Billet pour le front. Histoire sociale des volontaires canadiens (1914-1919)

Sur une belle lancée…

Une fois de plus, la maison d’éditions montréalaise Athéna nous présente une version française d’un autre classique de l’histoire militaire canadienne, à savoir l’ouvrage du professeur Desmond Morton intitulé Billet pour le front. Histoire sociale des volontaires canadiens (1914-1919). Le lecteur qui avait déjà exploré la version originale anglaise intitulée When Your Number’s Up. The Canadian Soldier in the First World War (Random House, 1993), pourra à nouveau savourer la plume riche, mais combien caractéristique de ce grand historien canadien qu’est M. Morton.

Magnifiquement traduit par M. Pierre R. Desrosiers dans le plus pur style « historien socio-militaire », on découvre en 344 pages un autre chapitre des lettres d’or d’une histoire militaire canadienne désormais accessible au lectorat du Canada français. Autant l’« étudiant » Bill Rawling avait frappé avec son Survivre aux tranchées. L’armée canadienne et la technologie (1914-1918) (Athéna, 2004), autant son professeur réplique avec cet ouvrage qui confirme que l’histoire militaire canadienne n’est plus uniquement « militaire », mais qu’elle est aussi sociale, voire « socio-militaire » comme l’expression semble le suggérer depuis une vingtaine d’années[1].

Au plan historiographique, Billet pour le front s’inscrit dans une lignée d’ouvrages consacrés aux aspects socio-culturels des militaires qui ont fait la Grande Guerre. On pense entre autres aux livres The Killing Ground. The British Army, The Western Front & the Emergence of Modern War 1900-1918 (Allen & Unwin, 1987) écrit par Tim Travers, ou encore Kitchener’s Army : the Raising of the New Armies, 1914-1916 (Manchester University Press, 1988) de Peter Simkins. Les problématiques soulevées par tous ces auteurs sont similaires en ce sens où on cherche à répondre à des questions qui touchent également à l’histoire plus large des mentalités, ici dans un contexte de guerre.

En clair, un ouvrage comme Billet pour le front se positionne au carrefour de l’histoire culturelle, en vogue depuis un quart de siècle, et de l’histoire militaire plus conventionnelle. L’une ne va pas sans l’autre, pensons-nous, si l’on veut rendre un portrait juste et aussi fidèle que possible des événements de 1914-1918, dont les mémoires vives ont forcément disparu sous l’effritement des années. Ce qu’a compris M. Morton, et ce pas uniquement dans Billet pour le front, mais dans l’ensemble de son œuvre, c’est que rapporter les faits ne suffit plus, encore faut-il comprendre qu’est-ce qui s’est réellement passé?

Question simple en apparence, mais ô combien dangereuse que le lectorat francophone du Canada commence à découvrir depuis quelque temps à peine, dans le cadre de la reconquête de son passé militaire. M. Morton n’a jamais sous-estimé un tel questionnement, la preuve étant qu’il a pris soin de décortiquer en onze chapitres les moindres aspects de l’aventure au quotidien du soldat canadien de 1914-1918, de son enrôlement jusqu’au front en concluant par différentes avenues possibles pour le combattant : le retour au pays, le camp de prisonniers ou le cimetière.

Comme le souligne l’auteur (p. 309), ce n’est pas nécessairement une histoire, mais une « biographie » de ces hommes qui firent la guerre sous les couleurs du Canada. C’est en quelque sorte la narration objective du récit de cet arrière-grand-père qui aurait « oublié » de nous raconter non pas la fois où il a effectué un raid dans une tranchée ennemie et tué « son » Allemand, mais celle où il a par malheur contracté une maladie vénérienne au court d’une trop brève permission à Londres. Son histoire renferme de bons et de mauvais moments, car oui les périodes agréables à la guerre ont existé entre deux bombardements. Hélas, grand-père « perd parfois la mémoire » et M. Morton s’est appliqué à combler des lacunes, en toute impartialité, à montrer la guerre de 1914-1918 comme elle est.

Pour ce faire, l’auteur a effectué de minutieuses recherches dont la bibliographie (p. 315-332) comprend plus de 500 titres, sans compter les nombreuses sources primaires fruits de ses fouilles dans les archives canadiennes, britanniques et personnelles. Sur ce dernier point, M. Morton a en effet eu une série d’entrevues orales à une certaine époque avec des vétérans, de même qu’il cite fréquemment des lettres privées, issues sans doute d’une prolifique correspondance avec les acteurs de l’époque. Par ailleurs, la plupart des chapitres de cet ouvrage comprennent en introduction un petit bilan historiographique qui permet au lecteur de s’initier, ou de mettre en perspective le sujet traité avec l’ensemble de l’état de la recherche. En somme, au plan méthodologique, tous ceux qui sont familiers à la lecture de l’œuvre de M. Morton auront compris que bon nombre de chapitres sont les résultantes non pas d’une unique recherche, mais celles de longues années passées à disséquer les moindres détails la participation du Canada à la Grande Guerre.

Dans cette optique, il n’est pas non plus étonnant de voir plusieurs problématiques inscrites à l’agenda de l’auteur, dont la meilleure façon de s’en donner une idée est de le laisser parler (p. 10) :

« Entre 1914 et 1919, les Canadiens contribuèrent à créer, presque à leur insu, une des meilleures petites armées du monde. Par son habileté et son courage, elle contribua à raccourcir d’un an une terrible guerre. Je m’intéresse ici aux gens qui la composaient. Pourquoi s’enrôlèrent-ils? Qu’est-ce qui les transforma de civils à soldats? Qui choisit-on pour en faire leurs officiers? Devenus soldats, que leur arriva-t-il sur le champ de bataille? Finalement, comment parvinrent-ils à vaincre une armée apparemment invulnérable? Que leur arriva-t-il lorsque blessés, faits prisonniers ou tués? Qu’est-ce qui les aide à supporter leur terrible et révoltante épreuve? Et qu’advint-il aux survivants qui, la guerre terminée, revinrent au pays? »

Une série d’hypothèses viennent étayer les problématiques ici évoquées. L’idée d’ensemble pour M. Morton, est que les hommes qui ont fait du Corps Expéditionnaire Canadien ce qu’il a été, à savoir une petite, mais redoutable machine de guerre, ont été les artisans de leur propre œuvre. À l’instar de l’ouvrage de son étudiant M. Rawling précédemment cité, M. Morton soutient cette thèse voulant que l’expérience « normale » du soldat du Canada en fut une d’un long apprentissage, dont bien peu d’entre eux, faut-il le reconnaître, se sont rendus jusqu’au bout de ce processus.

Cela commence par l’annonce de la guerre (chapitre 1). L’auteur analyse le terrible chaos de la mobilisation initiale, chaos qui semble perdurer avec plus ou moins de vigueur au moins jusqu’en 1916, et dont les nombreux témoignages sur la conduite de Sir Sam Hughes et la piètre qualité de l’entraînement au camp de Valcartier ont sans doute fait regretter à plusieurs jeunes hommes d’avoir signé. Au moment où le Canada se dote progressivement d’une armée, les premiers éléments, les « Old Originals » quittent la pénible vie du camp militaire de Valcartier pour un second enfer, à savoir celui de la plaine de Salisbury en Angleterre, et ce, après une pénible traversée de l’Atlantique. Ce second chapitre se termine par les dernières phases de l’entraînement en Angleterre et par la traversée en France au printemps de 1915. C’est à ce moment que les « Old Originals » vont expérimenter, et c’est bien connu, leur premier baptême de feu sous les gaz devant Ypres. L’auteur analyse, non sans amertume, l’engagement dont sa critique sévère envers la conduite des généraux (p. 64) n’a d’égale que sa critique de la réception de cette bataille au Canada de l’époque.

Mis à part les brillantes descriptions et analyses des premiers chapitres de M. Morton, ce qui soulève en particulier la force de la méthodologie employée réside dans son habileté à incorporer des fragments de témoignages, et surtout de parvenir à dégager une vue d’ensemble d’une réalité donnée. Les meilleurs exemples abondant dans cette direction sont les chapitres 3 et 4 qui traitent respectivement des raisons de s’enrôler et de l’entraînement des futurs combattants. Ces deux chapitres, de même que d’autres, nous offrent tout un catalogue d’histoires personnelles. Les espoirs et les nombreuses désillusions amènent les soldats à remplir avec résignation leurs obligations, à commettre certaines bêtises ou tout simplement à voir hypothéquer la confiance en des chefs pas toujours compétents et dignes de leurs fonctions (chapitre 5). Cependant, dans le but constant de l’auteur de rendre justice à tous, le lecteur peut finalement comprendre qu’à la guerre il y a de bons et de mauvais officiers, comme il y a de bons et de mauvais soldats.

Il n’empêche que prêts ou non, ces hommes devront se rendre au front et combattre (chapitre 6 et 7). Dans les tranchées, M. Morton reprend d’une certaine manière les analyses de M. Rawling (Athéna, 2004) sur l’usage fait par les soldats de la technologie disponible, mais en rajoutant des aspects inhérents à la vie au front, comme les périodes de détente en première ligne, ou encore celles passées dans l’arrière immédiat du front en compagnie des civils, ce que les Français appellent la « zone des étapes ». Que ce soit au repos ou à l’assaut, l’auteur prend soin d’analyser chacun de ces témoignages individuels qui font que chaque soldat, bien qu’inscrit dans une expérience collective (comme Ernst Junger aimait à le rappeler), a néanmoins fait sa guerre.

Les chapitres suivants, 8 et 9, relatent respectivement deux perspectives redoutées des soldats : celle, d’une part, de recevoir une terrible blessure, et d’autre part, celle d’être prisonnier. Le lecteur en apprendra sur la nature des blessures, leur gravité, les tristes perspectives d’amputations ou celles, aussi pires, d’être invalide ou atteint psychologiquement le restant de ses jours. Par ailleurs, M. Morton analyse et vante l’efficacité du fonctionnement du service de santé canadien au front, de même que la question déjà connue, mais mise en perspective canadienne, de l’évacuation des blessés. Sans doute l’aspect qui étonnera le lecteur est celui des maladies vénériennes qui affecta des milliers de soldats, sans oublier tout le tabou entourant la question, et dont l’auteur analyse avec justesse en soulignant les aspects de l’hygiène et de la prévention de ces infections. Par ailleurs, le chapitre 9 sur les prisonniers de guerre interroge le lecteur sur la nature des conditions de détention des Canadiens. M. Morton nous présente des cas de détention allant d’un extrême à l’autre, c’est-à-dire de prisonniers canadiens menant une vie monotone dans les camps, jusqu’à ceux qui furent torturés en tentant de s’évader ou en étant forcés de travailler pour l’industrie de guerre allemande dans des conditions exécrables.

Les deux derniers chapitres (10 et 11), mais non le moindre, abordent les questions du moral, de la discipline et du trop souvent difficile retour aux foyers pour ces hommes qui eurent la « chance » de survivre au carnage. Des questions aussi banales que pertinentes y sont abordées, par exemple : comment s’organise la gestion des dépouilles des soldats qui viennent d’être tuées? Que deviennent les ménages canadiens lorsque les soldats sont absents pendant des mois, voire des années? Toutes les traces de la vie quotidienne au temps où les soldats étaient des civils finissent tôt ou tard par les rattraper au front, ne serait-ce que par l’importance du courrier reçu et que M. Morton prend la peine d’en extirper les aléas. C’est dans cette optique que les lettres singulières des combattants prennent toute leur importance selon l’auteur, car il est possible de dégager des visions d’ensemble des rapports qu’ont les hommes avec, entre autres, les civils franco-belges, la célébration de Noël, la foi, la gestion de la peur, etc. Enfin, le dernier chapitre traite de la fin de l’aventure guerrière et du début d’une nouvelle, à savoir le retour à la vie civile. Autant il a fallu reconvertir l’économie aux besoins de la guerre, autant il faut faire le processus inverse dans la paix. Dans ce contexte, les soldats démobilisés ont à relever des défis et l’auteur analyse jusqu’à quel point la situation est complexe, en particulier pour la quête d’un emploi et celle d’une pension.

Dans un autre ordre d’idées, il est à noter que l’ouvrage est enrichi d’une variété de cartes militaires qui ne sont pas, contrairement à ce que l’on peut observer dans bien des ouvrages militaires, surchargées de détails qui peuvent décourager le lecteur dans sa compréhension de l’évolution des combats et des fronts.  Divers croquis limpides et soignés sur l’organisation des tranchées, des bataillons et du corps d’armée s’intègrent intelligemment au fil des chapitres. Ce qui est étonnant dans cet ouvrage est la qualité des photos qu’on y trouve, dont certaines proviennent de collections privées et d’autres plus connues à partir des fonds d’archives publics. Il est à noter la dureté de certaines images, notamment celles qui exposent les plaies ouvertes des combattants.

En somme, il est impossible de lire Billet pour le front et ne pas l’adopter comme outil fondamental d’une recherche en histoire militaire canadienne. Cet ouvrage constitue une autre contribution tardive, certes, mais combien essentielle pour le lectorat francophone du Canada qui souhaite remettre en perspective sa vision de son passé militaire.

MORTON, Desmond. Billet pour le front. Histoire sociale des volontaires canadiens (1914-1919), Outremont (Qc), Athéna Éditions, 2005 (1993, 1ère éd.). 344 p.


[1] Jean-Pierre Gagnon, Le 22e bataillon (canadien-français), 1914-1919 : étude socio-militaire, Ottawa & Québec, Les Presses de l’Université Laval (en collaboration avec le Ministère de la Défense Nationale et le Centre d’Éditions du Gouvernement du Canada), 1986. 459 p.

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