Intrigantes et négligées : les campagnes sicilienne et italienne (1943-1945) (Seconde partie)

Introduction

Toile de Charles Comfort intitulée « Le Combat » dépeignant des fantassins canadiens de la 1ère Division en Italie (1944). (Musée de la Guerre, Ottawa).

La première partie de ce long papier sur les campagnes sicilienne et italienne s’acheva chronologiquement avec la fin de la conquête de la Sicile, qui devint une réalité après 38 jours d’affrontement entre le 10 juillet et le 17 août 1943. Ayant capturé Messine et faisant face à la pointe de la « botte » italienne, les armées alliées épuisées et exsangues doivent à nouveau repartir en campagne.

De leur côté, les forces de l’Axe ne sont guère dans une meilleure position, bien que les troupes allemandes s’étant battues en Sicile affichèrent une agressivité et une ténacité qui n’allèrent pas fléchir à mesure qu’elles effectuèrent une retraite en bon ordre dans la péninsule. Aux quelques dizaines de milliers de soldats germano-italiens qui étaient parvenus à rejoindre le continent, par le détroit de Messine, allaient s’ajouter d’autres renforts allemands composés de troupes de qualité, et ce, sans oublier que le terrain montagneux de l’Italie favorisait naturellement la défense.

Rappelons également que les campagnes de Sicile et d’Italie (qui allait s’amorcer au tournant d’août et de septembre 1943) furent les résultantes d’un compromis des États-Unis qui acceptèrent la stratégique britannique envisagée à la fin de 1942 et confirmée au début de l’année suivante à Casablanca. Cette stratégie était celle d’une approche indirecte, où l’idée était de porter des coups dans le théâtre de la Méditerranée, plutôt que de favoriser une stratégie directe qui consistait à frapper en Europe de l’Ouest, notamment en France. D’ailleurs, à cet égard, les Américains haussèrent le ton à plusieurs reprises, car ils préférèrent concentrer leurs forces en Angleterre pour ainsi attaquer les Allemands par la route la plus courte, à travers la Manche.

Dans les faits, Washington était déjà compromise dans la stratégie indirecte en tenant compte des ressources qui avaient été affectées à l’invasion de l’Afrique du Nord française en novembre 1942. La campagne qui s’ensuivit s’était achevée au printemps suivant par la capitulation des forces de l’Axe en Tunisie. En soi, la nouvelle était excellente, mais les Alliés avaient dès lors perdu le contact avec l’ennemi. La logique d’alors voulut que l’on reprenne les opérations le plus tôt possible afin de garder l’initiative et la pression.

L’autre donne du problème est bien simple et concerne directement la logistique. Il était à peu près impossible pour les Alliés de ramener plus de 150,000 hommes et leur matériel en Angleterre à temps pour une invasion de la France en 1943. La seule option demeurait l’Italie.

 La Sicile : rappels troublants

Nous savons que le 10 juillet 1943, les Alliés anglo-américains rassemblèrent plusieurs divisions pour la Sicile (Opération Husky) afin de constituer le XVe Groupe d’armées, qui consistait en la VIIe Armée américaine du général Patton et de la VIIIe Armée britannique du général Montgomery. Pourquoi parlons-nous de « rappels troublants »?

Parce qu’en Sicile, et en dépit de la victoire, les Alliés ont bien mal paru. Naturellement, la bravoure des individus et celle des groupuscules de combattants dans l’adversité ressortira toujours du lot, mais la réalité est que les performances de combat, dans leur ensemble, furent médiocres dans le camp allié. Le simple fait que des dizaines de milliers de soldats germano-italiens et leurs équipements aient pu s’échapper de la Sicile ne constitua que le point culminant de toute une série de déficiences stratégiques et tactiques observées chez les Alliés pendant cette campagne de 38 jours.

À cela, il faut ajouter les rivalités malsaines entre les Alliés eux-mêmes, puis celles entre les diverses branches militaires (armée, aviation et marine). À titre d’exemple, au niveau du renseignement, les Alliés ne surent exploiter toutes les précieuses données sur les dispositifs et les intentions de l’ennemi, données recueillies lors d’opérations de décryptage comme Ultra. Sur le terrain, les Américains de Patton firent des progrès rapides, mais les Britanniques de Montgomery piétinèrent autour de Catania. Enfin, l’exceptionnelle résistance des forces allemandes et les puissantes contre-attaques qu’elles purent menées dans des secteurs bien choisis ne furent qu’éclipsées par les piètres performances de soldats italiens mal équipés et démotivés. Pour toutes ces raisons, les Alliés purent s’estimer chanceux d’avoir fermé le dossier sicilien en à peine 38 jours.

La traversée du détroit de Messine par les Alliés marque la transition entre la fin de la campagne de Sicile puis le début de la campagne d’Italie (août – septembre, 1943).

De Reggio à Rome : la première phase (septembre 1943 – juin 1944)

Tel que nous l’avons présenté, à première vue, le portrait peut paraître sombre pour les Alliés, mais à terme, la situation est encourageante. La fin de la campagne sicilienne marqua la déposition de Mussolini et le nouveau gouvernement italien avait aussitôt entamé des négociations en vue d’une capitulation. Au plan politique, il est évident que la capitulation de l’Italie fasciste porterait un dur coup à l’Axe. Du point de vue militaire, voire stratégique, il semblait que le nouveau gouvernement italien était disposé à permettre aux Alliés d’y faire débarquer leurs troupes un peu partout sur le territoire afin de nuire aux mouvements des forces allemandes. Dans quelques cas, certaines unités italiennes basculeraient dans l’autre camp.

Par contre, les négociations entre le nouveau gouvernement italien et les Alliés piétinèrent pendant un certain temps, si bien que ces derniers hésitèrent avant d’amorcer de quelconques déploiements de troupes pour obtenir un effet de surprise. Les Allemands, eux par contre, n’hésitèrent pas. Ils envoyèrent de toute urgence des renforts dans la péninsule et prirent carrément possession du pays. Ainsi, ils avaient envoyé un message bien clair : si les Alliés veulent l’Italie, ils devront se battre pour elle, maison par maison, mètre par mètre.

C’est ainsi que débuta officiellement la campagne d’Italie, par un débarquement d’éléments de la VIIIe Armée britannique à Reggio di Calabria, le 3 septembre 1943, à peine deux semaines après la prise de Messine de l’autre côté du détroit. Le 9, ce fut au tour des Américains de la nouvelle Ve Armée du général Mark Clark (qui comptait aussi un corps d’armée britannique) d’opérer un débarquement à Salerne, dans le but évident de couper toute retraite potentielle de l’ennemi entre cette ville et l’extrémité sud de la péninsule où était Montgomery (voir la carte).

Carte des opérations du théâtre italien lors de la première phase entre le débarquement à Reggio di Calabria et Salerne jusqu’à la libération de Rome. Les lignes orangées représentent les différentes lignes défensives aménagées par les troupes allemandes, dont les Lignes Gustave et Hitler en constituèrent les principales au sud de Rome (septembre 1943 – juin 1944). (Cliquez pour agrandir.)

En face, les Allemands étaient toujours sous les ordres du Generalfeldmarschall Kesserling, qui avait opté pour une stratégie défensive à plusieurs échelons ou « lignes » afin de ralentir l’ennemi et le contraindre à livrer bataille pour chaque mètre. Ce que craignaient plusieurs stratèges alliés arriva en Italie, à savoir que Kesserling les entraîna dans une longue campagne d’usure, puisqu’il fallut prendre d’assaut chacune des positions défensives aménagées (Gustav, Hitler et Gothique) et d’y consacrer les ressources conséquentes.

Mais il faut insister sur le fait que les Alliés ne se lancèrent pas tête baissée vers le front ennemi sans avoir au préalable tenté des avenues pour le prendre à revers. Le débarquement de Salerne en constitue un premier exemple. Quelques mois plus tard, en janvier 1944 à Anzio, au sud de Rome, les Alliés lancèrent l’Opération Shingle afin de contourner le Ligne Gustav. Dans ce cas, le temps jouait contre les dirigeants alliés du théâtre méditerranéen puisque de nombreuses péniches de débarquement devraient tôt ou tard être renvoyées en Angleterre en prévision de l’invasion de Normandie. Cela dit, les forces alliées débarquèrent à Anzio et purent établir une fragile tête de pont sur la plage et certaines hauteurs environnantes, mais au final, l’opération peut aisément être qualifiée de désastre, car les troupes prises dans la poche ne purent jamais s’en extraire, du moins jusqu’au moment où le front allié plus au sud les rejoignit au début de juin.

Quelque peu enorgueillis par la nouvelle de la chute de Mussolini, les soldats anglo-américains qui débarquèrent à Salerne au début de septembre 1943 furent rapidement confrontés à un adversaire dont on avait sous-estimé sa résistance et ses capacités d’adaptation selon l’évolution de la situation. Par ailleurs, la difficulté à faire la jonction avec les forces alliées venant du sud de l’Italie n’arrangea en rien une situation que l’ennemi exploita allègrement. Source: United States National Archives.

Et c’est dans ce contexte de guerre d’usure, pour laquelle il semble qu’une victoire à court terme paraît illusoire, que les belligérants s’affrontèrent à nouveau dans ce qui nous apparaît aujourd’hui comme l’une des pires batailles du front italien, à savoir celle de Monte Cassino. Du 12 janvier au 18 mai 1944, les Alliés s’embarquèrent dans une série de quatre offensives pour prendre la montagne et le monastère de Monte Cassino, une véritable forteresse naturelle qui à elle seule bloquait la vallée du Liri, l’une des rares voies terrestres praticables menant directement à Rome.

Construit au VIe siècle de notre ère, le monastère bénédictin dominait donc la vallée et était utilisé par les observateurs d’artillerie allemands afin de régler leurs tirs de batteries. C’est alors qu’un virulent débat fit rage au sein du haut commandement allié afin de déterminer s’il fallait ou non bombarder ce trésor national italien, débat qui d’ailleurs a pu se poser tout au long de la campagne militaire étant donné les joyaux patrimoniaux qui parsèment le pays. Non sans surprise, par contre, on alla de l’avant avec le bombardement. Détruit, le monastère en ruines était encore plus facile à défendre pour les Allemands.

La quatrième offensive alliée (Opération Diadem) fut relativement bien exécutée par rapport aux précédentes, qui constituèrent un véritable gaspillage de ressources militaires, où l’une après l’autre, différentes divisions alliées de plusieurs pays avaient tenté en vain de prendre la montagne. En fait, ce sont les forces de deux pays aux effectifs militaires modestes pour l’époque qui jouèrent un rôle déterminant lors de ce dernier assaut. Le IIe Corps d’armée polonais du général Władysław Anders parvint à capturer les ruines du monastère à proprement dit, tandis que le Corps expéditionnaire français du général Alphonse Juin perça la Ligne Hitler à cette hauteur (à noter cependant la contribution d’autres éléments pour fixer l’ennemi et faire diversion ailleurs, dont celle d’une division canadienne de l’armée britannique).

Dominant complètement le champ de bataille à l’entrée de la vallée du Liri (rare voie d’accès vers Rome), le Mont Cassin (Monte Cassino) et son monastère bénédictin datant du Ve siècle furent transformés en véritables forteresses par les Allemands. La bataille dura cinq mois, de janvier à mai 1944, et peut-être qualifiée de « bataille internationale », dans la mesure où nombreuses furent les nations dont les troupes y combattirent. La bataille de Monte Cassino est emblématique de la campagne italienne et les belligérants y payèrent un lourd tribut avec plus de 75,000 soldats tombés sur cette seule position.

Officiellement terminée le 18 mai, cette « bataille internationale » de Monte Cassino fut probablement la plus terrible de la campagne italienne, avec un bilan avoisinant les 55,000 pertes pour les Alliés et un peu plus de 20,000 pour les forces de l’Axe. Par conséquent, la chute de cette position stratégique ouvrit la voie de la vallée du Liri et fut accompagnée, une semaine plus tard, d’une autre bonne nouvelle pour les Alliés avec la percée et le dégagement de la poche d’Anzio un peu plus au nord-ouest.

La jonction entre les forces d’Anzio et celles de la Ve armée américaine venant de Monte Cassino put enfin se réaliser. Ici encore se prit une autre décision douteuse de la part des Alliés. Il aurait en effet été possible de prendre à revers et encercler les forces ennemies battant en retraite depuis Monte Cassino vers Rome. Comme d’habitude, des tractations au sein de la hiérarchie militaire alliée, tractations combinées à l’hésitation du général Alexander (le commandant du théâtre d’opérations) et l’obsession de son subordonné le général Clark de prendre Rome le premier (pour marquer un coup de publicité avant que l’attention du monde ne soit tournée vers la France en ce début de juin 1944), n’aidèrent en rien.

Étant parfaitement conscients du danger d’un encerclement, les Allemands réagirent promptement et se replièrent au nord de Rome sur la Ligne Gothique. Cette dernière position défensive fort bien aménagée s’étendait d’Ancona (au sud de Bologne) en passant par Pise et Florence.

Autre déception qui rappelle Salerne, le débarquement anglo-américain d’Anzio en janvier 1944, dont le but était de couper aux Allemands la route reliant Rome à Monte Cassino. Loin d’être mauvaise en soi, l’idée fut victime d’une confusion d’ensemble attribuable à la fois à des manques de communications, à des contraintes logistiques et à une farouche résistance ennemie, dont on sous-estima à nouveau la volonté de se battre sur le sol italien et d’y consacrer les ressources nécessaires. Les Alliés furent prisonniers de cette poche pendant plusieurs mois, jusqu’au moment où les Allemands « décrochèrent », le tout dans le contexte de l’évacuation de Monte Cassino et du redéploiement des forces de l’Axe au nord de Rome.

La libération de Rome et le spectre du « front secondaire » (juin 1944 – mars 1945)

Cette seconde phase de la campagne italienne de la Seconde Guerre mondiale constitue en quelque sorte de talon d’Achille d’une tentative de soi-disant reconnaissance a posteriori de l’importance de ce front. Le raisonnement peut paraître quelque peu simpliste, mais il est clair qu’en dépit de son importance évidente, le débarquement de Normandie de juin 1944 eut des impacts directs sur la visibilité médiatique du front italien en plus de lui enlever des ressources militaires.

En d’autres termes, il est désormais admis qu’après le Jour J en Normandie, le front italien devint secondaire. On lui enleva au moins six divisions d’infanterie qui furent affectées à un autre débarquement, cette fois dans le sud de la France au mois d’août. Là encore, les avis sont partagés, mais d’un strict point de vue stratégique, le débarquement en Provence constituait une opération bien secondaire à notre avis.

Toujours est-il qu’en septembre, la VIIIe Armée britannique sous les ordres du général Oliver Leese (Montgomery ayant pris au début de 1944 la tête du XXIe Groupe d’armées sur le front Ouest), se lança à l’assaut de la Ligne Gothique (Opération Olive), le long de la mer Adriatique. À l’instar de Cassino, l’opération dégénéra rapidement en une guerre d’usure qui entraînèrent de lourdes de pertes pour les Alliés avec cette fois la difficulté à combler les vides, compte tenu, comme nous l’avons mentionné, que le théâtre italien devint secondaire. Bref, les Alliés anglo-américains réduits en nombre (notamment avec le transfert du corps canadien sur le front Ouest) durent passer un autre dur hiver de guerre sur le front italien, face à des positions toujours aussi bien défendues et sur un terrain favorable à l’adversaire.

Carte des opérations de la seconde phase de la campagne italienne, de juin 1944 (libération de Rome) jusqu’au début de mai 1945. Le principal défi pour les Alliés à cette époque fut de percer une autre ligne défensive, la Ligne Gothique (en rouge). À ce stade, l’attention du monde se tourna vers l’Europe du nord-ouest, si bien que le front italien devint secondaire aux yeux de nombreux stratèges, voire même des historiens et du grand public par la suite. (Cliquez pour agrandir.)

En mars de 1945, dans le contexte de la chute imminente du IIIe Reich, le général Heinrich von Vietinghoff reprit le commandement des forces allemandes sur le théâtre italien (poste qu’il avait momentanément occupé à la fin de 1944 au moment où Kesserling se remettait d’une sérieuse blessure). Son retour au front coïncida avec le déclenchement de l’offensive finale des Alliés. Le 9 avril, la VIIIe Armée britannique (général Richard McCreery) refoula davantage l’ennemi vers la frontière autrichienne et elle fut appuyée la semaine suivante par une autre offensive de la Ve Armée américaine (général Lucian Truscott).

C’est alors que les unités de Vietinghoff s’écroulèrent les unes après les autres, en particulier à partir du 25 avril, au moment où les VIIIe et Ve Armées firent leur jonction dans la région d’Emilia. Le 2 mai, les forces allemandes d’Italie capitulèrent, non sans avoir mené une résistance ayant duré près de deux ans (vingt mois).

Conclusion : le théâtre italien autrement

Notre but en écrivant ce long papier sur les campagnes sicilienne et italienne était double : rappeler les faits en espérant faire prendre conscience aux lecteurs que nous avons à faire avec un théâtre d’opérations pour le moins « intrigant », par la violence et les conditions extrêmes d’affrontement, en plus d’être « négligé » par les historiens, la culture populaire et le grand public au final.

Naturellement, les opinions diffèrent quant à l’utilité réelle de ces campagnes pour les Alliés. Les « partisans » de ces campagnes (dont nous sommes) diront qu’elles permirent de fixer un nombre important de divisions ennemies de bonne qualité, des ressources qui auraient pu évidemment être déployées sur d’autres théâtres d’opérations qui apparaissent plus importants pour certains. D’ailleurs, les pertes subies au cours de ces vingt mois en témoignent. Comme toujours, en histoire militaire, il est difficile d’évaluer exactement les pertes, mais on pense que les Alliés perdirent un peu plus de 300,000 hommes (tués, blessés et disparus), tandis que les chiffres pour les forces de l’Axe sont de l’ordre de 450,000.

D’autre part, ces campagnes soulèvent la question de ladite « performance » des unités sur le terrain. Il est souvent question de l’ardeur au combat des troupes allemandes versus celle de leurs alliés italiens qui laissait à désirer. Difficile à contester, nous pensons, ce constat en cache probablement un autre, à savoir celui de la performance des Alliés. En effet (et nous l’avons particulièrement relevé pour la campagne sicilienne), la performance d’une bonne partie des forces alliées fut loin d’être impressionnante par moment, notamment à cause du climat malsain dans le haut commandement sous le duo Patton-Montgomery.

Face à un ennemi déterminé (du moins chez les Allemands), bien dirigé et équipé, le taux de pertes des Alliés monta en flèche à certaines occasions et davantage de ressources durent être consacrées à ce théâtre pour combler les vides. Et comme nous l’avions indiqué dans le contexte de l’avant et de l’après-débarquement de Normandie, l’allocation des ressources militaires alliées pour le front italien se fit au compte-goutte à partir de 1944.

Tout cela nous ramène à une question bien simple. Les Alliés anglo-américains auraient-ils dû choisir d’aller combattre en Sicile et en Italie au lendemain de la fin des opérations en Afrique du Nord? Dans les faits, le théâtre méditerranéen était tout ce qu’il y avait de disponible au tournant de 1942-1943. Les campagnes subséquentes de Sicile et d’Italie auront au moins permis de tester la coopération interalliée, de parfaire certaines doctrines avant la Normandie et ainsi de suite.

Qui plus est, si erreur il y eut, c’est peut-être d’avoir insisté pour la poursuite de la campagne italienne au lendemain de la bataille de Monte Cassino et du demi-échec du débarquement d’Anzio dans les premiers mois de 1944. Il est probable qu’une meilleure lecture de la situation chez le haut commandement allié aurait permis de conclure qu’un minimum de forces devrait être maintenu en Italie une fois Rome libérée, histoire de fixer l’adversaire, mais sans poursuivre davantage les opérations vers le nord. À la limite, peut-être aurait-il fallu s’arrêter sur la Ligne Gothique. Le débat reste ouvert.

En somme, les campagnes sicilienne et italienne font partie de ces guerres « oubliées » de la Seconde Guerre mondiale, un peu comme ce fut le cas avec la campagne de Birmanie (voir notre autre article sur le sujet). Mais pour les hommes sur le terrain, l’extrémité des conditions environnantes, la sauvagerie des combats en montagne, celle dans les ruelles et les vignobles se combinèrent avec d’autres visions d’horreur associées à la misère humaine habituelle des champs de bataille en plus d’assister en maints endroits à la destruction d’un patrimoine mondial de valeur inestimable.

Telle fut la Sicile, telle fut l’Italie.

Fantassins canadiens progressant vers la Ligne Gothique (août, 1944). Source: Legion Magazine.

Intrigantes et négligées : les campagnes sicilienne et italienne (1943-1945) (Première partie)

Introduction

Le sergent H. E. Cooper du 48th Highlanders of Canada, 1ère Division d’infanterie canadienne. Sicile, août 1943.

Depuis le temps où j’étudie différentes campagnes militaires à travers les âges, il en ressort que certaines, pour toutes sortes de raisons, m’apparaissent pour le moins « intrigantes » et « négligées ». C’est le cas ici des événements s’étant déroulés dans le théâtre d’opérations méditerranéen au cours de la Seconde Guerre mondiale, en particulier lors du débarquement des forces alliées en Sicile et de la campagne italienne qui suivit.

Par exemple, on sait que le « Jour J » réfère presque systématiquement au débarquement de Normandie du 6 juin 1944 et de la campagne militaire longue et ardue qui s’acheva officiellement avec la libération de Paris deux mois plus tard. Cette opération amphibie de masse figure parmi les plus importantes de l’Histoire, au même titre que l’Invincible Armada espagnole à la fin du XVIe siècle. Dans les deux cas, cet imaginaire collectif, conséquent de la portée emblématique de ces événements s’est facilement transporté dans les canaux cinématographiques et documentaires, de même que par une historiographie abondante. Les historiens académiciens ont largement étudié ces sujets et il est somme toute aisé de trouver des ouvrages de référence qui comblent les attentes du grand public comme des spécialistes.

Encore là, sans vouloir tomber dans des comparaisons aussi faciles que douteuses, mon impression est que par rapport à l’ensemble des moyens militaires déployés à l’époque, les campagnes de Sicile et d’Italie furent loin d’avoir obtenu le degré d’attention qu’elles auraient dû avoir. Rappelons les faits, dans cette première partie qui traite de la conquête de la Sicile.

Le dossier nord-africain et ses suites incertaines (printemps 1943)

Pour comprendre la place qu’occupent les campagnes sicilienne et italienne au cours de la Seconde Guerre mondiale, il faut remonter quelque peu dans le temps pour se ramener au début de l’année 1943. En ce qui a trait aux hostilités dans l’hémisphère occidental, le début de 1943 constitue un tournant majeur marqué par d’importantes victoires pour les Alliés, qui peuvent enfin souffler un peu et, surtout, reprendre l’initiative des opérations.

La terrible défaite subie par les forces de l’Axe dans Stalingrad en février marque une première étape, mais la déroute des forces germano-italiennes en Afrique du Nord, accentuée par la capitulation d’un quart de millions d’hommes en Tunisie en mai, était plus inquiétante à court terme. En effet, la conclusion favorable du dossier nord-africain pour les Alliés leur ouvrait de nouvelles possibilités pour frapper quelque part dans le sud de l’Europe. D’emblée, il y avait au moins trois scénarios qui étaient à l’étude sur lesquels les stratèges politiques et militaires alliés devaient s’entendre afin de coordonner les efforts.

J’insiste sur le mot « entente », car il était évident, pour les stratèges de l’époque, qu’une certaine discorde régnait quant à la suite des opérations à mener après l’Afrique. De novembre 1942 jusqu’à février-mars 1943 au moins, les Alliés n’avaient pas réellement connu de sérieuses frictions au plan stratégique, dans la mesure où, à l’ouest, les Américains menaient leurs opérations depuis le Maroc et l’Algérie vers la Tunisie, tandis que les forces de l’Empire britannique et leurs alliés poussaient aussi vers la Tunisie depuis l’Égypte. Mais c’est au moment où la jonction se fait en Tunisie, au printemps de 1943, que des éléments de discorde commencent à poindre, non seulement sur la manière de mener à terme la capitulation des forces germano-italiennes en Afrique du Nord, mais plus globalement sur la suite à donner aux opérations sur le continent européen.

La fin de la campagne tunisienne en mai 1943 marqua également l’expulsion définitive des forces de l’Axe d’Afrique du Nord. Ayant fait 250,000 prisonniers germano-italiens, les Alliés en étaient déjà à préparer leur prochaine campagne. Destination: la Sicile.

Opération Husky : scepticismes face au scénario sicilien

Ce que l’on appelle l’Opération Husky consiste en une vaste opération militaire qui figurait à l’agenda des stratèges alliés depuis au moins la conférence de Casablanca de janvier 1943. Rappelons que les succès du débarquement américain en Afrique du Nord française (Opération Torch) au mois de novembre précédent avaient encouragé le président américain Roosevelt et le premier ministre britannique Churchill à envisager un assaut amphibie aussitôt que les forces de l’Axe auraient été expulsées du continent africain, soit au début de mai 1943.

Cependant, dans l’esprit du haut commandement allié, il ne fallait pas se leurrer. On était convaincu que la Sicile représentait un défi beaucoup plus complexe, ne serait-ce qu’en tenant compte du fait que cette fois, les soldats italiens allaient se battre sur le sol et sans oublier la présence sur l’île d’unités allemandes réputées de bonne qualité. En même temps, les Alliés venaient d’expulser les forces de l’Axe d’Afrique du Nord et ce fait d’armes avait assurément contribué à la hausse du moral de leurs troupes.

D’ailleurs, de leur côté, les Alliés avaient à leur disposition de soldats expérimentés. Rappelons que la VIIIe Armée britannique de Bernard Montgomery était composée de soldats dont plusieurs faisaient campagne depuis bientôt trois ans depuis l’Égypte et avaient traversé tout le désert libyen pour remonter jusqu’en Tunisie. Pour leur part, les Américains arrivaient avec leur matériel et les troupes de la VIIe Armée de George Patton avaient bénéficié d’une expérience de combat en Tunisie, bien que celle-ci fut acquise au prix de coûteux revers comme à la bataille de la passe de Kasserine. En clair, ces expériences et ce matériel cumulés étaient considérés comme suffisant par le haut commandement allié pour vaincre les garnisons de l’Axe en Sicile et porter en fin de compte la guerre sur le sol italien.

La préparation de l’invasion de la Sicile prit au mois six mois et elle reposa sur du matériel amphibie constitué essentiellement de navires de transport et de péniches de débarquement, des éléments qui allèrent caractériser la stratégie des Alliés pour les mois à venir. À elle seule, l’Opération Husky nécessita la mobilisation d’environ 160,000 hommes et quelque 3,000 navires, chiffres légèrement supérieurs à ce qui fut requis, par exemple, pour l’Opération Overlord en Normandie en juin de l’année suivante.

What’s next? Voilà l’une des questions à l’ordre du jour de la Conférence de Casablanca au début de 1943. Suite à l’expulsion des forces de l’Axe d’Afrique du Nord, les Britanniques favorisèrent la poursuite des opérations quelque part dans le sud de l’Europe (Balkans, Italie…), tandis que les Américains voulurent porter des coups directement en Europe de l’Ouest, soit en France. Comme toujours, Staline insistait pour l’ouverture d’un nouveau front afin de soulager ses troupes et les Alliés disposaient de plusieurs divisions de qualité et expérimentées en Afrique du Nord. Bref, des contraintes de temps, des contraintes géostratégiques, logistiques et l’idée d’en découdre à nouveau avec l’ennemi à brève échéance, tous ces facteurs ont plus ou moins pesé dans la décision de porter la guerre sur le sol italien.

La Sicile : les forces en présence

Pour Husky, il était prévu que deux armées alliées débarquent en Sicile le 10 juillet 1943. Les Américains et les Britanniques feraient débarquer leurs troupes sur deux étendues de plage distinctes d’une longueur approximative de 65 kilomètres chacune, dans ce qui apparaissait comme une opération où chacun pourrait mutuellement se couvrir. Le commandant en chef des forces alliées était le général américain Dwight Eisenhower et celui du théâtre d’opérations était le général britannique Harold Alexander qui dirigerait le XVe Groupe d’armées spécialement formé pour la campagne sicilienne.

Au plan des effectifs, la VIIIe Armée britannique disposait d’une division aéroportée et de six divisions d’infanterie, en plus d’une brigade d’infanterie supplémentaire et de deux brigades blindées. À cela, pour des opérations spéciales, devaient s’ajouter trois groupes de commandos des Royal Marines. Toutes ces forces devaient débarquer au sud-est de la Sicile avec pour objectifs de libérer la partie est de l’île puis de capturer des points stratégiques tels Syracuse et Messine. Du côté américain, la VIIe Armée disposait d’une division aéroportée, d’une division blindée, de quatre divisions d’infanterie et d’un groupe de commandos. L’armée de Patton devait prendre d’assaut le sud de l’île à l’ouest des Britanniques et éventuellement libérer la partie ouest avec comme objectif Palerme. Dans les airs, près de 4,000 appareils alliés allaient s’assurer de la couverture, bien que le renseignement prévoyait une force d’opposition constituée d’environ 1,500 appareils ennemis dans ce théâtre.

En face, les stratèges germano-italiens devaient gérer les conditions suivantes. D’abord, ils n’avaient pas la maîtrise du ciel, ni de la mer. Ensuite, le refus obstiné d’Hitler d’évacuer ses troupes d’Afrique du Nord entraîna la perte de plusieurs divisions allemandes de bonne qualité. Il ne restait à la disposition des stratèges en Sicile qu’une dizaine de divisions italiennes de qualité et de loyauté douteuses ainsi que deux divisions allemandes qui elles, cependant, étaient fiables. Plus encore, les Alliés usèrent de manœuvres trompeuses faisant croire pendant un temps qu’un débarquement s’opérerait en Sardaigne.

Placez deux hommes qui se détestent dans la même pièce et forcez-les à travailler ensemble devant une carte de la Sicile et vous avez la combinaison Montgomery-Patton de l’été 1943. Un difficile tandem où les rivalités n’eurent d’égal que les exploits réalisés par leurs hommes sur le terrain.

Le débarquement et la campagne

10 juillet 1943. Des vents forts, cassants, et une mauvaise température furent littéralement désastreux pour la première opération aéroportée d’envergure menée par les Alliés. Chez les Britanniques, les 144 planeurs transportant leur 1st Airborne Brigade connurent toutes sortes de mésaventures. Seulement 54 purent se poser en Sicile tandis que les autres s’écrasent en Méditerranée, noyant la plupart des occupants. Du côté américain, les troupes aéroportées ne connurent guère plus de succès. Peu nombreux furent leurs parachutistes à avoir atterri dans la zone de largage, sans compter la quantité incroyable d’appareils abattus en plein vol par le tir ami.

En mer, les vents n’aidèrent pas non plus la flotte d’invasion, quoique dans l’ensemble, cette température hostile eut le seul avantage de relâcher quelque peu le niveau d’alerte des forces ennemies. Celles-ci furent brutalement réveillées par la canonnade de six cuirassés pendant que les rares unités aéroportées ayant pu se poser sur l’île entreprirent leurs manœuvres de harcèlement et de sabotage du dispositif défensif adverse en plus de nuire aux communications et à l’arrivée des renforts.

Pour les troupes au sol ayant à prendre les plages d’assaut, il nous apparaît que les Américains eurent beaucoup plus de difficultés, à tout le moins durant les premières heures de l’invasion. En effet, la VIIe Armée américaine rencontra une résistance plus soutenue, mais cela n’empêcha pas qu’à la fin de la journée du 10 juillet, les Américains tinrent un front large d’environ 65 kilomètres entre Licata et Scoglitti tandis que les Britanniques occupèrent une zone côtière partant de Pozallo jusqu’à Syracuse (voir la carte). Ce dernier succès, soit la prise intacte du port de Syracuse, apporta un peu de baume du côté britannique après le désastre dont furent victimes les troupes aéroportées.

Carte des opérations en Sicile à l’été de 1943 (cliquez pour agrandir). Nous avons encerclé en vert les points névralgiques qui donnèrent des difficultés aux forces alliées. La ligne de front en rouge représente le dispositif défensif germano-italien élaboré par le général allemand Hube au tournant de juillet-août 1943 qui, comme on le voit, repose autour du mont Etna et ferme la porte de Messine.

Malgré ces succès relatifs, il était clair que l’ennemi ne resterait pas là les bras croisés. En fait, les quelques forces allemandes en Sicile se remirent rapidement du choc initial et contre-attaquèrent à Gela et Licata. Elles furent difficilement repoussées par les Américains et elles parvinrent presque à les jeter à la mer dans ce secteur. Dans la zone britannique, Montgomery fut arrêté net devant Catania au pied du mont Etna et quelques unités canadiennes, après de durs combats, atteignirent Enna au centre du front le 20 juillet. Bref, les dix premières journées de la campagne sicilienne furent loin de se dérouler conformément aux prévisions et l’on craint même à un certain moment que l’ensemble du débarquement ne soit compromis étant donné les percées ennemies aux alentours de Gela. Une fois les troupes d’invasion remises de ce choc, par contre, la victoire était manifestement à portée de main pour les Alliés.

On sent d’ailleurs un tournant aux alentours du 22 juillet lorsque les troupes de Patton finirent par percer la partie ouest du front ennemi pour atteindre Palerme, dans ce qui apparaît comme une manœuvre éclair visant à déborder l’adversaire dans cette partie de l’île moins bien défendue. Aussitôt, la VIIe Armée fit demi-tour vers l’est, entraînant une vicieuse rivalité avec la VIIIe Armée britannique coincée à Catania afin de voir qui allait capturer Messine, l’objectif final de la conquête de la Sicile.

Peinture de David Pentland (Cranston Fine Arts) illustrant la contre-attaque allemande effectuée par l’un des bataillons de la Division Hermann-Goering contre la fragile tête-de-pont de la VIIe Armée américaine à Gela au tout début de l’invasion alliée. N’eut été de l’appui des canons de la marine, les Alliés auraient pu être rejetés à la mer dès le début des opérations en Sicile.

Chose certaine, dans l’immédiat, les Italiens se rendaient en masse. Un peu partout, la résistance fut la plupart du temps symbolique. Les Italiens avaient l’habitude de tirer quelques coups de feu puis de déposer rapidement les armes. Il en va de même pour les civils qui offrirent régulièrement des accueils chaleureux et dénoncèrent les éléments locaux de l’appareil politique fasciste.

Néanmoins, le commandement allié ne devait pas se laisser stratégiquement berner par l’effondrement des forces italiennes en Sicile. Bien au contraire, de leur côté, les Allemands étaient là et comptaient se battre. Le terrain fortement montagneux favorisait la défense et les Allemands étaient dirigés par l’excellent général Hans-Valentin Hube. Celui-ci plaça ses forces de manière à ce qu’elles défendent une série de lignes de front successives afin de maintenir ouvertes les voies de communication pour une retraite ordonnée le moment venu, puis de contre-attaquer avec des éléments blindés si le terrain était favorable.

Mais sachant qu’à terme il aurait à évacuer ses forces de Sicile, Hube élabora sa défense à partir de points névralgiques pour lesquels il demanda à ses forces une résistance soutenue. Parmi ces points, notons évidemment l’immense Mont Etna, qui ne peut être pris d’assaut de front et doit par conséquent être contourné. Ensuite, certaines localités comme Adrano et Troina devaient servir de remparts au sud-ouest et à l’ouest du mont Etna, sans oublier la municipalité de Catania au sud, qui complétait cette ceinture défensive et sur laquelle Montgomery et les Britanniques butaient depuis le début de l’invasion.

Le terrain, tel qu’il se présenta aux forces américaines devant Troina au début d’août 1943, avec le mont Etna en arrière-plan. Cette municipalité constituait un élément névralgique du dispositif défensif du général allemand Hube afin de barrer la route aux Alliés vers Messine. C’est au prix de lourdes pertes que les Américains parvinrent enfin à prendre cette localité qui finit par être évacuée en bon ordre par l’ennemi.

Par contre, une fois qu’Adrano tomba, la progression vers Messine fut facilitée et Montgomery avança vers l’objectif en contournant les deux flancs de la montagne volcanique. Après réflexion, il devint évident du côté allemand que la Sicile devra être abandonnée et l’idée d’évacuer les troupes vers l’Italie était à l’ordre du jour pour ne pas répéter le scénario catastrophique vécu en Tunisie il y a quelques mois.

C’est là qu’entre en scène le Generalfeldmarschall Albert Kesserling, le commandant en chef de tout le théâtre italien. Déterminé, comme nous le mentionnions, à ne pas voir se répéter le scénario tunisien, Kesserling en était à préparer un plan d’évacuation de ses meilleures forces de Sicile, et ce, en défiance directe des ordres d’Hitler. Pour ce faire, il concentra (sinon emprisonna) ses troupes dans le coin nord-est de la Sicile, puis il plaça plusieurs batteries de canons antiaériens des deux côtés du détroit de Messine, un détroit qui ne fait que quatre kilomètres de largeur à ses extrémités.

Alors que Kesserling s’occupait de cette tâche, les Alliés, comme obnubilés par l’immédiate situation au front, ne portèrent guère attention à la manœuvre. Ils poursuivirent une campagne qui s’apparenta carrément à une guerre d’usure. Montgomery avança péniblement, mais méthodiquement sur les deux flancs du mont Etna, tandis que les troupes de Patton connurent l’enfer devant Troina au début du mois d’août. La chute de cette localité permit enfin de débloquer l’impasse et Patton fonça en direction de Messine, qu’il atteignit en grande pompe quelques heures avant un Montgomery fort indigné.

Pendant que la coopération anglo-américaine fut minée par ce type de rivalités malsaines, Kesserling parvint à évacuer 40,000 soldats allemands et 60,000 soldats italiens vers le continent, en plus d’un matériel précieux tel des blindés. Tout cela, sans jamais avoir été trop inquiété par l’aviation alliée. Le succès de cette délicate opération eut des conséquences néfastes pour les Alliés, car en plus d’entraîner la mort future de milliers d’autres soldats, elle montra au grand jour des failles dans la coopération air-mer en matière de suprématie stratégique et tactique.

Au cours de la deuxième semaine d’août 1943, des dizaines de milliers de soldats germano-italiens purent évacuer la Sicile en toute tranquillité par le détroit de Messine et rejoindre ainsi le continent. Bien orchestré par le haut commandement allemand, cet exploit logistique s’explique par d’habiles combats d’arrière-garde qui surent ralentir des forces alliées déjà épuisées, en plus de profiter des lacunes dans la coopération air-mer pour lesquelles Anglais et Américains se jetèrent mutuellement le blâme. Au final, les forces de l’Axe purent se réorganiser et entreprendre la campagne d’Italie qui allait débuter en septembre.

Parlant de coopération, il est certain que la poussée de Patton vers Messine fut très discutable, et ce, autant d’un point de vue stratégique que politique. Certains diront que le général américain aurait dû attendre son homologue britannique afin d’avancer ensemble vers Messine pour mieux se protéger mutuellement au cours de la manœuvre. Cela aurait-il empêché Kesserling d’évacuer ses troupes? Rien n’est moins certain, car un nombre relativement faible de troupes allemandes parvint à mener un efficace combat défensif puis d’arrière-garde, offrant ainsi un rempart d’autant plus utile devant un contingent américain dont l’expérience restait à parfaire.

Sur ce point, l’accélération de l’avance de Patton vers Messine, objectif stratégique comme symbolique, reflète cette idée, voire cette impression, que nombre de militaires américains étaient fatigués du paternalisme britannique à leur égard. Les officiers britanniques avaient certes davantage d’expérience du combat, mais en même temps, les Américains désiraient voler de leurs propres ailes. Patton l’avait compris, comme il devait aussi rétablir le moral de son armée après le cuisant revers de la passe de Kasserine en février 1943, où les Américains avaient bien mal paru malgré les héroïsmes habituels livrés par quelques unités sur le terrain.

Conclusion

Le 17 août marqua donc la fin officielle de la campagne de Sicile qui dura 38 jours. La VIIe Armée américaine encaissa des pertes de 7,000 hommes et la VIIIe Armée britannique environ 9,000. Ces pertes sont strictement celles liées directement aux combats. Il faut ajouter celles attribuables à la maladie et à l’environnement immédiat, dont la chaleur fut par moment un ennemi encore plus cruel.

Pour leur part, les forces de l’Axe enregistrèrent pour la même période des pertes de 160,000 hommes, dont 30,000 Allemands, mais ces chiffres élevés représentent essentiellement des soldats italiens faits prisonniers.

Enfin, notons qu’en plus de sécuriser de nouvelles bases de lancement pour des offensives aériennes et terrestres, la conquête de la Sicile permit de protéger davantage les lignes de ravitaillement de la Méditerranée, de même que le canal de Suez. Politiquement, le désastre subi par l’armée italienne amena le roi Victor-Emmanuel III à ordonner l’arrestation de Mussolini, tandis que le maréchal Badoglio devait négocier un armistice avec les Alliés.

Mais les Allemands ne l’entendirent pas ainsi et ils attendirent les Alliés de pied ferme, cette fois dans la botte.

Photo de Robert Capa. Troina (Sicile), 1943.

La guerre terrestre : perspectives historiques

Introduction

La coopération interarmes, un principe fondamental de la guerre terrestre.

Bien avant la considération de la pratique de la guerre en mer et dans les airs, il semble évident à première vue que les hommes firent la guerre au sol. Par contre, cette évidence, qui constitue la base des conflits depuis la nuit de temps, évolua au rythme de la progression des civilisations. À l’exception de quelques entités politiques isolées sur des îles et dans certaines péninsules, dont le recours à la voile serait plus naturel (ne serait-ce que pour une prise de contact avec l’ennemi), la conduite de la guerre terrestre domina les organisations militaires et les sociétés jusqu’au début du XXe siècle. Même à l’époque antique, certaines thalassocraties, qui disposèrent d’une puissance navale et commerciale non négligeable, durent développer des systèmes leur permettant d’exercer la guerre au sol, ne serait-ce que pour la défense de leur propre territoire et pour protéger leurs communications internes.

De la préhistoire

De la consistance d’une guerre terrestre un peu plus primitive dépendait les habiletés et compétences guerrières des individus regroupés autour d’organisations tribales. Dès la préhistoire, avant même le développement de l’écriture quelques milliers d’années avant notre ère, certaines armes de jet, de poing et de protection existaient et les recherches archéologiques attestent sans équivoque d’une utilisation groupée de celles-ci par les individus, utilisations que l’on pourrait à la limite associer à certaines formes primitives de tactiques. Ces armes étaient essentiellement des massues et des lances sommairement affutées et les guerriers disposaient d’une relative protection du corps avec des peaux et des fibres animales qu’ils portaient sur eux ou comme boucliers.

Par ailleurs, la protection plus large du groupe de guerriers par des ouvrages défensifs était déjà envisagée par eux. Ils savaient ériger des murs avec de la boue afin de repousser ou ralentir l’assaillant. Plus tard, les avancées en métallurgie permirent des améliorations au niveau de l’affûtage et de la dureté des armes blanches et des armes de jet (javelots, piques, haches…) et les peaux d’animaux ventrales faisaient progressivement place à d’autres formes d’armures plus évoluées, de meilleurs boucliers et des protections pour la tête et le visage.

Utiliser les ressources d'un environnement immédiat aux fins défensives, voilà un autre élément de la guerre terrestre compris par les hommes, et ce, dès les âges les plus anciens.

Vers le modèle grec

De ces premiers constats découle également un autre aspect de la guerre sous toutes ses formes qu’il est important de mentionner, à savoir qu’avec chaque nouvelle amélioration technologique, des tactiques émergent afin d’optimiser le rendement des armes sur les champs de bataille. À cet égard, la phalange fait partie de ces premières formes de manœuvres d’hommes tactiquement regroupés en largeur et en profondeur afin de délivrer le fameux « choc » lors d’une offensive, un choc qui est d’autant plus accru lorsque ce dernier s’accompagne d’une charge de cavalerie, de chariots, voire d’éléphants. À l’opposé, l’érection de systèmes défensifs sur des bases temporaires ou permanentes comprend toute une panoplie d’ouvrages tels des monticules de terre (ou de boue), de fossés (tranchées), le tout agrémenté de murs de bois ou de pierres dont la conception s’avérait possible avec l’amélioration des outils pour travailler ces matériaux. À l’efficacité défensive de ces ouvrages s’opposait donc une forme d’offensive fondée sur la surprise, le choc et la supériorité du nombre, lorsque possible.

Dans cet ordre d’idées, il apparaît évident pour plusieurs que la Grèce classique servit de modèle en Occident dans l’analyse des premières formes tactiquement organisées de la guerre terrestre. La force de l’infanterie, le choc de masse, le tir concentré des armes de jet (javelots, frondes, flèches…) et la contribution d’une cavalerie capable de reconnaître le terrain et de protéger les flancs des fantassins, tout cela représenta ce que nous appelons le « modèle grec » d’une guerre terrestre dont les principaux paramètres organisationnels et tactiques demeureront en vigueur jusqu’au début du XXe siècle. Défensivement, les cités étaient protégées par de hautes et épaisses murailles et ces fortifications permirent aussi d’asseoir l’organisation sociale et politique des cités État, et ce, même si à l’époque la masse combattante provenait du milieu agraire.

N’oublions pas également que ce modèle grec de la guerre terrestre fut augmenté, voire enrichi par la contribution fondamentale d’un dirigeant comme Alexandre le Grand qui fit des armes de siège une composante essentielle de la pratique de la guerre. Enfin, le modèle grec fut rendu possible par un autre élément non négligeable et qui perdure de nos jours, à savoir que les tensions politiques entre États ou civilisations, tensions qui aboutissent la plupart du temps à la guerre, fournissent les impulsions nécessaires aux développements technologiques des armes, tactiques et stratégies militaires. Après tout, le but étant toujours d’avoir les meilleures ressources à sa disposition pour remporter la lutte.

Le choc, cette capacité à frapper dans le but de créer à la fois un effet cinétique (détruire), mais également de causer chez l'adversaire un impact psychologique, voire la panique.

Rome : la perfection imparfaite

Naturellement, dans une perspective occidentale, un essai sur l’évolution historique de la guerre terrestre ne peut faire abstraction du modèle romain en la matière. Comme empire, comme modèle militaire et comme héritage historique, Rome continue de fasciner puis de forger l’imaginaire collectif. Le développement de la puissance militaire romaine tire ses origines des luttes d’unification de l’actuelle Italie et des guerres d’usure contre Carthage (guerres puniques).

Les soldats professionnels qui formèrent les légions romaines firent clairement la démonstration qu’il était possible pour un État et une société d’institutionnaliser l’entraînement, la discipline, les compétences tactiques et toutes autres composantes pertinentes à la formation d’une armée de métier. La possession d’un tel instrument de combat rendit également possibles des campagnes militaires d’une efficacité et d’une rapidité étonnantes. Par contre, la nature des batailles menées par les légions romaines demeurera fondamentalement inchangée par rapport à ce qu’accomplirent les phalanges grecques d’Alexandre.

À l’instar des Grecs, une infanterie bien équipée était chargée de délivrer le choc en plus d’arrêter puis fixer l’ennemi lorsque celle-ci se trouvait en position défensive. Les missiles étaient toujours projetés par des javelots, des frondes, des arcs maniés par une infanterie dite « légère » et/ou des unités auxiliaires recrutées parmi les populations non romaines sous la République ou l’Empire. De plus, la cavalerie se voyait confier des missions similaires, comme chez les Grecs, à savoir la reconnaissance du terrain, de l’ennemi et la protection d’ensemble des flancs de l’infanterie. Quant aux ingénieurs de combat, les Romains en disposaient et ces derniers étaient généralement responsables des armes de siège.

Une certaine cohésion sociale et politique sous Rome permit également une expansion territoriale majeure où l’armée tint le premier rôle. En contrepartie, le territoire à défendre fut immense et cela représenta tout un défi pour une armée qui allait faire face à des contestations inévitables, qu’elles proviennent de l’extérieur, mais également de l’intérieur des frontières. Notons en parallèle qu’une telle expansion terrestre eut comme corolaire une extension maritime, où les Romains apprirent à perfectionner le combat naval et à mettre en œuvre des opérations que l’on pourrait qualifier d’« amphibies », dans la mesure où ils étaient capables de projeter en territoire hostile une force terrestre à l’aide de l’élément naval.

À son apogée au Ier siècle de notre ère, l'Empire romain disposait d'une force militaire énorme avoisinant les 400,000 hommes. Doté d'un vaste et efficace réseau routier, les Romains purent déplacer des unités militaires d'un point à l'autre de l'Empire avec une rapidité étonnante. Il ne faut cependant pas oublier qu'en dépit de la capacité combattive de leurs troupes, les Romains devaient tenir compte d'un autre facteur dans la pratique de la guerre terrestre: le terrain. De la Bretagne à la Judée, chaque environnement varie.

De Rome à Byzance : une institutionnalisation incertaine

La chute de l’Empire et de la civilisation romaine mit un terme à la période classique de la guerre terrestre, malgré que Rome laissa un héritage dont certains paramètres furent repris par des civilisations subséquentes, en particulier en ce qui a trait aux troupes montées et à la mobilité tactique. Rome s’est en partie effondrée sous le poids des invasions et des migrations de peuples nomades venus d’Asie et qui traversèrent l’Europe. Les dernières cités qui eurent à se défendre contre l’envahisseur « barbare » avaient hérité du modèle romain de la pratique de la guerre terrestre, mais naturellement, des différences commencèrent à poindre à l’horizon. Autrement dit, la pratique de la guerre terrestre dans diverses régions d’un empire en décomposition refléta les particularités politiques, sociales et économiques locales qui firent en sorte que face à l’envahisseur, aucune cité ne put offrir un modèle défensif similaire et tactiquement conforme du point de vue institutionnel, comme Rome l’avait établi et comme mentionné auparavant.

Généralement, les systèmes de pratiques de la guerre terrestre qui suivirent reposèrent davantage un modèle milicien plutôt que professionnel et, par conséquent, la cavalerie obtint davantage la préférence étant donné que, justement, l’infanterie lourde professionnelle tendit à disparaître. Le remplacement du fantassin professionnel se fit par un ordre social féodalisé dans lequel quelques individus bien équipés, entraînés et montés avaient le droit de porter les armes, le tout dans une relation de vassalité où le port d’armes était associé aux services rendus à un seigneur et où l’économie était centrée sur une paysannerie fournissait son labeur sur un territoire spécifique et envers des maîtres particuliers.

Entre fortification et affrontement en terrain ouvert, entre la lutte entre troupes professionnelles ou miliciennes, la période médiévale offre une intéressante perspective de la pratique de la guerre terrestre. Il s'agit d'un chapitre qui s'étale sur environ mille ans, de la fin du Bas-Empire romain jusqu'au développement progressif des premières armes à feu.

Notons que plus à l’est, sous l’Empire byzantin, existait un modèle militaire « romain » modifié dans lequel une cavalerie lourde professionnelle assistée d’une infanterie légère transforma temporairement la pratique de la guerre terrestre à cette époque, mais qui à terme ne put tenir le coup sous les assauts répétés de royaumes barbares et de migrations nomades. L’époque fut également marquée par le développement de l’étrier, une composante majeure qui permit à la cavalerie lourde de délivrer le choc sur le champ de bataille en remplacement des légions. Toutes ces évolutions combinées avec un raffinement des tactiques permirent à l’Empire byzantin de survivre passablement longtemps, du moins jusqu’au moment où les assauts de l’extérieur et les troubles internes provoquèrent sa chute.

D’autre part, notons que le développement d’une chevalerie en Europe constituée de nobles armés s’avéra fort efficace dans la défense de plusieurs cités devant les invasions et raids des Vikings, des Arabes et autres cavaliers provenant des steppes de l’est. Une judicieuse stratégie reposant sur une combinaison de citées fortifiées qui servirent de points d’appui, d’une cavalerie lourde mobile et de quelques milices levées (le temps que dure la crise), permit l’établissement de royaumes durables dans la partie ouest de l’Europe notamment, des royaumes qui purent offrir une résistance crédible devant les invasions et qui purent à certains moments reprendre l’offensive.

D’ailleurs, on peut émettre l’hypothèse que cette même efficacité défensive des royaumes de l’ouest engendra de nombreuses difficultés lors d’offensives européennes à l’est comme au temps des Croisades contre l’islam, si bien que certaines techniques de fortification à l’est furent carrément importées à l’ouest, ce qui accrut encore l’efficacité défensive des châteaux des nobles. Mais il apparaissait évident que les armées islamiques de l’est, avec leurs canons et leurs troupes de choc, avaient le dessus sur la chevalerie de l’ouest. La chute de Constantinople en 1453 et les différents sièges contre Vienne dans les décennies qui suivirent illustrèrent l’urgence de réformes en Occident.

L’Europe moderne : la reprise du contrôle des armées par un État centralisé

Ces réformes furent facilitées par une stabilisation politique et sociale accrue, stabilisation qui autorisa la réintroduction de certains standards de discipline et de professionnalisme hérités de l’époque romaine. Naturellement, il fallut plusieurs siècles marqués d’essais et d’erreurs, mais l’idée étant que l’État, comme corps centralisé de régularisation de la vie politique et sociale, finit par reprendre le contrôle d’un appareil militaire nécessiteux de réformes.

À titre d’exemple, l’introduction des armes à feu ramena l’infanterie au premier plan, encourage une « re-fortification » des cités, tout en diminuant progressivement le rôle de la cavalerie lourde. Dans la péninsule ibérique, en pleine époque de la Reconquête et de l’Inquisition, certains royaumes comme celui de Castille innovèrent en réformant leur infanterie en une force équipée de piques, d’arquebuses, de mousquets, etc. De plus, la levée de régiments royaux et nationaux payés à même le trésor royal et équipés par le monarque engendra un nouveau chapitre de l’institutionnalisation d’armées permanentes.

Dirigées par des officiers issus de la noblesse et ré-énergisées par un certain esprit de discipline « classique », ces armées finirent par remplacer graduellement les milices et les compagnies de mercenaires. Une bureaucratie royale et un système de collecte de taxes plus efficient permirent une régularisation de la solde, si bien que la professionnalisation de ces nouvelles armées élargit l’inventaire des tactiques à la disposition des commandants. Par surcroit, il était possible d’être plus efficace sur le champ de bataille avec un plus petit corps de troupe.

De la modernisation de l'armement jusqu'à une professionnalisation et une bureaucratisation accrues, l'époque de l'Europe moderne (XVIe - XVIIIe siècles) se veut une sorte de transition entre le Moyen Âge et l'époque contemporaine, mais une transition qui comprenait ses propres particularités dans la pratique de la guerre terrestre.

Jusqu’au XXe siècle, les armées nationales (ou royales) en Occident utilisèrent l’arme à feu et le transport maritime afin d’ériger des empires coloniaux dont les populations autochtones ne disposèrent pas des mêmes ressources pour se défendre. Là encore, la répartition habituelle des fonctions tactiques est évidente. L’infanterie devait délivrer le choc et utiliser ses armes à feu défensivement pour tenir l’ennemi à distance, des formations organisées d’artillerie devaient fournir l’appui-feu nécessaire pour supprimer les fantassins, les animaux et les fortifications ennemis. Ces dernières allèrent de plus en plus être enterrées ou semi-enterrées. Quant à la cavalerie, celle-ci allait assumer ses traditionnels mandats de reconnaissance, de manœuvre et conserverait un rôle de choc et de protection des flancs lorsque nécessaire.

On l’aura compris, les progrès réalisés dans la réorganisation des institutions politiques en Occident eurent comme corollaires des améliorations au niveau de l’administration des armées et des équipements fournis. Vers la fin du XVIIIe siècle, on peut dire qu’à peu près toutes les armées et marines du monde étaient équipées de canons par exemple. Par contre, toujours à la même époque, leur nombre et leur degré de discipline n’avaient pas dépassé celui des armées impériales romaines.

Après les « standards romains » : la mobilisation de masse

Ce ne sera qu’un peu plus tard, vers le XIXe siècle, que la mobilisation nationale d’armées dépassera en nombre ce que l’on peut appeler les « standards romains » et, dans une certaine mesure, fournira une grande quantité de troupes de qualité. Comme premier signe de cette manifestation, notons que Napoléon avait perdu une armée aux effectifs plus importants que toutes les armées de la Rome impériale, mais il était parvenu à conquérir une capitale ennemie aussi loin que Moscou, une cité située bien au-delà des marches romaines de Germanie ou de Dacie.

Ses armées formées de citoyens conscrits et de réservistes de différents milieux géographiques et sociaux ont pu représenter à l’époque de 10 à 15 % de toute la population française mâle à notre avis. Cela peut paraître peu, mais c’est un ratio énorme compte tenu des standards technologiques et industriels d’alors. Non sans surprise, la gestion de formations militaires aussi nombreuses peut avoir dépassé les compétences des meilleurs généraux, ce qui amena forcément des réformes. On créa des états-majors généraux qui allèrent coordonner les mouvements et la concentration de millions d’hommes en un temps et un endroit donnés, entre autres grâce au télégraphe et plus tard à la radio, sans oublier les chemins de fer et les routes pavées entretenues par l’État. Et étant donné que le feu tue réellement, les tactiques durent à leur tour évoluer, par exemple le fait pour une formation d’infanterie d’avancer en rangs dispersés.

Dans cet ordre d’idées, la fin du XIXe siècle verra des progrès scientifiques au niveau de la chimie et de la métallurgie qui amèneront successivement des améliorations dans les armements, améliorations qui auront tendance à favoriser la défense. Les premiers conflits du début du XXe siècle démontrèrent sans équivoque la terrible efficacité de l’artillerie à tir rapide, des mitrailleuses, des fusils à répétition et autres fortifications pouvant servir de points d’appui à des manœuvres défensives.

Ce qui nous apparaît comme une évidence maintenant, à savoir l’efficacité défensive du feu meurtrier des armes modernes, n’était pas du tout perçut ainsi à l’époque où débuta la Première Guerre mondiale en 1914. Bien au contraire, les doctrines militaires de cette époque favorisèrent des stratégies offensives qui engendrèrent un carnage, l’épuisement des armées et au final une impasse sur la majorité des fronts. Les quatre années de guerre totale qui suivirent requirent la mobilisation pleine et entière des économies nationales, de même que des ressources politiques et sociales qui ont atteint des degrés sans précédent.

Une preuve que ces dernières composantes allèrent s’avérer vitales dans la gestion de la guerre, nombre d’empires vieux de plusieurs siècles (Russie, Autriche-Hongrie, Turquie et Allemagne) n’allèrent pas survivre, car la majorité manqua des ressources nécessaires afin de produire davantage de nouvelles armes, des chars et des avions que leurs adversaires. Ces empires ne purent également rivaliser sur le long terme avec leurs ennemis en ce qui a trait à la production de nourriture et de munitions pour entretenir leurs armées.

Par conséquent, après un peu plus d’un siècle d’évolution technologique, politique économique et sociale, la guerre terrestre entre des nations de puissance équivalente demanda un resserrement de la planification de la mobilisation, de l’équipement (la standardisation), une réorganisation du système politique, voire de la propagande, de même qu’une ré-allocation des ressources sociales et scientifiques dans le but avoué de soutenir une guerre de longue durée.

Les guerres mondiales du XXe siècle mirent à rude épreuve la justesse de certaines doctrines militaires élaborées dans les décennies précédentes. Ayant par moment sous-estimé ou surestimé l'efficacité de certaines armes modernes, les stratèges et tacticiens durent envisager de nouvelles approches afin de minimiser les pertes tout en économisant les ressources.

Alors que les grandes puissances avaient été prises de court en 1914, certaines d’entre elles prirent le temps de se préparer pour une autre guerre totale dans la période dite de l’« entre-deux-guerres. » On pense ici à l’Allemagne et au Japon. Sachant bien que ces deux puissances ne pourraient l’emporter lors d’une conflagration générale face à des adversaires aux ressources nettement supérieures, l’idée était donc d’exploiter la faiblesse des systèmes défensifs de leurs ennemis, de même que leurs difficultés économiques et leurs divisions idéologiques accrues au courant des années 1930. En clair, une victoire était possible, mais sur le court terme et contre un ennemi bien choisi et pouvant être isolé et vaincu par des forces certes inférieures en nombre, mais de niveau technologique supérieur.

Ainsi, un empire comme le Japon pouvait miser sur une guerre terrestre de courte durée par la conquête rapide de la Mandchourie, certaines plaines côtières de Chine et d’une portion importante de l’Asie du Sud-est compte tenu de l’entraînement et de la mécanisation de nombre d’unités de l’armée nippone. Pour sa part, l’Allemagne consacra maintes énergies au perfectionnement tactique et stratégique du duo avion-char ainsi qu’au contrôle des airs afin de vaincre des ennemis comme la Pologne pour ensuite de tourner contre les pays scandinaves, puis la Hollande, la Belgique, la France, l’Angleterre puis les États balkaniques.

L’Allemagne put remporter de nombreux succès jusque vers la fin de 1941, et ce, même si elle subit techniquement une défaite face à l’Angleterre l’année précédente. Cependant, la Grande-Bretagne, l’Union soviétique et les États-Unis n’étaient pas des puissances pouvant être vaincues au cours d’une soi-disant campagne éclair. Cette problématique ramène sur la table l’importance du nombre dans la guerre totale, où la prolongation des hostilités amène inévitablement une usure des machines de guerre et où les puissances aux abondantes ressources peuvent ultimement l’emporter.

Au tournant du XXIe siècle : repenser la guerre terrestre

Toutes les avancées technologiques de la période des « guerres totales » (1914-1945), combinées à la contribution avouée de la science aux dilemmes militaires, engendrèrent un nouveau paradigme dans lequel les armes seraient si destructives, au point de produire un effet dissuasif rendant pour ainsi dire toute guerre majeure impensable. En admettant comme principe que les guerres seraient devenues monétairement trop coûteuses et destructives pour être livrées à grande échelle, il semble que la période post-1945 en fut une où les affrontements terrestres se jouèrent davantage au niveau régional.

On parle essentiellement ici de différends frontaliers, comme entre l’Inde et le Pakistan, puis au Proche-Orient (Israël, Égypte, Liban, Syrie…), de même qu’entre l’Iran et l’Irak ou encore entre l’Indonésie et la Malaisie. Ces types d’affrontements terrestres d’envergure limitée voient toujours l’implication de puissances majeures. Pensons à l’intervention britannique contre l’Argentine dans les îles Falkland, de l’Union soviétique en Afghanistan, de la Belgique qui tenta de maintenir un statut au Congo, sans oublier les nombreuses interventions des États-Unis comme à Grenade ou dans le Golfe Persique en 1991.

La nature de la pratique de la guerre terrestre revêt également d’autres formes se rapprochant davantage de la guerre civile ou de la lutte anticoloniale. Des guerres civiles éclatèrent un peu partout, comme en Corée, au Vietnam et dans plusieurs pays d’Afrique, tout comme des luttes anticoloniales en Algérie, en Indochine et ailleurs donnèrent un autre portrait de la guerre terrestre.

Dans un autre ordre d’idées, à mesure qu’avançait le XXe siècle, les États finirent par modifier leurs politiques de défense. Celles-ci étaient de moins en moins orientées vers une pratique « classique » de la guerre terrestre. La stratégie militaire finit par voir l’allocation des ressources vers la protection du territoire national, à la stabilisation de crises politiques et puis à des fins dissuasives. Longtemps dominée par des penseurs tels Carl von Clausewitz, la stratégie militaire dut forcément évoluer afin de répondre aux nouveaux défis de cette pratique de la guerre terrestre.

Précisons cependant que l’organisation des armées à partir de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours ne connut pas d’évolution majeure, ni ne semble s’être parfaitement adaptée aux nouveaux paradigmes de la guerre terrestre. Mais il semble désormais admis qu’une relative « mondialisation » de la pratique de la guerre (terme à utiliser avec prudence), avec comme corollaires une multiplication des conflits régionaux engageant des effectifs réduits, constitue une différence notable par rapport aux guerres de niveau total du passé. Aussi, la pratique de la guerre terrestre a évolué dans la mesure où par le passé, les États devaient faire face aux dangers extérieurs le long de leurs frontières. Maintenant, la menace peut frapper partout, incluant des intérêts politiques et économiques et qui représentent des formes d’assaut allant au-delà du terrorisme classique.

C’est précisément la question des conflits dits de « faible intensité » qui, dans sa logique quelque peu a contrario de la pensée clausewitzienne capte dorénavant l’attention des stratèges militaires. Il est sans doute normal de croire que la défaite de l’ennemi sera le fruit de l’usure de son appareil militaire, industriel et financier. Or, les conflits des récentes décennies tendent à démontrer que ce n’est pas nécessairement le cas. Nombreux sont en effet les exemples où la confrontation directe ne rima pas automatiquement avec l’exécution d’actions dites « de police », de manœuvres indirectes ou toutes autres tactiques visant à vaincre un adversaire par le déploiement d’un strict minimum de ressources.

Bien qu'ayant leurs particularités propres, les guerres de notre époque ne diffèrent pas tellement des conflits passés, dans la mesure où certains principes tactiques et stratégiques demeurent. Il y a cependant un élément qui nous apparaît fondamental à retenir selon les situations: la capacité d'adaptation.

La crise en Irlande du Nord et les actions de l’armée britannique sur ce territoire pendant trente ans sont un cas de figure intéressant. Il se rapproche davantage d’une action de police classique, mais cette situation militaire résulte surtout du fait que Londres réduisit au minimum les effectifs de son contingent (et sa puissance de feu) pour finalement mettre un terme à la crise. Sans être parfaite, cette stratégie limita les pertes dans la population civile et les habitants purent vaquer à leurs occupations quotidiennes dans un calme relatif, calme qui, naturellement, fut perturbé par certaines violences cycliques au cours de ces décennies.

Politiquement parlant, il est clair qu’une résolution rapide des crises est toujours préférable, surtout face à l’opinion publique. La stratégie de Londres dans le dossier de l’Irlande du Nord serait difficilement envisageable de nos jours, par exemple en ce qui a trait à la situation en Irak. Là encore, les Britanniques firent les choses différemment des Américains dans leur gestion respective de la situation d’occupation de ce pays. Dans leur secteur du sud de l’Irak, autour de la ville portuaire de Bassora, les Britanniques parvinrent à circonscrire la violence et ils encaissèrent des pertes somme toute légères, bien que la solution politique désirée fut loin d’être achevée. Cependant, cette utilisation restreinte de la violence signifia que du côté ennemi, on ne put faire un grand nombre de martyrs, ni recruter un important contingent d’insurgés. De plus, les dommages collatéraux touchant directement la population civile furent minimisés.

Conclusion

L’idée que nous retenons de ce portrait historique de l’évolution de la pratique de la guerre terrestre est qu’on assiste assurément à un déclin de celle-ci dans sa forme classique et que les coûts élevés qu’elle entraîne en termes de pertes humaines, financières et matérielles exercent une pression accrue pour l’abandon de cette manière de faire la guerre. Dans ce contexte, certaines puissances devront probablement abandonner l’idée de la force brute, où le matériel est censé dominer le champ de bataille. L’exemple récent de la Seconde Guerre du Golfe en Irak remit en question ce paradigme bien ancré dans les mentalités des stratèges militaires et politiques.

Cela nous amène à dire que l’augmentation et la persistance du nombre de conflits régionaux de plus faible intensité auront des impacts sur l’organisation actuelle des forces armées conventionnelles des moyennes et grandes puissances. Qui plus est, la pratique de la guerre terrestre au XXIe siècle fait de plus en plus appel aux agences privées de sécurité, que d’aucuns peuvent carrément qualifier de « mercenaires des temps modernes ».

En plus d’investir dans ce type de services, les gouvernements prennent soin d’accroître les moyens des forces locales qu’ils tentent de mettre de leur côté, comme la police, l’armée et les formations paramilitaires. En conséquence, et bien qu’elles puissent s’adapter à un type de guerre moins conventionnel, les armées régulières des États peuvent être déployées afin d’assister les forces locales sur le terrain, ne serait-ce que pour fournir un appui-feu ou un support logistique selon ce que commande la situation.

Un bataillon de « bleus » dans une guerre « oubliée » ? Le Royal 22e Régiment et la bataille de la colline 355 (novembre 1951)

Introduction

Surnommé « Mad Jimmy » par les uns, « Kid 28 » par les autres, le lieutenant-colonel Jacques Dextraze accepta de prendre le commandement du 2e Bataillon du Royal 22e Régiment qu’il mènera en Corée en 1951. Il le fit à une condition: encadrer la nouvelle unité d’officiers expérimentés, d’hommes qui avaient une expérience du feu.

Après la guerre de 1939-1945, le Canada démobilise rapidement. À l’instar de nombre de bataillons de l’armée, le Royal 22e Régiment se trouve également en pleine réorganisation. La guerre terminée en 1945, ses hommes rentrent au pays et la majorité d’entre eux retourne à la vie civile.

À noter que presque immédiatement, l’échiquier international voyait déjà la formation de deux grands blocs, le capitalisme (bloc de l’Ouest) et le communisme (bloc de l’Est). Sur l’échiquier mondial, tous se surveillaient, tous s’espionnaient et les actions militaires des grandes puissances s’effectuaient par forces interposées. À ne pas en douter, la Corée, qui est sur le point d’éclater, sera en quelque sorte le premier bras de fer d’envergure entre l’Est et l’Ouest.

Former une nouvelle brigade : avec quels effectifs?

Lorsque le moment fatidique arrive, le Canada a besoin de plusieurs mois afin de réactiver complètement ses forces militaires et finalement prendre part à la British Commonwealth Forces Korea (BCFK). En effet, au cours de la nuit du samedi au dimanche 25 juin 1950, des averses intermittentes sont tombées le long du 38e parallèle séparant les deux Corées. Le calme règne et rien ne laisse présager ce qui va bientôt se produire. Des soldats sud-coréens font bien le guet le long de la ligne de démarcation et bien que les engagements aient cessé depuis quelque temps, la situation laissait plutôt espérer une détente réelle.

Puis, tout à coup, à 4 heures du matin, cette quiétude fait place à un véritable enfer. Précédées d’un violent tir d’artillerie, les forces nord-coréennes envahissent d’est en ouest le territoire de la République de Corée. Malgré une résistance par moment héroïque, elles balaient tout sur leur passage et, en quelques heures, s’emparent de plusieurs points stratégiques. Au surlendemain de l’invasion, le Premier ministre Louis Saint-Laurent annonce la formation d’une brigade spéciale sous l’égide des Nations-Unies et il autorise la levée du 2e bataillon du Royal 22e Régiment qui fera partie de l’ordre de bataille de la 25e Brigade d’infanterie canadienne.

Considérant que le Canada devait fournir un important contingent d’occupation en Allemagne, la demande des Nations-Unies pour la levée d’une armée afin d’arrêter l’invasion communiste vers le sud de la Corée obligea les nations alliées participant au conflit à trouver rapidement des hommes. C’est sous cet angle que le Canada se trouva avec un épineux problème. Il disposait d’une marine suffisante, de nombre de pilotes qualifiés (sans les avions), mais il n’avait pas les 5,000 hommes qu’on lui demandait. Ces nouveaux effectifs de la taille d’une brigade (plus des forces de remplacement) devraient être maintenus en théâtre d’opérations pour une période d’au moins 18 mois (les recrues devant être obligatoirement âgées d’au moins 19 ans et elles signaient un engagement de 18 mois).

Bref, devant contribuer à la formation de la nouvelle brigade, le Royal 22e Régiment fut autorisé à lever un second bataillon dans la seconde moitié de 1950.

Toutes des recrues?

Beaucoup fut dit sur la soi-disant « inexpérience » des soldats du premier contingent canadien qui fut envoyé en Corée en 1951-1952, c’est-à-dire les forces qui composèrent les 2es Bataillons des principaux régiments d’active de notre armée à l’époque. En fait, il faut préciser d’emblée que nombreux furent les soldats réengagés, soit des vétérans de 1939-1945 qui, pour toutes sortes de raisons, mais essentiellement en raison des difficultés économiques d’alors, décidèrent de réintégrer les rangs. Plusieurs furent d’ailleurs promus presque immédiatement sous-officiers. Quant aux officiers (ceux qui détenaient les grades de capitaines, majors et plus), ils étaient pour la presque totalité des vétérans du conflit précédent. En cela, les cadres qui formèrent le 2e Bataillon du Royal 22e Régiment disposèrent d’une expérience militaire qu’ils mirent immédiatement au service des recrues.

L’autre aspect du problème qui semble faire penser que le 2e Bataillon manqua de l’expérience résulte de la décision de l’état-major de l’armée de maintenir au pays les forces professionnelles, celles qui composèrent les 1ers Bataillons des principaux régiments d’active. En clair, dans les cas du R22R, nombre d’hommes qui s’engagèrent entre 1945 et 1950 (et qui pensèrent pouvoir être déployés aussitôt en Corée) durent en fait rester au Canada et finalement attendre que leur tour arrive en 1952. La raison étant qu’il fallait que l’armée ait à sa disposition un minimum de forces professionnelles pour fournir à tout le moins l’entraînement de base aux recrues, un entraînement qui normalement devait durer de 5 à 6 mois, mais dans les faits fut souvent écourté à 3 ou 4 mois.

Là repose un autre aspect du problème : l’urgence de déployer la brigade spéciale. Ici encore, il ne faut pas penser parce qu’il y a « urgence » que l’entraînement fut nécessairement bâclé. En fait, d’après les témoignages des vétérans québécois du 2e Bataillon avec lesquels nous nous sommes entretenus, il appert, au final, que les troupes étaient relativement prêtes lorsqu’elles arrivèrent en théâtre d’opérations au printemps de 1951. Les entraînements de base et avancés reçus à Fort Lewis dans l’État de Washington donna une bonne idée aux hommes de l’environnement dans lequel ils allèrent opérer, soit des montagnes, de la neige, des vallées, des ravins et ainsi de suite.

Préparer le régiment

Le Canada envoie donc en Corée des troupes qui ont manqué la majeure partie des premiers instants du conflit dû au fait que celles-ci n’arrivent pas avant 1951, alors que la guerre d’usure avait largement commencé. Les troupes canadiennes sont affectées au sein de la 1ère Division d’infanterie du Commonwealth britannique.

Il faut se remémorer qu’à l’époque, le gouvernement convenait qu’il s’agissait plutôt d’une opération policière. Force est d’admettre que le R22R allait connaître à nouveau des jours sombres dans ce théâtre d’opérations. Qui plus est, ce fut la première opération d’envergure des Nations Unies nouvellement formées en 1945.

Le recrutement au Royal 22e Régiment débute à fond de train. Par exemple, le 12 août 1950, 18 recrues se présentent au bureau régimentaire et un mois et demi plus tard, le 25 septembre, les effectifs, qui ne devaient pas dépasser 1 500 hommes, s’élevaient à 1 600. Le succès rapide de cette campagne de recrutement n’a pas reposé uniquement sur un rengagement des vétérans de la Seconde Guerre mondiale, mais il est principalement dû au haut taux de chômage, tel que mentionné auparavant.

Un peloton de la compagnie C du 2e Bataillon du Royal 22e Régiment à l’entraînement à Fort Lewis dans l’État de Washington aux États-Unis. Le capitaine dirigeant la marche est Charles « Charlie » Forbes, un vétéran de la Seconde Guerre mondiale ayant servi avec le Régiment de Maisonneuve. Forbes se retira avec le grade de major et décéda le 19 mai 2010 à l’âge de 89 ans.

De plus, il ne faut pas croire que tout se passa rondement et sans difficulté. D’abord, l’équipement faisait défaut. Par exemple, au tout début, le régiment ne disposait que d’une seule jeep. Ensuite, les casernes manquaient du nécessaire. Sur les 400 hommes réunis à Valcartier, le 17 août 1950, seulement une soixantaine avaient reçu leurs uniformes, tandis que les autres n’avaient absolument rien.

Le corps principal du régiment, cantonné à Valcartier, devient le 1er bataillon. Commandé par le lieutenant-colonel Jacques « Kid 28 » Dextraze (lui aussi un « rengagé »), le 2e Bataillon se rend à Fort Lewis, aux États-Unis, pour y parfaire son entraînement. Il y demeure jusqu’en avril 1951.

Carnage sur la colline 355

Le 21 novembre 1951, le 2e bataillon du R22R effectue une relève avec une unité de l’armée britannique. La compagnie D du 22e est installée sur une position en bas de la montagne, entre la colline 355, à droite, occupée par les Américains et la colline 227, à gauche, inoccupée.

Vers 15h le 22 novembre, les Chinois entreprennent un bombardement intensif de la colline 355, qu’ils font porter jusqu’au secteur défendu par le 2e bataillon et tout particulièrement par la compagnie D. Les obus et les roquettes tombent pendant toute la nuit. La pluie se change en neige et le terrain se transforme en marécage vaseux, ce qui rend extrêmement difficile le travail des sapeurs pour le maintien des voies d’accès aux compagnies assaillies.

Le 23 novembre, l’ennemi intensifie son tir d’obus et de roquettes. C’est « l’enfer sur terre ». En fin d’après-midi, la colline 355 est prise d’assaut, deux compagnies chinoises se portent sur la gauche de la compagnie D, les membres du peloton 11 débordés rejoignent le peloton du centre, soit le peloton 12, sous le commandement du lieutenant Mario Côté. Le lieutenant Côté les encourage, tout en se préparant à recevoir les Chinois.

Cette carte montre la précarité de la position de la compagnie D et en partie celle de la compagnie A chargée d’assurer la liaison avec le reste du bataillon tenant les hauteurs au sud, face aux collines 227 et 355 prises d’assauts par les forces chinoises.

Malgré la horde qui déferle, le lieutenant Côté dirige ses hommes d’une main de fer, en parvenant à protéger ses flancs menacés. Il protège le centre et le flanc gauche. Le peloton 10, qui se trouve à la droite, sous le commandement du lieutenant Walter Nash, subit lui aussi un assaut féroce, tout en assurant la défense du flanc droit. Il tente de se rapprocher du peloton du centre afin de maintenir la liaison.

À la fin de la journée, la compagnie D tient toujours le terrain et le défend avec vaillance. La colline 227 voisine, qui était inoccupée, tombe aux mains des Chinois et les Américains abandonnent rapidement la 355. La situation est précaire pour la compagnie D et le 2e bataillon qui est maintenant presque encerclé.

Au cours des nuits du 23 au 24 et du 24 au 25 novembre, les tirs d’artillerie et les attaques se poursuivent avec une intensité accrue sur les deux fronts et la colline 355 passe des mains des Chinois à celles des Américains. Les 24 et 25 novembre, la compagnie D subit, à plusieurs reprises, les attaques des hordes communistes chinoises.

Dans la soirée du 25 novembre, après quatre jours et quatre nuits de bombardements continuels d’obus et de roquettes, la colline 355 était à nouveau aux mains des Américains, grâce au 2e bataillon du R22R qui, malgré un état d’épuisement presque total, défend toujours son terrain.

Le 2e Bataillon a connu et soutenu les combats les plus difficiles du régiment sur le théâtre d’opérations coréen. Parmi ces combats, la bataille de la colline 355 de novembre 1951 est sans doute la plus sanglante qu’ait connue le régiment. Entre le 22 et le 26 novembre, le bataillon s’est fait tuer 16 hommes, 44 sont blessés et trois sont portés disparus. La moitié de ces pertes étaient celles de la compagnie D.

Conclusion

Malgré le sang versé par les soldats canadiens, la guerre de Corée restera longtemps une guerre oubliée au sein de la population qui sera indifférente à cette dernière, même encore aujourd’hui.

Le prix payé fut moins lourd en vies humaines que lors des guerres mondiales précédentes, mais le bilan est sombre. En Corée, le R22R déplore la perte de 104 soldats tués et 185 blessés. De son côté, le Canada avait envoyé environ 25,000 soldats. Les pertes canadiennes s’élèvent à 516 morts et 1,042 blessés. La guerre de Corée a souvent été appelée la « Guerre oubliée », par le fait que pour la plupart des Canadiens leur contribution est éclipsée par les deux guerres mondiales.

Les officiers de la compagnie D du 2e Bataillon du Royal 22e Régiment, de gauche à droite: le lieutenant R. MacDuff, le major Réal Liboiron (le commandant de la compagnie), le lieutenant Mario Côté et le lieutenant Walter Nash.

Visitez le site web du Projet Mémoire pour entendre les témoignages des vétérans canadiens ayant participé à la Guerre de Corée : www.leprojetmemoire.com 


La Guerre de 1812

Introduction

Guerre de 1812: des soldats américains. (Oeuvre de Henry Alexander Ogden)

Ce qu’on appelle la Guerre de 1812 se caractérise par une série de conflits qui, au final, fixèrent de manière presque définitive les frontières actuelles des États-Unis, notamment pour la période allant du début de la Guerre d’Indépendance en 1775 jusqu’à la Guerre américano-mexicaine de 1848. Précisément, la guerre déclenchée en 1812 dura jusqu’en 1815. Ses causes se trouvent, d’une part, dans une série de plaintes formulées par les États-Unis envers la Grande-Bretagne relativement à l’obstruction quasi systématique de celle-ci du libre commerce américain en haute mer puis, d’autre part, de l’appui de Londres aux guerriers amérindiens qui s’opposaient à l’expansionnisme américain vers l’Ouest.

Par contre, une autre façon d’envisager la problématique serait à l’effet que nombreux étaient les Américains de l’époque désireux d’annexer tout le territoire de l’actuel Canada, ou du moins une partie de celui-ci. Puisqu’il est question de réajustement de frontières, une autre cause du conflit résiderait dans cette volonté des Britanniques de stopper net l’expansionnisme américain à l’Ouest par la création d’un État tampon (et marionnette) amérindien.

Pour emprunter la voie expéditive, disons simplement que la Guerre de 1812 trouve ses origines dans toutes ces causes, mais une chose demeure: de véritables combats eurent lieu. La plupart de ces derniers se déroulèrent entre les lacs Michigan et Champlain, et bien que le gouvernement et le public canadiens nous semblent, non sans surprise, mettre l’accent sur des batailles comme Queenstown Heights (1812) et Châteauguay (1813), les épisodes de loin les plus marquants furent les batailles de la Nouvelle-Orléans, de la Louisiane et du raid britannique à Chesapeake, qui résulta en la composition de l’actuel hymne national américain (The Star-Spangled Banner). Or, ce qui nous apparaît étonnant et ironique, c’est de constater que la zone géographique qui connut la plus importante modification de frontière, soit la Floride-Occidentale espagnole, fut celle où les combats furent pratiquement inexistants.

La préparation militaire des belligérants

Cela dit, rarement une nation si encline à entrer en guerre le fit avec un niveau de préparation militaire aussi rudimentaire. Tel fut le cas des États-Unis, dont le gouvernement déclara la guerre à l’Angleterre, sans avoir au préalable vérifié si l’armée était prête. En effet, l’armée américaine du début du XIXe siècle était minée par toute une série de problèmes, notamment la paresse (disons les choses franchement) de ses chefs et administrateurs, le tout combiné à ce sentiment fortement ancré voulant que la Milice américaine (au sens absolu du terme) puisse affronter tous les dangers. Ici, le mythe tire sa source de ces révolutionnaires qui prirent les armes quelques décennies plus tôt contre l’autorité de Londres, mythe par la suite récupéré par les générations subséquentes d’officiers qui envisagèrent la lutte armée moderne avec les mêmes paramètres que leurs ancêtres.

Pourtant, en 1812, la réputation de l’armée britannique n’était plus à faire. Composée d’une armée de terre professionnelle et d’une redoutable marine de guerre, l’Angleterre avait vaincu plus d’un ennemi et elle avait fait chèrement payer aux Américains le prix de leur nouvelle indépendance. Bref, l’« armée régulière » des États-Unis forme en 1812 une structure obsolète, mal préparée et mal dirigée pour affronter à nouveau une puissance comme l’Angleterre.

Quant aux paramètres stratégiques du conflit qui allait débuter, plusieurs conseillers suggérèrent au président James Madison que l’objectif prioritaire de l’armée des États-Unis devrait être la capture de Montréal au Bas-Canada. Cependant, Madison préféra opter pour une stratégie qui peut apparaître moins agressive dans un premier temps, à savoir la défense de la frontière dans les environs de Détroit et du bassin du Lac Ontario.

Ici, le problème des Américains ne fut pas tant celui de la pertinence de la stratégie adoptée (celle de Madison), mais bien une méconnaissance de l’adversaire britannique. En 1812, les Américains ont à faire au très agressif général britannique Isaac Brock. Accompagné de ses alliés amérindiens, celui-ci captura assez tôt les forts Mackinac (17 juillet) et de Détroit (16 août), en plus de défaire une force américaine à Queenstown Heights le 13 octobre, après que cette dernière eut traversé la rivière Niagara vers le Haut-Canada.

Bien que Brock trouva la mort au cours de ce dernier engagement, la stratégie britannique d’ensemble avait sérieusement compromis l’effort de guerre américain en cette phase initiale du conflit. Seuls quelques forts tinrent le coup un peu plus à l’ouest, comme les forts Harrison, Wayne et Madison, pour ne nommer que ceux-ci. Vers la fin de 1812, la guerre terrestre alla de plus en plus mal pour les États-Unis, qui allèrent passer la majeure partie de 1813 à pallier leurs pertes.

Carte du théâtre d’opérations de la Guerre de 1812. (Cliquez pour agrandir.)

Une guerre plus longue que prévu

Entre temps, le Gouverneur Général canadien Sir George Prevost concentra logiquement ses ressources à la défense du fleuve Saint-Laurent et du bassin du Lac Ontario. Il confia ainsi la défense des lacs plus à l’ouest à un bataillon de réguliers britanniques sous les ordres du général Henry Proctor, qui succéda en fait à Brock. Proctor voulut maintenir la pression autour de Détroit, notamment en étant assisté de quelques unités navales dirigées par des marins britanniques et canadiens, voire des commerçants britanniques et leurs alliés amérindiens.

Par contre, les Américains furent loin d’être battus, surtout en mer. La manœuvre de Proctor n’alla pas suffire à empêcher la montée en puissance de la marine américaine dans la région d’Erie en Pennsylvanie (sous les ordres d’Oliver Perry), ni contrecarrer le déploiement de réguliers et de miliciens américains dans le théâtre du nord-ouest de l’Ohio (William Harrison). D’ailleurs, en mer, Perry vainquit une escadre britannique à la bataille du Lac Érié (10 septembre 1813), en plus de forcer l’ennemi à évacuer Détroit (29 septembre) et permettre aux forces de William Harrison d’avancer jusqu’à la vallée de la Thames River au Canada, où il défit une troupe anglo-amérindienne le 5 octobre. Mentionnons également que les Britanniques défendirent avec succès le Fort Mackinac en 1814 et parvinrent à garder le contrôle d’une partie de la péninsule du Michigan et de l’actuel Wisconsin, mais ils abandonnèrent leurs alliés amérindiens et les commerçants de fourrures lors des négociations de paix. En clair, cette région fut retournée aux États-Unis à la fin des hostilités.

Bien que les Britanniques semblent avoir débuté la guerre sous de favorables auspices, il semble évident que, d’un strict point de vue stratégique, l’année 1813 fut néanmoins difficile. Il est vrai que la dispersion des forces américaines rendit plus aisée la défense d’un secteur important comme le Lac Ontario, mais d’autres problèmes affectèrent la gestion des opérations. Le premier élément qui nous vient à l’esprit est celui de la qualité du haut commandement. George Prevost avait comme officiers subordonnés les généraux Sir Roger Hale Sheaffe, le baron Francis de Rottenburg et le commodore Sir James Lucas Yeo. D’emblée, ces commandants n’étaient pas du calibre de ceux qui luttèrent en Europe à la même époque, comme le duc de Wellington et Lord Nelson, mais heureusement pour eux, l’armée américaine était commandée par des généraux encore plus incompétents.

D’ailleurs, les forces navales américaines sur le Lac Ontario commandées par Isaac Chauncey ne parvinrent pas à obtenir une quelconque supériorité dans ce secteur vital du théâtre de guerre. Les Américains réalisèrent alors l’importance d’une efficace coopération entre l’armée et la marine, coopération qui fut démontrée avec un relatif succès au cours de l’attaque contre York (Toronto) le 27 avril 1813 et contre le Fort George à l’embouchure de la rivière Niagara le mois suivant.

Pendant ce temps, les Britanniques jouèrent également la carte de la coopération marine-armée. Celle-ci fut démontrée par Prevost et Yeo contre Sacketts Harbor (New York), le seul port américain en eau profonde du côté américain du Lac Ontario. Cet assaut britannique des 28 et 29 mai 1813 fut un échec, mais il amena le commodore américain Chauncey à renforcer ce secteur, le tout au détriment d’allocation de ressources aux opérations combinées, qui pourtant s’étaient montrées prometteuses autour de York le mois précédent.

Représentation de la bataille de Châteauguay d’octobre 1813, où des miliciens canadiens-français et leurs alliés mohawks parvinrent à enrayer la progression des forces américaines en direction de Montréal.

Cependant, l’échec pour les Britanniques de la prise de Sacketts Harbor mina les relations entre Prevost et Yeo, au point où subséquemment, leurs opérations combinées en furent également affectées. Il y eut certes un épisode en août 1813 où les belligérants auraient pu remporter une brillante victoire en mer, mais une prudence exagérée de part et d’autre ne put mettre fin à la guerre à court terme. Il empêche que sur le plus long terme, l’impasse des opérations dans les Grands Lacs allât favoriser les Britanniques, qui au fond n’avaient besoin que de gagner du temps afin de préserver leurs provinces canadiennes et contraindre les Américains à négocier.

C’est probablement dans cet esprit, à savoir que le temps jouait contre eux, que les Américains y allèrent d’une dernière offensive contre l’actuel Canada en 1813. Deux colonnes d’infanterie américaine firent mouvement vers le fleuve Saint-Laurent en direction de Montréal, colonnes commandées par les généraux Wade Hampton et James Wilkinson. Comme c’est le cas dans bien des chapitres de l’Histoire militaire, ces généraux se détestèrent au point qu’ils ne purent coordonner efficacement leurs opérations. Sans surprise, ils furent vaincus par une force anglo-canadienne inférieure en nombre. Hampton fut battu à Châteauguay (au sud de Montréal) le 26 octobre, tandis que Wilkinson subit le même sort à Crysler’s Farm au Haut-Canada le 11 novembre. Loin de s’améliorer pour les Américains, la situation empira le 18 décembre, lorsque les Britanniques lancèrent une contre-attaque contre le Fort Niagara, du côté américain de la rivière, établissant ainsi un contrôle effectif de cette artère vitale. De cet instant et jusqu’à la fin des hostilités, les Américains allèrent se trouver sur la défensive, du moins en ce qui a trait aux opérations terrestres.

Combats classiques et pirateries: la guerre en haute mer

En mer, la situation fut différente. La marine de guerre des États-Unis fut relativement performante et elle constitua un adversaire de taille pour la Royal Navy. En 1812, au commencement des hostilités donc, la Royal Navy disposait de plus de navires que les États-Unis ne possédaient de canons dans tout leur arsenal. Cependant, la longueur des côtes américaines, la nécessité de maintenir des effectifs contre la marine française (dans le conflit l’opposant à la France napoléonienne), la qualité assez bonne des navires américains (sans compter la compétence confirmée de nombre d’officiers et de marins américains), tous ces facteurs ont eu comme conséquence de nombreuses défaites pour les Britanniques.

À titre d’exemple de la force de la marine des États-Unis de l’époque, notons qu’elle avait en ses rangs de puissants vaisseaux tels le United States, President et Constitution, chacun équipé de 44 canons et voguant aisément en haute mer. Toujours en 1812, le capitaine américain Isaac Hull et son Constitution coulèrent le Guerrière le 19 août et un autre puissant navire de 38 canons, le Java, le 29 décembre (cette fois sous les ordres de William Bainbridge). De son côté, le United States de Stephen Decatur coula le 25 octobre le Macedonian, autre navire de 38 canons. Dans un même ordre d’idées, d’autres épisodes impliquant de plus petites embarcations firent mal paraître la Royal Navy. Le Essex (32 canons) coula le Alert (14 canons) le 13 août, comme le Wasp (18 canons) vint à bout du Frolic (18 canons) le 17 octobre.

La Royal Navy sut tout de même encaisser les coups et en porter à l’adversaire. Notons que certains de ses navires durent de regrouper afin de couler le navire américain Nautilus (12 canons) le 17 juillet, ainsi que le Vixen (14 canons) le 22 novembre, toujours en 1812. Non sans surprise, les Britanniques durent renforcer leur présence maritime en Amérique du Nord. On ajouta une dizaine de bâtiments de ligne, une trentaine de frégates et une cinquantaine de sloops (navires un peu plus petits que les frégates). À terme, ces renforts permirent à la Royal Navy d’isoler la marine des États-Unis dans le courant de 1813 et de 1814.

C’est en ce sens que les Américains tentèrent par tous les moyens de casser ce blocus naval et de porter ainsi la guerre en haute mer, ailleurs dans le monde, dans une sorte de gigantesque jeu de chat et de souris. Par exemple, le capitaine David Porter parvint à mener le Essex précédemment mentionné jusque dans le Pacifique, où il fit la vie dure aux navires marchands britanniques, et ce, jusqu’au moment où le célèbre navire de 32 canons fut emprisonné à Valparaiso au Chili (28 février 1814). Avec le U.S.S. Hornet (18 canons), James Lawrence coula le Peacock au large de la Guyane britannique le 24 février 1813. Une fois encore, les Britanniques purent mieux respirer lorsqu’arriva à Londres la nouvelle à l’effet que le capitaine américain Lawrence avait été neutralisé, cette fois bord du Chesapeake, coulé par le Shannon (38 canons) du capitaine Philip Broke le 1er juin 1813.

La Guerre de 1812 ne fut pas seulement une campagne terrestre. Elle comprit également un important volet maritime, voire un chapitre regroupant de nombreux épisodes d’opérations « combinées », où l’infanterie et la marine travaillèrent de concert afin de capturer des objectifs primordiaux. Face à la puissante Royal Navy britannique, la marine militaire des États-Unis sut se montrer capable de porter la guerre en haute mer et gagner des engagements.

Ceci ne constitue que quelques épisodes du volet naval de la Guerre de 1812. Il y en eut d’autres, mais notons simplement que, certes, les Britanniques eurent bien des maux de tête en luttant contre les navires américains ci-dessus mentionnés, mais cela ne fut rien, pour ainsi dire, en comparaison du danger que représenta pour leur commerce la piraterie américaine en haute mer. Vers novembre 1812, les pirates opérant pour le compte du gouvernement américain avaient capturé par moins de 150 navires marchands britanniques uniquement dans les eaux du Golfe du Saint-Laurent au Canada. Pendant toute la guerre, ce furent environ 500 navires-pirates américains qui saisirent quelque 1,300 navires marchands britanniques. Le blocus établi le long des côtés américains n’empêcha nullement les pirates de voguer en haute mer jusqu’en Europe. Cela eut d’ailleurs comme conséquence de faire tripler les frais d’assurance des transports intercontinentaux dans le contexte plus large des guerres napoléoniennes, sans compter que l’opinion publique britannique commença à s’énerver du fait que la Royal Navy, en apparence la plus puissante du monde, ne parvint pas à enrayer la menace de ces petites embarcations pirates américaines.

La modification des buts de guerre

La poursuite des hostilités et la difficulté à obtenir une décision militaire contraignirent l’Angleterre à repenser sa stratégie, notamment en ce qui a trait à ses buts de guerre. L’Angleterre avait certes obtenu du succès dans sa lutte contre la France napoléonienne en Europe, mais les États-Unis continuèrent à la défier. En clair, il appert que les Britanniques connurent des difficultés à faire une évaluation adéquate de la situation politico-militaire de l’ennemi américain.

Autrement dit, et contrairement à ce qui était véhiculé à Londres, les Américains, dans l’ensemble, ne semblèrent pas totalement insatisfaits de la gestion de la guerre de leur président Madison. De plus, il semble évident, après coup, que Londres sous-estima les forces militaires américaines en plus de surévaluer la qualité des siennes. Par conséquent, l’Angleterre modifia ses buts de guerre afin de les adapter à la situation du moment. De la stricte défense de l’actuel Canada, l’Angleterre mesura désormais ses gestes afin de les aligner vers un réajustement de la future frontière avec les États-Unis.

Concrètement, cela signifia que l’Angleterre chercherait à étendre le territoire de l’actuel Nouveau-Brunswick et du Haut-Canada dans le but d’inclure une plus large portion du Maine et de la vallée du Lac Champlain en poussant une pointe à Plattsburgh (État de New York). Londres tenterait aussi d’assoir son contrôle naval sur les Grands Lacs, en plus d’ajouter les actuels territoires du Michigan et du Wisconsin au Haut-Canada, tout en voyant à ce que la Louisiane soit retournée à l’Espagne.

Pour réaliser ces objectifs assurément ambitieux, Londres chercha d’abord à sécuriser les Grands Lacs avec des renforts terrestres et navals venus d’Europe. Ensuite, lancer une expédition au Maine, mener des raids sur la côte atlantique (en mettant l’emphase sur la Baie de Chesapeake) puis, enfin, capturer les villes de Mobile et de la Nouvelle-Orléans. Ajoutons à cela qu’un peu plus tard, lors des négociations de paix à Gand en Belgique, l’équipe de négociateurs britanniques reçut également comme instructions d’exiger que les territoires militairement occupés demeurent la possession de Londres.

L’autre problème majeur, nous semble-t-il, que les Britanniques ne surent pas voir dans l’immédiat, fut que l’armée américaine de 1812 et celle de 1815 n’était plus du tout la même. Il ne s’agissait plus de cette force mal dirigée, mal entraînée et mal équipée. Par exemple, des batailles livrées dans la péninsule du Niagara en 1814, dont Chippawa (5 juillet) et Lundy’s Lane (25 juillet), montrèrent la ténacité et l’endurance de l’armée du major-général américain Jacob Brown face à une force de réguliers britanniques. De plus, l’échec des Britanniques à mener à terme le siège du Fort Érié (août-septembre) confirma l’incapacité des Britanniques à sécuriser cette région stratégique en 1814. Il est vrai que les Britanniques défendirent avec succès l’important Fort Mackinac, en plus de garder le contrôle des Lacs Michigan et Supérieur. Ainsi, le théâtre des Grands Lacs demeura dans une impasse au courant de 1814.

Cette même année, le Gouverneur Général Prevost reçut des instructions d’avancer ses forces vers Plattsburgh. Pour ce faire, Londres lui fournirait quelque 10,000 soldats aguerris. L’année 1814 en fut également une de « course à l’armement», dans la mesure où les belligérants se lancèrent dans la construction effrénée de navires de guerre. Bref, Prevost avança vers Plattsburgh, mais il refusa d’attaquer la garnison américaine composée de quelques réguliers et surtout de miliciens sous les ordres du brigadier-général Alexander Macomb, du moins jusqu’à ce que l’escadron naval du capitaine George Downie vienne à bout de la flotte ennemie à Plattsburgh Bay. Downie échoua, en plus de perdre à l’ennemi d’importants navires de guerre (11 septembre). Constatant la défaite en mer, Prevost se résigna à abandonner le projet de prendre Plattsburgh et ordonna la retraite vers le Canada.

La guerre d’usure

Croquis représentant des soldats britanniques marchant devant un édifice en flammes lors de l’occupation de Washington (D.C.) en 1814.

L’Angleterre allait-elle abandonner la lutte? Sûrement pas, du moins si l’on se fit à l’arrivée en théâtre d’opérations du très agressif vice-amiral Sir Alexander Cochrane, le nouveau commandant du secteur de l’Atlantique Nord. Cochrane effectua divers raids le long de la côté américaine, de Chesapeake Bay jusqu’à la Nouvelle-Angleterre, allant même jusqu’à proposer d’étendre la manœuvre plus au sud vers la Caroline du Sud et la Géorgie, dans le but ici d’appuyer les Creeks et les esclaves noirs. Cette stratégie d’ensemble, en apparence désintéressée de la part des Britanniques, avait comme objectif, ambitieux certes, de mettre en colère l’opinion publique américaine contre son gouvernement. C’est en ce sens que le lieutenant-général Sir John Sherbrooke, gouverneur de la Nouvelle-Écosse, dirigea une opération combinée avec la Royal Navy afin de sécuriser une tête-de-pont sur la rivière Penobscot (Maine actuel, alors au Massachusetts). Cette avancée avait un objectif politique très clair, soit de contraindre les États-Unis à modifier la frontière Maine-Nouveau-Brunswick afin d’y aménager une route terrestre plus directe vers la vallée du Saint-Laurent.

Plus importante par contre, à notre avis, fut cette autre manœuvre britannique visant cette fois à l’exécution de raids directement contre la capitale Washington et Baltimore. En août 1814, Londres dépêcha le major-général Robert Ross et le contre-amiral George Cockburn dans la baie de Chesapeake. L’imposante force britannique vainquit l’armée américaine à la bataille de Bladenburg au Maryland, le 24 août. Les Britanniques eurent alors la voie libre et marchèrent sur Washington, dont ils brûlèrent plusieurs édifices publics et propriétés privées. Par contre, les Américains parvinrent à défendre Baltimore (12-14 septembre), ce qui inspira l’écriture de l’hymne national américain, tel que mentionné en introduction. La principale conséquence des opérations dans la baie de Chesapeake fut la diversion de fantassins et de marins américains des Grands Lacs, relâchant du coup la pression sur les Haut et Bas Canada.

Le même mois, les Britanniques encaissèrent successivement trois défaites importantes, soit à Fort Érié, Plattsburgh et Baltimore, ce qui obligea Londres à chercher une issue politique au conflit, tout en adoucissant ses termes à la table des négociations. La paix fut conclue à Gand (Belgique) le 24 décembre 1814, dans une optique de statu quo ante bellum.

Conclusion

Cette paix signée en Belgique nous donne l’impression, dans une optique nord-américaine, voire canado-centriste, que la Guerre de 1812 se limita au théâtre d’opérations du nord-est, soit autour des Grands Lacs et de la vallée du Saint-Laurent. Or, nous l’avons déjà brièvement évoqué, les États-Unis voulurent profiter des hostilités contre l’Angleterre pour saisir l’important et riche territoire qu’était la Floride espagnole, qui était aussi reconnue comme une source d’appuis aux Amérindiens et un refuge pour les esclaves noirs en fuite. Les Américains capturèrent Mobile en avril 1813. De plus, lorsque les Creek massacrèrent la garnison du Fort Mims (Alabama, août), les États limitrophes du Tennessee, de la Géorgie et de l’actuelle Louisiane dépêchèrent des troupes pour leur faire face. En dépit d’une bravoure et d’une ténacité exemplaires, les Creeks furent vaincus par la milice du Tennessee sous les ordres du major-général Andrew Jackson à la bataille de Horseshoe Bend, le 27 mars 1814. Cet épisode fit probablement réaliser aux Britanniques qu’ils auraient dû intervenir plus tôt dans le théâtre sud, celui du Golfe du Mexique, ne serait-ce que pour aider les Amérindiens à mieux diriger leurs coups et nuire à l’effort de guerre américain.

À l’évidence, le temps jouait en faveur des Américains, ce que l’épisode de la bataille de Baltimore avait confirmé, puisque leur armée avait fait la démonstration qu’elle était capable de, non seulement, porter de rudes coups, en plus de contraindre l’adversaire à engager davantage de ressources. Les Britanniques étaient-ils prêts à prendre ce risque, en 1814? On peut en douter, et ce, même si Cochrane poursuivait ses raids à l’utilité douteuse (ex: la défaite britannique à Fort Boyer, baie de Mobile, le 15 septembre). D’ailleurs, mentionnons qu’en ce début d’année de 1814, les Britanniques avaient subi une désastreuse défaite dans la région de la Nouvelle-Orléans, les privant déjà du point d’appui nécessaire pour mener une campagne à partir du sud.

En somme, et comme mentionné, la Guerre de 1812 trouva sa conclusion au Traité de Gand du 24 décembre 1814. Les belligérants acceptèrent de revenir au statut géopolitique d’avant les hostilités. Faisant quelques milliers de morts de part et d’autre, cette guerre laissa un goût amer dans chaque camp, si bien que l’on peut légitimement se demander à quoi elle servit.

Pour les Britanniques, à très peu de choses. Quant aux Américains, ceux-ci y vengèrent probablement un certain « honneur national », tandis que les Canadiens, eux, y gagnèrent un certain sentiment d’unité bien relatif.