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1914-1918: La guerre du Canada. Saint-Éloi ou la tragédie des cratères

La 2e Division en ligne

Le major-général Richard Turner, VC, commandant de la 2e Division canadienne à la bataille de Saint-Éloi (avril 1916).

Du début de la guerre jusqu’à la fin de 1915, la 1ère Division avait subi le gros des affrontements menés à ce jour par le Canada. Au tout début de 1916, il y avait maintenant trois divisions d’infanterie canadiennes en ligne, soit les 1ère, 2e et 3e Divisions.

L’épisode analysé ici se concentre sur le baptême de feu la 2e Division, dans ce qui restait d’une petite localité belge nommée Saint-Éloi, à environ 5 kilomètres au sud d’Ypres. Arrivée en ligne en septembre 1915, la 2e Division avait été jusqu’à présent relativement épargnée par les combats. Elle comprenait essentiellement des hommes issus de la levée du second contingent promis par le Premier ministre Borden. Cette division comprenait notamment une unité francophone du Québec, le 22e bataillon (canadien-français).

Dans un effort visant à réduire un petit saillant allemand qui s’était dessiné sur le front tenu par les Britanniques, six mines géantes avaient été creusées sous les tranchées ennemies. Ces mines furent détonnées le 27 mars 1916. Le vacarme et la confusion qui suivirent ces explosions avaient permis à la 3e Division britannique d’attaquer et de corriger la ligne de front à leur avantage.

La semaine qui suivit l’explosion de la fin mars avait vu d’importants affrontements entre les soldats allemands et britanniques afin de voir lequel des belligérants pouvaient prendre le contrôle des cratères résultants de ces déflagrations. Chacun des bataillons de la 3e Division britannique avait été engagé dans ces combats autour des cratères. Le dernier de ces six cratères avait finalement été capturé le 3 avril et les troupes britanniques épuisées avaient été relevées par les Canadiens dans la nuit du 3 au 4 avril.

Aux dires de certains contemporains et historiens après coup, il aurait fallu attendre quelque peu avant d’opérer la relève des troupes britanniques par les Canadiens, car les positions nouvellement conquises n’étaient pas consolidées et pouvaient être reprises à tout moment. Cependant, les bataillons britanniques qui étaient sortis des cratères de Saint-Éloi étaient complètement démolis, démoralisés et épuisés. L’attente de leur relève était hors de question.

C'est à la bataille de Saint-Éloi que les premiers casques d'acier furent distribués aux soldats canadiens.

Équipés pour la première fois de casques d’acier (en fait, seulement 50 par compagnie), les premiers soldats canadiens arrivés dans le secteur de Saint-Éloi furent ceux de la 6e Brigade (2e Division) qui prirent la relève de ce qui restait des Britanniques de la 76e Brigade (3e Division), puis ce fut le Corps canadien au complet qui arriva en ligne, relevant ainsi le Ve Corps britannique.

Saint-Éloi: Un aperçu

Le secteur couvert par le Corps canadien s’étendait du village de Saint-Éloi au sud jusque vers celui de Hooge au nord (voir la carte). Environ la moitié du stratégique saillant d’Ypres était en avril 1916 sous la direction du Corps canadien. Cette relève avait été en quelque sorte symbolique, car il s’agit de la première fois où un Corps d’armée au complet en relevait un autre. La relève des troupes, pour tous les problèmes logistiques qu’elle engendre, était toujours une manœuvre délicate.

Carte du saillant d'Ypres. Les troupes canadiennes ont occupé en avril 1916 un secteur au sud-est d'Ypres s'étirant de Saint-Éloi au sud vers Hooge au nord.

Cela correspondait également avec le désir du gouvernement canadien de l’époque de faire en sorte que le Corps reste unifié d’un point de vue opérationnel et soit traité comme une formation à part. L’idée étant qu’on ne voulait pas que le Corps canadien puisse être malléable administrativement, au point d’adopter la structure britannique de corps d’armée où le nombre de divisions à l’intérieur de celui-ci était variable et facilement transférable selon les considérations tactiques du moment. Bref, le gouvernement canadien voulait garder le caractère unique de son Corps et les divisions qui le composaient ensemble.

Une autre observation que l’on peut faire sur le secteur de Saint-Éloi en ce début de 1916 est qu’il s’agissait probablement d’un des plus dangereux secteurs défendus par les forces de l’Empire britannique. Cette portion sud du saillant d’Ypres était carrément à éviter et l’état-major canadien savait que le séjour dans ce secteur ne serait pas une sinécure.

D’abord, la ligne de front (soit les tranchées) était difficilement distinguable à la suite des immenses explosions provoquées par les mines. Les « tranchées » n’étaient en fait que de petits fossés eux aussi difficilement identifiable. Les parapets étaient démolis et le barbelé censé protéger les entrées des tranchées quasi inexistant. Les trous d’obus et les sapes pouvant potentiellement abriter les soldats étaient remplis d’eau et il était à peu près impossible de relier entre elles les tranchées par des canaux de communication.

L'un des six cratères que les soldats canadiens ont du défendre ou reprendre à Saint-Éloi.

Souvent, il était nécessaire que les soldats apportant du ravitaillement en première ligne soient attachés ensemble pour éviter de se perdre. C’était aussi pratique au cas où l’un d’eux tomberait dans le fond d’un cratère et qu’il soit possible de le remonter, ou encore pour éviter qu’il ne se noie dans la boue.

Les Canadiens arrivés à Saint-Éloi devaient aussi vivre avec les blessés et les cadavres allemands et britanniques qui parsemaient le terrain, souvent à moitié enterrés dans la mer de boue. La vision était d’autant plus horrifiante, car le levé du soleil (les Canadiens étaient arrivés la nuit) avait dévoilé aux soldats toute l’horreur du champ de bataille, notamment les dizaines de cadavres qui remplissaient les cratères.

La bataille: Que se passe-t-il?

Les premières journées dans (et autour) des cratères de Saint-Éloi furent occupées à consolider le terrain, ce que les Britanniques n’avaient pu faire auparavant. À ce propos, les Allemands bombardaient régulièrement les positions canadiennes pour les empêcher justement d’atteindre ce but. Par exemple, vers 23 heures, le 5 avril 1916, les Allemands avaient intensifié leurs bombardements, un canonnade ininterrompue pendant quatre heures. À 3h30, le 6 avril, les Allemands s’étaient lancés à l’assaut au levé du jour et avaient reconquis vers 7h tous les cratères perdus aux mains des Britanniques à la fin mars.

Carte du front de Saint-Éloi illustrant les cratères en jeu.

À leur tour, les Canadiens amorcèrent une série de contre-attaques visant, non sans surprise, à reprendre les six cratères, mais seulement deux purent être repris dans les premiers moments, ce qui entraîna une situation dès plus confuse qui vira au cauchemar. Pour faire simple dans cette situation chaotique, les six cratères avaient été numérotés de 1 à 6, de droite à gauche (voir la carte).

Les cratères 2, 3, 4 et 5 étaient aux mains des Allemands, tandis que les cratères 1 et 6, plus petits, avaient fini par disparaître au travers d’autres trous d’obus (le cratère 6 était situé au côté d’un 7e cratère qui avait fini lui aussi par disparaître). Les Canadiens étaient donc parvenus à reprendre le contrôle des cratères 6 (et 7), mais ceux-ci croyaient qu’il s’agissait en fait des cratères 4 et 5. Par conséquent, les rapports envoyés par l’état-major canadien au haut commandement britannique stipulaient que les cratères 4 et 5 étaient en leur possession. Rien n’était plus faux.

Cette confusion dans l’identification des objectifs avait donc atteint le quartier-général de la Seconde armée britannique du général Plumer (de laquelle relevait le Corps canadien). Plumer et son état-major en déduisirent que, finalement, seulement les cratères 2 et 3 avaient été perdus. Par conséquent, il ordonna aux Canadiens de tenir leur front et de tout faire pour reprendre les cratères 2 et 3.

En clair, cela signifie que pendant les sept jours qui suivirent, l’état-major du général Plumer n’avait à peu près aucune idée où étaient positionnés les soldats canadiens sur la ligne de front, malgré que ceux-ci se soient battus pendant une semaine pour la possession de chacun des cratères. Ce ne fut que le 16 avril que le quartier-général de Plumer eu la confirmation (la vraie) à l’effet que les Allemands étaient bel et bien en possession des cratères 2, 3, 4 et 5, ce qui entraîna une annulation de futures contre-attaques dans l’immédiat. Par surcroît, on avait appris qu’au cours de cette semaine de combats confus, les Allemands avaient repris ce qui restait des cratère 6 (et 7), ne laissant aux Canadiens que le cratère 1 et la rage de s’être fait tiré dessus par leur propre artillerie.

Les combats avaient fini par s’estomper, au plus grand soulagement des hommes sur le terrain. Ceux-ci avaient souffert des terribles conditions d’une mitraille constante et d’une nature plus qu’imprévisible. Du 4 au 16 avril 1916, les pertes de la 2e Division canadienne s’élevaient à un peu plus de 1,300 combattants.

Conclusion: À qui la faute?

De nombreuses récriminations avaient suivi la bataille des cratères de Saint-Éloi. La première victime de la soi-disant mauvaise gestion des opérations avait été le commandant du Corps canadien, le lieutenant-général Edwin Alderson. Il avait été démis de ses fonctions et retourna en Angleterre pour occuper le poste d’Inspecteur général des Forces canadiennes en ce pays. À sa place, on nomma le lieutenant-général Sir Julian Byng, un autre officier britannique qui fut confirmé dans son poste de commandant du Corps canadien en mai de la même année.

Les critiques étaient aussi présentes à des échelons plus bas de la hiérarchie militaire canadienne. Certains commandants de divisions et de brigades canadiennes n’avaient pas été à la hauteur et leur professionnalisme fait aussi l’objet de récriminations. Cependant, et bien que le haut commandement britannique avait en théorie un droit de vie et de mort sur le sort des généraux canadiens, il fallait faire attention avant de les démettre, surtout d’un point de vue politique.

Politiquement parlant, dans le but d’assurer la bonne image coopérative entre le gouvernement britannique et canadien, il semblait préférable de maintenir en poste quelques commandants incompétents. De plus, Sir Douglas Haig, le commandant en chef des forces britanniques (et canadiennes) en France, était sensible à cette problématique. Il avait notamment pris en compte les circonstances dramatiques et exceptionnelles dans lesquelles les généraux canadiens eurent à diriger leurs troupes.

Par exemple, Haig avait rejeté certaines recommandations du général Plumer quant au congédiement de généraux canadiens. On savait entre autres choses que les relations entre le commandant de la 2e Division (le major-général Turner) et le commandant du Corps (le lieutenant-général Alderson) étaient mauvaises. Alderson accusait Turner d’être responsable de la confusion qui a régné sur le champ de bataille pendant une semaine, entre autres de sa soi-disant incapacité à localiser ses propres troupes. En d’autres termes, Alderson a reçu de faux rapports du front et c’est lui qui en paya le prix ultime. Au final, non sans compter sur un important jeu de coulisses, ce fut Alderson qui dut partir. En lisant entre les lignes, on peut en déduire que tant et aussi longtemps que Sam Hughes était ministre de la Milice, Turner était protégé.

Au final, le séjour des troupes canadiennes dans le saillant d’Ypres était loin de s’achever. Le secteur leur était que trop familier. Ces soldats maintenant aguerris resteraient en Belgique. La prochaine étape (ou épreuve): le Mont Sorrel.

Ce qui reste de l'un des cratères de Saint-Éloi...

1914-1918: La guerre du Canada. L’année 1915 et la bataille d’Ypres

Ypres: le baptême de feu

L’arrivée au front des troupes canadiennes de la 1ère Division s’effectua dans la nuit du 2 au 3 mars 1915, dans le secteur d’Armentières-Fleurbaix non loin de la frontière belge. Les Canadiens partagèrent le secteur avec les forces britanniques (4e et 6e divisions du IVe Corps) qui leur montrèrent les rudiments de la vie dans les tranchées, avant de les laisser à eux-mêmes, face aux Allemands.

Le ministre de la Milice Sir Sam Hughes exhibant fièrement l'une de ses trouvailles: la pelle "MacAdam". Le soldat était censé pouvoir creuser un trou et, le cas échéant, insérer sa carabine à travers une ouverture spéciale, ce qui ferait en sorte de le "protéger" derrière la plaque métallique de la pelle.

Le premier mois passé au front fut relativement tranquille et la division canadienne fut transféré au nord en Belgique, dans le secteur du saillant d’Ypres. La division canadienne releva la 11e Division de l’armée française, qui se trouvait à l’extrême gauche de la ligne de front occupée par l’armée britannique en Belgique. La division canadienne avait dans un premier temps été assignée au Ve Corps de la Seconde armée britannique. À la droite des Canadiens se trouvait la 28e Division britannique, à la gauche la 45e Division algérienne de l’armée française.

C’était en face de ces forces en présence que les troupes allemandes lancèrent un assaut contre les positions françaises et une partie du front de la division canadienne le 22 avril 1915 à Ypres. L’assaut allemand était appuyé d’une nouvelle arme: le chlore. En effet, les Allemands avaient répandu dans l’air du chlore contenu dans quelque 5,730 cylindres installés sur le rebord de leurs tranchées, prêts à être relâchés au moindre signe de vent favorable. C’était la première fois que cette arme était utilisée sur le front Ouest.

Les forces algériennes avaient rapidement reculé, prises de panique, laissant derrière elles un grand nombre de soldats tués ou suffoquant sous les effets du chlore. La situation était critique, car en reculant, les forces algériennes avaient laissé ouvert un large trou sur la ligne de front, si bien que la gauche de la division canadienne était à flanc ouvert et pouvait être prise à revers à tout moment. Dans le but de boucher le trou, les Canadiens ont dû rapidement se redéployer sur une nouvelle ligne de tranchées construites à la hâte le long de la route de Saint-Julien et Poelkapelle (voir la carte). Par conséquent, les Canadiens avaient dû étirer dangereusement leur front, au risque de l’amincir, le rendant ainsi plus vulnérable à d’éventuelles percées ennemies.

Carte du secteur d'Ypres au matin du 22 avril 1915. La tâche verte représente la surface généralement couverte par le chlore déployé par les Allemands. On remarque que cette nappe frappe directement le front de la 45e Division algérienne, épargnant relativement la 1ère Division canadienne se trouvant à droite.

Heureusement pour les Alliés, les Allemands ne parvinrent pas à exploiter cet avantage, notamment parce qu’eux-mêmes n’étaient pas préparés à exploiter une situation dont le succès initial les avait aussi surpris. Par surcroît, les actions des forces canadiennes avaient permis de gagner du temps et même de lancer quelques contre-attaques fort coûteuses en des points précis du front.

Secteur d'Ypres, quelques heures après le début de l'assaut allemand. On remarque le repli de la 45e Division algérienne et l'ampleur du "trou" laissé dans ce secteur du front. Telle était la situation qui se présenta au commandement canadien le 22 avril 1915. Il fallait carrément redéployer une partie de la 1ère Division pour couvrir la route de Saint-Julien-Poelkapelle, tout en maintenant le front initialement assigné.

Forte de 12,000 fantassins, la division canadienne mena un combat désespéré du 22 au 25 avril 1915, moment le plus fort de la Seconde bataille d’Ypres (la Première ayant eu lieu dans le même secteur en octobre 1914, avant l’arrivée des Canadiens). Pendant ces trois jours, la division canadienne fut impliquée dans des combats continus, ce qui laissa du temps aux Britanniques de se réorganiser et d’y envoyer à leur tour des renforts afin de soulager le front canadien. Le gros de l’orage était passé au matin du 25 avril, mais les Canadiens restèrent dans le secteur pour encore deux jours.

Célèbre tableau de l'artiste Richard Jack illustrant la Seconde bataille d'Ypres d'avril-mai 1915 en Belgique. Dans l'historiographie canadienne, on fait régulièrement référence à cet épisode comme la "Bataille de Saint-Julien". Ici, des soldats canadiens tentant d'arrêter un assaut allemand.

Les Canadiens étaient sortis de leur premier engagement majeur la tête haute et avec une excellente réputation. Le haut commandement britannique avait publiquement fait l’éloge de la division canadienne, qui avait littéralement empêché une défaite initiale de se transformer en déroute. Les faits d’armes n’ont pas manqué. Par exemple, quatre Croix de Victoria furent décernées à des soldats canadiens. Parmi eux, on note le lance-caporal Fisher (13e bataillon), le premier récipiendaire de la division. Il avait été tué le 24 avril, le lendemain après l’annonce officielle de sa décoration. Sa dépouille n’a jamais été retrouvée et, par conséquent, son nom fut gravé sur la Porte de Ménin, en Belgique, avec les 7,000 autres soldats canadiens tués dans ce petit pays et qui n’ont pas de sépultures connues.

Au cours des trois semaines pendant lesquelles la division canadienne fut dans le saillant d’Ypres, elle enregistra des pertes d’environ 6,000 hommes. De ce nombre, un peu plus de 2,000 avaient été tués.

La levée d’une nouvelle division: la 2e

Trois jours après que le premier contingent eut quitté le Canada à l’automne de 1914, le gouvernement Borden avait offert d’en lever un second d’environ 20,000 hommes. De sérieux problèmes de logements et de transports du côté de l’Angleterre ont retardé le déploiement de ce deuxième contingent qui ne traversa l’Atlantique qu’en mai 1915. Du côté canadien, le manque de canons a également contribué à retarder la formation, l’entraînement et le déploiement du second contingent.

La levée d’un second contingent représentait la création de 15 nouveaux bataillons, dont trois parmi ce nombre furent envoyés directement en renfort de la 1ère division au front au début de 1915. Les 12 bataillons restants furent organisés en tant que « 2e Division », elle aussi découpée en trois brigades correspondant autant que possible aux régions géographiques de recrutement. Par exemple, la 4e brigade (la « 4e brigade » originale faisait partie du premier contingent, mais elle avait été dissoute en Angleterre afin de fournir des renforts à la 1ère Division au front) venait de l’Ontario, la 5e brigade comprenait des bataillons du Québec et des Maritimes (dont le 22e bataillon canadien-français) et l’Ouest était représenté par des bataillons formant la 6e brigade.

Le second contingent arriva en Angleterre en mai 1915 et fut officiellement constitué en 2e division à la fin du mois. La 2e Division fut une première fois déployée dans la région de Shorncliffe sous le commandement du major-général Samuel Steele, un officier de 65 ans qui avait combattu lors des raids des Fenians vers 1870. En raison de son âge avancé, il n’a pas accompagné la division en France et il fut remplacé par le brigadier-général Turner, qui commandait alors la 3e brigade de la 1ère Division.

Entre temps, la 2e division complétait son entraînement dans la région de Shorncliffe dans des conditions de loin meilleures, tant au point de vue climatique qu’environnemental, que ce qu’avait connue la 1ère division quelques mois auparavant. Comme c’était la coutume, le Roi, en compagnie de son ministre de la Guerre Lord Kitchener, avait inspecté la 2e Division le 2 septembre et le transport de celle-ci en France s’effectua du 13 au 17 septembre. La division avait débarqué à Boulogne et Le Havre. Elle fut ensuite transportée par train et à pied dans la région de Hazebrouck en Belgique. Jusqu’au début de 1916, une partie de l’artillerie de la 2e Division était britannique, en raison du manque de canons pour les Canadiens, tel qu’évoqué précédemment.

Le 48e bataillon de Highlanders dans les tranchées en 1915. On remarque à la gauche de la photo une carabine Lee-Enfield avec baionnette. Malgré que la carabine Ross équipait les troupes, celles-ci n'hésitaient pas à s'approrier l'arme britannique quand l'occasion se présentait.

La formation d’un Corps d’armée

Avec l’arrivée de la 2e Division au front, il fut décidé de regrouper l’ensemble des forces afin de former le « Corps canadien » qui fut au départ commandé par le lieutenant-général britannique Alderson. Son poste à la tête de la 1ère Division fut comblé par le brigadier-général Currie, qui fut remplacé à la tête de la 2e brigade de la 1ère Division par le lieutenant-colonel Lipsett, l’ancien commandant du 8e bataillon (1ère Division).

Le lieutenant-général Eldwin Alderson, commandant de la 1ère Division canadienne, puis du Corps canadien en 1915.

La formation du nouveau Corps canadien amenait un problème épineux, soi le manque d’officiers d’état-major compétents. Non sans surprise, une bonne partie des postes à l’état-major du Corps furent dans un premier temps comblés par des officiers britanniques.

Bien que le Corps canadien ne fut considéré comme réalité qu’à partir de septembre 1915, le débat autour de sa création datait de plusieurs mois déjà et la formation existait sur le papier dès le mois de juin. Au moment où la 2e Division arrive en France, les effectifs du Corps canadien se situaient autour de 38,000 hommes.

En plus de l’infanterie endivisionnée, le Corps comprenait la Brigade de cavalerie (Lord Strathcona’s Horse, Royal Canadian Dragoons et un régiment britannique spécial nommé, le 2nd King Edward’s Horse) et quatre unités de Canadian Mounted Rifles converties en bataillons d’infanterie. À cela le Corps se vit ajouter quelques bataillons supplémentaires d’infanterie, dont le PPCLI (alors avec la 27e Division britannique) et le RCR (anciennement aux Bermudes) qui arriva en France en novembre 1915. Ces derniers renforts allaient amener la création d’une 3e Division sous les ordres du major-général Mercer.

La 3e Division et la fin de l’année 1915

La décision de lever une troisième division avait été prise à l’été de 1915. Les 7e, 8e et 9e brigades allaient former cette nouvelle division. Ce n’est qu’au début de 1916 que la 3e Division était à effectifs complets, dans la mesure où elle était opérationnelle, malgré que son artillerie fut au départ fournie par les Britanniques, et ce, jusqu’à l’été de 1916.

Toutes proportions gardées, on peut affirmer que l’année 1915 (et en particulier la Seconde bataille d’Ypres) fut la plus terrible pour les soldats canadiens en termes de pertes et d’apprentissage de la guerre moderne. Les soldats canadiens avaient commis les mêmes erreurs que les autres belligérants (des attaques en rangs serrés, de mauvaises tranchées, une mauvaise utilisation de l’équipement disponible, etc.) et firent face aux mêmes réalités pénibles de la guerre de positions.

Représentation artistique de la bataille de Saint-Julien de 1915. Les Canadiens se défendent comme ils le peuvent face au chlore, allant jusqu'à uriner dans des mouchoirs puis de les appliquer sur la bouche afin de filtrer le poison.

De plus, la publication des listes des pertes avait alarmé le public canadien. Les soldats comme les civils prenaient subitement conscience de toute la barbarie de la guerre. Une bonne partie des défaillances du corps canadien furent mises sur la responsabilité de Sam Hughes, qui par ailleurs ne se gênait pas pour critiquer publiquement les généraux britanniques. En effet, on a longtemps blâmé les généraux britanniques qui commandaient les Canadiens, mais bon nombre d’officiers canadiens n’avaient aucune expérience militaire, encore moins pour accomplir des fonctions d’état-major.

Chose certaine, la guerre n’était pas terminée au moment où s’achevait l’année 1915. Les deux camps étaient bien enterrés dans leurs tranchées et il fallait trouver de nouvelles solutions pour rompre l’impasse qui régnait sur le front occidental.

1914-1918: La guerre du Canada. La mobilisation

Introduction

France, 9 avril 1917, 5h30. La première vague d’assaut des quatre divisions d’infanterie canadiennes avance vers les positions allemandes sur la crête de Vimy. La température était froide, accompagnée d’un fort vent du nord-ouest qui entraînait à sa suite un mélange de pluie et de neige dans le dos des soldats canadiens et en plein visage des défenseurs allemands. Les Canadiens avançaient sous le couvert d’un barrage d’artillerie constitué d’environ 1,000 canons, le tout appuyé par le feu continu et concentré de 150 mitrailleuses. Ceci représentait une concentration de feu rarement également par la suite dans les annales de la guerre moderne.

Un bataillon canadien sur une route de France. 1918.

Au 14 avril, la bataille de Vimy était terminée et la crête était aux mains des Canadiens. En soit, Vimy était l’une des positions défensives allemandes les mieux organisées sur le front Ouest et des tentatives de l’armée française visant à capturer la crête en 1915 s’étaient soldées par des pertes d’environ 150,000 hommes. La bataille de 1917 avait été menée par 52 bataillons d’infanterie, 48 bataillons canadiens et 4 britanniques (la 13e Brigade britannique relevant de la 2e Division canadienne). Les Canadiens avaient progressé d’environ 5 kilomètres, capturé 4,000 prisonniers, 54 canons, 104 mortiers de tranchées et 124 mitrailleuses, le tout pour des pertes de 10,600 hommes, dont 3,698 tués. Parmi les faits d’armes, quatre Croix de Victoria furent attribuées au cours de cet engagement.

La capture de la crête de Vimy peut être considérée comme l’une des victoires les plus spectaculaires des forces alliées depuis 1914. Pour la première (et seule) fois, les quatre divisions canadiennes ont été à la bataille côte à côte et le Corps canadien s’était bâti une réputation d’agressivité au combat hors pair. De plus, un sentiment de fierté nationale était né au Canada à la suite de cette bataille « canadienne ». Sur le terrain, trois des quatre commandants de divisions étaient canadiens et moins de deux mois plus tard, l’un d’eux, Arthur Currie, l’un des plus brillants tacticiens que le Canada ait produits, allait devenir le commandant du Corps.

La route jusqu’à Vimy fut longue pour le Canada et ses soldats. Lorsque la Grande-Bretagne déclare la guerre à l’Allemagne en août 1914, le Canada se trouve automatiquement en état de guerre. Sa position constitutionnelle de Dominion dans l’Empire britannique ne lui accorde aucun droit de regard sur des gestes de politique étrangère, comme le fait de déclarer la guerre ou de faire la paix. Cependant, le Canada avait le droit de décider de la nature de sa contribution à l’effort de guerre de l’Empire.

Sir Robert Borden. Premier ministre du Canada de 1911 à 1920.

La loyauté face à l’Empire, les liens qui unissaient avec la mère-patrie britannique et un sentiment de patriotisme très élevé étaient des éléments communs d’une large partie de la population canadienne de l’époque. Il n’y avait pas vraiment de doutes que la réponse du Canada à l’appel de la mère-patrie serait dès plus généreuse. Le Premier ministre Sir Robert Borden exprimait bien le sentiment de la nation lors de l’ouverture d’une session extraordinaire du Parlement le 18 août 1914 en affirmant que le Canada serait au coude à coude avec l’Angleterre et les autres Dominions dans la guerre qui s’amorçait. Accomplir son devoir était avant tout une question d’honneur.

Au début du conflit, l’armée régulière canadienne, que l’on appelait la Milice active permanente, se composait d’à peine 3,000 hommes. Elle consistait en deux régiments de cavalerie (le Royal Canadian Dragoons et le Lord Strathcona’s Horse), un bataillon d’infanterie (le Royal Canadian Regiment, RCR) et de quelques unités d’artillerie, de génie et d’approvisionnement. Cette petite force avait été renforcée quelques jours plus tard suivant la déclaration de guerre avec la formation d’une nouvelle unité d’infanterie, le Princess Patricia’s Canadian Light Infantry (PPCLI). Levé par le capitaine et philanthrope Hamilton Gault, et nommé d’après le nom de la fille du Gouverneur Général de l’époque, ce bataillon avait rapidement comblé ses rangs de volontaires, notamment par des vétérans de la guerre des Boers.

Le PPCLI avait été la première unité à être envoyée au front lorsque ses hommes mirent les pieds dans les tranchées avec la 80e Brigade de la 27e Division britannique, le 6 janvier 1915, soit deux mois avant que les forces canadiennes de la 1ère Division n’arrivent en ligne. Ironiquement, la seule unité régulière d’avant-guerre, le RCR, avait été envoyé aux Bermudes pour relever un bataillon britannique et ne parvint pas en France avant novembre 1915.

Derrière la petite force régulière se trouvait une Milice active non-permanente. Forte sur papier d’environ 60,000 à 70,000 hommes, elle comprenait 36 régiments de cavalerie et 106 régiments d’infanterie. Bien que des mesures avaient été mises en place pour avant la guerre afin d’améliorer les équipements et l’entraînement, les forces canadiennes de 1914 n’étaient pas prêtes au combat, mais elles fournissaient à tout le moins une base sur laquelle on pouvait construire une force plus solide.

Débuts chaotiques

Dès l’annonce de l’entrée en guerre, le gouvernement canadien offrit d’envoyer un contingent, une offre d’emblée acceptée par l’Angleterre. Le département britannique de la Guerre (le War Office) croyait qu’une division d’infanterie canadienne organisée sur le modèle britannique serait d’à-propos. L’effectif autorisé de cette division était fixé à 25,000 hommes. Ce chiffre est élevé, car une division d’infanterie à l’époque comprenait environ 18,000 hommes, mais le surplus demandé était pour combler aux pertes et assurer la relative autonomie de ladite division une fois au front, du moins pendant quelques mois.

Sir Sam Hughes. Ministre de la Milice de 1911 à 1916.

Le ministre canadien de la Milice était le colonel Sam Hughes, un homme énergique, quoiqu’arrogant et imbu de sa personne, mais grandement pourvu de zèle pour la cause de l’Empire. Hughes avait décidé d’ignorer les plans de mobilisation mis en place avant le conflit. Il décida d’y aller de son propre plan qui se voulait un « appel aux armes » personnel adressé directement à tous les commandants des unités de la milice non-permanente.

Chaque unité de milice devait selon Hughes envoyer des volontaires au nouveau camp militaire à Valcartier, au nord de Québec. Valcartier était l’endroit désigné où devait s’assembler le contingent qui allait partir en Europe. Au plan administratif et sanitaire, la situation au camp de Valcartier à l’automne de 1914 était chaotique à maints égards, au moment où plus de 30,000 volontaires venaient s’y installer. De plus, le colonel Hughes avait décidé d’ignorer les structures régimentaires existantes. À la place, il avait ordonné la formation de nouveaux bataillons qui seraient désignés par un numéro au lieu d’un nom propre, comme c’était la coutume avant la guerre.

Le camp militaire de Valcartier en septembre-octobre 1914.

Une autre décision controversée du ministre Hughes, qui entraîna un fort sentiment d’amertume au sein de la troupe, fut l’imposition de la carabine Ross comme arme d’ordonnance du contingent canadien. Fabriquée à Québec, la carabine Ross avait une bonne réputation comme arme de tir sportif dans un environnement contrôlé. Par contre, elle n’était pas du tout adaptée à l’environnement des tranchées. La carabine ne supportait pas la pluie et encore moins la boue. De plus, elle avait la fâcheuse tendance à s’enrayer après avoir tiré une cinquantaine de cartouches, notamment par la surchauffe de la culasse qui faisait « enfler » cette dernière et rendait son actionnement avec la main presque impossible. Le plus simple était de frapper à coup de pied afin de débloquer la culasse.

La carabine Ross fabriquée à Québec. Elle était l'arme principale (et officielle) des soldats canadiens d'août 1914 à août 1916.

Sans surprise, les soldats détestaient cette arme et une fois rendus au front, dès que l’occasion se présentait, ils s’en débarrassaient au profit de la carabine britannique Lee-Enfield, une arme parfaitement adaptée aux conditions du front. Lorsque la 1ère Division quitta le front après cinq jours de combat suivant l’attaque allemande aux gaz à Ypres, environ 1,400 soldats canadiens qui avaient survécu s’étaient approprié des carabines Lee-Enfield prises sur le champ de bataille. Ce ne fut pas avant la mi-juin 1915 que fut entamé le processus d’équiper la 1ère Division avec la carabine Lee-Enfield.

La carabinne britannique Lee-Enfield, arme principale des soldats canadiens de 1916 à 1918.

Vers l’Angleterre

Malgré toutes les erreurs initiales, un premier contingent canadien d’un peu plus de 30,000 hommes avait quitté du port de Québec pour l’Angleterre le 3 octobre 1914. C’était un chiffre beaucoup plus élevé que les 25,000 hommes initialement promis par le Premier ministre Borden. Le convoi de 31 navires remonta le fleuve Saint-Laurent et fut rejoint au large de Terre-Neuve par un 32e navire (qui embarquait le Newfoundland Regiment) et des navires d’escorte britanniques.

Cette première traversée de l’Atlantique se passa sans histoire. Le convoi était finalement arrivé à Plymouth le 14 octobre, alors que la destination aurait dû être Southampton, mais la menace sous-marine allemande avait fait changer les plans. L’accueil de la population fut bien chaleureux.

Les forces canadiennes nouvellement débarquées en Angleterre furent transportées dans une immense plaine à Salisbury où, durant les quatre prochains mois, elles allaient compléter leur entraînement dans le but d’être déployées au front au début de l’année suivante. Les conditions de vie à Salisbury furent pénibles pour les Canadiens, à commencer par la température exécrable où l’Angleterre connut l’un des hivers (celui de 1914-1915) les plus humides de récente mémoire. Pendant les premières semaines, les hommes étaient logés dans des tentes entourées d’une mer de boue. Éventuellement, des baraquements en bois quelque peu surélevés furent aménagés, ce qui permettait aux hommes d’être au moins au sec.

Des soldats canadiens dans la plaine de Salisbury (sud de l'Angleterre) pendant l'hiver de 1914-1915.

À la fin de janvier 1915, le contingent, maintenant connu sous l’appellation de la « Division canadienne », fut jugé prêt à être envoyé au front. Les comandants des trois brigades composant la division étaient des Canadiens: la 1ère brigade sous les ordres du brigadier-général Malcom Mercer, la 2e sous Arthur Currie et la 3e sous Richard Turner (un général de Québec qui avait remporté une Croix de Victoria en Afrique du Sud). Ces trois généraux de brigade n’étaient pas des militaires réguliers. Le commandement de la division canadienne fut confié à un officier britannique de carrière, le lieutenant-général Alderson.

La division canadienne fut passée en revue le 4 février 1915 par le Roi George V accompagné de Lord Kitchener, le ministre de la Guerre. Cinq jours plus tard, le gros de la division fut transporté d’Avonmouth vers Saint-Nazaire en France. Le 16, l’effectif complet de la division se trouvait en France.

En une période de six mois, le premier contingent canadien avait été recruté, assemblé et provisoirement organisé. La formation avait reçu un entraînement de base, elle avait traversé l’Atlantique, avait été réorganisée selon un modèle divisionnaire, élevée à un standard opérationnel et transférée en France. C’est un exploit, étant donné qu’à peine six mois auparavant, la presque totalité de ces hommes était des civils. La division canadienne était également la première division « irrégulière » à joindre les rangs des forces professionnelles britanniques se trouvant en France. Elle avait quelque peu précédé à l’arrivée d’autres divisions irrégulières britanniques.

Nous étions en mars 1915. Les Canadiens étaient maintenant dans les tranchées.

Tableau représentant le débarquement de la 1ère Division canadienne à Saint-Nazaire (France) en février 1915.

La guerre des Canadiens français (2e partie, 1916-1918)

Les dernières semaines de l’année 1916 et la transition vers 1917 furent difficiles pour les soldats canadiens-français du 22e bataillon. Les plus anciens parmi eux sont en Europe depuis plus d’un an. Les recrues qu’a reçu le bataillon au lendemain des batailles de Courcelette et de la Tranchée Régina n’ont pas totalement satisfait les officiers à l’état-major.

Nombreux en effet ont été les problèmes de discipline et les difficultés d’acclimatation entre les nouveaux et anciens soldats. L’absence prolongée du lieutenant-colonel Tremblay en Angleterre pour raisons de santé avait affecté la cohésion de l’unité. Non pas que les officiers en France étaient mauvais, on pense entre autres à Arthur Dubuc, Georges Vanier, mais un coup de barre était nécessaire pour ramener l’esprit de corps pour les défis à venir. L’hiver de 1916-1917 avait également été l’un des plus rigoureux en Europe de mémoire d’hommes et l’inaction dans les tranchées au cours de ces longs mois hivernaux avait pour sa part contribué à affaiblir l’efficacité opérationnelle du 22e.

La crête de Vimy en 1917, vue à partir des positions canadiennes.

Cependant, le bataillon n’était pas le seul dans le Corps canadien à souffrir de ces maux, mais nous le répétons: un sérieux coup de barre était nécessaire. Début 1917, Tremblay revient en France et reprend les rennes du bataillon. Il doit préparer ses hommes pour un défi de taille. Devant lui une colline, un nom: Vimy.

Vimy

C’est en octobre 1916 que fut prise la décision de transférer tout le Corps canadien composé de quatre divisions d’infanterie du front de la Somme vers le nord dans le secteur d’Arras, en avant de la crête de Vimy. Dans le cadre de l’offensive britannique aux environs d’Arras en avril l’année suivante, le Corps d’armée canadien devait s’emparer de la crête très fortifiée de Vimy.

Cette crête était importante pour les Allemands qui l’avaient capturée dès le début de la guerre. En 1915, les Français tentèrent en vain de prendre la prendre avec des pertes de 100,000 hommes. Preuve de l’importance stratégique, la crête constituait un observatoire par excellence. Avec les jumelles, on pouvait observer la région dans un champ de vision d’environ 35 km de rayon. Dans ce contexte, il fallait que les Canadiens préparent et répètent soigneusement leur attaque. Par exemple, on avait reproduit des maquettes géantes du front d’assaut, les troupes recevaient des formations et des tâches spéciales, etc.

Soldats du 22e bataillon. Reconstitution de la bataille de Vimy lors du tournage de la télésérie "La Grande Guerre", CBC / Radio-Canada.

À 5 h 30 le matin du 9 avril 1917, les quatre divisions canadiennes, avançant ensemble pour la première fois, prirent d’assaut la crête de sept kilomètres de longueur et s’en emparèrent, à l’exception de deux positions allemandes qui tombèrent trois jours plus tard. Lors de cette attaque, le 22e bataillon, au grand dam de son commandant, agissait en support direct et suivait les troupes d’assaut à 15 mètres derrière. La tâche des Canadiens français consistait à « nettoyer » les tranchées ennemies à la pointe de la baïonnette, pour s’assurer qu’aucun fantassin adverse n’en ressortent et tirent dans le dos de la première vague d’assaut.  Le bataillon captura ainsi cinq mitrailleuses et fit plus de 500 prisonniers qui furent escortés derrière les lignes. Durant sa participation à différents engagements dans ce secteur, le 22e bataillon eu beaucoup moins de pertes qu’à Courcelette ou à la Tranchée Régina. On recense à Vimy un décompte de 26 soldats tués et 84 blessés entre le 9 et le 12 avril 1917.

Au même titre que la bataille de Flers-Courcelette, Vimy contribua également à raffermir la renommée du 22e bataillon aux yeux de la population canadienne.  La bataille de la crête de Vimy établissait aussi la renommée de l’Armée canadienne auprès de la communauté internationale.  En fait, il s’agissait de la première attaque d’envergure de l’Armée canadienne.

Vimy est une bataille qui révèle avant tout l’efficacité militaire du Corps d’armée canadien. Les soldats à Vimy, et ce jusqu’à la fin de la guerre, disposaient d’un armement de plus en plus sophistiqués, et chacun avait une tâche bien spécifique à accomplir.

1917 : Le service militaire obligatoire

Pour comprendre le contexte dans lequel s’écoule l’année 1917 pour le Canada, nous ouvrons une brève parenthèse sur la question du service militaire obligatoire. Rappelons que les succès des Canadiens sur les champs de bataille d’Europe avaient néanmoins coûté très cher en vies humaines, si bien que la lassitude et un certain écœurement de la guerre finit par atteindre les Canadiens, en particulier la population civile.

Manifestation contre la conscrption à Montréal, été 1917.

Dès la fin de 1915, et malgré les vagues initiales de patriotisme partout au Canada, le recrutement avait décliné dangereusement. Le Premier ministre Robert Borden, en janvier 1916, avait publiquement engagé son gouvernement à envoyer 500,000 hommes outre-mer. Le hic était que ce nombre était presque impossible à recruter en ayant recours seulement à des volontaires au sein d’une population d’à peine 8 millions d’âmes.

Le recrutement était plus lent parmi les Canadiens français, chez qui n’existaient pas ces liens du sang et de tradition les rattachant à la Grande-Bretagne. Suite aux pertes élevées et à la diminution des enrôlements, le gouvernement adopta en août 1917 la Loi du Service Militaire, qui imposait la conscription. Le Canada français s’opposa farouchement à cette mesure, tout comme des groupes d’agriculteurs et d’ouvriers. Cette question causa de profondes divisions entre les Canadiens.

1917-1918 : Dernières épreuves et armistice

À l’instar des peuples européens, les Canadiens avaient aussi trouvé pénible l’année 1917. Il n’y avait pas de victoire en vue, les pertes étaient effarantes et le Canada était au bord de la division sur la question de la conscription. En juin 1917, le lieutenant-général Arthur Currie devint le premier Canadien à commander le Corps. En octobre et novembre de la même année, combattant sur de terrifiants champs de bataille dans la boue jusqu’à la taille, le Corps canadien prit Passchendaele, en Belgique, subissant la perte de 16 000 hommes, morts ou blessés. Le 22e bataillon avait participé à quelques actions après Vimy. Il était à la cote 70 en août près d’Arras et Lens, puis à Passchendaele. Dans les deux cas, l’unité fut relativement « épargnée » et parvint à maintenir des effectifs raisonnables.

Les difficultés d’évacuer les blessés. Passchendaele (Belgique), automne 1917.

Bref, les perspectives d’une victoire des Alliés semblaient sombres en ce début de 1918. La chute de la Russie avait mis un terme à la guerre à l’Est. L’armée allemande demeurait une force redoutable et nombreuse, les Américains avaient déclaré la guerre en avril 1917, mais étaient peu présents sur le front. En clair, le début de 1918 signifiait une chose pour les Alliés: rester sur la défensive.

Le lieutenant-général Sir Arthur Currie, commandant du Corps expéditionnaire Canadien (1917-1919).

Le seul moyen par lequel Currie put obtenir des renforts après les saignées de 1917 fut de dissoudre une 5e division qui était en formation en Angleterre. Les soldats rendus disponibles par cette dissolution servirent à renforcer les unités existantes au front. Il apparaît clair aussi que si la guerre durait encore longtemps, par exemple jusqu’en 1919, il faudrait recourir massivement aux conscrits.

La période de la fin de 1917 et des premiers mois de 1918 en fut une de réorganisation en profondeur du Corps canadien et le 22e subit le même traitement que les autres bataillons. Par exemple, l’entraînement était intense et spécialisé, on avait créé de nouvelles unités (ex : corps de mitrailleurs mobiles) et refondu plusieurs tactiques mieux adaptées aux conditions présentes.

Dans ce contexte, au printemps et à l’été de 1918, les Allemands lancèrent une série d’offensives majeures dans ce qui paraît être une dernière tentative pour gagner la guerre. Au cours de cette période agitée, le général Currie dut se battre avec le maréchal Douglas Haig, le commandant des forces britanniques, pour préserver l’unité du Corps canadien, et éviter ainsi que ses divisions ne servent à boucher ici et là les trous sur la ligne de front.

Même lorsqu’il n’était pas à l’assaut, le 22e connut des moments difficiles, lorsqu’il s’agissait simplement de tenir son secteur du front. Ce fut le cas notamment des événements survenus dans la nuit du 8 au 9 juin 1918, dans la région d’Amiens en France. On parle ici d’un incident qui a mis en scène un caporal jusque-là obscur, commandant une simple section de mitrailleurs. Son nom, Joseph Kaeble.

L’exploit du caporal Kaeble

Le caporal Kaeble était l’exemple parfait du soldat. Il était un homme calme, posé, qui n’avait vraiment peur de rien, ou du moins ne laissait rien paraître. Ce soir-là, le 8 juin 1918, à 21h45, un calme anormal règne sur le secteur de front tenu par le 22e bataillon. Le soleil s’apprête à se coucher, il faisait chaud. Keable et sa section de mitrailleurs tient son bout de tranchée, comme il se doit.

Le caporal Joseph Kaeble, VC, MM.

Soudainement, l’ennemi se manifeste dans le secteur. Après un violent barrage d’artillerie qui dure de longues minutes, Kaeble se redresse péniblement dans ce qui reste de sa tranchée. Il constate qu’autour de lui que tous les soldats de sa section sont morts ou blessés. N’ayant pas le temps de s’apitoyer, ni de faire le bilan des dégâts, et encore moins d’aller quémander du renfort au bataillon avec lequel il a perdu contact, il doit prendre une décision. Il a devait lui l’armée allemande qui avance au pas de charge. Combien sont-ils devant? Au moins cinquante, peut-être cent.

Au poste défendu par la section de mitrailleuses du caporal Kaeble, la résistance fut vraiment héroïque. Le caporal Kaeble sauta alors par-dessus le parapet et tenant son fusil-mitrailleur Lewis à la hanche. Il tira au moins 20 chargeurs de 47 cartouches en direction des rangs ennemis. Bien que plusieurs fois blessé par des fragments d’obus et de bombes, il ne cesse de tirer et c’est ainsi que par sa détermination il arrête net l’offensive ennemie.

Finalement, tout en continuant de tirer, il tombe à la renverse dans la tranchée, mortellement blessé. Étendu sur le dos, il tire ses dernières cartouches par-dessus le parapet vers les Allemands en train de regagner leurs lignes. Enfin, avant de s’évanouir, il cria aux blessés qui l’entouraient : « Tenez bon les gars, ne les laissez pas passer! Il nous faut les arrêter! »
Transporté à l’hôpital, le caporal Joseph Kaeble meurt de ses blessures le lendemain soir. Il est décoré de la Croix de Victoria, la plus haute distinction militaire britannique. Il est le premier soldat canadien de langue française à recevoir cet honneur.

Amiens et l’exploit du lieutenant Brillant

Cet événement somme toute isolé met en relief l’horreur des combats qu’allaient endurer les soldats du 22e bataillon en 1918. En compagnie de divisions britanniques, australiennes et françaises, les Canadiens lancent au mois d’août une offensive majeure devant la ville d’Amiens.

À ce stade, le Corps canadien était le fer de lance de la contre-offensive générale planifiée par les Alliés après l’échec des offensives allemandes des mois précédents. La période d’août à novembre 1918 a vu les Alliés faire des gains de terrain impressionnants en battant les armées allemandes au cours d’une série de batailles.

Le lieutenant Jean Brillant, VC, MC.

L’un de ces batailles fut celle d’Amiens. Le 8 août 1918, le 22e bataillon participe à la prise de cette ville par le Corps canadien.  En fait, il s’agissait de regagner le terrain perdu au printemps par l’Armée britannique. Dans le cadre de cet objectif global, la mission initiale du bataillon était le nettoyage des villages entourant Amiens. Le 22e avait à sa disposition pour cette offensive sept chars d’assaut.  Ceci devait être le début de la grande offensive qui allait mettre fin à la guerre.

Cet affrontement avait donné au lieutenant Jean Brillant l’occasion de s’illustrer. Le 8 août, au tout début de l’avance, voyant qu’une mitrailleuse tenait en échec le flanc gauche de sa compagnie, il se précipite seul vers elle, s’en empare et tue deux mitrailleurs. Bien que blessé au bras gauche, il refuse de se faire évacuer et revient au combat le lendemain. Commandant cette fois deux pelotons au cours d’un combat à la baïonnette et à la grenade, il capture pas moins de 15 mitrailleuses et fait 150 prisonniers.

Blessé à cette occasion à la tête, il refuse une fois de plus de quitter. Peu après, il mène une charge contre un canon de quatre pouces qui tire de plein fouet sur son unité. Atteint cette fois au ventre par des éclats d’obus, il poursuit tant bien que mal son avance vers la pièce convoitée. Épuisé, il s’écroule finalement pour ne plus se relever.

S’accrochant à la vie dans un hôpital de campagne durant quelques heures, il meurt le 10 août 1918 à l’âge de 28 ans. Par sa bravoure exceptionnelle dans l’accomplissement de son devoir, le lieutenant Brillant est décoré, lui aussi à titre posthume, de la Croix de Victoria. Au cours de cette bataille d’Amiens, le 22e Bataillon a perdu 7 officiers et 262 hommes.

Ligne Hindenburg et Canal du Nord

Le succès de l’offensive d’Amiens a convaincu le maréchal Sir Douglas Haig, Commandant-en-chef des troupes britanniques, qu’il est temps de lancer une attaque globale contre l’ennemi qui « sent approcher la fin ». Il fallait briser la ligne Hindenburg et ouvrir la route vers l’Allemagne.

Au lendemain de la bataille d’Amiens, le 22e bataillon avait appris une bonne et une mauvaise nouvelle, selon le point de vue. Son commandant, le lieutenant-colonel Tremblay avait été promu au rang de brigadier-général. Il devinait ainsi le seul Canadien français et le plus jeune général de toutes les armées britanniques en Europe. La mauvaise nouvelle, l’unité perdait un commandant hors pair.

Tremblay commandait désormais la 5e brigade d’infanterie qui comprenait les 22e, 24e, 25e et 26e bataillons. C’est dans ce contexte que le 27 août 1918, la brigade de Tremblay, qui incluait le 22e, reçut l’ordre de prendre d’assaut la terrible ligne Hindenburg. L’attaque a débuté à 10h, en plein jour, devant des positions ennemies presque intactes. Le 22e a mené la charge, malgré qu’à c stade il constituait un bataillon fatigué physiquement et mentalement. Ce n’était plus que le même bataillon qui avait mené l’assaut à Courcelette deux ans plus tôt.

Le 22e perce les lignes ennemies à Chérisy au prix de lourdes pertes.  Pendant l’opération, il perd tous ses officiers dont le commandant, le major Arthur Dubuc.  Pendant cette même opération, le major Georges Vanier perd une jambe. Lorsque le dernier officier, le médecin du bataillon Albéric Marin, le sergent-major de compagnie Joseph Pearson prend alors le commandement et poursuit le combat.  Au moment de la relève le 29 août, il ne restait que 39 des 700 hommes avec lesquels le 22e bataillon était passé à l’attaque.

Le 22e bataillon à la bataille de Chérisy, d’après une représentation de l’artiste d’origine belge Alfred Bastien (1918).

Entre les mois d’août et de novembre 1918, le Corps canadien ne connut pratiquement aucun répit. C’est ce qu’on appelle la période des « Cent-Jours ». À titre d’exemple, un soldat canadien sur cinq tomba au cours de l’unique campagne des Cent Jours. Lors des premiers jours de la campagne, le Corps canadien connut un taux de pertes d’environ 45 %.

Au cours des Cent Jours, le Corps canadien a subi, en chiffres absolus, plus de pertes que lors de toute la campagne du Nord-Ouest de l’Europe en 1944-1945, qui avait alors duré onze mois, soit de la Normandie jusqu’en Allemagne. L’une des causes principales des pertes surélevées est due au fait que la guerre de mouvement avait repris à partir du mois d’août et les tranchées étaient moins nombreuses pour protéger les soldats.

Bilan d’une guerre

Pour une nation de huit millions d’individus, l’effort de guerre du Canada était considéré comme remarquable. Il faut en effet comparer les chiffres suivants : sur une population de 8 millions d’habitants, plus de  600,000 se sont enrôlés. De ce nombre environ 65,000 sont tués et 180,000 sont blessées. Même si la guerre a divisé la nation canadienne au sujet de la conscription et de la nature de l’effort de guerre à fournir, elle avait néanmoins permis au Canada de se hisser progressivement d’un statut de colonie en 1914 vers un renforcement de son autonomie sur la scène internationale.

En 1919, le Canada signe le traité de Versailles qui met officiellement fin à la guerre et se joint en tant que pays autonome à la Société des Nations nouvellement créée. Dans l’ensemble, les Canadiens étaient tout de même unanimes sur la juste cause pour laquelle s’est faite la guerre. Malgré le recul du temps, on ne peut pas nier que les civils et les militaires canadiens de l’époque étaient fiers de ce qu’ils avaient accompli, avec toutes les séquelles physiques et psychologiques que cela engendre.

Au cours de la Première Guerre mondiale, le 22e bataillon eut à mener deux combats. D’une part, contre l’ennemi allemand et, d’autre part, pour obtenir la reconnaissance de sa vaillance et le respect de tous. Le 22e a été un bataillon souvent surveillé, réprimandé et critiqué par ce qu’on appellerait aujourd’hui des « gérants d’estrade ». C’était la seule unité de langue française dans toute l’armée britannique. Il fallait marcher droit comme on dit.

Par conséquent, les officiers, sous-officiers et soldats du 22e Bataillon (canadien-français) ont constamment été déterminés à défendre l’honneur de l’unité et de la collectivité qu’ils représentaient. Des 260 bataillons d’infanterie qui furent formés pour le Corps expéditionnaire Canadien, 13 bataillons seront identifiés exclusivement pour les Canadiens français, dont le 22e.

Les faits d’armes au crédit du 22e Bataillon au cours de la Première Guerre mondiale furent nombreux et glorieux. Le 22e s’est vu accorder pas moins de 18 honneurs de batailles.

Et le bilan avait été lourd. On avait laissé sur les champs de bataille de France et de Belgique un peu plus de 1,000 morts et 2,900 hommes avaient été blessés au moins une fois.

L’unité a été dissoute à son retour au Canada, en mai 1919.

L’aventure était terminée pour le 22e bataillon.

Insignes de col et de casquettes du 22e bataillon (canadien-français).

La guerre des Canadiens français (1ère partie, 1914-1916)

Officiers du 22e bataillon à Amherst (Nouvelle-Écosse), printemps 1915.

La guerre de 1914-1918 verra une participation massive des Canadiens français par rapport aux conflits passés. À cette époque, en partie pour honorer des alliances conclues avec la Russie et la France, la Grande-Bretagne déclare la guerre à l’Allemagne en août 1914.

Cette déclaration de guerre entraîne automatiquement le Canada dans le conflit, puisqu’étant une colonie de l’Empire britannique, le Canada n’est pas maître de sa politique étrangère. Par contre, le gouvernement canadien avait la liberté de décider de la nature de sa participation militaire.

1914-1915 : L’enthousiasme de la mobilisation

La plupart des Canadiens ont accueilli le déclenchement de la guerre avec enthousiasme. C’était particulièrement le cas de ceux qui étaient nés dans les îles britanniques, qui se sont portés volontaires en grand nombre. Ils ignoraient, ainsi que le reste du monde, les horreurs que les guerres allaient causer au XXe siècle.

Affiche de propagande encourageant les Canadiens français à s'enrôler. Petite anecdote, l'auteur de ces lignes a vu dans un magasin d'Ottawa une copie authentique de cette affiche vendue pour la bagatelle somme de 900$.

Sur les affaires militaires, les Canadiens étaient aussi divisés sur la nature de la contribution à une guerre éventuelle menée en terre étrangère, un peu comme lors de la guerre sud-africaine dix ans auparavant. Sans doute dans l’effervescence du moment, en 1914, l’engagement des Canadiens à l’effort de guerre ne faisait aucun doute, mais c’est la capacité du pays à fournir une aide immédiate qui faisait défaut.

L’armée régulière canadienne avait un effectif d’à peine 3,000 hommes et quelque 70,000 réservistes sur papier. Le premier effort de constitution d’une armée avait en partie été possible grâce au travail du ministère canadien de la Milice qui était sous les ordres du très controversé Sam Hughes. Il avait mis en place à la hâte un camp d’entraînement à Valcartier en septembre 1914, juste au nord de Québec. Il ordonna aux 30,000 premières recrues de s’y rendre pour l’entraînement.

Sam Hughes a souvent été condamné par les historiens pour plusieurs erreurs de jugement. On lui reproche notamment d’avoir imposé aux soldats la carabine Ross fabriquée à Québec, sans parler du chaos administratif dans la mobilisation canadienne qui lui est imputé, de même que l’habituel patronage dans l’attribution des contrats militaires aux industriels et à la nomination des officiers. Cependant, on peut ajouter que Hughes a fait quelques bons coups. Par exemple, il examinait de près la qualité de l’entraînement que recevaient les recrues, il insistait sur le développement de leurs habiletés au tir, il a doté l’artillerie de canons modernes et accru les effectifs de la Milice.

Bref, et malgré tout, les recrues se réunirent et reçurent un entraînement à Valcartier (Québec). Au début d’octobre 1914, le premier contingent du Corps expéditionnaire canadien, constitué de 32 000 hommes, s’embarque pour la Grande-Bretagne. Ce premier contingent quitte pour l’Angleterre à peine sept semaines après l’entrée du pays dans le conflit, soit en octobre. Le premier contingent était composé à 70 % d’hommes nés dans les îles britanniques et récemment immigrés. Néanmoins, le corps des officiers était presque entièrement canadien et on dénote la présence d’environ 1,200 étaient Canadiens français dispersés dans l’ensemble des unités anglophones.

Le camp militaire de Valcartier (Québec) en septembre 1914.

Ces francophones avaient été répartis au sein d’unités de langue anglaise composées en grande partie de ressortissants britanniques. De plus, le ministre Sam Hugues avait écarté du contingent les rares officiers supérieurs francophones, qui étaient membres de l’armée permanente. Le résultat fut que ce contingent devint la première Force canadienne à être mise sur pied, sans même que l’on se préoccupe d’y assurer une représentativité canadienne-française adéquate.

Au début du XXe siècle, rappelons-nous, l’anglais était la langue de commandement et il n’y avait que très peu d’officiers canadiens-français de la force permanente issus du Collège militaire royal de Kingston. Hughes ne voyait donc pas la nécessité de créer une unité francophone pour attirer des recrues du Québec.

Le Dr. Arthur Mignault, qui avait fait fortune dans les "petites pillules rouges", le grand argentier du 22e bataillon à ses débuts.

Par conséquent, une délégation de politiciens fédéraux et provinciaux, des membres du clergé ainsi que certains hommes d’affaires vont faire un lobbying afin d’amener la création d’un bataillon francophone. Sous le leadership du docteur Arthur Mignault, qui était prêt à mettre 50 000 $ de sa fortune personnelle sur la table, le groupe argumente que l’unité nationale en temps de guerre est tributaire de l’intégration des Canadiens français au sein de l’armée permanente et à la formation d’un bataillon exclusivement francophone. Le 23 septembre 1914, dans une lettre adressée au Premier ministre Sir Robert Borden, Sir Wilfrid Laurier lui dit que la formation d’une unité canadienne-française connaîtrait un franc succès au sein de la population francophone. La proposition est retenue et le gouvernement donne officiellement son accord le 20 octobre.

Initialement connu sous la dénomination Régiment Royal Canadien-Français, le 22e Bataillon (canadien-français) sera désigné unité francophone tout simplement parce qu’il fut le vingt-deuxième bataillon d’infanterie autorisé pour le Corps expéditionnaire canadien (CEC). Sa véritable dénomination était le 22nd Infantry Bataillon (French Canadian). Le 21 octobre 1914, le 22e Bataillon (canadien-français) fait son entrée officielle au sein de l’institution militaire. D’octobre 1914 à mars 1915, l’entraînement de l’unité s’effectue à Saint-Jean-sur-Richelieu en banlieue de Montréal.

Les problèmes logistiques du site de Saint-Jean, le manque d’espace pour l’entraînement et l’attrait de la grande ville de Montréal (qui causera de nombreuses désertions et d’autres cas d’indiscipline) amènent le Colonel Frédéric Gaudet, le premier commandant du 22e Bataillon, à demander à plusieurs reprises le transfert de son unité vers un site plus approprié pour parfaire son entraînement. Suite à son insistance, sa demande est enfin acceptée et l’unité est déployée à Amherst en Nouvelle-Écosse, le 12 mars 1915, après avoir reçu ses drapeaux quelque temps auparavant le 3 mars.  À cette occasion, lors de la bénédiction des drapeaux régimentaires, l’aumônier de l’unité, l’abbé Doyon, prononça ces paroles :

« …Il s’agit surtout d’une question d’existence nationale : pour les Canadiens français, il s’agit d’une question de vie ou de mort comme entité nationale, comme nation sur le continent de l’Amérique du Nord ».

À son arrivée à Amherst le 13 mars 1915, l’unité a reçu un accueil des plus glacials de la part de la population. Il fallait comprendre qu’une unité exclusivement francophone et méconnue de la population anglophone ne devait pas s’attendre à ce que les citoyens de la ville les acclament haut et fort. L’attitude de la population locale avait en partie été alimentée par diverses rumeurs qui circulaient sur le comportement des militaires canadiens-français et leur supposé tempérament festif.

Outre l’entraînement continu qu’il y poursuit, le 22e Bataillon ne tarde pas à s’impliquer activement au sein de la communauté. Conséquemment, à son départ pour l’Angleterre le 20 mai 1915, cette même population lui offre le plus vibrant salut, car nombreuses avaient été les collectes organisées par les soldats du 22e en vue d’aider des familles d’Ahmerst touchées par les difficultés économiques.

La traversée de l’océan se passa sans anicroche pour les 1,200 officiers et soldats du 22e embarqués à bord du Saxonia. Pendant l’été de 1915, le 22e est dans le sud-est de l’Angleterre à s’entraîner sous une chaleur torride. À la fin de l’été, un ordre arrive à l’intention du bataillon et cet ordre est clair : il faut ramasser armes et bagages, on part en France.

De Boulogne-sur-Mer, le 22e Bataillon fait une éreintante marche d’environ cinq jours pour arriver aux tranchées le 20 septembre 1915 en Belgique, non loin de la frontière français. Intégré au sein de la 5e Brigade de la 2e Division canadienne, le 22e Bataillon va connaître 38 mois de guerre et il va combattre avec les 24e, 25e et 26e Bataillons et, en toutes circonstances, il saura se distinguer.

La première année de guerre au front est un long et pénible apprentissage pour les soldats canadiens-français. De septembre 1915 à mars 1916, le 22e Bataillon tient un secteur de front dans les Flandres, dans le saillant d’Ypres en Belgique. Durant cette période, c’est principalement la guerre de tranchées et plusieurs raids qui seront menés.

Le lieutenant-colonel Thomas-Louis Tremblay, l'âme du 22e.

En février 1916, le major Thomas-Louis Tremblay prend le commandement du bataillon et est promu au grade de lieutenant-colonel. Il sera commandant de cette unité jusqu’en août 1918, jour où il commandera la 5e Brigade d’infanterie canadienne à titre de brigadier-général. D’ailleurs, il sera le seul général francophone ayant commandé au front au cours de la Première Guerre mondiale. Alors qu’il n’avait que 30 ans, Tremblay aura a été le leader et l’inspirateur du 22e bataillon. Il écrit dans son journal :

«…Je comprends pleinement toute la responsabilité que comporte cette nomination…Mon bataillon représente toute une race, la tâche est lourde…Mes actes seront guidés par cette belle devise –JE ME SOUVIENS-. »

Alors que le 22e bataillon était constitué et commençait la guerre en Europe, on peut dire qu’une bonne partie de l’effort de guerre du Canada, du moins jusqu’en 1916, fut caractérisée par le chaos et l’improvisation à bien des égards. Et la question qui nous vient souvent à l’esprit est : pourquoi les hommes s’enrôlaient? On peut avancer certaines hypothèses.

Il est vrai que certaines notions liées au patriotisme, à la virilité, au désir de servir, à l’aventure, etc., ont incité bon nombre de Canadiens à s’enrôler. Cependant, le contexte économique difficile au pays en 1914 et les bons salaires offerts par l’armée ont dû en convaincre plus d’un de s’enrôler. Pour aider financièrement les soldats qui avaient des familles, le Fonds Patriotique Canadien, une organisation philanthropique, envoyait une aide à aux proches des soldats avec des fonds recueillis lors de souscriptions annuelles à l’échelle nationale.

Le salaire offert de 1$ par jour pour un soldat n’était pas le plus attrayant, mais les coûts de transports, de nourriture et de logement étaient couverts. À titre d’exemple, un employé de bureau ou un journalier gagnait à peine plus qu’un soldat en 1914, donc pour des hommes célibataires, l’armée offrait certes une possibilité intéressante d’échapper à la routine quotidienne… et pour certains à leurs obligations familiales.

Le coûteux apprentissage

Il est cependant difficile de dire dans quelle mesure les Canadiens étaient bien préparés lorsqu’ils allèrent pour la première fois au front en 1915. Nombreux, par exemple, étaient les problèmes avec la carabine Ross, les cartouchières qui tombaient, les canons en nombre insuffisant, tout comme les munitions. Les Canadiens français n’étaient pas plus préparés à la guerre des tranchées qu’aux nouvelles tactiques qui allaient émerger de l’expérience vécue sur le terrain.

Soldats du 22e bataillon réparant une tranchée en France, été 1916.

Le début de l’année 1916 marque une impasse sur les fronts militaires. Les Canadiens prennent subitement conscience de toute la barbarie des combats. Les belligérants étaient depuis longtemps établis dans un complexe système de tranchées humides et inconfortables, protégées par des barbelés. Les hommes y vivaient pour se dissimuler et échapper au feu des mitrailleuses et de l’artillerie qui balayaient les champs de bataille. Une guerre d’usure coûteuse s’en suit pendant plus d’un an, et d’autres divisions canadiennes se joignent à la lutte. Une 3e et 4e divisions viendront compléter les formations du Corps canadien au cours de 1916.

L'auteur de ces lignes habillé en uniforme de lieutenant du 22e bataillon (canadien-français). 1916. Tournage de la télésérie "La Grande Guerre", CBC / Radio-Canada.

À l’instar des combattants européens, les officiers et soldats canadiens expérimentèrent un long apprentissage de la guerre moderne. On a longtemps blâmé les généraux britanniques qui commandaient les Canadiens, mais nombre d’officiers canadiens n’avaient aucune expérience militaire, encore moins pour performer des tâches d’état-major. Donc, la période de 1915 à 1917 fut extrêmement coûteuse pour le Corps canadien, dans ce long et pénible apprentissage de la guerre des tranchées. Le 22e bataillon n’y a pas échappé.

Mont-Sorrel

La première véritable bataille du 22e bataillon fut défensive. Il s’agissait de repousser un assaut allemand pendant les deux premières semaines de juin 1916 en Belgique. Le 15 juin 1916, le bataillon occupe une position au Mont-Sorrel, près d’Ypres. Cette première grande bataille défensive a coûté au bataillon plus de 141 tués et blessés en quelques heures. C’était un premier vrai baptême du feu.

Flers-Courcelette

Le 1er juillet 1916, les forces franco-britanniques lancent une offensive majeure sur le front de la Somme. Le 15 septembre, c’est au tour du Corps canadien de prendre la relève d’une partie du front pour remplacer les Britanniques épuisés. Le 22e bataillon reçoit l’ordre d’attaquer un secteur délimité par les villages de Flers et Courcelette, puis de prendre et tenir cette dernière position. Ce sera l’une des plus grandes attaques du bataillon. En fait, ce sera sa première attaque d’envergure, qui début une année après son arrivée au front.

Le lieutenant-colonel Tremblay sollicite auprès du quartier général de la brigade l’honneur pour son bataillon de mener l’assaut, sachant très bien que ce sera un massacre. En demandant de mener l’attaque sur Flers-Courcelette, Tremblay était déterminé à prouver la vaillance et la haute distinction de ses hommes. Après avoir transmis ses ordres, il avertit chacune de ses compagnies que :

«…ce village (Courcelette), nous allons le prendre, et quand  nous l’aurons pris, nous le garderons jusqu’au dernier homme. C’est notre première grande attaque; il faut qu’elle soit un succès pour l’honneur de tous les Canadiens français que nous représentons en France».

Le champ de bataille de Courcelette. En arrière-plan, sous les débris fumants, le village, et à l'avant-plan le terrain qu'ont eu à traverser les soldats du 22e bataillon.

Le 22e perd environ le tiers de ses hommes sous les tirs d’artillerie et de tireurs d’élite au cours d’une marche de quelques kilomètres pour se rendre à ses positions de départ. L’assaut débute à 18h10, le 15 septembre 1916, sous un intense et efficace barrage d’artillerie. Rapidement, le bataillon avance dans les ruines du village. L’arrivée du bataillon coïncide avec la sortie en surface des Allemands, qui s’étaient cachés dans leurs abris souterrains « dug-out » au moment du tir d’artillerie. Il s’en suivit un terrible combat au corps-à-corps à la baïonnette, au poing, à la pelle, qui dura au bas mot une quinzaine de minutes. Après trois jours d’âpres combats, jour et nuit, le bataillon atteint son objectif, mais les pertes sont inquiétantes.

Soldat du 22e. Tournage de la télésérie "La Grande Guerre", CBC / Radio-Canada.

Des quelque 30 officiers et 900 hommes lancés à l’assaut, seulement 6 officiers et 118 hommes reviennent indemnes. La majorité des journaux du monde entier ont rendu hommage à la bravoure canadienne-française. À la fin de l’été et à l’automne 1916, les Canadiens combattent dans des conditions exténuantes pour ne progresser que de quelques kilomètres sur le front de la Somme.

La réputation des Canadiens était désormais établie. En octobre 1916, juste avant de quitter le front de la Somme pour le secteur de Vimy, le Corps d’armée canadien comptait quatre divisions d’infanterie soutenues par d’importantes forces d’artillerie, de cavalerie, de génie et auxiliaires, etc.

Par conséquent, le 22e bataillon pansait ses plaies et ramassait armes et bagages. Il fallait se rendre à Vimy. Rares déjà étaient les « vétérans » de 1914. Ils avaient été remplacés par les renforts qui, eux aussi, ont dû apprendre la guerre des tranchées, à partir des précieux conseils de ceux qui avaient fait Courcelette.

L'insigne du 22e bataillon (canadien-français).