Catégorie : Actualités internationales

La Russie: les difficultés d’une transition

Quand on parle de la Russie, on évoque le sujet de la transition d’un régime (d’un empire) communiste à quelque chose d’autre à partir de 1989. La Russie représente un cas très intéressant, surtout en ce qui concerne la politique et l’économie. Par exemple, on a assisté dès les années 1980 à des transformations révolutionnaires qui sont à la fois politiques et économiques. Les Russes vivent aujourd’hui avec les conséquences de ces transformations.

Dans ce contexte, il y a trois éléments qui caractérisent la fin de l’empire soviétique qui s’est écroulé en 1989, soit une transformation inattendue, une transformation pacifique et une transformation non planifiée. En 1989, cette transformation, cette chute de l’empire soviétique, était un projet de réforme économique et politique, mais surtout économique. Par contre, peu de temps après que se projet fut mis en route, les choses s’accélèrent et les dirigeants ont perdu le contrôle. Ce qui avait commencé comme une réforme est devenu une révolution.  Le résultat est la fin de l’Union Soviétique et de l’Empire soviétique.

Tous ces événements, et surtout la période qui va suivre, sont vus comme un laboratoire. Par exemple, comment transformer une économie dirigée en une économie de marché ? Toujours dans la fameuse année 1989, la question est de savoir : qu’est-ce qui s’est passé? Pourquoi l’empire soviétique s’est-il écroulé, s’est-il suicidé?

Les causes de la chute de l’empire soviétique

On peut diviser les événements en deux périodes: avant et après l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev. D’abord, en mars 1985, Gorbatchev devient Secrétaire général du Parti communiste (PC), soit le poste le plus important dans l’Union Soviétique. Six ans après, l’Union Soviétique n’existe plus grâce, en bonne partie, à cet homme. Et l’ironie est qu’il n’a pas voulu cela.

Pour bien comprendre la chute de l’URSS, il faut se reporter à la période de son arrivée au pouvoir, soit en 1985. Au plan économique, en 1985, la situation est lamentable. L’URSS est un système communiste, avec une économie planifiée, où tout appartient à l’État (ou au Parti). Bref, toutes les décisions sont prises par l’État (les fonctionnaires), et les marchés privés ne jouent presque aucun rôle. Ce sont les fonctionnaires qui déterminent ce qui va être produit, dans quelles quantités, de la distribution des ressources, etc.

Toutes les questions banales comme les prix et les désirs de consommateurs n’entrent pas dans les calculs des dirigeants. Le grand problème est qu’il n’y a pas de flexibilité, pas de sensibilité aux désirs des consommateurs. Il n’y a aucune incitation personnelle à la production, où l’on produirait des biens que les personnes veulent acheter. Ce système d’économie planifiée date des années 1920 et 1930, et il a été renforcé par l’expérience de la Deuxième Guerre mondiale, où l’État gérait tout. Ce système de mobilisation à outrance des ressources a connu un certain succès (pendant la guerre bien sûr), mais aussi après. Dans les années 1950 et 1960, il y avait des taux de croissance impressionnants, même si les chiffres peuvent être contestés.

Jusqu’aux années 1970, la croissance économique de l’URSS a été basée sur un accroissement des inputs, soit des ressources investies, et non pas sur une gestion plus efficace de la productivité à partir de ces mêmes ressources, pour notamment éviter le gaspillage et la corruption. À long terme, cela entraîne une baisse de la production, soit une production de plus en plus inefficace, basée surtout sur les industries lourdes comme l’acier et le fer. Mais les problèmes économiques deviennent de plus en plus graves à partir des années 1970.

Plus important, toujours à partir des années 1970, il y a une transformation économique dans les pays développés. Les pays de l’Ouest abandonnent les industries lourdes et se concentrent sur les services, sur la production de biens de haute valeur (ex : informatique), soit une production qui demande une main-d’œuvre très éduquée, très spécialisée. Cette transformation a plus ou moins dépassé l’Union Soviétique, qui est restée fixée dans les industries lourdes, dans une phase de développement retardée face aux pays développés.

Il y a cependant une exception, soit le secteur militaire, où l’Union Soviétique est très compétitive en terme des missiles, la course spatiale, etc. Mais tout cela coûte cher pour l’URSS. Au plus fort de la Guerre froide, au tournant des années 1970 et 1980, 25 % du PIB de l’URSS était consacré aux dépenses militaires, en comparaison de 5-6% pour les États-Unis. Par surcroît, il devient de plus en plus difficile pour les Soviétiques de rivaliser avec les Américains sur le plan militaire. Ce qu’on voit c’est une Union soviétique de plus en plus en arrière en terme économique (ex: dans les années 1980 une croissance économique à 0 %). Il y a une hausse de la pauvreté, une baisse de l’espérance de vie, l’alcoolisme, etc.

Ce qui va en partie sauver le régime, dans les années 1970 et au début des années 1980, c’est la vente de pétrole, qui permet d’obtenir des monnaies fortes et d’acheter des biens a l’Ouest (ex : ordinateurs). À noter que la même situation aujourd’hui, soit une baisse du prix de pétrole, serait une catastrophe économique et peut-être politique pour la Russie. Mais le prix du pétrole avait déjà commencé à tomber dans les années 1980.

Parallèlement, les budgets de l’État augmentent de par l’invasion et l’occupation de l’Afghanistan en 1979, puis dans sa tentative de rivaliser avec le programme américain d’armements dans les années 1980. Au plan politique, bien des facteurs peuvent aussi expliquer la chute du régime en 1989. L’URSS est dotée d’un système autoritaire, datant lui aussi des années 1920 et 1930. Le pire a été le système stalinien, avec peut-être 60 millions de personnes mortes à cause des politiques du régime (ex : l’industrialisation forcée, la collectivisation forcée des terres, un système répressif, des camps de concentration, la présence policière du NKVD et du KGB, etc.)

Après la mort de Staline, les choses vont un peu mieux. Il y a un dégel sous son successeur Khrouchtchev dans les années 1950 et 1960. Mais l’URSS demeure un système répressif, où le Parti contrôle tout, incluant toutes les positions administratives. Il est impossible de faire quelque chose sans être membre du Parti. Ce sont les personnes les plus ambitieuses et intelligentes qui en deviennent membres (comme Gorbatchev). Pour monter dans la hiérarchie, cela dépend en partie du mérite et en partie de vos contacts. En réalité, c’est un système des inclus et des exclus. Il y a les membres du Parti et les autres.

Il y a donc très peu de société civile, pas d’organisations qui sont indépendantes du Parti. L’URSS était un État très corrompu. À chaque niveau, il fallait payer. On ne faisait rien sans payer quelque chose à quelqu’un. Tout cela s’était renforcé par une certaine décentralisation du pouvoir dans les années 1970. Les chefs locaux étaient de petits dictateurs. Comme le Parti contrôle tout (les affaires économiques, postes, etc.), les possibilités de corruption sont immenses. Donc, c’était un système politique corrompu qui n’était pas sensible aux désirs du peuple. L’URSS était un système dominé par un seul Parti qui détenait tout le pouvoir.

Compte tenu de ce contexte, il était difficile pour Gorbatchev de réformer le système, parce que les membres du Parti ne voyaient pas l’intérêt de nuire à leurs intérêts. Étant donné que le Parti contrôle tout, il n’existe pas vraiment d’autres véhicules qui auraient pu mobiliser les personnes comme l’Église catholique en Pologne. Il y avait une quasi-inexistence de ce qu’on appelle maintenant la société civile (ex : pas de manifestations). L’État contrôlait tous les moyens de communication (journaux, télévision…) et accordait une grande importance aux forces de répressions comme la police. Il n’y avait pas de raison pour que ce système craque. Il pouvait même se perpétuer longtemps et probablement maîtriser toutes les conséquences possibles des difficultés économiques. Donc, en 1985 personne ne parlait de la fin de l’Union Soviétique.

Les réformes de Gorbatchev

1985 est une année névralgique dans l’histoire de l’URSS. Elle marque la date d’élection de son dernier Secrétaire général du Parti, soit Mikhaïl Gorbatchev. Il était vu comme un modéré, un “réformateur”. Il constatait qu’il y avait des problèmes sévères, que des réformes étaient nécessaires. Le fait qu’il soit élu indique que beaucoup de hauts placés dans le Parti pensaient que des réformes étaient nécessaires, que les choses ne pouvaient plus continuer comme avant.

Le but de Gorbatchev était de réformer le système pour qu’il puisse continuer et maintenir le contrôle, sinon le monopole du pouvoir du Parti avec quelques réformes limitées. Pour réformer le système, cela prend quelqu’un qui croit dans le système communiste.

Sur le plan extérieur, dans le contexte de la Guerre froide, Gorbatchev a entrepris des négociations avec les Américains (ex : la réduction des missiles) et il engageait l’URSS à faire des concessions, notamment pour la libération de ressources financières consacrées à d’autres fins que l’armement.

Cependant, c’est surtout sur le plan intérieur que des réformes étaient urgentes. Dès le départ, Gorbatchev a associé les réformes politiques à celles d’ordre économique. Sa réforme la plus connue est la Perestroïka, qui constituait une restructuration économique et politique (à vrai dire une certaine libéralisation économique). C’était un effort pour relâcher certains contrôles et de permettre une certaine liberté pour les forces du marché, pour l’initiative individuelle (ex : en usines, les dirigeants peuvent faire quelques profits).

Au début, dans les premiers temps de la Perestroïka, Gorbatchev constate que les réformes économiques impliquent forcément quelques réformes politiques (mais pas trop). Il lance alors la Glasnost (« transparence »), qui consiste en une vaste réforme du système politique soviétique. L’idée est notamment d’ouvrir le système au scrutin public. Par exemple, pour réformer le système économiquement, Gorbatchev disait qu’il fallait diminuer le pouvoir du Parti, surtout les pouvoirs de ceux qui ont quelque chose à perdre. Donc, en jetant la lumière sur leurs activités, le résultat serait de les discréditer, donc plus d’ouverture, de transparence.

Pour donner une idée des failles et du manque de transparence politique à l’époque, on peut se rappeler le désastre nucléaire de Tchernobyl, près de Kiev en avril 1986. L’explosion d’un réacteur nucléaire (et les retombées nucléaires) a fait en sorte que les dirigeants ont essayé de cacher la vérité. Trois semaines s’étaient écoulées avant qu’ils décident d’évacuer les enfants, par exemple. Donc, cela illustre tout ce qui a de mauvais en Union Soviétique: des choses mal faîtes, un système politique qui cache la vérité, etc. Gorbatchev poursuit néanmoins les réformes, mais sans toujours avoir les succès escomptés.

Il veut moderniser la technologie, donc il encourage l’achat d’ordinateurs, ce qui accroît la dette. La disparition des contrôles des prix mène à une inflation. Les prix montent, ce qui pousse le gouvernement à imprimer plus d’argent parce que les demandes sont plus grandes. Un autre exemple est la permission aux entreprises de vendre une partie de leurs produits sur le marché. Cela poussait ces dernières à fabriquer des produits chers qui n’étaient pas de nécessité. S’il y a moins de produits de base, les personnes seront incitées à stocker ce qui reste et cela entraîne à la pénurie des biens.

L’idée de Gorbatchev de combattre l’alcoolisme a amené la fin de la vente de vodka, donc une perte financière importante pour le gouvernement. La vente d’alcool se faisait au marché noir et avait comme corollaire une hausse du crime organisé. Malgré de bonnes intentions, Gorbatchev a détruit un système de contrôles qui marchait mal, mais qui marchait quand même, et il ne l’a pas remplacé. La conséquence fut que devant les résultats mitigés des réformes économiques sous la Perestroïka, Gorbatchev a poussé plus en avant le volet des réformes politiques de la Glasnost.

Gorbatchev a encouragé les gens à critiquer le système et les membres du Parti, désormais tenus responsables de leurs actes. Le résultat était d’encourager une mobilisation d’en bas des personnes, notamment par la création d’autres partis politiques. Peu de temps après la chute du Mur de Berlin, un mouvement politique nommé “Russie démocratique” est formé. Gorbatchev joue un jeu délicat et à la fin dangereux, soit celui d’encourager les luttes internes au sein du PC pour discréditer ceux qui s’opposent à ses réformes.

Gorbatchev finit aussi par perdre le contrôle de ses partisans réformateurs. À titre d’exemple, aux premières élections de 1989 pour le nouveau Parlement, 87% des députés étaient membres du Parti, mais beaucoup de personnes ont voté contre le Parti communiste (malgré qu’il y ait eu spoliation des bulletins de vote des adversaires). Mais comme le Parti est partout, cela voulait dire pour les Russes qu’une critique des conditions de vie de la société devenait automatiquement une critique du Parti et de son monopole du pouvoir. Il faut aussi noter l’importance des révolutions en l’Europe de l’Est (1989-1990). Que va alors faire Gorbatchev? La répression demeure toujours possible, mais il ne fera rien,  parce qu’il ne peut le faire sans renoncer aux réformes chez lui.

La désagrégation de tout l’Empire soviétique accélère les événements. S’il n’y a plus d’Empire, il y a moins de raison pour maintenir le système communiste en Russie. Il faut également considérer comme facteur important de désagrégation de l’URSS en 1989-1990 et le rôle des populistes comme Boris Eltsine. Celui-ci avait fini par créer une base politique populaire. En jouant la carte russe (et non communiste), Eltsine attaquait Gorbatchev et le système communiste dans l’idée qu’on ne peut pas le réformer, qu’il fallait l’abolir.

La montée des rivalités nationales et ethniques est aussi importante. L’Union Soviétique est une fédération de 15 républiques comprenant 140 groupes nationaux. Les rivalités ethniques ont été plus ou moins réprimées auparavant. Maintenant, avec les réformes, elles remontent à la surface et affaiblissent le contrôle du Parti et de l’État. Ces rivalités ethniques sont encouragées par Eltsine. Il encourage les protestations nationales qui peuvent renforcer son pouvoir en Russie, et miner le pouvoir central.

Le reste n’est qu’une suite d’événements rapides. Un simili coup d’État est opéré en août 1991 par Eltsine. Gorbatchev est alors en vacances en Crimée. Il est arrêté. Les tanks interviennent devant le Parlement et c’est l’heure de gloire d’Eltsine qui mobilise la résistance. Tout se passe à la télé. Le coup d’État est vite maîtrisé, mais c’est vraiment la confirmation de la fin du pouvoir de Gorbatchev. Donc, en décembre 1991, c’est la dissolution de l’Union Soviétique. La Russie, l’Ukraine et la Biélorussie forment la Communauté des États indépendants (CEI).

La transition post-soviétique

Cette révolution s’est faite rapidement et sans violence, tout comme elle était inattendue. Il s’agit d’un processus intéressant, surtout parce que les réformes économiques demandaient des réformes politiques (pour miner la position des intérêts ancrés du Parti), mais les réformes ont eu des conséquences politiques bien au-delà de ce qu’attendait Gorbatchev.

En terme de politiques économiques, les réformes sont poussées, accélérées et vues comme une libéralisation économique. C’est la « thérapie de choc », une libéralisation vite et brutale. Et il y a encore un grand débat entre les économistes sur les conséquences de cette politique de libéralisation accélérée. Pour voir dans quelle mesure se pose le débat de la réussite ou de l’échec de la transition en Russie, on peut l’aborder sous deux angles, soit celui de la réforme drastique ou celui de la réforme lente (progressive).

Les partisans des réformes drastiques pour la Russie disent qu’une fenêtre vient de s’ouvrir et elle risque de disparaître. Donc, il faut tout changer, tous abolir, très vite. Ils veulent une poussée énorme vers un système basé sur le marché. Ils disent aussi que des réformes économiques progressives ne seraient, en fin de compte, qu’un argument pour ne rien faire ou pour permettre l’exploitation. Donc, il faut réduire le plus possible l’ingérence de l’État.

De leur côté, les tenants des réformes progressives insistent sur le fait que les conditions pour une transformation vers un système de marché n’existaient pas.  Il n’avait aucun « préalable institutionnel » comme des institutions financières, judiciaires, policières, pas de respect de la loi, de la propriété, etc. Ils disent également qu’on ne peut pas seulement appliquer des modèles, mais qu’il faut regarder la situation sur place. Par exemple, pour les entreprises et les personnes qui ne sont pas compétitives, on ne peut pas mettre fin aux subventions et aux prix artificiels, sinon ce serait de provoquer la misère, une chute de production, etc. Ils ajoutent que la thérapie de choc a été préconditionnée sur une aide financière de l’extérieur qui n’existait pas.

Que s’est-il passé?

Entre les courants drastique et réformiste, la question est toujours de savoir ce qui s’est véritablement passé en Russie. En 1991-1992, Eltsine gagne du pouvoir et c’est la fin de l’Union soviétique et du contrôle du Parti. Pour les économistes et les dirigeants des pays occidentaux, c’était l’euphorie. On avait gagné la Guerre froide. Le libéralisme comme système politique et économique s’était montré plus fort, plus efficace. Donc, il fallait l’implanter en Russie.

On savait que ça serait difficile au début, qu’il y aurait des dégâts, mais c’est le prix du progrès, et de faire rien n’est pas une solution. L’idée était d’essayer de limiter le rôle de l’État. Des entités vouées à réglementer le marché (lois, agences commerciales, etc.) et les institutions (politiques, judiciaires, financières, etc.) n’étaient pas vues comme nécessaires pour le moment, mais viendraient naturellement plus tard. Par ailleurs, pour les dirigeants russes, tout ça est assez intoxicant, d’autant plus que le financement de l’Ouest sous forme d’emprunts dépendait en partie de l’adoption de ses politiques économiques. Plusieurs Russes voulaient aussi profiter des nouvelles politiques libérales pour carrément piller les ressources du pays.

Dans les faits, on va assister en Russie à ce que l’on pourrait appeler une « trinité de politiques économiques ». Il y a eu en effet une libéralisation économique. On a enlevé les contrôles sur les prix et les subventions, comme on a enlevé les quotas et les restrictions sur les échanges à l’intérieur et à l’extérieur. Deuxièmement, la Russie a connu une grande phase de privatisation. C’était un défi immense, étant donné que tout appartenait à l’État. Il fallait vendre les biens, et l’idée était de provoquer l’activité entrepreneuriale, de créer des marchés compétitifs. Le problème c’est que les personnes avec l’argent sont souvent des anciens membres du Parti. Un troisième défi était celui de la stabilisation de la monnaie. On a besoin d’une monnaie stable, avec un système de prix stable pour restreindre l’inflation. En réalité ce fut le marché qui détermina la valeur d’une monnaie bien flottante, avec comme résultat un renforcement de la libéralisation.

Ironiquement, la Russie post-soviétique connut peu de réformes démocratiques. On assiste à un renforcement des pouvoirs du Président et les réformes se font par décrets présidentiels. C’est aussi un cercle privilégié de personnes qui renforcent le pouvoir d’Eltsine et se protègent entre eux au détriment de la démocratie. Sous Vladimir Poutine, la Russie est superficiellement une démocratie. Le pouvoir exécutif est énorme et les élections ne comptent pas pour grande chose. Au pire, on peut dire que c’est lamentable; au mieux, mieux vaut que Poutine concentre des pouvoirs, plutôt que de les voir entre les mains des ultranationalistes, des oligarchies financières, etc.

Les résultats des réformes politico-économiques depuis 1992

Pour les données à notre disposition, la production industrielle de 1992 à 2005 a chuté, de même que le PIB d’environ 40 à 50%. Il y eut un léger redressement en 1997, mais la croissance annuelle demeure faible (autour de 1 %). L’inflation est problématique, il y a chute du revenu per capita, les impôts rapportent peu à l’État et le déficit commercial est omniprésent. Le gouvernement a de moins en moins d’argent, au moment où les besoins de la population augmentent. Il faut par conséquent s’endetter.

Pour sa part, la privatisation a créé des oligarchies qui pillent la Russie et placent leur argent à l’extérieur. La mafia se développe, il y a beaucoup de spéculation peu productive. En termes de privatisation, beaucoup va dans les mains des riches. En même temps, l’investissement étranger tant attendu ne vient pas. Entre 1994 et 1999, la Russie reçoit quelque 17 milliards de dollars de l’étranger. Par contre, le Brésil en reçoit 30 milliards pour 1999 tout seul. Entre 1995-1998, la Russie a reçu d’importantes sommes du FMI, souvent détournées par les oligarchies.

La Russie connaît en 1998 une grave crise par une chute de sa monnaie et l’effondrement du système bancaire. Les classes moyennes perdent tout, même qu’elles avaient déjà perdu beaucoup auparavant à cause de l’inflation. L’économie russe devient une économie sur le même plan que celle du Mexique ou du Brésil. Cela va prendre des années et des années avant de se joindre aux pays développés. Pire, la Russie est maintenant une économie colonisée. Elle est devenue une source de matières premières et un marché pour les produits étrangers.

Conclusion

En somme, nous avons actuellement une Russe affaiblie économiquement, et qui tente de faire sa place parmi les puissances développées. Ce qui arrivera un jour. C’est aussi une Russie qui politiquement est en train de construire un système qui n’est ni démocratique, ni complètement autoritaire (avec un renforcement du pouvoir exécutif). Peut-être que cela va évoluer, mais on ne peut prédire avec exactitude de quelle manière. On pourrait dire que l’autoritarisme en place avec Vladimir Poutine crée des tentations, comme celles de jouer la carte nationaliste, ou de saisir des biens au détriment de la collectivité.

Tout cela compte parce que la Russie demeure une grande puissance par son influence dans la région et sa force nucléaire. Ses prétentions dans la région de l’Arctique sont à prendre au sérieux.

La menace islamique

Comme pour d’autres sujets, celui de la « menace islamique » nous interpelle particulièrement. Nous n’avons pas beaucoup de contacts avec ce qu’on appelle le « monde musulman » au sens large. En premier lieu, étant jeune, notre premier contact se fit par la lecture d’un ouvrage publié par le frère de mon grand-père paternel. Celui-ci relatait son expérience comme soldat de la Légion étrangère de l’armée française au Maroc et en Algérie dans les années 1920, au moment de ce qu’on appelait la guerre du Rif.

De nos jours, le sujet de la menace islamique est évidemment d’actualité, pour toutes sortes de raisons. Qu’il s’agisse des attentats du 11 septembre 2001, d’Al-Qaida, et même des accommodements raisonnables au Québec, les rapports entre les civilisations, et en particulier avec celle du monde musulman, soulèvent toujours des questions et des débats. En tant que tel, le mot « menace » signifie le danger, ou la perception d’un danger. Le mot « perception » est aussi important, puisqu’il s’agit avant tout d’une vision des choses, une vision de la menace islamique propre à l’Occident, et aussi, mais pas exclusivement, aux États-Unis.

Par ailleurs, il faut considérer que le monde islamique ne se limite pas qu’au Moyen-Orient et aux pays arabes. Le monde islamique est beaucoup plus large et comprend des États tels l’Indonésie, le Pakistan, etc., bien que l’attention médiatique soit régulièrement fixée sur le Moyen-Orient. Souvent, lorsqu’on parle du Moyen-Orient, on parle en terme du fondamentalisme et la mouvance d’Al- Qaida représente une version extrême de cette idéologie. Or, la situation au Moyen Orient ne se résume pas qu’en terme de fondamentalisme. Le fondamentalisme est évidemment un problème, mais il est aussi un mouvement à la fois minoritaire dans ces pays.

Bref, pourquoi parler du Moyen-Orient aujourd’hui? Parce que c’est un sujet d’actualité (11 Septembre 2001; la Guerre en Irak, etc.). Il y a aussi les objectifs de guerre des Américains. Pour eux, l’idée n’est pas seulement d’opérer un changement de régime, mais, selon certains personnages, de refaire la carte politique du Moyen-Orient en suivant le modèle politico-économique américain.

On parle aussi du Moyen-Orient parce qu’on s’intéresse au développement économique et politique des pays arabes. Tout le monde est d’accord sur le besoin de changements.  Mais lesquels et comment les provoquer? On s’intéresse donc au manque de développement économique et politique relatif dans cette partie du monde, comme aux raisons et aux conséquences de ces problèmes. Globalement, il existe deux visions du problème du développement au Moyen Orient, et comme résultat deux visions du terrorisme.

La vision matérialiste

La vision matérialiste du problème du développement au Moyen-Orient est bien illustrée par le rapport de l’ONU: “Arab Human Development Report, 2003”. Il y a sans doute une version plus récente, mais celle de 2003 donne une relativement bonne idée de la situation. Très commenté, ce rapport a été écrit par des universitaires arabes venant de la plupart des pays concernés dans le document.

Le problème apparaît assez simple à première vue. Il y a une carence dans le développement, mais le développement doit être défini de manière à aller au-delà de la simple mesure de la richesse économique (l’index de développement humain, la qualité de vie, l’accès aux possibilités, le manque de corruption, etc.). Une des statistiques intéressantes de ce rapport mentionne qu’il y a un taux assez bas de pauvreté extrême, mais 20% de la population vie avec moins de 2$ par jour.

De plus, quatre constats émergent de ce rapport. D’abord, le fait que le conflit israélo-palestinien sert largement comme une distraction ou comme une excuse pour ne pas apporter une aide au développement. Deuxièmement, le manque de liberté politique est aussi important en soi, mais aussi important en terme de libérer des énergies qui pourraient se consacrer au développement. Le rapport souligne aussi le manque de connaissances (éducation). Un dernier point, mais non le moindre, le statut des femmes. La moitié de la population se trouve dans une position d’infériorité permanente.

Donc les choses ont l’air d’être assez simples, assez évidentes. Il s’agit de promouvoir la démocratie, l’égalité des femmes et l’éducation dans les pays arabes. Toutes ces questions, dans le contexte du sujet de la menace islamique, amènent à dire, conformément à la théorie matérialiste, que les problèmes dans ces pays ont des origines matérielles. La pauvreté, le manque d’éducation, le blocage des libertés politiques, autant de facteurs qui, selon cette théorie, alimentent le terrorisme.

En ce sens, le cas classique qu’aiment soulever les adeptes de la théorie matérialiste est celui de l’Algérie. Il y a en Algérie un mouvement politique islamiste nommé le Front islamique du Salut (FIS). C’est à la base un mouvement populaire, transformé en mouvement politique, qui voulait lutter contre le régime en place, un régime assez impopulaire et affecté par la corruption, les inégalités, etc. Lors des élections de 1992, le FIS semblait prêt à gagner démocratiquement en Algérie.  Or, le régime en place est intervenu via l’armée pour empêcher ce développement. Cette réaction avait alors déclenché un cycle de violence qui dura pendant toutes les années 1990 et qui persiste jusqu’à aujourd’hui à des degrés variables. Ces violences auraient fait au moins 100,000 de morts, ce qui est énorme dans un pays de peut-être 30 millions d’habitants, comme le Canada. Malgré que le niveau de violence ait baissé ces dernières années, on parle d’une moyenne de 200 morts par mois.

Les origines de ces violences sont surtout économiques. Il y a une croissance démographique très élevée et l’économie ne croît pas assez vite pour absorber tous ces gens (croissance démographique de 17% dans les années 1970). Comme c’est souvent le cas lorsqu’il y a une forte croissance démographique, ce sont souvent les jeunes, les moins de 25 ans, qui sont les plus touchées. Par exemple, en 1988, 65% des Algériens avaient moins de 25 ans.

Par conséquent, la théorie matérialiste dit que plus de richesses et de libertés font baisser l’aliénation face au pouvoir en place, donc moins de terrorisme. Généralement, si les choses allaient mieux politiquement et économiquement, on n’aurait pas besoin de blâmer son gouvernement ou des puissances étrangères comme les États-Unis. Donc, cela prend des réformes concrètes, des réformes politiques et économiques. Un mauvais régime politique et économique est au cœur du problème.

Le problème vient quand on se demande comment provoquer les réformes?  C’est loin d’être évident que les régimes en place ont un énorme intérêt à voir de telles réformes, c’est même plutôt le contraire. Les réformes peuvent aussi être bloquées par certaines attitudes bien enracinées dans la culture d’un pays, comme l’inégalité des femmes. Ces inégalités reflètent peut-être aussi des attitudes, des croyances (des facteurs culturels) qui sont difficiles à modifier.

L’approche civilisationnelle (ou culturelle)

La seconde approche concernant les problèmes de développement au Moyen-Orient se nomme « approche civilisationnelle » (ou culturelle). Elle est prônée par l’auteur Bernard Lewis. Historien de réputation internationale, très érudit et ancien professeur à Princeton, Lewis est un intellectuel hautement polémique, surtout dans ses récents écrits.

D’ailleurs, Lewis était quelqu’un de très impliqué politiquement. C’était un conseiller proche de l’Administration Bush. Très en faveur de la guerre en Irak, il aborde à sa manière les problèmes du Moyen Orient et de l’Islam. Lewis a aussi une vision ou une approche qui va à l’encontre de la vision matérialiste du développement au Moyen-Orient, comme nous venons de l’exposer.

Prenons le problème du terrorisme. Si, pour l’ONU, le terrorisme est quelque chose de minoritaire, un phénomène extrémiste, et le résultat des facteurs surtout matériaux, pour Lewis, le terrorisme c’est la suite (pas nécessairement inévitable) d’une longue histoire des relations entre l’Occident et le monde islamique.  Le terrorisme est ancré dans cette histoire et il faut le comprendre dans ce sens. Pour mieux comprendre l’approche civilisationnelle de Lewis, il faut faire un petit cours de base sur l’histoire des rapports entre l’Occident et le monde islamique. On y verra comment, après cet historique, Lewis a eu des opinions assez tranchantes qui expliqueraient aujourd’hui l’état du monde à travers les problèmes du terrorisme et du développement au Moyen-Orient.

On assiste au VIIe siècle à la naissance de Mohammet le prophète. Très rapidement, le prophète établit une entité religieuse et politique, qui va s’élargir très vite par la conquête de territoires. Un empire arabe et islamique va naître (c’est la défaite progressive de l’Empire byzantin et le recul de la Perse (l’Iran).

Le second épisode se déroule au XIIIe siècle avec la conquête du monde islamique par les Mongols. Les Mongols sont assimilés et vont se convertir à l’Islam. Il va donc y avoir la création d’un empire, mais un empire surtout unifié par l’Islam. À la base, c’est la religion qui établit les frontières, où le monde se divise entre les croyants et non-croyants.

Ensuite, on arrive au XVe siècle, où l’on voit la montée de l’Empire ottoman avec la prise de Constantinople en 1453, ce qui signifiait la fin de l’Empire byzantin). Ce XVe siècle est souvent considéré comme l’âge d’or du monde islamique avec une riche diffusion des connaissances, une floraison du commerce, la tolérance religieuse, etc.

À partir des XVIIe et XVIIIe siècles, commence le long déclin de l’empire ottoman et islamique par l’expansion des Russes, l’expansion des pays occidentaux comme la France, l’Angleterre, la montée du nationalisme dans bien des États, etc.

Au XIXe siècle, l’Empire ottoman est de plus en plus faible. Sa survie dépend de la volonté des autres puissances qui le maintiennent en vie pour éviter d’augmenter les tensions entre elles.

La Première Guerre mondiale met fin à l’Empire ottoman. La carte de l’Arabie est refaite (question de la Palestine, création de l’Irak, de l’Arabie Saoudite, la Jordanie). La nouvelle République de Turquie devient un régime séculaire.

La Deuxième Guerre mondiale marque le recul des puissances impériales, avec la création d’Israël, la découverte du pétrole, la Guerre froide, etc.

La dernière période est la fin de la Guerre froide. Il y a des régimes autoritaires, peu populaires, et des problèmes économiques de plus en plus importants.

Ce cours d’histoire terminée, on revient à l’argument de Lewis. Selon lui, le fondamentalisme, et Al-Qaida plus particulièrement, trouve ses origines dans la réaction du monde islamique face aux pressions historiques et contemporaines de l’Occident et de la modernité. En effet, le monde islamique ferait face à une incapacité à confronter la modernité. Al-Qaida représente le point culminant, sinon symbolique voulant détruire cette modernité et faire marche arrière. On sait qu’Al-Qaida est un mouvement minoritaire, qui pourrait être une version extrême de quelque chose de plus large, de plus profond.

Par conséquent, toujours d’après Lewis, il y aurait trois réponses du monde islamique face à l’Occident et à sa modernité:

1) Une réponse militaire. Dès le début, cette réponse est forte, des armes modernes sont souvent achetées en Occident. Cela avait commencé avec l’Empire ottoman et cela se continue avec l’Égypte, par exemple, qui achète des armements nucléaires. Mais grosso modo, ça n’a pas marché. Le monde islamique est resté militairement inférieur à l’Occident (notamment devant Israël).

2) La seconde réponse est d’ordre économique. Il s’agit d’essayer de créer des industries pour faire compétition à l’Occident. Le résultat a été décevant. On assiste actuellement à un dirigisme économique étatique très accru qui n’a pas bien marché.

3) Troisièmement, la réponse est politique, à travers deux modèles que sont le constitutionnalisme et la dictature de parti, surtout des partis nationalistes (ex : Égypte de Nasser dans les années 1950 et 1960). Par contre, ces régimes arabes autoritaires n’arrivent pas à intégrer la population et ils luttent la plupart du temps pour se maintenir au pouvoir.

La faillite de ces trois réponses militaire, économique et politique a provoqué, selon Lewis, une quatrième réponse: soit un retour aux fondements de l’Islam. Un Islam pur et intégral (ex : Al-Qaida dit représenter l’islam pur).

Donc, les problèmes sont beaucoup plus graves et profonds selon Lewis. Cela prendrait carrément une transformation, presque une révolution au Moyen-Orient, ce qui peut en partie expliquer l’intérêt d’envahir et d’occuper l’Irak.

Critique de l’approche civilisationnelle

Lewis a sans doute une théorie et une approche attirantes, mais il faut dire que les choses sont toujours plus compliquées que ce qu’elles paraissent.

On peut se demander si Lewis a raison lorsqu’il critique la position de l’ONU face au fondamentalisme. Contrairement à l’ONU, Lewis dit que les terroristes ont été recrutés parmi les riches de la société. D’accord, mais la popularité du fondamentalisme vient en partie des problèmes plus structurels comme la pauvreté et l’éducation.

Contrairement à Lewis, nous ne croyons pas qu’Al-Qaida représente un retour complet en arrière. Il n’y a pas un rejet total du modernisme et cette organisation utilise des moyens modernes. Autre exemple, la Révolution en Iran ne visait pas non plus un rejet total du modernisme.

Le fondamentalisme serait-il un mouvement assez minoritaire, ou serait-on en train de sous-estimer la menace islamique? Ce que Lewis ne précise pas toujours, c’est que le fondamentalisme a plusieurs visages et n’est pas concentré uniquement au monde islamique (ex: guerre Iran-Irak, guerre civile en Irak, Timothy McVeigh et l’attentat d’Oklahoma City en 1995, etc.).

Il faut aussi se demander, dans l’approche civilisationnelle que propose Lewis, si le fondamentalisme, le terrorisme et le problème global de la menace islamique ne sont marquants que dans le Tiers Monde, ou si c’est un problème plus général.

Lewis est en quelque sorte coincé dans cette approche civilisationnelle très contestable. Il ne se demande jamais, autre exemple, si la menace islamique ne pourrait pas être endiguée par une coopération accrue des divers services de police, de renseignements, etc.

Le problème du fondamentalisme, du terrorisme et du développement au Moyen-Orient devraient peut-être s’inscrire davantage vers d’autres orientations, tels les rapports entre les institutions, les valeurs, etc. Donc, ça ne serait pas nécessairement une question de considérations matérielles ou civilisationnelles.

Conclusion

On peut rappeler quelques points, aux fins de la compréhension que l’on peut tirer, surtout en tant qu’Occidentaux, de ce qu’on appelle vulgairement la « menace » islamique.

Plusieurs chercheurs, comme ceux du monde musulman à travers le rapport annuel « Arab Human Development Report », ou encore Bernard Lewis, tentent de comprendre le monde musulman à travers ses réalités politiques, économiques, matérielles, démographiques, etc. De même, le fait de comprendre mieux les réalités des peuples musulmans, combiné avec une lecture historique des rapports entretenus avec l’Occident, nous permettrait théoriquement une meilleure évaluation d’une autre réalité qui fait régulièrement la manchette : soit la menace islamique, la plupart du temps exprimée et interprétée à travers le terrorisme international.

Autant les approches des chercheurs arabes à l’ONU que celle de Bernard Lewis apportent des réponses, mais n’expliquent pas tout. La question est de savoir actuellement, et c’est peut-être utopique, pourrons-nous un jour surmonter les barrières des valeurs et des cultures divergentes, afin de mieux reconnaître le droit à l’autre d’exister?

On dit souvent que la guerre en Irak de 2003 représente le choc de deux civilisations : celle musulmane et celle chrétienne. Dans les faits, ce qui se passe plus au nord-ouest, soit au Proche-Orient en Israël et en Palestine, représente un choc encore plus fort. En fait, on peut même se demander s’il faut employer le mot « choc » entre deux civilisations, parce que ce sont des peuples qui se côtoient depuis des siècles, voire depuis des millénaires.

Donc, avant de parler de « menace islamique », il faudrait demander aux principaux intéressés ce qu’ils en pensent. C’est aussi pourquoi l’étude de ce qu’on appelle la menace islamique pose un singulier défi, parce que le sujet peut s’écarter en plusieurs directions. Par conséquent, des approches théoriques sont essentielles, comme celle de l’ONU ou de Bernard Lewis. On pourra toujours tester la validité des théories en les appliquant à des cas concrets de conflits qui font la manchette, et qui impliquent la soi-disant menace islamique.

La conclusion d’ensemble est que les approches théoriques visant à mieux comprendre la menace islamique ne font que ressortir l’ambigüité des valeurs et de la culture de deux civilisations qui s’entrechoquent, mais qui s’influencent aussi.

Quelques facteurs et enjeux de la croissance économique

Sommes-nous plus riches ou plus pauvres qu’avant? Les effets pervers de la croissance économique sont-ils aussi flagrants que cela? Autant l’on peut questionner l’objectivité du discours antimondialiste, qui souvent sert des fins et des visions à très court terme, autant il faut se pencher sur l’importance du caractère divergent de certaines analyses statistiques qui pensent faire une lecture « objective » de la croissance économique.

Dans un premier temps et globalement, hormis peut-être certains pays aux économies complètement fermées aux marchés extérieurs (ex: Corée du Nord), on ne peut pas dire que les pays connaissent une décroissance économique. Les États les plus pauvres connaissent aussi une croissance économique, même si celle-ci ne se fait évidemment pas au même rythme que les États mieux nantis.

Plutôt que de parler de décroissance économique (avec comme corollaire un appauvrissement), il faudrait plutôt parler d’un manque de croissance soutenue parmi les pays les plus pauvres. Néanmoins, plusieurs éléments nous permettent de nous faire une idée sur la manière dont on peut calculer et lire le phénomène de croissance économique.

Un premier indice qui est fondamental lorsqu’il s’agit de faire l’examen de la croissance économique, du développement ou de la pauvreté dans un pays donné, est celui du pouvoir d’achat. L’indice du pouvoir d’achat est important, parce qu’il est plus sensible aux conditions économiques locales. Bref, le pouvoir d’achat des individus dans leur propre pays peut-être très bon, alors qu’en le comparant à celui d’un pays riche, on aurait l’impression que les gens vivent dans la pauvreté.

D’autres indices servent aussi à faire une lecture de la croissance économique. Ce qui est frappant, ce sont les difficultés à obtenir des données fiables lorsque l’on procède à l’examen de la croissance économique. Par exemple, des organisations comme l’ONU et son Programme de Développement existent, comme celles fournies par la Banque mondiale. Cependant, en plus des problèmes méthodologiques de calcul de la croissance économique, les experts ne s’entendent pas toujours sur définition de la « pauvreté » et sur les manières de la quantifier.

Par exemple, quelle somme d’argent dispose un individu vivant dans ce qu’on appelle un seuil d’« extrême pauvreté » (1$ / jour? 2$ / jour?). Un autre problème est celui de la différence entre inégalité et pauvreté. L’inégalité se veut une mesure relative, alors que la pauvreté une mesure absolue. On peut aisément imaginer une baisse de la pauvreté, tout en assistant à une augmentation des inégalités.

Dans cet ordre d’idées, nous sommes d’avis qu’il y a moins de pauvreté dans le monde, moins de personnes pauvres. Le tout en bonne partie à cause de la croissance en Inde et en Chine, deux pays énormes en termes démographiques. Cette tendance globale peut cacher d’autres tendances régionales ou par pays qui peuvent influencer notre lecture de la pauvreté.

La croissance économique : analyse pour des fins pratiques

Ce qu’il faut d’abord saisir au sujet de la croissance économique, c’est qu’elle a comme corollaire une baisse de la pauvreté. En principe, l’un devrait aller avec l’autre. On pourrait identifier deux manières générales d’éliminer la pauvreté dans le monde.

La première serait une redistribution plus équitable de la richesse. Le problème est qu’en ce moment, les gouvernements des pays riches ont plutôt tendance à diminuer l’aide au développement extérieur. L’autre façon d’éliminer la pauvreté serait de provoquer une croissance économique durable dans les pays et les régions pauvres (sous-développés). La question est de savoir : comment peut-on provoquer la croissance économique?

L’aide financière pour l’investissement

La première piste afin de provoquer la croissance économique est ce qu’on peut appeler l’aide financière pour l’investissement. L’idée est que des pays manquent d’argent pour investir.  Donc il faut leur donner de l’argent.  Derrière cela, il y a trois idées sous-entendues.

La première est cette idée qu’il y a un lien direct et concret entre l’aide, l’investissement et la croissance. La seconde idée de l’aide financière à l’investissement est que la croissance économique serait en quelque sorte proportionnelle à la part des dépenses pour l’investissement dans le PIB, comme s’il y avait une formule fixe ou une corrélation directe. La troisième idée est que la croissance de la production (PIB) est proportionnelle à l’augmentation du nombre de machines et d’outils.  Plus il y a d’investissement, plus il y a des machines, plus de production, plus de croissance, plus de richesses pour tout le monde.  Souvent, ce n’est pas la main-d’œuvre qui manque, mais aussi les machines.

Dans tout cela, le rôle des pays développés est de fournir l’argent pour l’investissement, et pour rétrécir l’écart entre les ressources d’un pays pauvre et ses besoins pour assurer une croissance importante. Tout cela est conditionnel au bon vouloir des États riches à investir à l’étranger. Par exemple, dans les années 1960, à l’apogée de l’aide américaine à l’étranger, celle-ci ne représentait que 0,6% du PIB des États-Unis. Même si une aide s’avère non permanente, cela peut être assez pour créer de la croissance, qui va ensuite permettre à un pays de trouver ses propres ressources pour investir.

L’investissement consiste d’abord et avant tout en une décision de se priver au préalable d’un certain luxe, soit de faire des sacrifices, pour avoir plus dans un avenir rapproché. Autant les individus que les entreprises doivent être prêts à faire ce calcul et à vivre avec les conséquences. Historiquement parlant, on avait souvent tendance à associer la croissance économique avec celle de l’industrialisation.

Un exemple intéressant à cet égard était celui du modèle soviétique qui avait connu une industrialisation rapide, qui favorisant l’industrie lourde aux dépens de l’industrie agricole. Par contre, cette façon de raisonner le problème, soit d’associer la croissance économique avec l’industrialisation, avait entraîné des problèmes paradoxaux. Un problème qui était apparu était que les investissements avaient en effet augmenté rapidement, mais simultanément, le PIB de ces pays avait chuté. À titre d’exemple, la Guyane, qui voit son PIB chuter radicalement dans les années 1980-1990, en même temps que l’investissement augmentait de 30 à 40%.

Toujours en ce qui a trait à l’aide financière pour l’investissement, c’est qu’on a fini par se rendre compte qu’il n’existait pas réellement de rapports directs entre cette aide et les investissements concrets. Par exemple, entre 1960 et 1985, le Niger et Hong Kong ont chacun augmenté leurs investissements par plus de 250% par tête d’ouvrier, alors que la production par ouvrier a augmenté de 12% au Niger, et de 328% à Hong Kong.

Il apparaît évident, dans ce contexte, que l’aide financière à été utilisée à d’autres fins que l’investissement (ex : éponger un déficit, biens à la consommation, corruption, etc.). Le problème est donc que l’aide ne change pas nécessairement les incitations pour investir dans l’avenir. Plus important encore, les études ont montré bien plus tard que l’investissement n’est pas une cause principale de la croissance.

Par exemple, si vous augmentez le nombre des machines destinées à la production, cela crée ce qu’on appelle l’effet de « profits diminuant ». Si vous avez plus de machines avec le même nombre d’ouvriers, cela va créer une situation impossible, car c’est l’idée qu’on ne peut pas augmenter un facteur à l’infini en laissant les autres fixes. On ne peut pas augmenter le nombre de machines sans tenir compte du nombre d’ouvriers.

L’éducation

Le second problème de l’aide à la croissance est la question à savoir si l’on souhaite investir dans le capital technologique ou dans le capital humain (qui passe par l’éducation, la formation, etc.). Certains pensent que dans ce contexte, il faudrait davantage investir dans le capital humain.

En fait, entre les années 1960 et 1990, le monde a connu une énorme expansion en terme d’éducation. En 1960, seulement un tiers des pays avaient un taux de scolarisation primaire de 100%; maintenant la moitié ont atteint ce taux. Encore là, lorsque l’on parle des liens entre le taux d’éducation et la croissance économique, le même problème apparaît que lorsqu’on parlait des liens entre le nombre de machines et cette même croissance.

Autrement dit, les études plus récentes confirment toujours en cette absence de liens directs entre scolarisation et production. Un exemple intéressant est celui des pays de l’Europe de l’Est, où les populations sont très scolarisées et cultivées, alors que la production est beaucoup plus faible qu’en Occident. L’argument est donc que l’éducation mène à la croissance, mais l’inverse est tout aussi possible, soit que la croissance pousse à l’éducation (avec la croissance, une éducation vaut plus parce qu’il y a plus de possibilités, de postes, etc.). Par ailleurs, les pays plus pauvres ne sont pas convaincus qu’il vaut la peine d’investir dans l’éducation, dans la mesure où elle ne rapporte rien de concret, d’immédiat.

La croissance démographique

Le troisième problème de l’aide à la croissance est celui de la croissance démographique incontrôlée. On pense qu’un pays qui ne contrôle pas son taux de fertilité verrait les fruits et les richesses associées à la croissance économique absorbés par la pauvreté, souvent associée à cette démographie incontrôlée.

Une des conditions pour que les pays riches fournissent des capitaux aux plus pauvres passerait donc par la théorie du « cash for condoms » (« l’argent pour des condoms). Les pays plus pauvres mettraient en place des mesures énergiques de contrôles des naissances, notamment par la distribution de préservatifs. Encore là, cette théorie/solution est loin d’être parfaite, pour plusieurs raisons.

Cela présume que les personnes ne veulent pas avoir des enfants, mais ce n’est pas le cas, puisque la plupart des naissances sont des naissances voulues. Il n’y pas nécessairement non plus une relation entre une baisse démographique et une croissance économique. Beaucoup dépend aussi de la situation d’un pays. Par exemple, la croissance démographique peut être intéressante en terme d’avoir plus de personnes à l’avenir pour payer des impôts au niveau général. Au niveau personnel, les enfants sont vus comme une garantie pour les parents qu’il y aura du monde pour prendre soin d’eux.

La conditionnalité

Un quatrième élément associé à l’aide à la croissance est celui du principe de la conditionnalité. Il s’agit des prêts des pays riches aux pays plus pauvres, le tout étant soumis à des conditions, ayant trait au remboursement, mais aussi au fait qu’un pays emprunteur doit ajuster sa politique intérieur.

C’est la théorie voulant que la croissance économique va avec un ajustement de la situation politique. Par exemple, dans les années 1980, la Banque Mondiale et le FMI accordent ce type de prêts. Cette théorie a connu quelques succès en Afrique (Ghana, Mauritanie, Botswana), mais c’est plutôt le contraire qui s’est généralement passé. Par exemple, le FMI a émis 12 prêts à la Zambie entre 1980 et 1994, ce qui représentait environ le quart du PIB de ce pays). Une des conditions du FMI était de réduire l’inflation, mais sans succès. Entre 1985 et 1996, la Zambie a un taux d’inflation de 40% par an.

Un autre exemple est celui de la Côte-d’Ivoire. Ce pays a reçu 18 prêts entre 1980 et1993, sous condition de faire baisser le taux de son déficit par rapport au PIB entre 1989 et 1993. En 1993, le déficit de ce pays en rapport au PIB était d’environ 14%, ce qui est énorme. Il serait facile de dire que ces États sont irresponsables, qu’ils ne savent pas tenir leur budget, ne savent pas contrôler leurs dépenses, bref, on ne leur prête plus rien.

Mais en même temps, il est difficile de ne pas leur donner de l’aide (il faut les aider). Il faut lutter contre la pauvreté, il faut aider les pauvres, etc. Généralement, il y a ce problème où les pays avec la plus grande pauvreté reçoivent la plus grande proportion de l’aide, mais ils ne sont pas nécessairement poussés à entreprendre des réformes. Même la Banque mondiale a fini par comprendre ce principe, à savoir que l’aide financière n’insiste pratiquement plus les pays pauvres à entreprendre de sérieuses et urgentes réformes.

Pardonner les dettes

Un dernier élément, mais non le moindre, de cette aide à la croissance consiste à éliminer, voire à pardonner les dettes des pays en situation financière catastrophique. Ce dernier élément a connu une certaine publicité médiatique venant d’artistes connus. L’idée était de permettre aux pays pauvres d’utiliser l’argent disponible à des fins autres que le service de la dette.

Par contre, le fait d’éliminer la dette ne va pas non plus sans problèmes. Beaucoup de dettes ont déjà été pardonnées par le passé. En septembre 1999, un total de $3.4 milliards avait été « pardonné », soit sous forme explicite (éradiquer directement la dette), ou sous une forme implicite (substituer les dettes avec un taux d’intérêt élevé pour des dettes avec un taux beaucoup plus bas). Les résultats sont à peu près nuls. Cela ne fait rien en terme de résoudre le problème fondamental qui est: que les pays se sont endettés en partie pour soutenir un mode de vie (surtout pour les gouvernements et ses clients) qui est insoutenable.

Plus encore, qu’est-ce qui peut empêcher des États de s’endetter à nouveau? Entre 1977 et 1989, un pardon de 33 milliards avait été accordé pour les pays les plus endettés. En même temps, la dette de ces pays a augmenté de $14 milliards. Par contre, il ne faut pas oublier que les pays les plus endettés sont dans cette situation parce qu’ils ont emprunté de l’argent du FMI et de la Banque mondiale. Le rôle du FMI et de la Banque mondiale a été de boucher des trous dans les balances de paiements. Et le problème est justement là, c’est que le FMI et la Banque mondiale donnent plus aux pays qui ont des déficits, donc qui ont des politiques financières et fiscales insoutenables.

On peut alors se demander si ça vaut la peine de pardonner les dettes des pays qui sont gouvernés pas les mêmes gouvernements/régimes qui ont créé les problèmes au début?

En fin de compte, les mêmes politiques qui ont mis les pays dans une situation d’endettement majeur vont empêcher à nouveau l’aide de bénéficier aux pauvres.

La nature de la puissance américaine

Le sujet de la puissance américaine revêt son importance pour plusieurs raisons. D’abord, les États-Unis sont de loin le pays le plus puissant au monde et non pas seulement du point de vue militaire, mais aussi économique, culturelle, etc. Ensuite, la question des possibilités et des limites de cette puissance doit être soulevée. L’Administration sous G. W. Bush était prête à utiliser la puissance américaine pour effectuer des transformations majeures, comme c’est le cas de l’Irak et du Moyen Orient.

Le cas de l’Irak soulevait la nécessité aussi de séparer les différentes facettes de la puissance américaine.  Les Américains avaient obtenu une victoire militaire écrasante en 2003, mais la victoire politique semble moins certaine aujourd’hui. Du point de vue de la mondialisation, on retient l’idée que les États-Unis et le mode de vie américain sont intimement liés à ce phénomène. Souvent on parle de la mondialisation et de l’américanisation comme si elles étaient plus ou moins la même chose.

Bref, on parle beaucoup de la puissance ou de la surpuissance américaine. Ce concept capture bien l’impression populaire des États-Unis comme une puissance trop forte, soit que l’écart entre les États-Unis et les autres pays est immense et menaçant.

Depuis longtemps, il y a un débat aux États-Unis sur la politique extérieure américaine, à savoir ce qu’elle devrait être. Ce débat est divisé entre les isolationnistes et les internationalistes. En réalité, il n’existe pas vraiment de « formes pures » de ces deux courants, mais ils ont une utilité parce qu’ils nous aident à saisir les traits dominants et surtout les différences dans la structuration de la politique internationale américaine.

On peut voir en surface ces deux types de courants :

1) Les isolationnistes

Ceux qui s’identifient à ce courant veulent se retirer derrière les frontières nationales, de limiter le plus possible l’intervention des États-Unis avec le monde. L’un des éléments de cette idée de la différence américaine est que les États-Unis sont un pays de type différent et qu’il risque la contamination et la corruption s’il intervient en dehors de ses frontières nationales. Cette approche est perceptible à droite comme à la gauche de l’échelle politique américaine. Par exemple, à droite de ce courant, on dit que le reste du monde n’est pas notre responsabilité, alors qu’à gauche, on ne devrait pas nous impliquer pour dire aux autres quoi faire ou ne pas faire.

Dans ce contexte, quelques points sont importants selon les secteurs de l’activité politique analysés. Par exemple, certains isolationnistes disent qu’en matière de politique étrangère on ne peut ou on ne devrait pas dire aux autres ce qu’ils devraient faire. Du côté militaire, les isolationnistes veulent en priorité la protection du territoire américain, et cela peut se traduire par la construction du fameux bouclier antimissile. Au plan économique, il est question de la protection du marché intérieur américain. Par exemple, la question des taxes américaines sur le bois d’œuvre canadien comme une mesure protectionniste.

2) Les internationalistes

Les internationalistes disent que les États-Unis ne peuvent pas se retirer derrière leurs frontières. Les Américains ont des intérêts géopolitiques, économiques, moraux, etc. dans le monde.  Il faut qu’ils jouent un rôle mondial. Mais les internationalistes sont divisés en deux tendances. Il y a les unilatéralistes. Ces gens pensent que les Américains peuvent et doivent agir tout seuls (ex : Irak).  Nous avons la puissance, il faut l’utiliser. La coopération des autres pays n’est que nuisance selon eux. Nous sommes les plus forts, on a raison. Les multilatéralistes, eux, croient que les Américains doivent agir de concert avec les autres. Les États-Unis doivent devenir un bon citoyen global, parce que c’est dans nos intérêts. Il faut agir surtout par le biais des institutions internationales comme les Nations Unies, l’OMC, Kyoto, etc.

Le débat entre isolationniste et internationalistes est très important. C’est un débat ouvert au sein de l’Administration à Washington, tout comme il l’est entre les deux parties politiques principaux, soient les Républicains et les Démocrates. C’est un débat ouvert avec des conséquences potentielles assez importantes.

Aujourd’hui

De nos jours, par exemple, ceux qui se qualifient toujours d’« isolationnistes » aux États-Unis forment un courant très minoritaire (surtout depuis le 11 septembre). Maintenant ce sont les internationalistes qui ont pris le devant. De leur côté, les unilatéralistes disent que les États-Unis sont les plus forts, que les autres pays nous empêchent de faire ce qu’on veut, et donc on doit faire ce qu’on veut.

En partie, il s’agit d’un argument assez égoïste basé sur les intérêts nationaux. Les États-Unis doivent, comme tout pays, poursuivre leurs intérêts (ils sont prioritaires) et parce que nous sommes si forts on a une bonne chance de réussir. Et l’argument des unilatéralistes fait en partie appel à une forme d’idéalisme. On sait ce qui est mieux, soit nos valeurs, notre conception de la société, notre régime politique (la démocratie), nos politiques économiques. Bref, il faut qu’on les impose non seulement pour notre bien-être, mais aussi pour celui des autres. Ce qui est bon pour les États-Unis est aussi bon pour le monde.

En réalité, l’argumentaire des unilatéralistes vient surtout de la frustration engendrée de par les rapports avec les autres et surtout avec les Européens sous les années Clinton. Lors d’échecs aussi retentissants comme les crises en ex-Yougoslavie et en Somalie, les Américains étaient convaincus que leur vision était la meilleure.

Et le troisième groupe qui tente d’influencer la politique de Washington actuellement est celui des multilatéralistes. Ils disent qu’il faut que les États-Unis coopèrent avec les autres et exercer une influence auprès des institutions qui existent, en plus de créer de nouvelles institutions pour promouvoir leurs intérêts. Deux principes ou suppositions sous-tendent l’argumentaire de ce groupe. D’abord, les intérêts des Américains sont les mêmes que ceux des autres. Il ne s’agit pas d’imposer ses vues, mais de rechercher la coopération. Ensuite, les problèmes et les défis ne peuvent qu’être résolus que par une coopération internationale.

Certes, les États-Unis peuvent (ou pourraient) être multilatéralistes, mais l’élément profond demeure la souveraineté. Autrement dit, on a l’idée que chaque État est complètement indépendant, souverain, et qu’il peut appliquer la politique qu’il décide. C’est bien souvent la question de la préemption et non la prévention qui décide. Mais derrière ce débat sur la politique internationale américaine, on trouve un autre débat ou d’autres questions qui portent sur la puissance américaine.

Rappelons d’abord deux pôles propres à la soi-disant puissance américaine. Le premier pôle est celui que les États-Unis sont tout-puissants. Le second pôle est que les États-Unis sont beaucoup plus faibles que l’on dit. Bref, les États-Unis ne sont pas tout puissants. Il existe de vraies limites sur leur pouvoir, surtout depuis le 11 septembre. Les États-Unis ne sont pas tout puissants. Ils ne peuvent pas tout faire et ils ne peuvent pas imposer leurs vues sur tout le monde, tout le temps.

Mais, un important bémol est à soulever: le cas de l’invasion de l’Irak. Les Américains seuls ont décidé presque tout seuls d’aller en guerre dans une région lointaine. Dans ce cas-ci, personne ne pouvait les empêcher et aucun autre pays ne put le faire. Deuxièmement, il faut faire attention avec les avis des experts (ou des journalistes) qui voient régulièrement les États-Unis comme un État tout puissant et idéalisé (en bien comme en mal). On compare souvent cet idéal avec la réalité et, devant un échec comme l’Irak, on a tendance à conclure que les États-Unis ne sont pas tout puissants.

Ils ont peut-être raison, mais la question est peut-être mal posée.  Ce qui est frappant c’est la puissance des États-Unis, la puissance surtout relative face aux autres pays pris un par un. Les États-Unis ont bel et bien les moyens d’imposer leurs vues, s’ils savent protéger leurs arrières bien sûr. C’est dans ce contexte, on peut établir deux types de puissances, soit la puissance dure, et la puissance molle.

La puissance dure (Hard Power)

Le premier aspect de la « hard power » est le volet militaire. On s’en doute, les dépenses militaires américaines sont énormes. À eux seuls, les Américains contribuent pour 40% des dépenses militaires mondiales. Cela représente un fardeau énorme, et malgré les hausses de dépenses, elles représentent moins en termes du PIB.

Les dépenses militaires pendant la Guerre froide représentaient 9% du PIB, 6% dans les années 1980 sous Reagan et maintenant autour de 4%. Tout cela reflète la puissance économique des États-Unis. Par comparaison, les taux sont pour l’Arabie Saoudite de 15%, pour Israël de 9% et pour la Chine de 4%.

Cependant, l’armée américaine est impressionnante. Les forces nucléaires sont imposantes et les États-Unis sont aussi le seul pays qui peut projeter de la force militaire partout sur la planète ou presque. Ils sont aidés en cela par l’existence de 725 installations militaires à l’étranger. Au moins 250,000 troupes servent en dehors du territoire américain (sur 1.4 million dans les forces armées régulières). La concentration des forces au Proche Orient est une preuve de ce déploiement en force. Pour leur part, les Européens parlent de créer une véritable force d’action rapide, mais loin de là et ça sera surtout une façon de mobiliser des forces pour le maintien de la paix.  L’Angleterre demeure une exception partielle, mais quand même assez limitée.

Les implications de ces indications sont que la force militaire américaine est importante pour des guerres comme l’Irak, mais aussi pour la stabilité régionale (surtout en Asie, mais aussi en Europe). Donc cela donne aux États-Unis un avantage, des possibilités et aussi des responsabilités.

Par contre, cette puissance militaire pose des problèmes aussi. L’utilité de la force militaire est limitée et pas toujours nécessaire (ex : les relations avec le Canada et les pays européens). Le cas de l’Irak montre dans un sens inverse les côtés limités de cette force. D’autres seront tentées de dire que cette prédominance encourage l’unilatéralisme américain. Eux seuls ont la force militaire, donc eux seuls décident quand il faut l’utiliser. D’ailleurs, l’avance technologique renforce ce facteur. De plus en plus, il apparaît difficile pour les Américains de mener des guerres avec des alliés potentiels. L’exemple de la guerre en Afghanistan est flagrant. Donc, dans le domaine militaire, il existe un unilatéralisme américain de facto qui n’est pas nécessairement bon.

La puissance économique

En matière économique, la puissance américaine est aussi énorme. Les États-Unis contrôlent autour de 35% de la production globale. Ils ont un marché intérieur énorme. Leur dollar sert de monnaie de réserve et 80% des transactions financières planétaires sont faites en dollars américains.

Tout le monde regarde l’économie américaine et surtout la consommation. Tout cela donne un pouvoir important aux États-Unis. Tout le monde à un intérêt dans la prospérité américaine. C’est pour cela que les Américains peuvent courir des déficits dans leur balance de paiements de 5%, parce que les autres sont prêts à financer ces excès, ne serait-ce que pour avoir accès au marché américain. Cela donne aux États-Unis un rôle majeur dans les institutions internationales. Ils ont un veto au Fonds monétaire international, à la Banque mondiale et à l’Organisation mondiale du commerce.

Dans une certaine mesure, cela renforce le courant unilatéraliste, parce que les autres pays ont plus besoin des États-Unis que l’inverse. Avec leur marché interne, les États-Unis sont moins dépendants de l’économie globale, notamment sur les exportations par comparaison avec le Japon ou l’Allemagne.

Mais un point est important à noter: les dirigeants américains sont convaincus que la prospérité chez eux dépend des échanges avec le monde, d’où l’importance d’avoir une économie globale, des échanges globaux pour ainsi avoir accès aux divers marchés. Pour assurer un ordre global économique libéral, les États-Unis ont besoin des autres. Ils ont besoin de leur coopération et sont prêts à négocier, ce qui signifie faire des concessions.

À un autre niveau, celui de la pratique, c’est cela qui se passe. Les États-Unis négocient avec les autres pays au sein des institutions internationales (OMC), mais aussi de façon bilatérale. Les États-Unis se trouvent imbriqués dans ses institutions, dans ces négociations, et cela renforce le courant multilatéraliste (ex : question des tarifs sur l’acier, le bois, etc.). Bien sûr, il ne faut pas exagérer. Les Américains négocient durement et leur poids économique leur donne des avantages. En réalité, la puissance économique américaine n’est pas seulement limitée. C’est aussi une forme de puissance qui encourage le multilatéralisme.

Tout cela est renforcé par une mondialisation économique, même si les Américains en général préfèrent des règlements basés sur les marchés, les autres pays sont moins enthousiastes. Et pour assurer cette libéralisation économique, il faut que les Américains prennent en compte les vues des autres. En somme, la « puissance dure » peut exister et l’Irak en est un exemple poussé à l’extrême. De son côté, la puissance économique est davantage utilisée par les États-Unis, mais elle aussi est limitée.

Le multilatéralisme

La tendance multilatéraliste est renforcée par le fait que, de plus en plus, il y a des sujets qui ne peuvent pas être résolues par les États-Unis tout seul. Par exemple, le terrorisme, les problèmes environnementaux, le crime international (les drogues, la prostitution, l’immigration clandestine), le règlement des transactions internationales, des corporations multinationales, etc. Tous ces sujets ont de plus en plus d’importance. Si les États-Unis veulent affronter ces problèmes d’une façon efficace, cela prend la coopération des autres.  Elle est nécessaire.

Donc ces sujets/problèmes encouragent le multilatéralisme par leur nature même, mais c’est peut-être à long terme que l’on verra davantage de résultats positifs. Par contre, il n’est pas évident que les Américains acceptent cette logique, en raison notamment de la nature du processus politique américain, soit son ouverture, sa décentralisation, etc.  En effet, cela rend une politique cohérente presque impossible, car une certaine centralisation est nécessaire.

Il y a par contre des avantages: cela rend impossible l’imposition d’une tyrannie, mais la politique américaine est souvent incohérente. Il y a régulièrement des contradictions entre les buts à long terme et ceux à court terme (à long terme la libéralisation économique; à court terme la protection des industries, etc.). Ensuite, plusieurs intérêts ont comme corollaires que plusieurs politiques sont souvent différentes. Le risque est qu’une politique précise sur un sujet donné soit monopolisée par un groupe organisé qui a des intérêts particuliers (ex : la politique américaine envers le conflit israélo-palestinien.)

Mais il y a aussi la question de volonté.  Autrement dit, est-ce que les Américains acceptent l’idée que les problèmes qui les confrontent nécessitent une approche multilatérale? C’est loin d’être évident.  Par exemple, la question des drogues nécessite une approche globale ou au moins régionale, tout en sachant que les Américains procèdent plus ou moins pays par pays (en plus d’être un problème interne qui les touche beaucoup). Deuxièmement, le problème du terrorisme. Une approche basée sur une coopération internationale entre des polices et des services de renseignements, mais les Américains préfèrent penser en terme de guerre et de mettre l’accent sur les “régimes voyous” ou “terroristes”.

Le danger est que les Américains vont définir ces problèmes d’une façon qui permet une approche plus unilatéraliste, sinon pour dire carrément militaire, ou dans le meilleur des mondes ils vont réagir au cas par cas, sans politique d’ensemble cohérente.

La puissance molle (Soft Power)

Ce terme signifie en quelque sorte le déclin de l’empire américain. Une première facette de la « soft power » des États-Unis est au niveau institutionnel, soit en terme de puissance institutionnelle. La puissance politique des États-Unis, surtout après 1945, a permis à ceux-ci de créer des institutions internationales qui promouvaient leurs intérêts: le FMI, l’OTAN, le GATT, etc.

Cela était important parce que cela permettait aux Américains d’établir, ou au moins d’influencer fortement, l’ordre de jour de la politique internationale. Cette puissance institutionnelle se traduit également dans la force du moteur économique américain. De nos jours, cela continue avec l’OMC, qui tente tant bien que mal d’établir des règlements dans la gérance des transactions internationales.

La seconde facette de la « soft power » américaine est au niveau de la puissance culturelle que ce pays déploie. C’est plus compliqué à définir, mais on parle de l’attrait des États-Unis, du modèle américain, du mode de vie américain qui est diffusé à travers la planète. La prospérité économique, les principes américains de liberté politique, de liberté de pensée, etc. Cela est important, parce que pendant la Guerre froide, cela a rendu l’hégémonie américaine plus acceptable, surtout pour les pays de l’Europe de l’Ouest.

Maintenant c’est un peu la même chose.  Mais cela renforce aussi la puissance des États-Unis en terme de leur puissance internationale, leur capacité d’établir l’ordre du jour international. Beaucoup de gens dans beaucoup de pays regardent les États-Unis avec envie. Ils veulent ce qu’ont les Américains, ils veulent immigrer aux États-Unis. Et cette image (ou ces images) est propagée par les médias, les films, les chansons. Le point essentiel est que le mode de vie américain est un mode de vie des pays développés (bien qu’il puisse y avoir des différences, voire des résistances).

Conclusion

En conclusion, on peut évoquer deux constats. Le premier est que l’on accuse souvent les Américains d’être égoïstes. Mais quel pays ne l’est pas? La vraie question est de savoir dans quelle mesure les intérêts des Américains sont en concordance avec les intérêts des autres?

D’une certaine manière, ils ont beaucoup d’intérêts convergents, au moins en principe: la liberté, la démocratie, etc. Bien sûr, un écart existe entre la théorie et la pratique. Rappelons-nous qu’historiquement parlant, les USA furent loin d’être le seul « empire » à vouloir imposer tant sa puissance militaire, économique, qu’institutionnel et culturelle (Rome et Grèce antiques, Napoléon, Hitler, Staline, etc.). On peut s’entendre sur la divergence des moyens utilisés, mais il y a souvent des similarités d’arrière-fonds. Cependant, il y a toujours un écart entre les principes et la réalité. Ce qui ne veut pas dire que les Américains ne peuvent pas faire davantage, ils le peuvent. Donc les critiques vont continuer, et elles sont même nécessaires.

Le second constat est ceci, à savoir la définition que les Américains donnent d’eux-mêmes.  Comment se conçoivent-ils? Il existe là aussi un écart entre les interprétations faites par les Américains et celles des autres. Comment perçoit-on la religion, le système économique, l’immigration? Les réponses varient souvent en fonction de ce que l’on connaît de cette société américaine, à défaut d’y avoir vécu.

Il y a aussi toujours ce risque que les Américains se voient comme différents des autres. Ce qui peut poser des problèmes bien entendu. Finalement, il semble que la combinaison de la puissance forte et molle des États-Unis assurera une prépondérance américaine pour longtemps.

Le projet européen ou l’intégration économique et politique de l’Europe

Le projet européen

Dans l’évolution de l’actualité politique et économique internationale, le projet européen a également une place importante, et demeure la pierre angulaire de l’avenir de centaines de millions de personnes qui habitent le vieux continent.

D’abord, l’Europe évolue constamment et rapidement, et son découpage politique, économique et social est régulièrement le fruit de décisions récentes. Par exemple, la décision d’élargir l’Union européenne. Cela avait été un fait accompli depuis la réunion de Copenhague en décembre 2002, où on avait décidé que d’ici deux ans (soit en 2004) de nouveaux membres (ex: la Pologne, la Hongrie, la République tchèque…) seraient intégrés à l’Union européenne. Plusieurs autres pays sont jugés admissibles même s’ils doivent négocier leur entrée. Les plus récents membres étant la Bulgarie et la Roumanie, entrées toutes deux le 1er janvier 2007. L’autre décision assez récente avait été l’introduction de la monnaie unique (l’euro) en janvier 2002.

Ensuite, un défi qui marque l’évolution de l’Union est celui du projet d’une constitution européenne, qui, il faut l’avouer, est vouée à un avenir incertain. Il faut trouver de nouveaux moyens de gérer l’Europe, soit une Europe de beaucoup élargie, qui avait passé de 6 à 15, puis maintenant à 27 États membres. La Constitution a été acceptée par les membres en juin 2005 après de dures négociations, mais les États devaient ensuite la ratifier par leur parlement respectif ou par la voie référendaire. Dans certains de ces États, comme la France et les Pays-Bas, les citoyens ont rejeté le texte constitutionnel.

Il y a donc présentement une sorte de « moratoire » sur l’application de cette constitution, ce qui amènera l’ouverture de nouvelles rondes de négociations. La constitution aurait dû être effective depuis le 1er novembre 2006, mais sa non-ratification par certains États retarde le processus. Et le troisième aspect de l’Union, c’est qu’elle est une combinaison de deux projets (politique et économique). Donc il est intéressant de l’étudier si, comme nous, on s’intéresse aux rapports entre la politique et l’économie internationale.

Quand il s’agit de conceptualiser le projet européen, les opinions et interprétations peuvent être divergentes. Je me limiterai donc à présenter ma thèse sur la question. Au début, le projet européen a été à la fois un projet politique et économique. Mais très vite il devient surtout un projet d’intégration économique (en dépit de la rhétorique et même s’il ne faut pas nier les aspects politiques). En effet, l’intégration économique se montre beaucoup plus facile que l’intégration politique. Actuellement, il n’y a pas d’État européen, mais il existe un marché interne (avec des exceptions: comme les normes sur le travail). Les réussites et même les buts sont surtout de l’ordre économique (ex : éliminer les barrières aux échanges entre les membres).

Une autre facette est celle voulant que ce soit surtout un projet économique reflétant le fait que ce sont les États-nations qui gardent le rôle prépondérant. Le progrès et les développements sont le résultat des négociations économiques entre les États. Ce qui m’amène à dire que les intérêts nationaux jouent plus ou moins pour beaucoup. Mon opinion est donc qu’il faut « déromantiser » le projet européen.

Pourquoi? Parce que l’Union est un groupement d’États (et avant tout des élites politiques de ces États surtout) qui décident de coopérer pour faciliter les échanges entre eux, pour réduire les entraves aux échanges. Et d’une certaine façon, tout cela est similaire à la zone de libre échange nord-américaine. Tout cela c’était le modèle rêvé de coopération économique planifiée à partir des années 1950, soit au sortir de la guerre.

Mais tout commence à changer dans les années 1980 et 1990, pour trois raisons :

D’abord, l’intégration économique force de plus en plus les États à considérer une coopération politique accrue, voire une intégration politique, surtout à partir des années 1980 et la décision de créer un marché commun. De plus, l’État jour un rôle important dans l’économie (des économies mixtes), donc la création d’un marché commun implique toutes sortes de questions sur ce rôle: des questions politiques, économiques, sociales, etc. On envisage en ce sens la création d’institutions supranationales parce que ça devient (en partie) de plus en plus difficile de séparer l’économie de la politique. Des questions monétaires sont aussi considérées. La stabilité des échanges et surtout la monnaie unique a des conséquences sur les politiques des États. Une monnaie unique implique des décisions politiques concernant la politique nationale, non seulement monétaire, mais aussi fiscale et budgétaire. C’est donc la politique sociale qui en sera affectée.

Bref, il a fallu réfléchir sur les décisions à prendre et les conséquences de celles-ci sur la création éventuelle d’institutions concernant la souveraineté et la supranationalité.

Voilà donc le premier facteur qui fait que le projet européen n’est pas si « romantique » que certains voudraient le croire. En second lieu, il faut considérer l’importance de la fin de la Guerre froide dans la découpe du projet européen. À cet égard, trois défis se posent. Le premier est celui de l’avenir de l’Europe de l’Est et ses rapports avec l’Europe de l’Ouest. On veut éviter une division trop nette entre les deux, tout en intégrant cette partie de l’Europe afin d’y étendre la démocratie. Ensuite, il y a le désir de faire face aux Américains. Enfin, la question de la globalisation accélérée, la libéralisation des marchés.

Comment faire face à ces forces? Comment assurer non pas seulement la démocratie et la liberté économique, mais aussi le projet social européen (État-providence)? Comment, en fait, assurer un équilibre entre la prospérité et la justice sociale? L’idée est qu’une Europe plus fortement intégrée économiquement et politiquement serait mieux placée pour trouver cet équilibre.

Le résultat est que les dirigeants des principaux pays de l’Union européenne s’embarquent dans un projet à la fois économique, mais aussi politique. Mais, le problème est que l’intégration économique est relativement simple, sauf que l’intégration politique touche à des cordes beaucoup plus sensibles comme la culture, l’identité nationale, l’influence inégale des différents pays, etc. L’avenir de l’Union européenne me semble très incertain.

Et maintenant?

Bref, toutes ces questions sont d’actualité pour les Européens. Et que doit-on penser de l’Union européenne et du projet européen au sens large actuellement? Il y a plusieurs facteurs que l’on peut soulever :

D’abord, il existe sur papier une constitution écrite depuis juin 2004, même si elle n’a pas été ratifiée partout. Cela ne signifie pas pour autant l’abandon du processus de ratification. Autrement dit, on reviendra à la charge pour la faire passer d’une manière ou d’une autre. Cette constitution inclut une Charte des Droits fondamentaux qui a été intégrée dans la Loi sur la création de l’Union européenne, qui garantit aux individus de l’Union un minimum de droits.

Le texte mentionne aussi clairement la primauté de la loi européenne sur la loi nationale.

Mais l’Union européenne n’a pas explicitement besoin de la Constitution pour former une « personnalité légale », car elle peut malgré tout signer des accords internationaux, tant et aussi longtemps que ses divers organes législatifs, exécutifs et judiciaires (qui représentent des membres de tous les États signataires) s’entendent pour aller dans une telle direction. L’Union européenne a aussi une politique de défense commune.

Quant à son système de votation parlementaire, disons que pour voter des lois ou ratifier des traités, l’Union s’est dotée du système suivant : il faut que 55% des pays représentent 65% de la population européenne. Mais il existe un droit de veto pour des questions comme les impôts directs, la politique de défense et étrangère, pour le financement du budget, etc. Il y a aussi une clause de la Loi de l’Union européenne qui autorise un État membre à quitter l’organisation selon son désir.

C’est donc tout l’avenir de l’Europe qui est en jeu, et il est actuellement difficile de prédire quelle orientation politique et économique aura l’Europe. Il peut y avoir un approfondissement de l’intégration politique débouchant vers une vraie fédération. Mais c’est peu probable selon nous, car il y a trop de pays qui sont contre, notamment la Grande-Bretagne. L’Europe va-t-elle faire marche arrière dans l’évolution de son intégration? Nous ne le pensons pas non plus. C’est du moins peu probable.

Ce qui nous semble le plus juste à l’heure actuelle, même si tout cela peut changer rapidement, c’est que nous assistons à une Europe à plusieurs niveaux et à plusieurs vitesses. Cela existe déjà pour l’Euro (ex : pas d’Euro en Grande-Bretagne et en Pologne). Autre exemple, en matière de défense commune, certains pays y sont plus favorables que d’autres, c’est notamment le cas de la France et de l’Allemagne et les États du Benelux.

La question qu’on pourra se poser : l’Europe constitue-t-elle une véritable fédération? En fait, c’est là qu’intervient l’argument Philippe Moreau Defarges, qui dit qu’il ne faut pas penser en terme de « nation-fédération ». Ce que les Européens sont en train de construire, d’après lui, est quelque chose de nouveau, une sorte d’entre-deux qui serait un nouveau type de système de gouvernance qui n’est ni État, ni fédération.

En admettant que cet auteur ait raison, on peut poser la question suivante : cette Europe des « ni État / ni fédération » est-elle viable?