La doctrine militaire française de 1871 à 1914 : considérations théoriques et matérielles

Introduction

Pour ne plus prendre le risque de futurs désastres nationaux, il aura fallu à la France, suite à la défaite de 1871, une sérieuse remise en question sur l’efficacité de sa doctrine militaire et sur les moyens à prendre afin d’affermir sa défense. Malgré toutes ces décennies de réflexion militaire d’ordre stratégique, tactique et doctrinal, les batailles de 1914 ont bien failli provoquer un second cataclysme en moins de cinquante ans. Que s’était-il passé entre-temps, dans les esprits des stratèges militaires sous la IIIe République, pour qu’on assiste une seconde fois à une marche des Allemands sur Paris? Bien entendu, le deuxième acte, du moins à court terme, fut victorieux, mais à quel prix. Près de 300.000 soldats avaient été tués à la fin de 1914 pour en arriver à quoi? À donner l’impression à l’état-major qu’il avait vu juste dans sa conception stratégique.

Assurément, ce constat est quelque peu brutal et mérite que l’on y apporte des nuances. Le présent article se veut une étude sur la doctrine militaire française au cours des années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. En fait, nous tenterons de voir, à partir d’une réforme de la pensée militaire depuis 1871, comment l’état-major de l’armée française a modifié sa conception de la bataille, comment il a appliqué ses réformes sur le terrain et comment il les a inculquées au corps des officiers chargés de transmettre la nouvelle doctrine aux soldats.

Peinture d'Édouard Detaille intitulée "Le Rêve" (1888). Nostalgie des gloires passées?

L’humiliation de 1871 : genèse du problème

La paix de Francfort permit aux politiciens français Thiers et Favre de limiter en quelque sorte les dégâts, notamment en acceptant à contrecœur la condition de Bismarck réclamant, comme lourd butin de guerre, la prise de l’Alsace-Lorraine en échange d’une évacuation accélérée du territoire. Ce fut donc une France humiliée qui émergea de la guerre contre la Prusse et ses alliés germaniques. Partie fière et confiante en juillet 1870, l’armée française fut pourtant surprise et battue en quelques semaines par un adversaire plus puissant qu’elle. Battue, l’armée l’était certes, mais le facteur de la surprise ne doit pas être négligé. En effet, si l’on compare les armées françaises et allemandes pendant l’Année terrible, on s’aperçoit vite qu’il y a des différences fondamentales désavantageant les Français. Ces constats servirent de fondements à la remise en question de la doctrine militaire sous la nouvelle République.

Est-ce l'armée professionnelle française qui faillit à la tâche en 1870, ou le problème est ailleurs? Dans l'équipement? La doctrine?...

En premier lieu, l’armée de Napoléon III n’était pas prête à faire la guerre. Compte tenu de son système de recrutement et des difficultés logistiques associées à la mobilisation, l’armée française ne put aligner que 300,000 hommes au début du conflit, lesquels ne composèrent en fait que l’armée de métier. Pour assister les combattants professionnels, la Garde Nationale mobilisée ne disposa même pas des capacités pour résister au moindre régiment de réserve allemand. En face, nous avions une armée disciplinée de soldats conscrits, instruits et bien entraînés, qui atteignit l’effectif d’un demi-million d’hommes, avec une expérience relative et récente du feu lors des campagnes contre le Danemark (1864) et l’Autriche (1866). Par ailleurs, la Prusse compta sur l’utilisation massive d’une artillerie lourde (contre les places fortes en particulier) et elle préféra concentrer ses armées sur des points précis, plutôt que de les disperser. Ces deux principes compensèrent largement les faiblesses du fusil allemand Dreyse, face à l’excellent Chassepot français.

Quant au corps des stratèges, les déficiences françaises furent aussi profondes que celles de l’armée d’active précédemment évoquées. Nous avons dit « corps des stratèges », en faisant référence à un quelconque corps ou institut voué à la pensée militaire, mais la réalité fut qu’il n’en exista pas sur une base permanente en 1870. Le chef de l’armée est l’empereur en personne, qui est assisté par des maréchaux et généraux formant une société fermée et peu encline à échanger entre ses membres des informations tactiques, surtout en pleine bataille.

En campagne, les stratèges français n’eurent donc pas la possibilité d’élaborer, ni d’appliquer une doctrine efficace. Ils n’avaient pas non plus le loisir de réfléchir sur le seuil de risques à faire courir aux soldats. Le résultat fut l’impossibilité de commander une grande quantité d’hommes. Lorsque la situation sembla grave, voire désespérée, ce fut de l’initiative et du sacrifice des soldats que dépendit le salut de l’armée, et non de la compétence particulière des généraux. En Allemagne, ce fut tout le contraire, en particulier sous l’influence de von Moltke. Celui-ci avait pris la peine de structurer un état-major solide, lequel avait en outre la chance de manœuvrer avec plus de liberté, car il n’avait pas le roi « à sa table », contrairement à ce qui se passait en France.

L’Allemagne a von Clausewitz, la France Ardant du Picq

Le constat fut souvent établi que l’armée française de 1870-1871 ne disposa pas des qualités offensives nécessaires qui auraient pu influencer le cours des événements. Dans le but de renverser cette situation, des stratèges avaient énoncé certaines doctrines, voire une « philosophie de guerre » qui, somme toute, avait une chance d’être entendue de la part des généraux. En Allemagne, Carl von Clausewitz avait rédigé De la guerre, un ouvrage de stratégie militaire qui donnait un fondement intellectuel à la réorganisation de l’armée prussienne dans les années 1860.

Le colonel Ardant du Picq. Tué à la tête de son régiment en 1870, la pensée militaire d'Ardant du Picq lui survécut. Son principe de base, qui allait inspirer toute une génération d'officiers: attaquer.

Quant à la France, c’est le colonel Ardant du Picq (tué à la tête de son régiment en 1870) qui avait pensé au principe de « l’attaque à outrance », et ce, dès 1870, dans son livre intitulé Études sur le combat. Du Picq avait une idée bien simple : attaquer à la limite maximale afin de briser les rangs ennemis devant une rangée de baïonnettes chauffées à blanc. Bien que certains critiques affirmèrent que le livre de du Picq fut assez radical, il n’empêche qu’il offrit une alternative à la doctrine défensive dictée auparavant. Autrement dit, il était question d’un bouleversement complet dans la manière de penser et de voir la bataille. On peut également prétendre que, dans le contexte revanchard qui suivit la défaite, les idées d’Ardant du Picq apparurent comme séduisantes et elles eurent une certaine facilité à s’imposer dans le corps des officiers de l’armée française. Bref, il fallait s’écarter du carcan défensif, de ce repli qui risquait de menacer la France à long terme.

Avant d’être adoptée par les officiers, la théorie de l’offensive à outrance avait dû être embrassée officiellement par l’état-major. Cela fut chose facile puisque les idées de du Picq avaient de nombreux partisans. En effet, un groupe d’officiers de haut rang, animé par le colonel Loiseau de Grandmaison et par le général Ferdinand Foch, transcrivit au tournant du siècle la nouvelle théorie dans les manuels destinés à la formation des futurs officiers. Tellement convaincu par cette doctrine qu’il avait fait sienne et renouvelée, de Grandmaison n’hésitait pas à affirmer qu’avec elle, l’armée française avait retrouvé ses traditions militaires de jadis et qu’elle ne devait plus admettre aucun principe tactique contraire à l’offensive. La doctrine de du Picq faisait dire à Grandmaison que faire la guerre était en somme simple : il faut savoir où est l’ennemi, puis décider quoi faire ensuite. Dans son Art de la guerre, on constate que le théoricien militaire chinois Sun Tzu disait exactement la même chose, il y a de cela environ 2,500 ans.

La transition matérielle (1880-1905)

Du côté de ses équipements, l’armée française avait apporté une série d’améliorations entre 1880 et 1905. Cette optique matérielle faisait partie de l’aspect concret du renouvellement de la stratégie de l’armée. L’attaque du type « à outrance » n’était pas possible si l’armée ne disposait pas de moyens efficaces afin d’y parvenir. On en était bien conscient, puisqu’il fallait changer l’image et la réputation du soldat qui avait été quelque peu entachée par la défaite de 1870. Cependant, il y a un pas considérable à franchir entre la prise de conscience du problème et l’apport de solutions. Certains diront qu’en 1914 le fantassin français était une copie conforme de son prédécesseur de 1870, mais cela n’est pas tout à fait vrai, même si certaines lacunes perduraient.

Soldats et officier de l'armée française en 1914.

Certes, le soldat de 1914 portait toujours le pantalon garance avec la capote gris-bleu et le képi bicolore. À l’exception de certaines modifications de détail, notamment au niveau des boutons et des cartouchières, l’uniforme n’avait pas vraiment évolué depuis la guerre précédente. Le havresac, qui est en quelque sorte la « garde-robe » du fantassin, était un peu plus petit que celui du Second Empire, mais il était tout aussi mal adapté au combat moderne. En service depuis 1893, « l’as de carreau », comme on l’appelait, avait profondément déçu les soldats. Son premier défaut était le cirage noir dont il fallait l’enduire, afin de le rendre imperméable. Discipline oblige, le sac devait être constamment reluisant, sous peine de punition. Nous nous abstiendrons ici d’énumérer toutes les étapes que le soldat devait accomplir pour mettre son sac sur le dos parce qu’il s’agissait d’un véritable fardeau. Le même problème s’appliquait aux cartouchières, dont une avait été ajoutée dans le dos à la hauteur des reins pour compenser l’abandon de la traditionnelle giberne. À l’avant, leurs dispositions pouvaient nuire au fantassin lorsqu’il était couché au sol, car elles lui compressaient directement le ventre. Pour sa part, le soldat allemand avait six cartouchières d’un poids plus léger qui favorisaient la locomotion, et elles étaient mieux réparties sur le corps.

Du côté du fusil, l’armée française de 1870 avait une longueur d’avance, sinon deux, sur son adversaire allemand. En effet, le fusil Chassepot, adopté officiellement en 1866, tirait des balles dans un magasin et avait une cadence de tir et de portée deux fois supérieures à son homologue allemand le Dreyse. En 1887, le fusil Lebel (du nom de son concepteur, le colonel Lebel), de sa véritable appellation Fusil 1886 modifié 1893, était mis en service. D’un calibre assez élevé (8 mm), il pouvait contenir dix cartouches, dont huit étaient logées dans un magasin tubulaire situé sous le canon. En dépit de cette contenance, et à cause d’elle, ce fusil était lourd et son centre de gravité était déséquilibré vers l’avant. Déjà dépassé avant 1914 par ses homologues étrangers (le Lee-Enfield britannique ou le Mauser 1898 allemand), le Lebel constituait quand même une arme fiable aux mains d’un fantassin bien entraîné.

Dans un autre ordre d’idées, bon nombre d’historiens militaires considèrent qu’un des facteurs ayant influé sur la défaite française en 1870 fut l’artillerie et son utilisation. La Prusse utilisait un canon Krupp en acier, avec une rayure qui avait pour avantage d’accroître la rapidité du projectile, sa portée et sa précision, mais aussi d’éviter une surchauffe précaire. Ce canon se chargeait par la culasse et non par la bouche et chaque régiment disposait de trois pièces pour environ mille hommes. Dans ce domaine, la France accusait un retard considérable. Les 900 canons qu’elle avait à sa disposition (contre les 1.200 de l’ennemi) étaient essentiellement confectionnés en bronze (ils surchauffaient plus vite) et ils n’étaient pas rayés. En outre, la qualité des projectiles laissait à désirer. Précisons que le ratio est cette fois de deux pièces pour mille hommes. Cet état de fait a conduit les responsables de l’artillerie française à revoir la qualité et la quantité de leurs pièces.

Vers la fin du XIXe siècle, le système du frein hydraulique fit son apparition en France et dans d’autres pays. Ce sont les capitaines Émile Rimailho et Sainte-Claire Deville qui mirent au point le célèbre « 75 » (Canon de 75 mm modèle 1897), la pièce que l’armée attendait depuis 1871. D’une portée trois fois supérieure à celles de ses concurrents de même calibre, le 75mm était en quelque sorte la meilleure arme que possédait l’armée française en 1914. Les munitions tirées par ce canon étaient très variées : obus explosif, incendiaire, fumigène, à gaz, percutant, fusant, etc. Par contre, en dépit du remarquable progrès technique que représentait l’adoption du 75mm, l’artillerie française de 1914 présentait la même lacune que celle de 1870 : où sont les canons lourds?

Le principe de l’attaque à outrance prévoyait une offensive rapide et décisive avec le maximum de mobilité, tant pour l’infanterie que pour l’artillerie. Dans ce contexte, selon les considérations avancées par le général Joffre et ses théoriciens, les canons de gros calibre n’étaient pas adaptés à une guerre de mouvement. Le 75mm devait suffire, grâce à la cadence élevée de son tir et à sa capacité relative de se déplacer rapidement pour suivre l’infanterie. Pendant les batailles de l’été 1914, l’artillerie lourde n’entra pas dans les calculs de l’état-major français. Jusqu’en 1916 au moins, l’artillerie lourde fut employée de manière improvisée et les vieux modèles des années 1880 (canons de Bange, etc.) étaient abondamment utilisés au début des hostilités.

Des artilleurs français maniant leur pièce de 75mm.

D’une stratégie à l’autre: les Plans XV, XVI et XVII

Dans l’éventualité d’une autre guerre contre l’Allemagne, les généraux français avaient prévu une série de plans stratégiques afin de préparer l’entrée en campagne. Précisons-le immédiatement, ces plans (auxquels on accordait un nombre pour les distinguer) ne sont en fait que des indications de concentrations de troupes. En prenant exemple sur le Plan XVII finalisé en 1914, dans lequel l’on considère qu’il convient de lancer une vigoureuse offensive en Alsace et en Lorraine, l’on remarque que la priorité réside dans la disposition rapide des corps d’armée avant le début des opérations.

Au cours de l’été de 1910, le nouveau généralissime Michel reprit l’étude du Plan XVI adopté en 1907-1908. Constatant que celui-ci comportait d’importantes négligences quant à l’éventualité d’une offensive allemande en Belgique, il décida de revoir le tout et soumit ses résultats en 1911 au ministre de la Guerre d’alors, le général Brun. Le principal changement doctrinal était que Michel prévoyait qu’en cas de guerre, l’Allemagne ferait pénétrer ses troupes très profondément en Belgique, et non superficiellement, en passant seulement par la Meuse et la Sambre, comme le prédisait le Plan XVI.

Cela dit, est-ce que Michel avait tort d’insister pour une modification du plan? Peut-être pas, dans la mesure où le général appuyait son argument en faisant remarquer que la rivalité navale anglo-allemande pourrait faire en sorte que les Allemands désirent capturer l’important port d’Anvers en Belgique, et ce, afin de lancer des opérations plus profondément en Mer du Nord. Ajoutons qu’une offensive en Belgique offrirait aussi à l’armée allemande un plus large espace de manœuvre contre les Français. Cette éventualité n’avait pas non plus échappé à Michel.

Concrètement, ce dernier proposait de revoir le Plan XVI afin de concentrer près de 700.000 hommes le long de la frontière franco-belge, loin de l’Alsace-Lorraine. On peut deviner que son intention était, dans un premier temps, d’offrir un maximum de résistance à une offensive allemande en Belgique, dont il était certain de la concrétisation. Il s’agissait également d’agir en plus étroite coordination avec les armées anglaise et belge (malgré que cette dernière défendait jalousement sa neutralité). Quant au front partant de l’Alsace-Lorraine jusqu’à la frontière suisse, Michel prévoyait d’y placer 300.000 hommes. Comment alors l’armée française pouvait compter sur un million de soldats à la mobilisation? La solution était de faire comme les Allemands, en utilisant les régiments de réserve au même titre que ceux de l’armée active. Les événements de 1914 prouvèrent que Michel avait vu juste, mais la principale opposition à son plan venait de Joffre, qui estimait que la minceur des effectifs en Alsace-Lorraine ouvrirait la porte de Paris aux Allemands. De plus, le plan de Michel ne se vendait pas bien auprès de la classe politique française, dans la mesure où il faisait du front de l’Alsace-Lorraine un secteur secondaire.

XVI ou XVII?

Par ailleurs, ce Plan XVI était l’intermédiaire des trois plans de guerre établis entre 1903 et 1914. Nous avons décidé de l’aborder en premier, afin de mieux saisir la réalité des plans XV et XVII. Le Plan XV prévoyait une stratégie tout autre et relevait d’une philosophie militaire différente. Ce fut le général Brugère qui avait finalisé ce Plan XV en 1903, dans l’optique d’une concentration très massive destinée à attaquer en Lorraine. Contrairement à Michel, et en dépit des rapports transmis par ses officiers, Brugère refusait de déplacer quelques corps vers le nord afin de contrer une offensive des Allemands en Belgique. Brugère croyait qu’une telle approche de l’ennemi affaiblirait son flanc en Lorraine et faciliterait l’avance française. Le seul argument susceptible de convaincre Brugère de déplacer des troupes vers le nord était la protection des places fortes autour de Verdun qui, comme on le pensait, constituaient un pivot efficace à de futures orientations des déplacements stratégiques français, une fois l’assaut allemand amorcé.

Successeur de Brugère, le général Hagron modifia le plan XV en 1907 afin de fortifier Verdun une fois pour toutes. Après tout, des troupes concentrées à Verdun prendraient autant de temps pour se rendre en Lorraine ou en Belgique, en réaction aux intentions allemandes. Ensuite, la rapidité de la mobilisation française fournirait les troupes nécessaires afin de colmater le vide relatif laissé autour de Verdun par le déplacement des premières troupes vers la Belgique ou vers la Lorraine. De ce Plan XV ressortit cependant une lacune que s’empressa de combler Michel dans son Plan XVI : il n’y était pas tenu compte de la présence des forces britanniques dans la bataille. La conclusion finale des accords de l’Entente Cordiale en 1908 facilita la tâche de Michel, qui put inclure des dispositions pour l’armée britannique.

De ce que l’on peut comprendre à la lumière des précédentes lignes, le Plan XVI était différent du Plan XV, mais les changements drastiques opérés par Michel lui coûtèrent son poste de généralissime en juillet 1911, au profit de Joffre. Le départ de Michel n’était pas étranger aux conflits que son Plan XVI avait suscités entre lui et le ministre de la Guerre d’alors, Adolphe Messimy. Ce dernier pensa que Michel n’eut pas l’étoffe d’un stratège et il le força à démissionner. Les principes d’offensive en Belgique et d’association de corps de réserve à l’armée d’active ne concordaient pas avec la pensée du ministère, ni avec celle du Conseil Supérieur de la Guerre. La nomination de Joffre avait, à notre sens, un objectif politique précis : réconcilier la pensée du nouveau généralissime avec celle de ces deux organisations. Le concepteur du futur Plan XVII voulait reprendre à son compte le principe de l’offensive à outrance en y ajoutant sa touche personnelle.

Officier et ministre de la Guerre dans divers cabinets d'avant-guerre, Adolphe Messimy rejeta du revers de la main le plan XVI soumis par le général Michel, en prenant soin au passage de traiter ce dernier d'"incapable". La porte était ouverte à Joffre.

Entre Joffre et Michel régnait une certaine animosité. Les deux hommes ne s’entendaient sur à peu près aucun point de la stratégie militaire dans son ensemble. Le seul point de concordance était que la Belgique faisait désormais partie des plans de bataille, mais l’importance de cet État dans la stratégie à adopter faisait l’objet de sensibles variations. Le général Joffre lança un programme bien particulier d’exercices et de manœuvres militaires afin de développer l’esprit tactique offensif de l’armée française. La conception de sa doctrine reposait sur les capacités des régiments à se déplacer en bonne coordination et à utiliser la logistique et la cartographie à leur plein potentiel. Ainsi, après l’épisode Michel, l’armée française était revenue à ses traditions d’attaque à outrance. Ce que Joffre, en ingénieur qu’il était, appliquait dans son Plan XVII consistait d’abord à remodeler l’utilisation de l’armée au combat. Citons un simple exemple : les rapports entre l’artillerie et l’infanterie devaient se limiter à l’intervention de l’une pour supporter minimalement et uniquement l’avance rapide de l’autre.

La personnalité de Joffre influa sur la conception du Plan XVII, puisque le général faisait à peu près ce qu’il voulait, tout en assurant le gouvernement de lui faire confiance, compte tenu de sa longue expérience militaire. Contrairement à Michel, Joffre était d’avis que la concentration de troupes n’assurait pas nécessairement que l’on puisse les manœuvrer à sa guise le moment venu. Stationnés près des frontières de l’Alsace et de la Lorraine, les gros des troupes françaises devaient presque improviser, dans le cadre global d’une offensive vers les provinces perdues. Ce Plan XVII était plus flexible que le XVI, parce que Joffre tenait compte du fait qu’on ne pouvait guère fixer des armées sur des points précis longtemps à l’avance.

Par ailleurs, Joffre considérait la présence de la Russie dans son plan. La structure de ce dernier et la vigueur de l’offensive en Alsace-Lorraine allaient de pair avec ce que devraient faire les Russes de leur côté. Le généralissime français avait aussi étudié la question de la capacité de l’Allemagne à lutter sur deux fronts simultanément. Selon lui, elle ne disposait pas des ressources suffisantes pour tenir longtemps des deux côtés. Encore faut-il que la Russie et la France puissent coordonner leurs actions. Or, et en dépit de cette inconnue de taille, l’application du Plan XVII était dépendante de l’offensive russe dont les orientations restaient très vagues, ce qui affectait du coup la précision du plan français.

Conclusion

À la fin de 1914, et même au-delà, l’armée française encaissa de dures épreuves qui la saignèrent littéralement et faillirent provoquer à nouveau sa défaite. Les efforts des stratèges pour édifier une doctrine militaire cohérente et efficace avaient certes eu des effets bénéfiques, mais pas autant que l’on aurait désiré. Après la défaite de 1870-1871, les théoriciens militaires avaient répondu à un supposé manque d’agressivité de l’armée par des mesures extrêmes d’attaque à outrance. Ces notions, qui nous paraissent aujourd’hui complètement démesurées, notamment face au feu des armes modernes, furent constamment perfectionnées au fil du temps. L’épisode du général Michel, en 1907-1911, ne fut qu’un intermède dans cette évolution qui ne faisait pas de place au doute.

Au point de vue matériel, l’armée française, comme la plupart des armées du monde, s’était engagée sur la voie de la modernité : nouveaux canons, nouveaux fusils, nouvelles mitrailleuses, etc. Pourtant, cette armée en voie de modernisation paraît, aujourd’hui, avoir été commandée par des esprits encore prisonniers de la mentalité du XIXe siècle. Grands déploiements, grandes manœuvres, la doctrine militaire française avait-elle vraiment évolué sur ce plan? Elle n’était, à notre sens, guère différente de la pensée des autres pays en 1914, sauf que son adaptation à la réalité d’une guerre moderne de tranchées fut plus lente. Les Allemands comprirent plus rapidement l’avantage de rester sur une position défensive lorsque l’on se bat dans des tranchées, mais notre but n’est pas ici de faire le procès de qui que ce soit. En fait, le présent article cache essentiellement notre surprise de constater que la France de l’époque n’a pas su mettre en place des concepts stratégiques dignes de ce qu’elle avait perfectionné matériellement.

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