaines). Les historiens ont cependant conclu qu’en dépit de ces bouleversements internes, les noyaux solides de la classe ouvrière d’avant-guerre sont demeurés vivants, même que leur stabilité et leur influence politique s’en sont accrues. Dobson (2001) illustre bien le cas à Leipzig.

L’une des raisons expliquant pourquoi l’afflux de nouveaux ouvriers n’a pas profondément changé la classe dans son ensemble est que les gouvernements avaient décidé de maintenir en usine les ouvriers spécialisés dans leur métier technique et donc habitués au monde industriel. Ceux-ci dirigeaient de fait. De plus, les changements dans le monde ouvrier s’opéraient souvent à l’interne, c’est-à-dire que les « nouveaux » arrivants dans les usines de guerre provenaient eux-mêmes d’autres secteurs industriels comme le textile par exemple. C’est ce qui fait dire aux auteurs précédemment cités, de même qu’à Jean-Louis Robert (1995), qu’il faut chercher ailleurs les raisons des grèves. Il en va de même pour la femme qui voit certes ses responsabilités prendre de l’importance, mais son statut général évolue peu, à l’instar de l’ensemble de la composition sociologique et structurelle du monde ouvrier auquel elle appartient (Thébaud, 1986). Elle aussi change de milieu industriel, du textile à l’armement, où les salaires sont plus élevés (Woollacott, 1994 ; Nolan, 1981). Laura Downs (1995) pense plutôt que l’arrivée des femmes en usine ne doit pas être perçue comme un simple remplacement au travail masculin, mais qu’elle a permis l’émergence d’une nouvelle et durable catégorie de travailleurs à la fois féminins et spécialisés.

Quiconque s'intéresse à l'histoire du monde du travail trouvera dans la guerre de 1914-1918 un champ d'exploration des plus intéressants. Les relations entre les gouvernements, les patronats et les syndicats furent complexes, ambivalentes, voire coopératives, selon les contextes.

Qui dit émergence dit droits au travail. La guerre favorisa une hausse significative des effectifs syndicaux dans tous les pays belligérants. L’importance du rôle des « délégués d’atelier » permit de mettre en évidence les querelles qui pouvaient exister à l’intérieur du monde ouvrier, entre ce premier groupe (collé à l’usine) et les représentants syndicaux (attachés à la défense des intérêts de l’ensemble d’un secteur industriel). Par ailleurs, la guerre n’a pas mis en évidence une accentuation de l’écart entre classe moyenne et classe ouvrière. Bien au contraire, les différences de classes à ce niveau font place à une conscience de classe plus développée et élargie, dont certains auteurs (Waites, 1987) attribuent la cohésion à la méfiance envers les « profiteurs de guerre ».

L’historiographie récente du travail tient compte également de celle des genres. De la même manière où dans les années 1960 et 1970 on s’intéressait à une « histoire politique du social » (ex : le mouvement ouvrier, le droit de vote des femmes, etc.), on en vient depuis une vingtaine d’années à mieux connaître le côté vraiment social des populations civiles. Mary L. Roberts (1994) s’est interrogée notamment sur les images contemporaines de la femme sans enfants, qu’on pense voir s’ériger en classe sociale pendant et après le conflit. L’auteure analyse pourquoi les Français ont décidé après la guerre de réévaluer les notions globales de stabilité et d’instabilité face aux rôles respectifs des sexes dans la société. Là aussi, l’histoire « politique » intéressée à tout ce qui est un mouvement se tourne vers une histoire davantage culturelle. La guerre eut quelques effets bénéfiques pour l’émancipation des femmes, mais le rapide retour à l’ordre des choses n’a pas vraiment donné suite à ce qui avait été accompli en 1914-1918 (Daniel, 1989; Downs, 1995; Grayzel, 1999). Les auteures citées, qui s’inscrivent toutes dans cet engouement pour l’histoire culturelle, s’entendent généralement pour dire que les rôles respectifs des genres ont évolué (radicalement pour les femmes). Cependant, les inégalités sociales entre sexes sont aussi profondes en 1918 qu’elles ne l’étaient en 1914.

La guerre au fond de l’âme : foi, intellectualité et mémoire

Le dernier volet de cet article sur l’évolution des études historiques depuis le dernier quart de siècle apporte également une variété de pistes à la célèbre question de Duroselle. Guerres, deuils et religions vont bien ensemble, et c’est ce qui a poussé Annette Becker (1994), Nadine-Josette Chaline (1993) et Jacques Fontana (1990) à tenter d’y voir plus clair. Ces deux derniers ont travaillé sur le rôle de la papauté et de son offre de médiation de paix. Leurs études ont mis en évidence les divisions qui régnaient, par exemple, entre les catholiques attachés à leur nationalisme respectif, face à ceux pénétrés d’un sentiment de fraternité universelle. Il empêche que la guerre apporte son cortège de deuils, dont Annette Becker (1994) et Jay Winter (1995) ont tenté d’en dégager les rites, les pratiques et les significations dans les cadres serrés de la religion officielle, mais aussi à travers un ensemble plus flou de pratiques spirituelles diversifiées. L’idée, comme toujours, est de tenir.

Guerre, foi et spiritualité. Comment ont-ils fait pour tenir? Comment font-ils pour commémorer?

C’est aussi ce que bon nombre d’intellectuels engagés ont voulu faire pendant la guerre. Si on avait tendance, des années 1920 jusqu’aux années 1970, à associer le discours culturel avec l’intellectuel, on préfère désormais en confirmer la séparation depuis les années 1980. L’intérêt consiste à explorer, par exemple, l’ensemble de la sociabilité et de la vie associative des savants et intellectuels. Rompus par la guerre, comment ces réseaux et associations parvinrent-ils à survivre? Quelle fut, le cas échéant, la nature de leur collaboration avec l’appareil étatique? Comme on l’a vu dans le cas des chercheurs au service de l’armement, les savoirs scientifique et intellectuel sont partiellement nationalisés. Le passage de l’avant-guerre à l’après-guerre témoigne d’une dislocation relative du tissu social des élites pensantes. Ce que déplorent plusieurs auteurs, c’est la perte physique d’intellectuels morts au combat, certes, mais par-dessus tout la disparition temporaire d’une « culture internationale » scientifique et intellectuelle (Wohl, 1980; Soulez, 1988; Eksteins, 1989; Hanna, 1996; Porchasson et Rasmussen, 1996). Le monde des arts et du spectacle n’est pas tellement différent. L’idée d’un « retour à l’ordre » domine l’ensemble des études consacrées au sujet, dans la mesure où les artistes, ceux qui ont survécu, veulent aussi reprendre leur souffle et tenter de reconstruire d’anciennes solidarités perdues par la guerre (Cork, 1994; Dagen, 1996; Rearick, 1997; Roshwald et Stites, 1999; Pépin, 2003).

Ce sont également les objectifs que cherchent à atteindre les gens qui participent à la commémoration de cette guerre. Ils veulent se souvenir, mais pour certains il s’agit également d’exorciser la douleur par cette confrontation avec le passé, récent ou lointain. L’historiographie de la mémoire de 1914-1918 peut être divisée en deux phases. Une première période où le débat public est dominé par les combattants et leurs familles. La seconde, avec la disparition du premier groupe, permet aux historiens d’examiner les rites mémoriels et commémoratifs.

Pour Paul Fussell (1975), l’ironie devient le symbole, voire l’emblème du discours commémoratif issu de la guerre. La pratique mémorielle de l’entre-deux-guerres avait certains problèmes à développer un discours de l’expérience du combat. Fussell dit que l’ironie fut une solution afin d’en faciliter l’expression. Avec 1914-1918, la guerre est parvenue à développer un langage propre, ironique, et stéréotypé qui se reflète souvent au cinéma dans un mariage informel entre histoire militaire et histoire culturelle (Hynes, 1990). Dans son Sites of Memory. Sites of Mourning (1995), Jay Winter reproche en partie à Fussell et Hynes de fournir une image de la guerre ne tenant pas suffisamment compte des traditions propres à une société, traditions dérivées par plusieurs racines romantiques, classiques et chrétiennes. Dans Rites of Spring (1989), Modris Eksteins voit l’image de 1914-1918 comme le début de la modernité. Sans cette guerre matrice d’un siècle de catastrophes, il serait difficile d’envisager l’émergence de la modernité pour laquelle le « restant de siècle » est redevable.

Sur le terrain, la commémoration de la Grande Guerre prend des aspects plus concrets. La seule étude des monuments aux morts peut fournir des sujets de thèses pour des décennies. Ils sont aussi nombreux que les diverses formes de commémorations qui les accompagnent (Vance, 1997; King, 1998; Inglis, 1998; Bouillon et Petzold, 1999; Connelly, 2002). Comme nous l’avons indiqué, le vétéran comme « objet-culte » et « objet-physique » de la commémoration tend à disparaître. Depuis une vingtaine d’années, l’historiographie a suivi cette réalité humaine en déplaçant son axe de gravité vers l’étude des sociétés face à leur passé, un passé que la commémoration tente souvent de déguiser en mission éducative auprès des générations qui n’ont pas connu la guerre. Qui dit « éducation » dit que l’on peut faire passer n’importe quel message, étant donné que les vétérans, trop peu nombreux désormais, ne constituent plus le principal contre-poids afin de rectifier un discours mémoriel qui dérape trop souvent[9].

Il empêche que ces hommes avaient des histoires à raconter ou à oublier. Les traumatismes de l’expérience du combat ont affecté les soldats à différents degrés. Ce que les Britanniques nomment le shell-shock (« choc de l’obus ») a été amplement étudié. Des chercheurs comme Eric J. Leed (1979) considèrent que les traumatismes des soldats trouvent une première explication dans le caractère stérile, voire immobile, de la guerre des tranchées sur le front franco-belge. Ensuite, on s’est penché sur la problématique de la reconnaissance officielle par les autorités médicales et militaires de la possible existence du shell-shock. Comment fait-on pour séparer les « tricheurs » de ceux qui ont vraiment besoin de soin? Entre leur conscience professionnelle et leurs obligations envers l’armée, les médecins britanniques avaient un choix souvent pénible à faire (Leese, 2002). Les médecins allemands tentèrent autant que possible de faire abstraction du problème en renvoyant les soldats malades au front (Lerner, 2003). L’accès aux archives médicales et militaires[10] a aussi ouvert la porte à une troisième explication sur le shell-shock. L’idée est de discerner la frontière entre, d’une part, ce qui est qualifié de réel désordre psychologique et, d’autre part, ce qui ressort davantage de la « mutinerie ». C’est sur cet aspect définitionnel que se fonde la problématique actuelle. Les autorités de l’époque craignaient qu’une définition officielle, mais inadéquate du shell-shock ne finisse par avoir les conséquences les plus désagréables sur le moral de l’armée. Là encore, on touche à la question générale du consentement à la guerre, plus précisément à ses limites chez les militaires.

Conclusion

Comment ont-ils fait pour tenir?

En résumé, nous pensons que le premier élément que l’on doive considérer par rapport à l’évolution des études sur la Première Guerre mondiale depuis 25 ans est l’explosion des thématiques de recherche. Dans ce contexte, c’est l’émergence de l’histoire culturelle qui marque une tendance encore forte de nos jours de tenter de comprendre les stratégies des populations civiles et militaires afin de « tenir », d’accepter les hécatombes et les privations de toutes sortes. En deuxième lieu, ce que les chercheurs français ont appelé les « cultures de guerre » a lancé l’étude de la guerre de 1914-1918 vers de nouvelles orientations disciplinaires. Les emprunts à la sociologie, à l’anthropologie ou à la littérature sont désormais monnaie courante. Ils ont permis de porter un regard différent sur des aspects méconnus de la vie des gens lors de ce conflit.

Ce que l’on pourrait appeler le « nouveau paradigme de l’histoire culturelle » ne bénéficie pas de la même stature dans chacune des historiographies nationales. Les Français l’ont initié pour en faire un dogme, les Allemands suivent pas à pas, mais les chercheurs anglo-saxons hésitent encore à délaisser l’histoire militaire plus traditionnelle. Il n’empêche que l’ouverture des archives et la fondation de divers centres de recherches entièrement dédiés à la Grande Guerre (Historial de la Grande Guerre, France; Western Front Association, Grande-Bretagne; Great War Society, États-Unis) ont largement contribué à la pluridisciplinarité des recherches. Ce dernier quart de siècle a donc permis d’accroître les échanges entre les chercheurs et les institutions. On n’étudie plus seulement l’histoire de son pays, mais celle des autres également. Notons enfin que, sous cet angle, il est désormais permis d’envisager l’écriture d’une histoire de la Première Guerre mondiale qui pourrait être à l’image de ce que tente de devenir l’Europe actuellement, à savoir européenne.


[1] Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire », 2004. 340 p. Compte tenu du nombre limité de pages, et pour ne pas alourdir les notes de bas de page, les références ultérieures sont renvoyées à la bibliographie incluse dans le présent exercice. Nous nous limiterons à mentionner dans le texte le nom de (ou des) l’auteur(s), la date de publication de l’ouvrage dans sa langue originelle, ainsi que le numéro de la page de la référence, le cas échéant.

[2] Notons par exemple la très cinglante critique de Lloyd George envers le commandement du maréchal Douglas Haig, alors commandant en chef des troupes de l’Empire britannique déployées sur le front de l’Ouest (France et Belgique). L’auteur, ancien premier ministre, avait un accès privilégié aux archives du War Cabinet et a publié sa critique contre son ancien rival lorsque celui-ci était déjà décédé (1928).

[3] Nous référons le lecteur au chapitre consacré à la bataille de la Somme (1916).

[4] À l’aube, en première ligne : période de l’« alerte » où les soldats restent pendant au moins une heure devant le parapet; fin de l’alerte, certains demeurent aux créneaux pour surveiller, les autres vaquent aux corvées (ravitaillements, terrassement, entretien du matériel, repos, loisirs, etc.); canonnade à 17 heures qui dure de 5 à 10 minutes en secteur rapproché; retour aux activités normales de tranchées; au crépuscule, période de l’alerte; activités de tranchées pendant la nuit. Le manège peut durer quatre ou cinq jours, ensuite les compagnies de l’avant sont relevées et passent en deuxième ou troisième ligne pour quelques jours. Le bataillon au complet s’en va finalement au « repos » à l’arrière pendant quelques jours avant de remonter en ligne.

[5] Un bon exemple de ce point est tiré du livre sur les soldats canadiens et la technologie militaire écrit par Bill Rawling (voir bibliographie). Il a étudié les témoignages de soldats et d’officiers qui se plaignaient de la mauvaise qualité de la carabine d’infanterie Ross. Les hommes décrivaient parfois en détail à leur famille (malgré le danger de la censure) le fonctionnement de cette arme dans le but d’exprimer leur frustration de se l’être faite imposée. Certains hommes ont par ailleurs raconté qu’ils ont été punis pour avoir tronqué leur Ross contre la carabine britannique Lee-Enfield, beaucoup mieux adaptée aux conditions humides et boueuses des tranchées.

[6] Votée en 1913, la loi faisait à nouveau porter de deux à trois ans la durée du service militaire obligatoire dans l’armée d’active en France. Cette hausse des effectifs militaires permanents permettrait, selon les défenseurs de la loi, de mieux protéger la nation en cas d’agression.

[7] Les Pals Battalions sont des unités d’infanterie d’où les recrues proviennent, théoriquement, d’une même ville (ou quartier), d’un même milieu social, des milieux étudiants ou professionnels. On donnait à ces unités un nom bien caractéristique de l’origine sociale ou professionnelle des recrues, le tout dans le but d’assurer un certain esprit de corps parmi la nouvelle troupe.

[8] Deux de ces paradigmes : le premier, que le camp qui possède le plus de ressources ait davantage de chances d’arracher la victoire dans une guerre d’usure; le second, qu’il est « normal » pour un camp d’avoir des difficultés à assurer son ravitaillement lorsque ses navires sont systématiquement torpillés par les sous-marins ennemis.

[9] Sans doute influencés inconsciemment par l’« ironie fussellienne », plusieurs vétérans canadiens et allemands de 1939-1945 ont confié à l’auteur de ces lignes leur malaise face à l’exploitation de leurs épreuves à des fins commerciales.

[10] Selon la législation nationale spécifique à chaque pays en matière de libre accès à ce type d’archives.

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Quelques perspectives quant au militarisme et son évolution

Les soldats qui combattent sont-ils des héros ou de la chair à canon? Cette interrogation n’a en soi rien de nouveau et le débat qu’elle suscite est souvent le même, quoique sa coloration varie selon les contextes et les époques. Certains diront que les militaires sont des hommes et des femmes qui servent sous les drapeaux en défendant des principes et des valeurs que leur société devrait logiquement entériner. Or, dans toute démocratie qui se respecte, il y aura toujours des gens pour contester ces prétentions et affirmer que les soldats ne sont que de la chair à canon au service d’un régime. Certaines sociétés sont assurément plus militaristes que d’autres. Néanmoins, les perceptions quant à ce qu’il est convenu d’appeler le militarisme sont sujettes à une analyse d’ensemble des rapports qu’entretiennent la société civile et la société militaire.

Page-couverture d'un ouvrage à caractère satirique de Lucien Séroux sur l'antimilitarisme.

Définition et premières utilisations du terme

Le militarisme se définit généralement comme la prévalence de « sentiments militaires » au sein d’une société ou sinon une tendance à percevoir l’efficacité militaire comme la primauté de l’action étatique. Défini ainsi, le terme de militarisme n’embrasse pas réellement toute la réalité des sociétés humaines à travers l’Histoire, de l’Antiquité à nos jours.

Pourquoi? Parce que le besoin primaire de se défendre est un préalable pour n’importe quelle société stable, si bien que pour la plupart des sociétés à travers l’Histoire, un certain degré de militarisme relevait de la nécessité et non d’un choix délibéré. Cela pourrait expliquer, en partie, que certaines sociétés ou états n’accordèrent pas le même niveau d’importance ou de crédibilité au militarisme, dans la mesure où les menaces directes à la sécurité collective n’étaient pas du même degré, selon que le danger soit proche ou éloigné.

On peut cependant retracer une première utilisation du concept de militarisme pour soutenir une analyse politique dans les mémoires de Madame la Comtesse Victorine de Chastenay-Lanty, en France. Celle-ci employait ce terme en référence à la glorification du personnage de Napoléon Bonaparte et à l’ensemble des valeurs militaires qui étaient véhiculées à cette époque dans l’armée et la société françaises. Après cela, le mot tomba quelque peu en désuétude jusqu’aux années 1860, moment où il fut ravivé par Pierre-Joseph Proudhon dans sa critique de la mentalité autoritaire voyant la guerre comme le meilleur moyen de mobiliser les énergies de l’Homme.

La comtesse Victorine de Chastenay-Lanty

L’utilisation péjorative que fit Proudhon du terme de militarisme finit par être largement acceptée et le concept devint un néologisme de plus en plus utilisé dans les encyclopédies et divers journaux à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Avec les décennies, le terme finit par prendre deux significations. D’une part, on employa le terme de militarisme pour définir (au sens de dénoncer) toute intrusion du militaire et de considérations militaires dans le processus décisionnel relevant du politique. En clair, la politique étrangère d’un état pouvait être perçue comme étant « militariste » si ses postulats de base devenaient soumis à l’influence des militaires.

Pierre-Joseph Proudhon

D’autre part, on remarque l’émergence d’une plus large notion touchant au « militarisme social ». Celui-ci sembla exister dans des pays où les valeurs militaires et les mentalités s’y rattachant étaient parvenues à se fondre dans les valeurs et mentalités de la société civile, pour en arriver à redéfinir la culture politique du pays. Par conséquent, ce fut par ces deux définitions que les analystes employèrent subséquemment le concept de militarisme afin d’étudier certains types de systèmes politiques et différentes sociétés.

Comme nous le verrons, la notion d’une dichotomie divisant deux types hypothétiques de systèmes sociopolitiques, et par conséquent des sociétés entières, n’alimenta pas seulement les discussions académiques sur l’emploi du concept de militarisme, mais elle constitue généralement le cœur du débat qui emprisonna le concept dans un étau péjoratif. C’était du moins la situation à la mort de Proudhon en 1865 et pour les trente années qui ont suivi. Par contre, le militarisme finit par posséder des contours conceptuels un peu plus raffinés seulement à la fin du XIXe siècle, notamment à l’époque où les sociologues et les économistes politiques se joignirent au débat.

La perception de Herbert Spencer

Herbert Spencer

À cet égard, on remarque la contribution du philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer. Dans ses Principles of Sociology, Spencer identifiait un « type militant de société » qu’il définissait comme une société dans laquelle tous les hommes jugés aptes au combat luttaient en quelque sorte contre les « autres sociétés. » Dans l’optique où ces « autres sociétés » ne pratiquaient pas un militantisme militaire, Spencer les décrivait sans trop de nuances comme des « sociétés industrielles » dans lesquelles la défense de l’individualisme de l’Homme devenait un devoir collectif.

Au fond, Spencer disait que les sociétés industrielles étaient tout aussi capables de défendre les mêmes valeurs et intérêts (la vie, la liberté et la propriété privée) que les soi-disant sociétés militantes à caractère militaire. Pour cette même raison, les sociétés de type industriel n’auraient pas besoin d’une agence de contrôle à caractère despotique comme une armée ou un gouvernement autoritaire. Spencer concevait néanmoins que la ligne de démarcation entre ces deux types de sociétés pouvait être mince et floue, ne serait-ce qu’en considérant que, logiquement, des sociétés militaires pouvaient s’engager dans des activités industrielles.

Ultimement, Spencer raffina sa taxonomie pour étayer une vision évolutive de l’Histoire, selon une tendance libérale, dans le but de faire la démonstration qu’au final, la société industrielle finirait par prendre le dessus sur la société militaire, telle qu’il la concevait probablement dans l’Angleterre de son époque. En ce sens, pour lui, l’industrialisation était bien entendu synonyme de capitalisme, qui lui aussi aurait le dessus sur le militarisme, sans pour autant être une panacée.

La poursuite sous Hintze et l’argumentaire marxiste

Otto Hintze

D’autres académiciens tentèrent de raffiner le schéma de Spencer. L’un de ceux qui furent grandement inspirés par les travaux de Spencer fut l’historien constitutionnaliste allemand Otto Hintze. Celui-ci ajouta au schéma de Spencer des dimensions géographiques et temporelles. Son travail sur le militarisme est significatif parce qu’il construisit son argumentaire dans l’unique but de démolir la théorie marxiste sur ce même sujet.

Si le militarisme sous Spencer et Hintze fut une manifestation typique d’une société préindustrielle et précapitaliste, pour les marxistes, toutes les sociétés présocialistes étaient à la base militaristes. En d’autres termes, alors qu’ils essayaient aussi de développer un nouveau modèle prônant un changement d’ampleur du schéma sociétal, les marxistes, contrairement aux libéraux, croyaient que les sociétés capitalistes industrielles étaient plus sujettes à produire du militarisme que celles précapitalistes.

Dans ce contexte, l’argumentaire prit essentiellement deux formes. Certains, comme Rudolf Hilferding et Vladimir Lénine, intégrèrent le concept du militarisme à leur théorie générale de l’impérialisme capitaliste et ils le virent comme une partie intégrante de la violente expansion de l’Europe dans le monde. D’autres, comme Rosa Luxembourg, préférèrent se concentrer sur l’angle domestique de l’utilisation du concept, dans l’optique de la course aux armements, en postulant que le militarisme représentait le moyen d’exploiter économiquement et politiquement le prolétariat.

Rudolf Hilferding

Luxembourg croyait que les armements garantissaient à ceux qui les possédaient le maintien du statu quo d’exploitation des travailleurs, tout en contrant leurs protestations et leurs légitimes demandes pour du changement. De plus, toujours selon Luxembourg, les armements gardaient la population dans un état constant de tension, d’agressivité et de peur face au déclenchement d’une guerre généralisée provenant de l’extérieur dans laquelle la classe ouvrière servirait de chair à canon.

La théorie et la pratique semblant être inséparables dans la doctrine marxiste. Les particularités propres au fonctionnement du régiment capitaliste devaient être utilisées dans le combat visant à le renverser. À cette fin, les mouvements de la classe ouvrière d’Europe n’allaient pas devoir uniquement combattre pour du changement (par la révolution ou des réformes radicales) dans l’actuel ordre socioéconomique, ils devaient aussi lutter contre le militarisme, qu’ils percevaient comme étant le principal virus de la société capitaliste industrielle.

En Allemagne, là où le mouvement de la classe ouvrière semblait être le plus nombreux et le mieux organisé, l’agitation n’était pas seulement menée contre le traitement brutal des recrues militaires et la militarisation de la culture politique, mais aussi contre la course aux armements et la politique étrangère du Kaiser jugée aventureuse. À ce propos, Karl Liebknecht fut probablement l’une des figures emblématiques de la dénonciation du militarisme lors des grands rassemblements sociaux-démocrates dans l’Allemagne de son époque. Le plus ironique dans tout cela, c’est que cet enthousiasme, qui se généralisait en Allemagne devant la thèse antimilitariste, disparut du jour au lendemain lorsque la guerre fut déclarée en 1914. D’ailleurs, toutes pensées d’éventuelles solidarités internationales prolétariennes (ex: la grève générale) disparurent également en coup de vent, si bien que l’Internationale socialiste ne s’en remit jamais.

Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg

Fascisme et nazisme: la nouvelle coloration du débat

Le débat sur le militarisme revit avec l’émergence des mouvements politiques fasciste et nazi, mais le but n’était pas de savoir si ces idéologies étaient militaristes, loin de là. Bien entendu, celles-ci l’étaient, fièrement et ouvertement. Les adversaires marxistes lièrent le phénomène au capitalisme bourgeois et en ce qu’ils croyaient être l’aggravation de la situation politico-économique au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Quelques-uns, il est vrai, virent le fascisme comme une excroissance du vieux fond capitaliste typique de l’époque de l’après-guerre en Italie. Pour sa part, et c’est paradoxal, Hitler percevait les marxistes comme les acolytes d’un système capitaliste d’avant-garde. Une différence similaire d’opinions s’observe aussi en regard du Japon et la prédominance de son militarisme dans les années 1930 et 1940. Ce qu’il importe de retenir dans ce contexte des années 1920 aux années 1940, c’est le point crucial à l’effet qu’en dépit des variations et des contradictions propres aux mouvements fasciste et nazi (et impérialiste au Japon), les marxistes voyaient le militarisme comme étant de plus en plus associé avec le capitalisme qu’avant 1914.

Mussolini et Hitler

Le problème avec le fascisme et le nazisme était que ces idéologies se présentaient comme une « troisième voie ». C’était une voie qui n’était pas simplement anticommuniste, mais qui était aussi anticapitaliste et antilibérale. Ce fut notamment en raison de cette autoprésentation et des politiques répressives qui leur étaient associées, que les intellectuels de tendance libérale (poursuivant sur la lignée de Spencer et Hintze) pouvaient voir que le militarisme était seulement possible au sein des sociétés qui n’étaient pas entièrement industrialisées et qui ne possédaient pas de systèmes parlementaires représentatifs, ni d’une culture civique développée.

La perspective américaine: le « militarisme rouge »

Cette sorte de soi-disant « retard » ou de non-volonté du militarisme à s’imprégner des caractéristiques des sociétés libérales, telles que mentionnées précédemment, aurait été prise en considération après 1945 afin de réorienter la définition du concept. À cet égard, la contribution des sociologues américaines n’est pas à négliger.

S’il y a une généralisation que l’on puisse faire au sujet de l’utilisation du terme de militarisme dans les débats publics et académiques au XXe siècle, c’est que les deux principales écoles de pensée (libérale et marxiste) continuèrent de soutenir leur cause respective, et ce, même au travers de la barrière idéologique qui les sépare. Par exemple, après 1917, les libéraux soulevèrent la question d’un militarisme « rouge », voire d’un « militarisme bolchevique ». Ce faisant, les libéraux lièrent le concept vers une notion élargie de « retard » (à l’instar de la situation observée chez les fascistes et les nazis en 1945), qui affecta non seulement les sociétés préindustrielles et industrielles, mais également les sociétés socialistes.

Cette présomption, qui dit en gros que les marxistes sont militaristes, atteint l’apogée de sa popularité lors de la Guerre froide. Elle devint non seulement une arme de propagande, mais aussi un moyen de compréhension des structures de puissance du système soviétique, toujours selon l’argumentaire libéral.

La prise de Berlin en 1945 ou l'apogée de la gloire de l'Armée rouge.

C’est en quelque sorte dans ce contexte, le tout en lien avec le débat à l’Ouest sur l’émergence du soi-disant complexe américain militaro-industriel, que l’expert de l’Union soviétique Vernon Aspaturian essaya d’identifier un phénomène similaire dans les sociétés communistes. En ce sens, Aspaturian discernait une sorte de polarisation des hommes et des institutions entre, d’un côté, des individus dont les actions étaient dirigées sur les questions de sécurité, d’armements et d’idéologies, puis de l’autre côté, des individus davantage liés à des activités de productions agricoles, civiles et communautaires.

Suivant la chute de l’URSS, qu’Aspaturian avait prédit des décennies auparavant, la question d’un « militarisme rouge » perdit naturellement de son importance comme arme idéologique. La question est désormais abordée comme phénomène historique, en particulier dans l’optique où les chercheurs fouillent dans les archives soviétiques pour tenter de comprendre comment le système a pu tenir aussi longtemps. Les questions auxquelles ils tentèrent de répondre dans les années qui suivirent immédiatement la chute du bloc de l’Est tournaient autour, par exemple, de savoir si les dirigeants soviétiques occupèrent une position suffisamment forte pour défier la primauté du Parti communiste et celle du Kremlin (ce qu’on appelle le « militarisme politique »). Dans un ordre d’idées similaires, est-ce que la militarisation de la société soviétique lors de la Seconde Guerre mondiale et pendant la Guerre froide correspondait à une sorte de « militarisme social »?

Le débat au lendemain de la Guerre froide

À la lumière de tous les éléments qui ont été abordés, on peut en ajouter un dernier qui sort de la discussion classique sur le militarisme relevant de la dichotomie libérale-marxiste. Cela concerne le militarisme vu dans ce qui était autrefois convenu d’appeler l’espace géopolitique du Tiers-Monde, que l’on convient d’appeler désormais le monde en voie de développement.

Prenons l’exemple des quelques régimes militaires qui apparurent dans les années 1950 et 1960, que ce soit en Afrique ou plus particulièrement en Amérique latine. Dans ce dernier cas, les régimes militaires de la région étaient peu nombreux et on peut se demander comment les officiers professionnels des armées de ces états en vinrent à prendre le pouvoir et à s’y maintenir au-delà de la simple considération coercitive. Plus précisément, de quelle manière ces mêmes officiers, maintenant installés sur le trône, contribuèrent-ils par leur militarisme affiché au développement de leurs sociétés respectives? Ont-ils tous été des dictateurs? Ont-ils tous été des modernisateurs? Les réponses ne sont pas toujours aussi simples.

Conclusion

Comme on l’a vu, le militarisme est un phénomène sociétal beaucoup plus complexe qu’il n’en paraît à première vue. Avec la fin de la Guerre froide, le concept avait perdu une grande part de son élan idéologique, si bien qu’on peut se demander s’il est encore révélateur pour décrire un phénomène sociétal. Ne vaut-il pas mieux le laisser prisonnier de sa connotation péjorative?

Le militarisme est rarement utilisé de nos jours pour décrire des systèmes ou des politiques publiques. Il est plutôt vu comme un phénomène du passé qui doit être examiné avec les outils méthodologiques et conceptuels à la disposition des historiens.