Celui que l'on surnomma le "Chancelier de Fer", Otto von Bismarck.
La Guerre austro-prussienne de 1866, qui est aussi identifiée dans la littérature sous diverses appellations comme la Guerre de Sept semaines, la Guerre fratricide allemande ou la Guerre d’Unification, pour ne nommer que quelques étiquettes, fut une étape majeure dans l’édification de l’Allemagne moderne.
On peut retracer les origines du conflit dans l’attitude du ministre-président prussien Otto von Bismarck qui, dans les années 1860, se plaignit du manque d’ouverture de l’Autriche au sujet de certaines prétentions territoriales prussiennes. En fait, le véritable problème résida dans la structure de la Confédération allemande. Celle-ci forma un ensemble politique plus ou moins solide et cohérent comprenant trente-neuf États germanophones indépendants. Cette Confédération fut mise en place par les puissances alliées au Congrès de Vienne de 1815, dans le contexte de la fin des guerres napoléoniennes, notamment pour étouffer certaines ambitions nationalistes allemandes.
D’un point de vue autrichien, et particulièrement dans l’opinion de l’empereur François-Joseph 1er, l’important fut que, justement, la Confédération demeure un ensemble étatique élastique. Le monarque autrichien ne fut pas sans savoir qu’il dirigeait un empire multinational polyglotte défendu par une armée qui incorporait dans ses rangs des soldats s’exprimant dans plus d’une douzaine de langues, sous la direction ferme d’un corps d’officiers et de fonctionnaires germanophones. Ainsi, François-Joseph avait tout à perdre de la montée en puissance d’États allemands politiquement unifiés, car l’influence d’une éventuelle Allemagne pourrait faire en sorte de détacher les germanophones d’Autriche de l’empire des Habsbourg. Par conséquent, l’empereur contra par tous les moyens politiques les efforts de refonte de la constitution de la Confédération allemande.
Bien que n’étant pas moins conservateur que François-Joseph, Bismarck se positionna politiquement, et de manière astucieuse, entre les Autrichiens et les Allemands « libéraux », qui tous deux étaient attirés par la possibilité de création d’un État-nation allemand. Au printemps de 1866, Bismarck sembla leur offrir cette perspective sur un plateau d’argent. Sachant que l’Autriche déclarerait à coup sûr la guerre sur cet enjeu, Bismarck proposa la création d’un parlement allemand élu démocratiquement et dont la tâche serait d’étudier la question de la future constitution d’une Allemagne unifiée.
Cette idée fut en fait l’aboutissement du rejet de la proposition autrichienne de 1864 à l’effet de céder le plein contrôle du Schleswig-Holstein à la Confédération allemande (le territoire fut pris au Danemark en 1864 et conjointement administré par l’Autriche et la Prusse, malgré que Bismarck le voulut pour la Prusse seule). Qui plus est, Bismarck prit soin de nouer une alliance militaire anti-autrichienne avec le nouveau royaume d’Italie en mars 1866. Cette dernière constatation finit par convaincre François-Joseph de la nécessité et de l’inévitabilité de la guerre.
Carte de l'empire autrichien montrant les enjeux stratégiques et les principaux engagements lors de la guerre austro-prussienne, puis celle impliquant l'Italie en 1866. (Cliquez pour agrandir).
La guerre de 1866 : la donne stratégique
Non sans surprise, l’Italie perçut la montée en puissance de la crise austro-prussienne comme une opportunité de réclamer pour elle-même la province de la Vénétie, sous l’administration des Habsbourg depuis 1815. Par contre, une éventuelle prise de la Vénétie par une armée italienne bien équipée et entraînée serait loin d’être une partie de plaisir, car le territoire était alors défendu par un réseau de quatre puissantes forteresses. Le roi italien Victor-Emmanuel II signa donc un traité avec la Prusse et ordonna la mobilisation de l’armée afin d’honorer son engagement. Lorsque l’Autriche mobilisa à son tour dans le but de contrer la menace italienne, Bismarck incita le roi de Prusse Guillaume 1er à ordonner au général Helmuth von Moltke, le chef d’état-major général, de commencer la mobilisation de l’armée.
Le cerveau derrière la nouvelle armée prussienne de 1866, Helmuth von Moltke.
Pour leur part, les Autrichiens eurent tôt fait de protester contre la situation, parce qu’ils jugèrent que leurs mesures de mobilisation étaient destinées uniquement pour se protéger de l’Italie. De plus, les informateurs sur le terrain avaient averti Vienne de la rapidité et de l’efficacité de la mobilisation des unités de l’armée prussienne. En effet, et cela n’est guère surprenant avec le recul, la nomination en 1857 de Moltke au poste de chef d’état-major général avait permis de réorganiser de fond en comble l’armée prussienne. Le but premier fut d’accélérer le processus de mobilisation (qui peut être long et confus au plan administratif) et faciliter le déplacement des troupes. Ensuite, Moltke réduisit les effectifs de la grossière et lente Landwehr (une sorte de garde nationale de réserve) pour accroître proportionnellement le nombre de soldats de l’armée régulière composée d’hommes plus jeunes et agiles.
Quant aux déploiements de cette nouvelle armée, ceux-ci seraient effectués par chemins de fer (et non par marches forcées) et coordonnés à l’aide du télégraphe. Plus encore, toute l’armée prussienne disposa en 1866 d’un fusil à rechargement par la culasse, le Dreyse zündnadelgewehr (« fusil à aiguille ») qui a une cadence de tir cinq fois plus rapide que celle des fusils autrichiens à rechargement par la bouche. Une autre preuve de l’efficacité logistique de l’armée prussienne réside dans le fait qu’à peine quelques jours après la déclaration de guerre par l’Autriche en juin, les forces de Moltke occupèrent déjà toute la Saxe (une alliée de l’Autriche) et elles firent mouvement vers la frontière autrichienne. Une fois rendues, les troupes prussiennes se préparèrent pour une grande bataille d’encerclement sur l’Elbe, d’après l’expression allemande du Kesselschlacht.
Le dispositif mécanique du fusil Dreyse mis en service dans l'infanterie prussienne en 1841. Le Dreyse était un fusil qui tirait une cartouche grâce à une amorce qui était placée à la base de la balle. L'allumage avait lieu par la suppression de l'amorce par une aiguille qui était poussée au creux de la charge de poudre noire tout entière pendant le chargement de l'arme. Le Dreyse fut le premier fusil militaire utilisé à grande échelle avec un mécanisme de chargement par la culasse.
C’est ainsi que Moltke divisa ses forces en trois armées distinctes. Il créa l’Armée de l’Elbe (46,000 hommes) qui prit position en Saxe, la 1ère Armée (93,000 hommes) positionnée en Lusace (aux confins de la Silésie et de la Bohême) et, enfin, la 2e Armée (115,000 hommes) stationnée en Silésie. La forte concentration de combattants dans la 2e Armée refléta la volonté de Moltke de traverser le territoire habsbourgeois de la Bohême sur un large front afin de prendre de flanc et encercler les 245,000 soldats de l’Armée du Nord du général autrichien Ludwig von Benedek. Pour sa part, ce même général Benedek aurait dû profiter de l’immense avantage que lui conféra la qualité de ses lignes intérieures afin de parer les manœuvres adverses. Par exemple, Benedek et son imposante armée étaient localisés dans et autour de la ville fortifiée d’Olmütz en Moravie, plus précisément dans le quadrilatère des forteresses bohémiennes de Josephstadt, Theresienstadt, Königgrätz et Pardubitz. Ainsi, le général autrichien aurait pu adroitement manœuvrer sur les flancs des Prussiens, ou encore frapper simultanément leurs trois armées divisées.
Le général Ludwig von Benedek. En dépit de ses longs états de service et malgré les ressources qu'on lui octroya, il semble que Benedek ne fut pas à la hauteur de la situation en 1866.
Étrangement, Benedek ne fit rien. Son tempérament pessimiste et mélancolique n’arrangea certainement pas les choses. Benedek resta dans Olmütz pendant des semaines, regrettant de ne pas avoir été dépêché sur le front italien, où il estima être plus familier avec ce théâtre. Inquiet de l’inaction de Benedek, l’empereur François-Joseph insista pour qu’il accepte la présence à ses côtés du général Gideon Krismanic comme « chef des opérations ». Cette nomination avait pour but non seulement de revigorer Benedek, mais aussi son chef d’état-major, le général Alfred Henikstein. Descendant d’une famille de riches banquiers viennois, Henikstein n’avait que peu d’expérience militaire et il avait été accepté par Benedek en raison de ses « prouesses financières ». En effet, pendant des années, cet ami proche de Benedek avait épongé ses lourdes dettes de jeu. Henikstein et Benedek virent d’un très mauvais œil l’arrivée de Krismanic. Toutes ces circonstances firent en sorte qu’ils prirent beaucoup de retard dans leur étude conjointe de la situation. La tâche la plus urgente à réaliser consista à transférer l’essentiel des effectifs autrichiens au nord-ouest afin de contrer la principale menace prussienne qui débouchait vers Königgrätz (et non pas vers Olmütz).
Les opérations
Bien informé, Moltke n’en crut pas ses yeux, car il s’agissait d’une opportunité inespérée qui se présentait à lui. La lente vitesse avec laquelle se déplaça la manœuvre de flanc autrichienne vers Königgrätz donna à Moltke tout le temps nécessaire pour déplacer sa 2e Armée à travers les montagnes non défendues des Sudètes en Bohême. Ayant débouché à Nachod et Vysokov, le 27 juin 1866, les Prussiens furent surpris de constater qu’ils n’avaient en face d’eux que le 6e Corps du général autrichien Wilhelm von Ramming, qui recula rapidement. Réalisant que les Prussiens menacèrent de déborder l’un de ses flancs, Benedek ordonna au 8e Corps de l’archiduc Léopold de se ruer vers Skalice (un village près de Vysokov) afin de renforcer Ramming. Cette manœuvre n’apporta aucun baume, puisque Moltke put percer ce même front le lendemain, au cours d’un bref, mais violent assaut qui entraîna des pertes s’élevant à 6,000 hommes pour les Autrichiens contre seulement 1,300 pour les Prussiens.
Plus à l’ouest, les restes de la 2e Armée prussienne débouchèrent des montagnes à Trautenau, où le 10e Corps du général Ludwig Gablenz put tenir son front pendant presque toute la journée, quoiqu’il dut à son tour reculer sous une pluie de balles des fusils à aiguille prussiens. Ce dernier engagement occasionna un ratio de pertes de 5:1, ratio qui allait devenir typique de la Guerre austro-prussienne. Cette fois, les Autrichiens du 10e Corps perdirent 5,000 soldats tués ou blessés contre 1,300 pour les Prussiens.
Les deux autres armées sous les ordres de Moltke frappèrent à leur tour en Bohême, à Podol le 26 juin, puis à Jicin le 29, en infligeant plus de 5,000 pertes au 1er Corps autrichien et à deux divisions saxonnes alliées. Cette nouvelle manœuvre de Moltke en Bohême confirma, en quelque sorte, qu’il avait éliminé l’avantage initial dont disposait Benedek quant à l’utilisation des lignes intérieures. Les trois armées prussiennes s’étaient donc rapprochées et elles pouvaient s’appuyer mutuellement au besoin. Encore là, Benedek ne pouvait plus aspirer à les battre isolément.
Un front à ne pas ignorer, les affrontements en Italie. Ici une représentation de la bataille de Custoza du 24 juin 1866, qui se solda par une victoire décisive de l'armée autrichienne.
Tandis que Benedek regroupa ses troupes épuisées et démoralisées, quelque part entre Sadowa et Königgrätz, il fut étonné d’apprendre que l’archiduc autrichien Albrecht, le commandant de l’Armée du Sud, avait vaincu une force italienne de 200,000 hommes avec ses 70,000 soldats. Cette victoire décisive des Autrichiens à Custoza, le 24 juin 1866, fut largement attribuable à la maladresse de l’armée italienne qu’à une ruée véritable des troupes habsbourgeoises. L’armée italienne fut divisée en deux parties commandées par des généraux qui se détestèrent. Le général Enrico Cialdini, qui commanda cinq divisions totalisant 80,000 hommes sur le Pô, refusa effectivement de traverser la rivière et de faire mouvement afin d’appuyer les onze divisions (120,000 hommes) du général Alfonso La Marmora en position près de la rivière Mincio.
Ce faisant, Albrecht put rassembler sa petite armée de 70,000 hommes contre la moitié des forces de l’armée de La Marmora (65,000 hommes), qui avait franchi la rivière Mincio le 24 juin et marché au son du canon vers Villafranca. Ce fut une bataille comportant de nombreuses erreurs tactiques de la part des Autrichiens (sans compter leurs piètres communications), mais ils l’emportèrent au courant de l’après-midi lorsqu’ils attaquèrent les hauteurs de Custoza, forçant ainsi La Marmora à retraverser la rivière Mincio.
Carte de la disposition des forces en présence à la bataille de Königgrätz du 3 juillet 1866 (actuelle République tchèque). On remarque la délicate position dans laquelle se trouve l'armée autrichienne, coincée entre trois armées prussiennes et l'Elbe.
Malheureusement pour les Autrichiens, la victoire de l’archiduc Albrecht n’enleva aucune pression sur Benedek au nord et elle n’eut aucun impact direct et immédiat sur le plan de bataille de Moltke. Benedek regarda avec son habituelle passivité les mouvements des forces prussiennes qui encerclèrent progressivement son armée autrichienne en Bohême, dans les premiers jours de juillet 1866. Sa manœuvre de flanc à l’ouest précédemment évoquée ayant échoué, Benedek ordonna le repli général dans un coin de la Bohême. Ce mouvement facilita davantage la tâche d’encerclement de Moltke. Bivouaquant près de l’Elbe, avec cette rivière dans son dos, entre Sadowa et Königgrätz, l’armée de Benedek se trouva dans une position tactique précaire. Voulant profiter de la vulnérabilité de son adversaire, Moltke lança la bataille de Königgrätz une journée plus tôt qu’il ne l’aurait souhaité, le 3 juillet.
Le commandant prussien ordonna à la 1ère Armée et celle de l’Elbe de pousser vers le cœur des positions autrichiennes. Installé sur la colline de Chlum, Benedek disposa donc d’un certain avantage pour une bonne partie de la journée. À ce stade, son armée compta dans ses rangs 240,000 soldats face à seulement 135,000 Prussiens. Le gros de la force prussienne, soit les 110,000 hommes de la 2e Armée, fut positionné autour de Josephstadt et il n’arriva pas à Königgrätz avant le début de l’après-midi. Malgré cela, Benedek vacilla toujours, notamment lorsqu’il ordonna au général Anton Mollinary d’arrêter la marche de ses hommes, qui étaient en train de réaliser un encerclement prometteur de la plus petite des trois armées prussiennes. L’inaction quasi légendaire de Benedek le laissa à nouveau au dépourvu lorsque la 2e Armée du Prince de la Couronne Friedrich Wilhelm put finalement attaquer à 15h. Frappé simultanément sur son centre et ses flancs par trois armées prussiennes, Benedek perdit 45,000 soldats tués, blessés ou disparus, ce qui correspond au ratio de pertes déjà mentionné de 5 pour 1. La panique se propagea rapidement dans les rangs autrichiens en pleine déroute.
Oeuvre de Carl Rochling représentant la bataille de Königgrätz du 3 juillet 1866. Bien armée, entraînée et commandée, l'armée prussienne parvint à exécuter les mouvements et les batailles que l'on attendit d'elle.
Conclusion : le règlement politique
Cette éclatante victoire prussienne à Königgrätz eut une conséquence politique immédiate. Réalisant qu’une autre défaite menaça carrément les assises de son empire, François-Joseph accepta de conclure un armistice à Nikolsburg, le 26 juillet 1866. Cette trêve, qui prit la forme d’une paix officielle au Traité de Prague en octobre suivant, vit la cession définitive du Schleswig-Holstein à la Prusse, de même que l’expulsion de l’Autriche de la Confédération allemande qui fut, au fond, dissoute. Bismarck la remplaça rapidement par une nouvelle Confédération de l’Allemagne du Nord comprenant les États situés au nord de la rivière Mainz, sous la direction de Berlin. Quant aux combats en Italie, ceux-ci se terminèrent avec l’armistice de Cormons le 10 août, dans lequel la Vénétie fut cédée à l’Italie et, plus important peut-être, l’Autriche dut reconnaître le Royaume d’Italie, ce qu’elle avait refusé de faire depuis la fondation de celui-ci en 1861.
Ni surveillance, ni gestion : les raisons et tentatives d’écarter le Comité central
Les problèmes juridictionnels entre le Comité central et la Commune ne vont qu’en s’aggravant, à tel point que plusieurs membres siégeant à l’Hôtel de Ville souhaitent la disparition de cet organe directif de la Garde nationale. La Commune va réfléchir et débattre sur les moyens à prendre afin d’écarter le Comité central de la gestion des services publics, bref à délibérer dans un premier temps sur les raisons de voir le Comité central disparaître. Ensuite, c’est le Comité central qui prend position et qui justifie son importance dans la conduite des affaires. Finalement, les sous-comités d’arrondissements, qui gèrent parfois de manière trop autonome au goût de la Commune les quartiers à l’instar du Comité central, feront l’objet de réflexions comparables à celles visant à écarter le Comité central. Le pouvoir de la rue devient nuisible, voilà le constat a priori.
Dessin de Jacques Tardi montrant l'atmosphère de l'époque des barricades de la Commune de Paris.
Le Comité central à la porte : les raisons de le voir disparaître
Dès le 30 mars, alors que la Commune émit ses premiers décrets, le Comité central voulut y adhérer en apposant sa signature au bas de chaque communiqué. Par contre, plusieurs membres de la Commune voulaient déjà que l’on refuse tout pouvoir politique au Comité central, y compris l’administration de la Garde nationale. Le premier incident connu survint le 1er avril au département de la Guerre alors que le Comité central avait nommé le général Cluseret comme chef de ce département afin qu’il réorganise l’administration de la Garde nationale. Offusqués, plusieurs membres de la Commune demandèrent la suppression du Comité central qui, selon eux, n’avait nul droit de nommer un homme à un poste sans consulter la Commune. Cluseret désavoua sa propre nomination et l’affaire en resta là temporairement.
Cet incident est un exemple intéressant de l’irresponsabilité du Comité central, qui peut s’expliquer par l’extrême confusion de ses idées politiques. Il ne parvient pas à trouver une solution afin de régler ses problèmes avec la Commune. Autrement dit, il ne sait pas faire la différence entre le contrôle (lui) et l’administration (la Commune). Ce constat, qui semble être une conclusion, n’est en fait qu’une amorce à l’étude du problème, voire une première raison émise par la Commune pour se débarrasser de cet organe devenu gênant. La Commune indique qu’il y a une confusion parmi les troupes chargées de défendre la capitale. Elle est d’avis que la contestation de ses décrets engendre cette confusion, car il se développe alors des « initiatives contradictoires » qui se transforment en plusieurs petits pouvoirs autonomes agissant chacun de leur côté. Au cours d’une séance le 2 mai à l’Hôtel de Ville, Chalain, un membre de la Commune, dit: « Le Comité central fait tous ses efforts, tout ce qu’il est possible de faire pour supplanter la Commune. Je proclame que tous les membres de la Commune qui siègent ici et qui siègent au Comité central, qui soutiennent beaucoup plus les intérêts du Comité central que les intérêts de la Commune, font œuvre de trahison. »
Si la défense occupe une place importante dans ce conflit juridictionnel, il faut considérer que l’argent est le nerf de la guerre. À cet égard, le délégué aux Finances Jourde se plaint de l’insertion du Comité central dans son département, notamment en ce qui concerne la question des ordonnancements. Le 8 mai, Jourde affirme: « (…) je sens le besoin de protester et de vous demander si le Gouvernement s’appelle le Comité central ou la Commune. »
Il est difficile d’énumérer toutes les raisons invoquées par la Commune pour voir le Comité central disparaître. Par contre, la Guerre et les Finances sont encore une fois les pivots de la question résumant l’ingérence du Comité central dans les affaires. La Commune veut le destituer, car il bloque le bon fonctionnement de la « bureaucratie communale ». Veut-il contrôler ou gérer? Pour Camille Pelletan, la réponse est ambivalente: « Aussi le Comité central cherche-t-il tous les moyens de reconquérir le pouvoir: tantôt il fait fonder un journal qui plaide sa cause; tantôt il accueille les mécontents de la Commune, Rossel, par exemple, qui a fini par lui faire donner officiellement une part du pouvoir; tantôt enfin le comité, à qui l’on s’adressait encore, suscite des embarras, désigne des officiers, présente des réclamations. »
La qualité de la défense de Paris alla de pair avec la survie du régime communal. Elle fut également une pomme de discorde importante entre les élus de la Commune et les dirigeants du Comité central de la Garde nationale.
Le Comité central se défend
Le Comité central ne tarda pas à donner réplique aux attaques dont il fait l’objet. Son premier argument consiste à valoriser le rôle capital qu’il a tenu lors de la semaine du 18 au 26 mars alors que Paris était sans gouvernement. Le Comité central se perçut ensuite comme cet organe révolutionnaire qui seul peut propager les valeurs communales dans Paris. Son contact direct avec le peuple parisien justifie par ailleurs son utilité vitale dans la défense des quartiers. Le Comité central ne veut pas administrer la Garde nationale dans un contexte où celle-ci serait fondue dans un quelconque ministère. Pour P.-O. Lissagaray, le Comité central ne peut tenir sa promesse de se dissoudre étant donné qu’il demeure ce trait d’union entre la Commune et les Gardes nationaux (le peuple en armes). Le Comité central voulait convaincre les Parisiens qu’il défendait le prolétariat et les libertés municipales. Ceci constituant deux arguments concrets qui amènent à croire que le Comité central se définissait comme le « bras de la Révolution ».
Ce n’est pas tant le bras qui est contesté, mais plutôt l’étiquette qui est apposée dessus. Même écarté, le Comité central demeure, car les hommes qui le composent continuent d’apporter leur soutien à l’administration communale. Par exemple, la délicate question des ordonnancements, dans laquelle Jourde reprochait l’ingérence du Comité central, est défendue par Gérardin le 8 mai: « En employant le Comité central, nous avons obéi aux nécessités de la situation, (…). En s’adjoignant le Comité central, le Comité de Salut public s’est assuré des auxiliaires utiles, sérieux et dévoués. (…) Les services de la Guerre se trouvaient entre les mains d’une commission militaire, composée de quatre ou cinq membres de la Commune en nombre insuffisant pour faire un travail de quatre-vingts. »
En s’impliquant dans l’administration communale, le Comité central voulait poursuivre l’œuvre de la révolution qu’il croyait menacée. Par son soutien apporté à la gestion de certains services (Guerre et Finances par exemple), le Comité central ne prétendait pas prendre la place des délégués communaux, mais tout simplement veiller à ce que tout se fasse dans l’ordre. Cet ordre, c’est la guerre contre Versailles qui va le justifier et qui oriente cette ambivalence entre gestion et contrôle. Georges Bourgin semble conclure dans ce sens: « Il (le Comité central) était sincère; mais la guerre avec Versailles était déjà commencée, et c’est la guerre qui va orienter de plus en plus le Comité central vers l’action de contrôle, car, à mesure que les événements se précipiteront, il s’inquiètera de voir son œuvre compromise. »
La question des sous-comités d’arrondissement et le problème de leur dissolution
La Commune ne veut plus de contre-pouvoirs. Il existe cependant dans la capitale des sous-comités d’arrondissement qui gèrent de manière relativement autonome les quartiers, et ce, depuis septembre 1870. La Commune veut éliminer ces sous-comités tandis que le Comité central de la Garde nationale tente de les récupérer par la bande. Les sous-comités s’attribuaient vers la fin d’avril 1871 des pouvoirs de surveillance des mairies et d’organisation de la défense.
Les sous-comités n’étaient pas bien implantés dans tous les arrondissements. Par exemple, les IIe, XVIe, XVIIe et XIXe arrondissements accueillirent mal l’existence de ces contre-pouvoirs locaux, alors que des arrondissements, tel le XVe, s’en accommodèrent assez bien depuis la chute du Second Empire. Encore une fois, c’est la question urgente de la défense de Paris qui contraignit la Commune à statuer le 6 avril sur le sort des sous-comités: « (…) l’unité de commandement militaire est une nécessité de salut public; que cette unité est tous les jours compromise par des ordres émanant des sous-comités d’arrondissement; les sous-comités d’arrondissement sont dissous. » Ce décret communal a, selon ce que nous disent les Procès-verbaux, peu d’impact. Theisz, responsable des Postes, dit que les sous-comités n’ont été nullement dissous et, pire encore, le XVIIIe arrondissement a vu un sous-comité réinstallé sous l’égide du Comité central.
Tous sous le contrôle du Comité central, selon plusieurs membres de la Commune, les sous-comités font également l’objet d’accusation d’entrave au commerce. Par exemple, on signale que des Gardes nationaux, sous les ordres d’un soi-disant sous-comité stationné sur la Rue d’Aligre, entraveraient la circulation ferroviaire. Si certains nient l’existence de ce sous-comité, d’autres vont au contraire affirmer qu’il faudrait arrêter tous les hommes « (…) qui se réunissent, soit sous le nom de comité de légion, comité d’arrondissement ou autre chose, tant qu’ils resteront à l’état d’associations gouvernementales. » Voilà que cet exemple du comité de la Rue d’Aligre soulève à nouveau les tensions entre le pouvoir théorique et le pouvoir pratique. La rue refuse de se laisser conduire par des décrets qui ne tiennent souvent pas compte de la réalité. Jules Andrieu, délégué aux Services publics, fait remarquer le 26 avril que la Commune devrait frapper les membres dissidents des sous-comités, tout en ayant soin de confier au Comité central l’application de cette décision.
Peinture d'Édouard Detaille illustrant le siège de Paris dans le secteur de Villejuif.
Andrieu et Allix (maire du VIIIe) soutenaient l’action des sous-comités d’arrondissement, dans la mesure où ceux-ci pouvaient s’occuper de subsistance et de défense. En d’autres termes, il s’agissait de décentraliser une partie du pouvoir afin d’alléger la tâche des membres de l’Hôtel de Ville. Paris est trop vaste pour qu’un pouvoir central puisse la gérer de façon efficace, surtout en temps de crise. Il faut alors déléguer des pouvoirs et faire confiance à la rue, comme le laisse entendre l’historien Georges Bourgin: « Les jacobins qui constituaient sa majorité (de la Commune) ont bien pu, le cas échéant, dire les mots, faire les gestes qui correspondaient à un idéal, en grande partie périmé, de révolution principalement verbale; le contenu de leur système hétérogène est toujours demeuré abstrait, inapte à passer dans la réalité. »
Une étude de cas : la défense de Paris et la place du Comité central en matière de surveillance et de gestion de l’organisation militaire
La menace d’une invasion de Paris par les troupes versaillaises force les responsables de la Commune à prendre des décisions en matière de défense et de stratégie. Aux yeux du Comité central, la Commune semble à tel point déconnectée de la réalité que bon nombre de ses décisions ne sont même pas exécutées. Ceci fait monter à son paroxysme le vieux conflit juridictionnel entre le Comité central et la Commune. Alors que la logique voudrait l’unité dans la prise et l’application des décisions militaires en temps de crise, c’est plutôt l’anarchie et l’inaction qui règnent.
La défense de Paris vue par le Comité central
Le front à Paris détermine la stratégie des Gardes nationaux. Ses ponts, ses rues et ses immeubles sont plus ou moins exposés aux attaques versaillaises selon l’endroit où l’on se trouve. C’est dans cet espace urbain de barricades, de tranchées et de fortifications que le Comité central organise, en misant sur le contrôle total de la Garde nationale, la défense de la capitale, sans toujours se soucier des décisions de l’Hôtel de Ville. Le 27 mars 1871, il indiquait déjà ses intentions en matière de défense: « Le Comité central (…) représente la force militaire. (…) il lui appartient de faire l’organisation de la Garde nationale, d’en assurer le fonctionnement, et de proposer à l’acceptation de la Commune toutes les mesures politiques et financières nécessaires à la mise à exécution des décisions prises par le Comité. »
En clair, c’est le Comité central qui mène et sa vision stratégique repose finalement sur l’exploitation des divisions internes à la Guerre. Par exemple, le Comité central s’imposait partout où une décision n’était pas rendue, publiait des arrêtés et ordonnançait des dépenses sans l’accord du délégué communal à la Guerre. Par ailleurs, le Comité central basait sa vision de la stratégie militaire sur le principe d’abolition des armées permanentes. Pour lui, c’est la milice des Parisiens en armes qui compte et rien d’autre. Il ne sait d’ailleurs pas comment agir face aux soldats permanents, fidèles ou non à la Commune, se trouvant dans Paris. On décide de leur allouer la somme quotidienne de 1,50 franc, sans toutefois les obliger à servir effectivement.
Une autre mesure du Comité central voulait l’amélioration du commandement. Plutôt que de faire passer un examen technique aux cadres de l’armée, comme le souhaitait la Commune, le Comité central faisait passer des « examens politiques » visant à vérifier les convictions révolutionnaires des candidats. C’est devant ce genre d’attitude que deux des délégués communaux à la Guerre, les saint-cyriens Cluseret et Rossel, démissionnèrent devant ce qu’ils qualifiaient d’« incompétence militaire ».
Un autre exemple de décret publié par la Commune.
La défense de Paris vue par la Commune
Pour la Commune, l’idée centrale afin d’assurer la défense de Paris est la militarisation de la Garde nationale, c’est-à-dire la création de corps permanents organisés autour de la structure classique et centralisée des compagnies, des bataillons et des régiments. Le général Cluseret veut obliger les Parisiens âgés de 19 à 40 ans, mariés ou non, à servir dans la Garde nationale afin d’accroître ses effectifs dans la lutte contre Versailles. C’est de lui qu’émane l’idée de l’examen technique mentionné précédemment et que le Comité central a transformé en examen politique. Son objectif était donc de donner à Paris une armée digne de la révolution qu’elle organise.
La Commune tente également de hiérarchiser l’organisation de la défense. La Commission militaire de la Commune proposait le 27 mars de délimiter les pouvoirs entre la Commune et le Comité central. Cette proposition consistait à enlever tout pouvoir politique au Comité central pour ne lui laisser que l’administration de la Garde nationale. La Commune a par conséquent le rôle principal par l’émission de décrets militaires tandis que le Comité central doit se contenter d’exécuter les ordres. Le 27 avril, un rapport de la Commission militaire indiquait: « Pouvoir communal délégué aux municipalités; intermédiaire et concours actif par les conseils de légion et le Comité central; ordres militaires exécutés par l’autorité des chefs de légion. »
La Commune veut centraliser ce qu’elle croit être une armée régulière, où il ne manque que le caractère de l’organisation. Le Journal officiel publiait le 5 avril des décisions relatives à la répartition des tâches, confiant par exemple au général Bergeret le commandement de la Place de Paris alors que Cluseret se contenterait d’administrer son « ministère ». Dans les faits, l’espace urbain parisien n’offrait pas à la Commune l’opportunité de centraliser l’organisation de la Garde nationale, et ce, en dépit des courtes distances à parcourir de l’Hôtel de Ville au front.
Les problèmes juridictionnels entre le Comité central et la Commune en matière de défense
Misère et désolation dans le Paris de 1870-1871.
Les troupes versaillaises causèrent des défaites, mais également de lourdes pertes aux Fédérés. Les problèmes juridictionnels entre la Commune et le Comité central font perdre du temps et empêchent de combler les vides dans les rangs. Au plan technique, la Commission militaire, au lieu de se trouver au front afin d’orienter la stratégie, prenait la plupart de son temps à recevoir les cadres de la Garde nationale qui réclamaient des vivres, des munitions, tout en se plaignant de ne pas être relevés. De plus, la Commission possédait une imposante batterie d’artillerie au Champ-de-Mars, alors que le Comité central en avait également une à Montmartre, d’où l’impossibilité de créer un parc central d’artillerie.
Devant ces lacunes administratives, qui contribueront à la défaite de la Commune, la Commission militaire semble être la seule à pouvoir trouver une solution. Cluseret tente en effet d’inclure dans son administration des hommes du Comité central, mais ces derniers perçoivent la manœuvre comme dictatoriale. Il le fait malgré que le Comité central avait renoncé à tout contrôle sur la Commission militaire le 29 mars: « Ils (les membres du Comité central) déclarent qu’ils ne cesseront d’être toujours en accord avec la Commune, qu’ils considèrent comme le seul pouvoir régulier. Le Comité (…) ne saurait s’immiscer dans les actes directs de la Commune (…) ».
Cette relative irresponsabilité du Comité central, à nouveau soulignée, peut rendre celui-ci dangereux pour la Commune, mais c’est surtout son influence auprès de la Garde nationale qui est à considérer. D’ailleurs, Edward S. Mason écrit: « The conflict of authorities during April, while serious enough to hamper the administration of war, as Cluseret later insisted, was not serious enough to disturb the Commune greatly. »
Conclusion
Il est difficile de statuer de manière catégorique sur l’attitude de gestion ou de surveillance du Comité central entre le 18 mars et le 21 mai 1871. Le contexte politique de la forte dualité des pouvoirs (théorique et pratique) de la Commune de Paris créa, dans une atmosphère de crise née du double siège sur la capitale, un environnement particulier et confus, où le pouvoir de la rue comptait beaucoup plus que les décrets. Chose certaine, le Comité central voulait que le peuple de Paris participe directement au pouvoir, y compris dans sa forme suprême qu’est la défense.
Par cette étude du Comité central de la Garde nationale, j’ai voulu démontrer jusqu’à quel point l’espace politique pouvait cadrer avec la Ville, car l’influence de cet organe civil détermine des rapports de prises de décisions au quotidien. De plus, la présence du Comité central dans l’espace aussi vaste qu’occupe Paris force la création de ce trait d’union entre l’Hôtel de Ville et la rue. Cette communication n’aurait pas, à mon sens, été possible si le Comité central n’avait pas existé afin de répandre ces idées révolutionnaires, des idées qui ont su malgré tout à prendre des formes concrètes, voire matérielles. Le Comité central désirait être simultanément le représentant d’un socialisme révolutionnaire ainsi que du prolétariat.
Peut-être le Comité central fit preuve de trop d’ambition dans la gérance ou le contrôle administratif de la capitale pendant la crise de 1871.
Bibliographie
Sources
ANDRIEU, Jules. Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris en 1871, Paris, Payot, 1971. 267 p.
(ANONYME). Journal officiel de la Commune de Paris. Du 20 mars au 24 mai 1871, Paris, Ressouvenances, 1997 (1ère éd. 1871). 655 p.
ARNOULD, Arthur. Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Lyon, Éditions Jacques-Marie Laffont et Associés, 1981. 297 p.
BOURGIN, Georges et Gabriel Henriot (éd.). Procès-verbaux de la Commune de 1871, Tome I, Paris, Imprimerie A. Lahure, 1945. 616 p
Procès-verbaux de la Commune de 1871, Tome II, Paris, Imprimerie A. Lahure, 1945. 616 p.
LISSAGARAY, Prosper-Olivier. Histoire de la Commune de 1871, Paris, La Découverte/Poche, 1996 (1ère éd. 1876). 526 p.
PELLETAN, Camille. Questions d’histoire. Le Comité central et la Commune, Paris, Maurice-Dreyfous Éditeur, 1879. 187 p.
Ouvrages de références
BOURGIN, Georges. « La Commune de Paris et le Comité central (1871) » dans Revue historique, no. 150 (sept.-déc. 1925), pp. 1-66.
BOURGIN, Georges. La Commune, Paris, P.U.F., 1980 (1ère éd. 1953). 127 p.
BOURGIN, Georges. La guerre de 1870-1871 et la Commune, France, Flammarion, 1971. 432 p.
BRUHAT, Jean et al. La Commune de 1871, Paris, Éditions sociales, 1960. 435 p.
DAUTRY, Jean et Lucien Scheler. Le Comité Central Républicain des vingt arrondissements de Paris (septembre 1870-mai 1871), Paris, Éditions sociales, 1960. 268 p.
DECOUFLÉ, ANDRÉ. La Commune de Paris (1871). Révolution Populaire et Pouvoir Révolutionnaire, Paris, Éditions Cujas, 1969. 316 p.
DUCATEL, Paul. Histoire de la Commune et du siège de Paris. Vue à travers l’imagerie populaire, Paris, Jean Grassin Éditeur, 1973. 222 p.
OLLIVIER, Albert. La Commune (1871), Paris, Gallimard, 1939. 268 p.
MARX, Karl et Fr. Engels. La Commune de 1871, Mulhouse, Union Générale d’Éditions, 1971. 316 p.
MASON, Edward S. The Paris Commune. An Episode in the History of the Socialist Movement, New York, Howard Fertig, 1967. 386 p.
MERLEAU-PONTY, Sens et Nons-sens, Paris, Nagel, 1965. 331 p.
PIERRARD, Pierre. Dictionnaire de la IIIème République, Paris, Larousse, 1968. 255 p.
POL-FLOUCHET, Max. La Commune de Paris, France, Éditions Martinsart, 1971. 377 p.
RIHS, Charles. La Commune de Paris. 1871. Sa structure et ses doctrines, Paris, Seuil,, 1973. 381 p.
SCHULKIND, Eugene. The Paris Commune of 1871. The View from the Left, Londres, Jonathan Cape, 1972. 308 p.
SERMAN, William. La Commune de Paris (1871), Paris, Fayard, 1986. 621 p.
C’est un Paris humilié par la défaite et affamé par le blocus des Prussiens qui se trouve au bord de la révolution en février 1871, alors qu’une Assemblée nationale à majorité monarchiste vient d’être élue pour négocier la paix. La vie dans la capitale est malsaine, car la misère y règne avec une intensité telle que la révolution paraît inévitable. De la mi-février à la mi-mars, les Parisiens endurent les misères et déceptions nées du siège de la capitale. Ils doivent aussi supporter les maladresses d’une Assemblée sourde à leurs revendications, telles la suspension du moratoire des loyers et la suppression de la solde des Gardes nationaux, pour ne nommer que quelques facteurs ayant poussé à la révolution du 18 mars. Enfin, les tentatives de Versailles de reprendre les canons de Montmartre, appartenant à la Garde nationale, viendront mettre le feu aux poudres d’une révolution. De celle-ci émergera une Commune désireuse d’assurer à la population la garantie de l’autonomie municipale et de la République universelle.
Dessin de Jacques Tardi montrant la répression de la Commune de Paris par les forces versaillaises au printemps de 1871.
C’est dans ce contexte de révolution et d’anarchie que le Comité central de la Garde nationale, seule force encore capable de restaurer l’ordre, se trouve en possession du pouvoir le 18 mars, trois jours après sa formation définitive. Ce conseil civil, seul « gouvernement de fait » placé à la tête d’une force armée de 200,000 hommes, veut cependant rendre légitime le pouvoir et propose de faire des élections en ce sens. Tenues le 26 mars, les élections aboutiront à la formation de la Commune de Paris qui ne fut pas uniquement un gouvernement insurrectionnel, mais davantage une tentative de gouvernement de tendance révolutionnaire à l’intérieur d’un cadre municipal. Ce gouvernement se dit être en dehors des griffes de l’État, sous l’auspice d’une confrontation des pouvoirs où le théorique (décisions, décrets, réflexions…) entra en conflit ouvert avec le pratique (pouvoir de la rue, actions, manœuvres…). Pour ma part, je crois que la Commune représentait le pouvoir du théorique et le Comité central le pouvoir d’ordre pratique.
Cette manière de voir les choses constitue, si l’on veut, un cadre méthodologique permettant de chercher et comprendre si, face aux responsabilités relatives au fonctionnement quotidien des services publics dans le cadre urbain parisien, le Comité central de la Garde nationale a adopté une attitude de gestion ou de surveillance, selon qu’il ait dû se confronter aux représentants de la Délégation (maires, adjoints et députés) ou à ceux de la Commune.
D’abord, le Comité central a dû gérer Paris entre le 18 et le 26 mars 1871. De cette date, la Commune prit la relève. Le problème, et c’est ce qui justifie toute cette problématique, est que l’attitude du Comité central n’est pas claire. Avant les élections du 26 mars, je pense qu’il a « géré » Paris, sauf que l’autonomie des arrondissements était encore assez forte. Sous la Commune, le Comité central a remis ses pouvoirs à cette dernière, mais en gardant toujours un œil sur les affaires, voire à en assurer l’administration. Le cas de l’administration de la Guerre (la défense de Paris) est percutant sur ce point.
Voilà donc pourquoi nous pouvons parler d’une « dualité des pouvoirs ». Au niveau du pouvoir politique, je pense que la Commune de Paris est génératrice d’un espace urbain se divisant en deux branches. Premièrement, que ce soit de manière directe ou non, il existait sous la Commune un type d’espace que nous pouvons qualifier de la rue. Cet espace met surtout en scène le Comité central dans l’application concrète du pouvoir. En d’autres termes, la gérance des décisions prises en haut relève de l’immédiat, du concret, de la prise de contact directe avec la rue. C’est tout le contraire du second type d’espace urbain que j’ai identifié. Cet espace, représenté dans un premier temps par la Délégation et ensuite par la Commune, est théorique et argumentaire. Il met l’accent sur la société civile, car il constitue un ensemble qui étudie les décisions au sens théorique sans se soucier nécessairement des conséquences dans la rue. Cet espace politique parisien est indirect, médiatisé et, on s’en doute, en conflit ouvert avec le premier type d’espace ayant pour acteur principal le Comité central.
Un symbole fort de la résistance parisienne: la barricade.
Cette catégorisation en deux volets de l’espace urbain parisien n’est pas étanche, car le théorique et le pratique s’entrecoupent selon les circonstances, mais le portrait global demeure, soit que le Comité central travaille sur le terrain et la Commune dans les « décrets », à l’Hôtel de Ville. Notre approche pour une histoire politique de la ville est soutenue par une série de sources tels les Procès-verbaux et le Journal officiel de la Commune qui, bien que se contredisant entre elles quelques fois et ne rapportant pas fidèlement les décisions et gestes commis, n’en demeurent pas moins une mine d’or d’informations relatives à l’attitude du Comité central au cours des 73 jours que dura la Commune.
De la révolution aux élections: l’administration de Paris par le Comité central et les conflits juridictionnels avec les élus parisiens de la Délégation
Après l’échec de l’assaut contre Montmartre, Adolphe Thiers et le gouvernement évacuèrent Paris pour Versailles, laissant derrière une ville sans administration. Les maires, adjoints et députés parisiens élus à l’automne de 1870, et mieux connus sous le nom de Délégation, se sentaient légitimés à gouverner la capitale. Fort d’un appui populaire massif, le Comité central de la Garde nationale pense quant à lui être le plus apte à gérer Paris. C’est dans ce contexte que le Comité central fut placé à la tête de Paris entre le 18 et le 26 mars, jour des élections de la Commune.
Le programme politique du Comité central
Organe puissant d’une révolution qui prend de l’ampleur, le Comité central est placé à la tête de Paris avec un programme politique qu’il entend réaliser afin de montrer à la population qu’il sait respecter ses promesses. D’abord, le Comité central se composait de nouveaux venus en politique, peu préoccupés par les systèmes, mais soucieux de sauver la République. De plus, la plupart de ses membres ne voulaient pas prendre part à une direction effective des affaires, mais plutôt contrôler l’administration de la Garde nationale et des services publics. Plus précisément, les hommes du Comité central prônaient un programme à partir de deux thèmes centraux: sauver la République et assurer à Paris sa municipalité. Dans l’immédiat, le Comité central se proposait de combattre la misère du peuple parisien et son président, Édouard Moreau, résuma cette idée: « (…) faire les élections dans le plus bref délai, pourvoir aux services publics, préserver la ville d’une surprise. »
La question de préserver la République constituait pour le Comité central l’artère vitale de sa raison d’exister, dans la mesure où persistait la double menace des sièges prussien et versaillais autour de Paris. La partie théorique de son programme avance que le Comité central n’était pas responsable de la présente guerre civile, qu’il n’avait fait que répondre à une agression des Versaillais, qu’il a suivi le peuple en occupant l’Hôtel de Ville abandonné par Ferry et que Paris devenait le « symbole d’une thèse de complot contre la République », alors que Versailles voulait réduire au silence la capitale (décapitalisation, ruine du commerce, etc.).
N’ayant pas ou peu d’opposition sérieuse dans la capitale, et encore moins du côté de la Délégation, le Comité central doit s’appuyer sur ces bases afin de rendre concrète la gestion des affaires, car il se trouve seul aux commandes. En réponse à une question de Georges Clemenceau sur les intentions du Comité central, Eugène Varlin, le délégué aux Finances, réplique que son organisme veut un conseil municipal élu (confirmé par la rédaction d’une charte), des franchises communales pour Paris, la suppression de la Préfecture de Police, une plus grande autonomie pour la Garde nationale, un moratoire sur les paiements de loyers en dessous de 500 francs et le retrait de l’armée à vingt lieus de la capitale. Outre le dernier point, le Comité central s’efforça d’appliquer ce programme politique, malgré l’anarchie régnant dans Paris. Un de ses membres, Arthur Arnould, dit que ce programme gestionnaire n’a rien d’utopiste, car, dans pareille situation, la Délégation n’aurait pas mieux administré la capitale. Par ailleurs, le Comité central pouvait appliquer un certain nombre de mesures simples et efficaces voulues depuis longtemps par Paris comme: le droit d’association, le droit de réunion et la liberté de la presse et du citoyen.
La destruction de la Colonne Vendôme.
Le programme du Comité central fut-il appliqué dans son intégralité? La réponse semble être non, car le temps manqua pour une tâche qui fut trop lourde. Le Comité central pouvait difficilement répondre aux attentes de Paris alors que la population désirait davantage. Selon W. Serman, Paris souhaitait l’abolition pure et simple de toute forme de gouvernement, même républicain, tout en se protégeant d’un éventuel rétablissement d’une autorité urbaine quelconque. Le nouvel espace politico-urbain de Paris devait se définir par une décentralisation massive de l’administration en passant par la régénération sociale fondée sur la paix et le travail, comme le proposait Charles Beslay du Comité central. En attendant, les intentions du Comité central étaient honnêtes quand celui-ci affirma, le 26 mars, que son mandat était terminé et qu’il confiait à des mains prétendument plus qualifiées le pouvoir dans la capitale.
Le programme politique de la Délégation
L’autorité légale, telle qu’elle se nommait, s’occupa pendant la semaine du 18 au 26 mars à bâtir un contre-argumentaire au programme politique du Comité central. La « priorité administrative » de la Délégation relève du théorique, dans la mesure où elle voulait voir le Comité central disparaître et elle jouait souvent la carte du mensonge en affirmant que Versailles reconnaissait certaines réclamations de Paris telles celles mentionnées précédemment. Dans les faits, c’est Clemenceau, maire du XVIIIe arrondissement, qui représente ou dissimule le mieux les intentions de la Délégation en recevant le 19 mars au soir les membres du Comité central. Clemenceau construit son argumentation en trois points, dont le premier vise directement la conduite du Comité central. Clemenceau lui dit qu’il fait fausse route, qu’il ne gère nullement Paris, qu’il est illégitime et responsable de la panique dans la population.
Le médecin-maire reconnaît par contre que Paris, et non le Comité central, a des revendications légitimes et que l’Assemblée nationale doit reconnaître le statut particulier de la métropole dans la France. Enfin, Clemenceau demande au Comité central de laisser sa place à la Délégation en promettant que celle-ci ira négocier avec Thiers toutes les concessions nécessaires. Cette promesse prit une forme plus concrète, le 22 mars, par la déclaration suivante des maires et députés dans le Journal officiel : « (…) nous avons résolu de demander aujourd’hui même à l’Assemblée nationale l’adoption de deux mesures qui, nous avons espoir, contribueront, si elles sont adoptées, à ramener le calme dans les esprits. Ces deux mesures sont: l’élection de tous les chefs de la Garde nationale et l’établissement d’un conseil municipal élu par tous les citoyens. »
Tous républicains, les maires et députés analysaient d’une manière réaliste la situation dans Paris. Benoît Malon, membre de la Délégation, dit à Varlin que seuls les élus de 1870 peuvent récupérer une partie des revendications, dont celle d’un conseil municipal élu et le report des échéances sur les loyers, mais sans pousser plus loin. Le 21 mars, le Journal officiel traduit cette attitude de la Délégation: « Nous estimons, en outre, que notre présence au poste que vos suffrages nous ont assigné ne saurait être inutile, soit qu’il s’agisse de consolider la République, soit qu’il y ait à la défendre. » Malon se base aussi sur une circulaire émise par le ministre de l’Intérieur Ernest Picard, le 19 mars, qui confiait de façon provisoire l’administration de Paris à la réunion des maires et députés. Ce désir d’un retour à la normale était le point central du programme de la Délégation qui n’a pu être appliqué, car le Comité central décida de faire les élections qui ont amené la Commune au pouvoir. La Délégation et le Comité central aspiraient tous deux à la légalité. Le premier disait déjà la détenir tandis que le second entendait y parvenir par les prochaines élections. Cette pression des maires et députés sur le Comité central constituait une autre revendication, soit celle de prendre la place de ce dernier.
L’Hôtel de Ville, les ministères et les mairies : lieux et symboles des enjeux politiques
Si les deux points précédents nous ont permis de saisir brièvement l’accaparement d’un espace politique théorique, via la promotion des programmes politiques respectifs, il faut également tenir compte de la prise de possession physique des lieux et symboles de l’espace politique parisien. Pour le Comité central, la possession de l’Hôtel de Ville, des ministères et des mairies influença la fixation des priorités administratives pendant la courte gestion des affaires du 18 au 26 mars 1871.
Cela dit, le départ du gouvernement Thiers pour Versailles laisse un vide dans Paris au 18 mars. Immédiatement, le Comité central envoie des hommes se saisir des édifices publics d’importance. Par exemple, des figures jusque-là inconnues de la politique parisienne (Jourde et Varlin aux Finances, Eudes à la Guerre, Duval et Rigault à l’ex-Préfecture de Police, Assis à l’Hôtel de Ville, etc.) iront s’emparer des lieux du pouvoir. L’occupation de l’Hôtel de Ville fixe d’entrée de jeu une priorité administrative qui consiste à rassurer la population: « Le nouveau Gouvernement de la République vient de prendre possession de tous les ministères (…) Cette occupation, opérée par la Garde nationale, impose de grands devoirs aux citoyens qui ont accepté cette tâche difficile. » Ensuite, il fallait organiser des élections: « Maître (le Comité central) du Palais municipal (…), sa première pensée fut d’abdiquer (…) et de convoquer les électeurs pour l’établissement d’une Assemblée communale qui prendrait sa place. »
Les ruines de l'Hôtel de Ville incendié sous la Commune.
La possession, mais surtout l’occupation obstinée des lieux du pouvoir, en attendant les élections, devient le prétexte d’un bras de fer livré avec la Délégation sur la question bien connue de la légitimité de ce « pouvoir ». Camille Pelletan résume ce début d’empoignade: « Qu’était-ce en effet que le pouvoir de l’Hôtel de Ville? Une assemblée municipale qui prétendait être une Assemblée politique souveraine. » C’est à ce moment que la Délégation voudra intensifier son désir de voir le Comité central quitter le pouvoir. Le 20 mars, au matin, le maire Bonvalet du IIIe arrondissement vint avec deux adjoints réclamer les franchises à l’Hôtel de Ville, en pensant que le Comité central, qui avait envoyé la veille quelques délégués pour discuter, allait céder.
L’occupation des édifices publics aurait dû, en théorie, faciliter la réorganisation de l’administration, mais le Comité central devait surveiller l’agitation constante des opposants à sa politique. À titre d’exemple, la mairie du IIe arrondissement fut un important bastion de résistance regroupant certains maires (Tirard, Dubreuil, Héligon) qui avaient récupéré les éléments fidèles de l’ordre afin de lancer une offensive contre l’Hôtel de Ville. Des endroits comme les rues Vivienne, Richelieu, du Quatre-Septembre, la Place Vendôme ainsi que la gare de Saint-Lazare constituaient des postes avancés des forces de la Délégation. Autrement dit, la possession de l’Hôtel de Ville et des ministères, censés être les bâtiments les plus importants, n’empêcha pas la résistance dans les quartiers, où des mairies (IXe et XVIe arrondissements) se présentaient comme des bâtons dans les roues du Comité central.
Les clés du pouvoir et les autonomies municipales
L’occupation de l’Hôtel de Ville et des ministères par la Garde nationale donna l’opportunité à son comité central de freiner l’élan de la Délégation dans ses tentatives de récupérer le pouvoir. Or, cette centralisation du pouvoir n’empêcha pas cependant les municipalités ou arrondissements de Paris de garder une certaine forme d’autonomie dans la gestion des affaires courantes. Autrement dit, la Délégation semble détenir quelque pouvoir via les mairies, mais celui-ci peut être contré par l’action des institutions politiques occupées physiquement par la Garde nationale.
La désorganisation de l’administration parisienne, suite au départ des fonctionnaires et au sabotage des cachets, registres et caisses des mairies, obligea le Comité central à tout réorganiser (octroi, voirie, éclairage, assistance publique, etc.). Par contre, bien que le Comité central pouvait assurer une sécurité physique contre une agression de l’extérieur, les mairies étaient encore les symboles de la sécurité sociale tant recherchée (nourriture, habillement et logement). Ces autonomies municipales, que tente de garder la Délégation et que veut récupérer le Comité central, existent amplement depuis septembre 1870, car « (…) le peuple a progressivement créé les cadres communautaires et libertaires de sa vie quotidienne, en marge des institutions régulières sur les bases de la fraternité et du principe fédératif. » Les institutions parisiennes ne disparaissent pas pour autant, mais elles doivent se plier à l’idée communaliste, donc aux principes de gestion en commun de l’administration parisienne.
Malgré ses efforts, la Délégation perdait progressivement de sa puissance et n’était plus en mesure d’orienter la population vers ses vues. Le Comité central a par conséquent géré Paris en comblant les vides dans les ministères, mais il a dû contrôler l’action de la résistance qui voulait l’empêcher de faire des élections. Le résultat de la victoire du Comité central sur la Délégation se traduit dans ce manifeste du 25 mars : « Le Comité central de la Garde nationale, auquel se sont ralliés les députés de Paris, les maires et adjoints, convaincus que le seul moyen d’éviter la guerre civile, l’effusion de sang à Paris et, en même temps, d’affermir la République, est de procéder à des élections immédiates, convoque pour dimanche (26 mars) tous les citoyens dans les collèges électoraux. »
Entre surveillance et gestion : la place du Comité central dans la répartition des services publics parisiens et les relations avec les arrondissements
La journée du 26 mars 1871 est donc celle de l’élection de la Commune de Paris, qui sera proclamée officiellement deux jours plus tard. Le « danger » de la Délégation est maintenant écarté et il se passe une période de transition entre ces deux journées afin de laisser du temps aux élus de la Commune dans chaque arrondissement de prendre leur place à l’Hôtel de Ville. Normalement, le Comité central laisse ses pouvoirs à la Commune sauf qu’il continue de garder un œil sur les affaires, notamment en ce qui a trait aux commissions communales (« ministères ») et aux relations avec les municipalités.
L’étendue des pouvoirs des commissions communales : quelques exemples
L’étude des pouvoirs réels détenus par chacune des commissions communales est révélatrice de l’influence du Comité central, qui tente de contrôler tant bien que mal les affaires. Le premier constat est simple: l’ampleur du travail est écrasante. Les besoins de Paris sous la Commune sont nombreux, comme: le vote du budget, la fixation et la répartition des impôts, l’organisation de la magistrature et de la police, la garantie des libertés individuelles, l’organisation de la défense urbaine, etc. Ce sont donc neuf commissions qui doivent se partager l’exercice du pouvoir et chaque délégué passe la majorité de son temps à faire la navette entre l’Hôtel de Ville, son bureau de commission et les mairies.
Selon Max Pol-Flouchet, cette articulation de l’administration devait se découper en trois plans hiérarchiques, en passant de la rue aux décrets: 1) les membres de la Commune et leurs relations avec les arrondissements (plan horizontal); 2) la création de neuf commissions se partageant les affaires au niveau de la cité (plan vertical); 3) une commission exécutive de 19 membres coordonnant le tout (plan central). Le problème le plus urgent à régler implique directement le Comité central au niveau de la solde des Gardes nationaux. Varlin et Jourde, délégués aux Finances, doivent d’abord, pour ne pas mettre inutilement de la pression sur les coffres du Trésor public de Paris, emprunter au banquier Rothschild la somme de 500,000 francs pour régler les comptes immédiats. Cet événement se passait avant les élections du 26 mars et c’est que qui nous amène à croire que le Comité central voulait d’autant plus garder un œil sur l’action des gens dont la tâche était de verser la solde aux Gardes nationaux sous la nouvelle Commune.
Une pièce d'artillerie en position près d'une barricade.
Au niveau des services publics, Jules Andrieu, commissaire à cette tâche, se plaint de l’anarchie qui règne dans Paris sous la forme d’une mauvaise division du travail et accuse le Comité central d’en être responsable : « (…) on reconnaîtra sans peine dans cette mauvaise classification des besoins d’une grande cité, voulant vivre en gardant son autonomie, l’insuffisance politique et administrative qui avait présidé à la création de ces neufs rouages (commissions), dont quelques-uns étaient superflus et dont beaucoup se contrariaient les uns les autres. La division du travail communal qu’avait faite le Comité central et qu’avait conservée la Commune était malheureusement calquée sur le double groupement municipal et gouvernemental des administrations des anciens régimes. »
La vision idéale qu’avait Andrieu d’une organisation communale efficace devait faire fi de tout antagonisme entre le Comité central et la Commune. Il va même jusqu’à dire que les membres les plus doués du Comité central auraient dû siéger pleinement aux postes dont on croyait déceler certaines compétences. Cela éviterait de sentir constamment le poids du contrôle pour passer à celui d’une gestion en continuité avec ce qui s’était passé avant le 26 mars. Le problème était justement que ce qui s’était produit avant le 26 mars était le fruit des actions du Comité central pour la capitale. Voulait-il perdre ses acquis, ses réalisations administratives au profit d’une Commune composée de 80 membres et dont seulement une vingtaine venait directement de ses rangs? Il est peut-être plus facile, dans ce contexte, de comprendre pourquoi le Comité central a alors eu « peur » de se voir reléguer au second rang, à la simple administration de la Garde nationale dont il émane.
Ce que dénonçaient par ailleurs certains membres du Comité central était la façon dont on nommait les fonctionnaires communaux. Il n’y avait aucun des principes démocratiques connus dans la nomination de ceux-ci. L’élection ou le concours ne faisaient pas partie des procédures d’embauche sous la Commune et le tout se faisait de façon arbitraire, souvent par un décret, que l’on peut associer à du patronage. Par exemple, le service télégraphique, selon Andrieu, était en si mauvais état qu’il devenait abandonné: « (…) à des vanités incompétentes et au système des élections si déplorables quand il ne s’arme pas de la garantie d’examens préalables (…) » Cette manière de procéder, combinée avec le « vide administratif qui caractérise la capitale au lendemain de l’insurrection », amène le Journal officiel à publier, le 25 avril par la voix de son Directeur: « (…) le devoir pénible, mais aujourd’hui nécessaire, de sonder la conscience du fonctionnaire, afin d’assurer les intérêts généraux de l’administration et de justifier la confiance mise en nous par la Commune de Paris et par le peuple. » Que pouvait faire le Comité central devant les accusations d’ingérence qu’on lui portait, alors qu’il ne faisait que constater une situation de débordements causés par l’incompétence et le manque d’effectifs de l’administration?
Malgré toutes les défaillances des commissions communales dans les circonstances, Jean Bruhat trace un portrait somme toute positif des 73 jours que dura la Commune. Il cite les cas du délégué Viard, qui assura le service des subsistances en luttant contre la spéculation et les taxes exagérées, tout en faisant appel au concert des municipalités. Le ciseleur Theisz s’occupa des Postes avec un brio tel qu’il remit, selon Bruhat, les services en marche en 48 heures. La Santé, sous la direction de Treillard, était vidée de son parc d’ambulances (situé au Palais de l’Industrie), mais put néanmoins réorganiser les services, notamment aux soins apportés aux nombreux soldats blessés.
Les municipalités, la Commune et le pouvoir autonome : la place du Comité central dans ce processus
Le Comité central n’est pas uniquement aux prises avec les commissions communales, car il désire aussi surveiller la réorganisation forcée des administrations municipales dans ce contexte de révolution. En fait, le Comité central voulait, selon W. Serman, « institutionnaliser l’anarchie » en renonçant à gouverner les hommes pour n’administrer que les choses, la matérialité.
C’est avec cette pesante dualité des pouvoirs entre le Comité central et la Commune que les municipalités de Paris doivent vivre au jour le jour. Dans ses relations avec les arrondissements, la Commune fixe le 30 mars les règles qui visent à s’assurer de la direction administrative de chaque municipalité, de l’adjonction à chacune d’elle des commissions pour l’expédition des affaires et, enfin, de la bonne gérance des actes de l’état civil. Cette déclaration ne limite pas cependant le pouvoir de fait constitué par le Comité central, et ce, malgré sa promesse de se retirer après l’avènement de la Commune. Cette dernière a souvent accusé les municipalités de ne pas appliquer les décisions prises en haut. Or, dans les faits, le Comité central est en partie responsable de la discorde ainsi causée. Par exemple, la Commune voulait que les municipalités se chargent de l’organisation civile de la défense des quartiers. Outre le cas du Ve arrondissement, le pouvoir civil n’a jamais pu prendre concrètement la direction des légions, car le Comité central exerçait sur elles un contrôle déjà effectif. Plus tard, le 16 avril, la Commune demande à nouveau aux municipalités de gérer les Conseils de légion contre ceux refusant de se battre. Ce décret communal vient mettre le feu aux poudres dans les relations entre le Comité central et les municipalités, car, selon le Comité, les Conseils de légion relèvent de l’organisation interne de la Garde nationale et, en somme, les arrondissements (le pouvoir civil) n’ont rien à voir dans le domaine militaire.
Un exemple de décret publié sous la Commune.
Un autre problème résidait dans le fait que la Commune avait confié aux municipalités le soin de réquisitionner les armes et de poursuivre les réfractaires. Encore une fois, le Comité central, pour les mêmes raisons, s’insurge devant ce problème de juridiction. Pire encore, les municipalités prenaient parfois les devants quand il s’agissait de nommer les chefs des légions. La réorganisation des bataillons passait d’abord par la nomination d’un chef. Celui-ci devait, en théorie, être élu par le Comité central de la Garde nationale, mais les arrondissements nommaient parfois les dirigeants sans consulter le Comité central. Il n’y a, selon André Decouflé, que deux arrondissements (les IXe et XIe), qui obéirent au doigt et à l’œil aux décrets de la Commune. Le IXe avait perquisitionné à domicile les armes et équipements militaires, tandis que le XIe ordonna à la Garde nationale d’évacuer les églises, temples et synagogues de sa municipalité.
Le terrain de l’enseignement offrit d’autres possibilités de conflits à trois. Plus précisément, les questions de la laïcité et de l’enseignement professionnel posèrent des tracas. La Commune voulait, dans un premier temps, centraliser le dossier du recrutement des maîtres. La plupart des municipalités adhéraient au principe de la promotion de la laïcité de l’enseignement sauf que le délégué communal à la question, Vaillant, s’empressa de devancer ces dernières. Bien que les historiens n’en fassent guère mention, je pense que le Comité central était préoccupé par la question de l’enseignement, dans la mesure où celui-ci tenait fièrement à défendre les principes classiques de la Révolution et que c’est l’école, organe performant de diffusion, qui devait s’en charger. Voilà donc pourquoi les municipalités qui ne voulaient pas adhérer à la laïcité de l’enseignement faisaient l’objet d’une surveillance plus étroite selon mon hypothèse.
Par ailleurs, la Commune ne cherche pas à froisser les libertés religieuses. Cependant, des arrondissements comme le IVe s’écartaient des décrets communaux en affirmant simplement la « neutralité de l’école publique ». Plus libérale encore, la municipalité du VIIIe arrondissement, dirigée par l’excentrique Jules Allix, admettait la coexistence des écoles laïques et confessionnelles. Quant aux XIIIe et XVe arrondissements, ceux-ci prônaient l’enseignement confessionnel et rejetaient les tentatives du pouvoir central de laïciser l’éducation. Nous avons donc un portrait se divisant en trois catégories bien distinctes, où le Comité central avait des intérêts à défendre, selon la politique éducationnelle adoptée, car de là dépendait le bon cheminement de la révolution.
Les membres de la Commune sont déchirés entre eux quant à l’attitude à adopter face aux municipalités. Pour le citoyen Lefrançais, il importe que les arrondissements soient autonomes afin de pourvoir aux besoins de la population. Beslay, le doyen des communards, pense plutôt qu’il ne faut pas laisser d’autorité aux municipalités. La question des douanes stigmatise encore une fois cette opposition lors des réunions tenues à l’Hôtel de Ville. Par exemple: « Le citoyen Meillet donne lecture d’une lettre, au sujet d’un nouvel empiétement du Comité central, qui prétend se réserver le droit de viser les passeports. Un citoyen, ayant un passeport en règle de la Commune, n’a pu passer aux portes de Paris, parce que son passeport ne portait pas les cachets de la douzième légion. »
Ce fait survenu dans le XIIe arrondissement à la porte de Vincennes n’est qu’un exemple d’une accumulation d’incidents, si l’on se rapporte aux Procès-verbaux. Cluseret, délégué à la Guerre, statuait sur l’interdiction faite à la Garde nationale d’entraver le commerce dans les gardes et postes frontaliers. Dorénavant, cette forme de « guerre non officielle », mais bien présente entre la Commune et le Comité central ira en s’accentuant jusqu’au 21 mai, date à laquelle les troupes versaillaises entrèrent dans Paris. Edward S. Mason résume la situation: « In addition to the municipal commission, every arrondissement has its Legion Council and Legion General Staff, under the general supervision of the Central Committee. These organizations had a finger in the administration and the inexact division of function was a cause of considerable friction. »
Franklin et la route vers une guerre généralisée (1778-1779)
Peinture de Rob Chapman montrant un soldat britannique blessé à la bataille de Guildford Courthouse (1781).
Contrairement à la prise de Philadelphie, la défaite des Britanniques lors de la campagne de Saratoga transforma radicalement la guerre. Réalisant que cette défaite anéantit les espoirs de victoire des Britanniques, le premier ministre Lord North dépêcha en Amérique, en février 1778, une nouvelle commission de paix afin de négocier avec le Congrès. Par contre, la Commission Carlisle ne disposa pas du pouvoir de reconnaître l’indépendance américaine, ce qui fit qu’elle fut largement ignorée par le Congrès.
Entre temps, un autre Américain du nom de Benjamin Franklin, qui vivait à Paris depuis 1776, utilisa la victoire de Saratoga et la possibilité d’un rapprochement anglo-américain dans le but de persuader la France de signer des traités avec les États-Unis. Ce faisant, l’Amérique allait recevoir des fournitures militaires en plus de voir la France s’engager à envoyer des troupes de l’autre côté de l’océan. En 1779, l’Espagne entra également dans le conflit aux côtés de la France et lorsque l’Angleterre déclara la guerre à la Hollande (pour avoir entretenu des relations commerciales avec les États-Unis et la France), la révolution américaine se transforma en un conflit généralisé.
Les premiers mois de 1778, qui virent d’intenses négociations entre les États-Unis et la France sous l’égide de Franklin, correspondent aussi avec une réorientation de la stratégie britannique, à la lumière de l’expansion mondiale du conflit. Le besoin d’écraser la rébellion devint subordonné à une stratégie visant la protection des possessions britanniques aux Indes et en Méditerranée. Par ailleurs, l’échec du général Howe à vaincre l’armée affaiblie de Washington localisée à Valley Forge (Pennsylvanie) entraîna son rappel puis son remplacement par Sir Henry Clinton. Ce dernier reçut l’ordre d’évacuer Philadelphie et de regrouper ses forces à New York et à Newport (Rhode Island).
Ayant ainsi débuté l’évacuation de Philadelphie en juin 1778, l’armée de Clinton fut prise d’assaut par Washington, dont les troupes beaucoup mieux entraînées et disciplinées émergèrent de Valley Forge pour livrer bataille à Monmouth (28 juin). Celles-ci furent entraînées par un habile général attiré par la cause américaine, le Prussien Friedrich, baron von Steuben. Ce dernier transforma l’Armée Continentale et en fit un instrument de guerre capable d’affronter les réguliers britanniques. Ce furent donc deux armées relativement égales qui s’affrontèrent à Monmouth, malgré que cette bataille ne fut pas concluante, sauf que ce fut au final la cause américaine qui en sortit à nouveau vainqueur. Par exemple, l’échec d’une force franco-américaine visant à prendre Newport en août, une campagne dans laquelle un nouveau régiment d’Afro-Américains du Rhode Island sous les ordres du colonel Christopher Green se distingua, puis un autre revers subi par un contingent franco-américain devant Savannah (Georgie) en octobre, démontra que cette alliance constitua malgré tout un obstacle de taille à la victoire britannique.
Représentation de George Washington à la bataille de Monmouth (28 juin 1778).
La campagne de Pennsylvanie entre Washington et Clinton vit le front se stabiliser, si bien que la guerre prit une nouvelle expansion dans d’autres théâtres, comme à l’ouest des États-Unis, de même que dans les Antilles. À cet égard, les Américains effectuèrent un raid sur Nassau dans les Bahamas britanniques au début de 1778, ce qui donna une dimension navale au conflit. Par exemple, le capitaine américain John Paul Jones partit d’un port français à bord du Ranger et il attaqua le port anglais de Whitehaven, puis il captura plus tard le navire H.M.S. Drake au printemps de la même année. Avec l’entrée en guerre de la France, les Indes devinrent à leur tour un important théâtre de la guerre navale. Aux Antilles, les Français capturèrent la Dominique (8 septembre 1778), perdirent Sainte-Lucie (13 novembre), mais purent prendre Saint-Vincent (16 juin 1779) et la Grenade (4 juillet). Pour sa part, lorsqu’elle déclara la guerre à l’Angleterre, l’Espagne entreprit un long siège de Gibraltar (21 juin 1779 – 6 février 1783), puis menaça avec la flotte française le passage dans la Manche au cours de l’été de 1779, ce qui fit craindre à l’Angleterre une invasion de son territoire.
À l’Ouest, le long de cette vaste frontière occupée par de nombreux avant-postes britanniques, les colons américains étaient sujets à de fréquentes attaques de la part des loyalistes et de leurs alliés autochtones. En 1776, les Cherokees avaient attaqué la frontière de la Caroline et l’année suivante, Lord George Germain voulut exploiter les autochtones afin qu’ils poursuivent des raids de terreur contre les colons. Croyant de son côté que la seule manière de faire cesser ces raids meurtriers consista à l’étouffement de l’influence britannique dans la région, George Rogers Clark lança avec ses troupes une spectaculaire campagne militaire qui débuta dans l’actuel territoire de l’Illinois. À la tête de rudes combattants, donc des colons du Kentucky, Clark captura Kaskaskia (Haute-Louisiane) et Vincennes en 1778 et 1779.
Carte des principaux théâtres d'opérations de la guerre d'indépendance américaine. (Cliquez pour agrandir.)
D’autres raids eurent également lieu aux frontières des États de New York et de la Pennsylvanie, sans oublier les massacres de colons américains au Wyoming et dans Cherry Valley (New York), respectivement les 3 et 11 novembre 1778. En conséquence, Washington dut consacrer des ressources à éradiquer cette menace, notamment en y envoyant le général John Sullivan et quatre brigades d’infanterie pour éliminer ce qui restait de la présence britannique à l’Ouest, de même que la puissance militaire des Six Nations. Au cours d’une courte, mais vicieuse campagne, Sullivan remporta la victoire à Chemung et Newtown (août 1779), en plus d’entreprendre la destruction systématique du territoire iroquois. La résistance autochtone alla se poursuivre bien des années après la fin des hostilités, notamment dans le contexte de l’expansion de la colonisation à l’ouest des Appalaches.
La guerre d'indépendance des États-Unis divisa profondément la société américaine, à commencer par ceux qui avaient choisi de rester fidèles à la Couronne: les loyalistes. On estime à 19,000 le nombre d'individus qui ont combattu dans des unités "loyalistes" de 1775 à 1783.
Ces affrontements en d’autres théâtres d’opérations sont à remettre dans le contexte d’une pause relative de la campagne sur le principal théâtre du nord-est des États-Unis, du moins si l’on se fie au fait que Washington et Clinton demeurèrent inactifs pour la période allant de juin 1778 à juillet 1779. Ayant pris position à White Plains, juste au nord de la ville de New York, Washington fit bivouaquer son armée sous forme d’un arc géant autour de l’Hudson, ne serait-ce que pour protéger ses flancs. Les Britanniques firent mouvement vers King’s Ferry et s’emparèrent et fortifièrent la localité de Stony Point. Washington dépêcha alors son général Wayne pour attaquer cette dernière position. Au cours d’une brève, mais sanglante bataille, le 19 juin 1779, Wayne prit le fort et peu après, le major Henry « Light-Horse Harry » Lee captura la garnison britannique à Paulus Hook le 19 août.
Même si ces deux dernières missions constituèrent des engagements mineurs, il faut retenir que ces succès américains illustrèrent la montée du professionnalisme militaire des réguliers de l’Armée Continentale. Malgré tout, les Britanniques n’étaient pas prêts à abandonner la partie. Lorsque Clinton ordonna le repli de sa garnison basée à Newport, combiné aux renforts arrivés d’Angleterre sous les ordres de Lord Cornwallis, il apparut évident que Londres prépara une autre campagne majeure sur terre dans l’espoir de briser l’impasse.
La campagne du Sud (1780-1781)
Les premières années de la guerre d’indépendance des États-Unis virent des affrontements se dérouler essentiellement dans les États du nord-est, comme dans New York, en Pennsylvanie et au Massachusetts. Par contre, il faut noter également que lors des dernières années de ce long conflit, le pôle des opérations s’est déplacé plus au sud. Ayant en effet capturé Savannah (Géorgie) en décembre 1778, puis sécurisé l’est de la Floride, les Britanniques consacrèrent d’importantes ressources afin de garder le contrôle du sud des États-Unis. Comme mentionnée, cette zone n’avait pas été le théâtre d’affrontements majeurs depuis 1776, bien que le développement des opérations à partir de l’Ouest (et même dans les Indes) avait transformé le sud des États-Unis en une région stratégique. Cette zone s’avéra cruciale pour la sécurité des Caraïbes, si bien que le commandement britannique espéra que la présence de ses troupes alla réveiller le sentiment loyaliste endormi.
Concrètement, et au-delà des sentiments patriotiques, les Britanniques souhaitèrent porter le conflit dans cette région afin qu’elle serve de base pour de futures opérations tous azimuts. Encore une fois, la stratégie britannique comporta des failles qui leur seraient ultérieurement fatales. Premièrement, la vigueur du sentiment loyaliste dans le sud des États-Unis apparut beaucoup moins forte qu’escomptée et, deuxièmement, le dur comportement des troupes britanniques et celui de leurs alliés loyalistes aliénèrent les citoyens, dont plusieurs joignirent la cause patriote.
Le siège de Charleston (Caroline du Sud) par l'armée britannique au début de 1780.
Cela dit, la stratégie consista donc à concentrer les efforts au sud, tout en laissant au nord le général Wilhelm van Knyphausen dans la ville de New York avec à sa disposition un contingent de force égal à celui de Washington lui faisant face, tandis que Henry Clinton, avec Lord Cornwallis comme commandant en second, prit la mer avec 8,000 soldats pour débarquer à Charleston, le 26 décembre 1779. Retardés par de violentes bourrasques, les Britanniques purent finalement débarquer à John Island au sud de Charleston, le 11 février 1780 puis lors d’une des plus brillantes manœuvres britanniques de la guerre, coincer le général américain Benjamin Lincoln et son armée de 6,000 hommes dans la péninsule de Charleston.
Au cours de la pire défaite américaine de la guerre, Lincoln fut contraint de capituler avec son armée entière, le 12 mai. Ce faisant, les Britanniques purent sécuriser la voie maritime allant de la ville de New York jusqu’aux Caraïbes. Confiant alors que Cornwallis irait sécuriser toute la Caroline du Sud pour la Couronne, Clinton retourna à New York. Cornwallis fit donc mouvement vers le nord à partir de Charleston. Devant cette autre menace, le Congrès, et ce, contre l’avis de Washington, nomma le général Horatio Gates pour commander une nouvelle armée en formation au sud. Surprise puis battue à Camden (Caroline du Sud), l’armée de Gates fut mise en déroute complète jusqu’à ce que ses soldats puissent se regrouper beaucoup plus au nord, dans la région de Hillsborough en Caroline du Nord. Non sans surprise, cette défaite mit un terme à la carrière du général Gates.
Peinture de Pamela Patrick White représentant la bataille de Camden d'août 1780 (Caroline du Sud), l'une des pires défaites des forces américaines de la guerre d'indépendance.
Comme ce fut son intention dès le départ, et ayant pris soin de laisser quelques garnisons pour couvrir ses arrières, Cornwallis marcha en Caroline du Nord. Les affrontements dans les deux Carolines prirent la tournure d’une guérilla vicieuse, d’où l’hypothèse que le Congrès voulut remplacer Gates par un général aux nerfs plus solides et faisant preuve d’un plus grand esprit d’initiative en la personne de Nathanael Greene. Ainsi, la cause patriote fut renforcée lorsque des forces loyalistes sous les ordres du major Patrick Ferguson furent vaincues à King’s Mountain (frontière des Carolines) le 7 octobre 1780, par des troupes miliciennes commandées par les colonels John Sevier et Isaac Shelby.
Cette bataille de King’s Mountain constitua un tournant de la campagne du Sud, dans la mesure où nombreux furent les fermiers locaux à se joindre à la guérilla du coin commandée par Francis Marion et Thomas Sumter. La première conséquence fut que les lignes de communication de Cornwallis furent soumises à des attaques constantes. Cornwallis avait pu maintenir son avance au nord et capturer Charlotte (Caroline du Nord), mais il dut se départir de certaines de ses forces en décembre 1780 afin d’arrêter la guérilla. À cet effet, le lieutenant-colonel britannique Banastre Tarleton et ses troupes d’élite entreprirent une lutte sauvage à la guérilla locale tout le long des routes reliant les Carolines. Son principal adversaire à cette époque fut le général américain Daniel Morgan, qui avait reçu des renforts appréciables d’unités de milice. Morgan accepta alors la bataille rangée, qui fut livrée à Cowpens, dans la partie nord de la Caroline du Sud, le 17 janvier 1781. Bien que cette bataille fut très dure pour tous, Tarleton fut mis en déroute et Morgan le poursuivit vers le nord, tout en établissant la liaison avec les forces de Greene.
Reconstitution de la bataille de Cowpens de janvier 1781 (Caroline du Sud). Cette victoire majeure des troupes américaines confirma qu'en dépit de la prise de Charleston quelques mois plus tôt par les Britanniques, ceux-ci ne contrôlaient nullement le stratégique théâtre d'opération dans les Carolines.
La défaite britannique à Cowpens enragea Cornwallis qui décida de maintenir sa marche au nord, malgré que ses communications au sud furent loin d’être sécurisées. Cornwallis voulait trouver et anéantir l’armée de Greene. Pour ce dernier, l’idée consista à épuiser progressivement l’ennemi au cours de manœuvres qui amenèrent Cornwallis plus au nord avec ses troupes épuisées qui s’installèrent près de la rivière Dan. Ce faisant, Greene se rapprocha de Washington, qui lui envoya des renforts. Green décida alors d’offrir à Cornwallis la bataille qu’il attendait, cette fois à Guilford Courthouse (près de Greensboro, Caroline du Nord). Les Britanniques y remportèrent une victoire à la Pyrrhus le 15 mars 1781. Ce succès faillit démolir l’armée de Cornwallis, qui dut malgré tout se replier vers sa base de Wilmington afin de se reconstituer.
De son côté, Green prit la décision de rompre le contact avec l’ennemi et marcher au sud, dans le but de joindre les milices locales de Marion et Sumter et d’éliminer les garnisons britanniques isolées. En clair, les Britanniques étaient en train de perdre le contrôle du sud des États-Unis, ce qui ne fut pas sans enrager le haut commandement. De plus, et de sa propre initiative, Cornwallis décida d’envahir la Virginie en mai 1781, le tout au grand déplaisir du général Clinton.
La bataille de Guildford Courthouse du 15 mars 1781 en Caroline du Sud fut une victoire britannique, qui se battit à 1 contre 2 face aux Américains. Cependant, les pertes subies par chaque camp s'équivalèrent, si bien qu'à terme, les chances de l'Angleterre de remporter la guerre s'amenuisèrent.
En Virginie, les troupes britanniques du général Benedict Arnold (qui entre temps avait changé de camp) semaient la terreur dans les campagnes, tout en s’engageant dans une étrange guerre de manœuvre contre les forces régulières françaises nouvellement arrivées et commandées par le marquis de Lafayette. Les opérations se déplacèrent donc en Virginie, où Arnold et Cornwallis purent établir une liaison à Petersburg, puis marcher vers l’est. Leur objectif fut de se maintenir dans Yorktown afin de créer une base fortifiée, dans l’attente de renforts et d’autres ordres pour la suite des opérations. Sans trop le savoir, les Britanniques qui s’enterraient dans Yorktown étaient en train de creuser leurs propres tombes.
En effet, Cornwallis avait probablement sous-estimé la capacité des Américains et des Français à rassembler leurs forces pour les faire travailler ensemble de manière efficace. Or, en 1781, ce fut une réalité près de Yorktown: les Américains et les Français étaient présents sur le champ de bataille, prêts à attaquer. Dans ce contexte, rappelons que Washington reçut une excellente nouvelle. Il apprit que l’amiral français François Joseph, comte de Grasse, était en route vers la baie de Chesapeake avec une importante flotte et 3,000 soldats.
Cela étant, Washington put convaincre le général Jean Baptiste, comte de Rochambeau, qui commandait alors les forces françaises au Rhode Island, de faire la liaison avec le comte de Grasse et marcher plein sud vers la Virginie. Les Français du Rhode Island marchèrent au pas cadencé en couvrant une distance de 320 kilomètres en quinze jours et elles purent effectivement établir la liaison à la mi-septembre 1781. Les Britanniques tentèrent d’empêcher la liaison, mais le comte de Grasse put les repousser en mer, où il vainquit l’amiral Thomas Graves à la bataille de Virginia Capes (5 – 9 septembre 1781). Ainsi, la marine britannique défaite ne put porter secours à Cornwallis enfermé dans Yorktown. Celui-ci capitula le 19 octobre avec plus de 7,000 soldats.
Les soldats britanniques de Lord Cornwallis déposent leurs armes et capitulent à la suite du siège de Yorktown (Virginie) qui se termina le 19 octobre 1781. Cet épisode ne marqua pas la fin immédiate des hostilités, mais il constitua une importante étape vers les négociations de paix.
Conclusion: au lendemain de Yorktown
La chute de Yorktown ne mit pas immédiatement un terme à la guerre. Il y avait encore 22,000 soldats britanniques qui occupaient les villes de New York, de Savannah et d’autres postes. Par contre, la défaite de Yorktown avait sérieusement érodé la volonté de Londres de poursuivre les hostilités. Considérant que l’appui parlementaire pour la guerre s’effondra lorsque la nouvelle de la chute de Yorktown parvint à Londres en février 1782, le premier ministre Lord North démissionna le 20 mars et il fut remplacé par une coalition « antiguerre » dirigée par le marquis de Rockingham et Lord Shelburne.
Au moment où les négociations débutèrent à Paris, l’Angleterre ne sembla pas intéressée à accorder l’indépendance aux États-Unis, du moins dans un premier temps. Rappelons qu’au printemps de 1782, l’amiral britannique George Rodney remporta une victoire convaincante contre la flotte du comte de Grasse à la bataille des Saintes (Antilles) le 12 avril. Par ailleurs, Lord Howe parvint à rompre le long siège enduré par la garnison britannique dans Gibraltar en octobre. Ces deux victoires renforcèrent donc la position de négociation des Britanniques à Paris.
Célèbre peinture du peintre Benjamin West montrant les membres de la délégation américaine lors de la négociation du traité de paix à Paris en septembre 1783. Pour leur part, les Britanniques refusèrent de poser pour West, ce qui explique apparemment pourquoi le tableau ne fut jamais achevé.
Cependant, les Britanniques avaient commencé à se désengager du théâtre d’opérations de l’Amérique du Nord, notamment lorsqu’ils évacuèrent Savannah en juillet 1782, tout en consentant à conclure un traité de paix préliminaire avec les États-Unis en novembre. Par la suite, l’Angleterre conclut un armistice avec la France et l’Espagne au début de 1783 et la paix finale fut entérinée avec le Traité de Paris le 3 septembre. Ainsi, l’Angleterre reconnut la création des États-Unis d’Amérique indépendants, avec une frontière délimitée à l’est par l’océan Atlantique, puis à l’ouest par le fleuve Mississippi, bien que les frontières au nord et au sud demeurèrent ambigües.
Finalement, notons que la création des États-Unis sous un régime républicain fut un événement révolutionnaire de l’histoire moderne. Le républicanisme américain stimula le radicalisme politique en Angleterre, qui amena à son tour des réformes politiques graduelles au XIXe siècle. Les succès de la guerre d’indépendance américaine eurent également des impacts sur les activités révolutionnaires menées en Irlande, dans les Pays-Bas sous contrôle autrichien, puis de manière encore plus spectaculaire, en France à partir de 1789. L’exemple de la révolution américaine inspira aussi des révoltes coloniales en Amérique latine au début du XIXe siècle, ce qui amena la fin progressive de l’Empire espagnol sur ce continent.
La victoire américaine marqua le début d’une ère nouvelle pour les habitants des États-Unis. La première république des temps modernes était née, mais elle serait seulement la première étape dans la quête d’une plus grande stabilité politique pour les générations qui allaient suivre.
La guerre d’indépendance américaine de 1775 à 1783, qui fut le premier conflit colonial ayant amené la fondation de la première république moderne, les États-Unis, débuta dans le contexte d’une lutte visant la préservation des droits des Américains à l’intérieur de l’Empire britannique. Certains intellectuels de l’époque, entre autres Tom Paine, l’auteur de Common Sense (1776) et The Rights of Man (1791-1793), croyaient que la Révolution américaine avait fait davantage que n’importe quel autre conflit de l’Histoire afin d’illuminer le monde et amener l’humanité vers la modernité.
Cela étant, la guerre d’indépendance des États-Unis s’avéra être un « petit conflit » en comparaison de la Révolution française ou des guerres napoléoniennes qui s’ensuivirent. Elle fut néanmoins la plus longue des guerres menées par l’Amérique avant celles du Vietnam et de l’Afghanistan, comme elle fut le conflit domestique le plus coûteux en vies humaines avec la Guerre civile (1861-1865). Par conséquent, les premiers coups de feu furent tirés simultanément à Lexington et à Concord au Massachusetts, le 19 avril 1775, après onze années de tensions politiques entre l’Angleterre et ses treize colonies d’Amérique quant à la nature des rapports impériaux.
Les causes du conflit: l’accumulation de tensions
Les causes profondes du conflit entre l’Angleterre et ses colonies tirent leurs racines des victoires britanniques lors de la Guerre de Sept Ans (1756-1763), et particulièrement face à la forte dette nationale contractée par ces succès, de même que par les tentatives de l’Angleterre de faire payer à ses colonies de nouvelles taxes afin de balancer ses livres. À cela, il faut ajouter la décision de Londres de stationner en permanence dans ses colonies une force militaire régulière de 10,000 soldats, qu’il fallait naturellement payer, ce qui ne fit qu’accroître les ressentiments et les craintes des habitants. Par ailleurs, la tentative de l’administration du premier ministre George Grenville (1763-1765) de taxer l’Amérique engendra une forte opposition dans les colonies, de même que des émeutes en plusieurs endroits.
L'une des causes importantes à l'origine de la révolution américaine réside dans les succès britanniques lors de la Guerre de Sept Ans. L'Angleterre voulut faire payer à ses colonies d'Amérique une large part des dettes contractées afin de renflouer le trésor public.
À cet effet, le vote par le parlement britannique des Townshend Duties (Townshend Acts) en 1767 se voulait une autre tentative de Londres d’accroître les revenus de l’administration coloniale et ainsi affermir l’autorité royale en faisant payer aux colons les salaires des juges et des fonctionnaires chargés d’administrer les territoires. Non sans surprise, les réactions de fureur furent immédiates, du moins dans une partie de l’opinion publique coloniale. L’année suivante, Londres prit une autre décision, celle de stationner des soldats réguliers dans Boston, qui était alors l’épicentre de l’opposition coloniale aux nouvelles lois et taxes britanniques, ce qui ne fit qu’envenimer une situation déjà tendue. La conséquence immédiate fut le Massacre de Boston du 5 mars 1770, dans lequel la garnison britannique ouvrit le feu contre la foule, tuant cinq colons et en blessant huit autres, sans compter l’onde de chocs que cet incident provoqua dans l’ensemble des colonies. Comme si cela n’était pas assez, l’administration du premier ministre Lord North voulut augmenter ses revenus en levant une autre taxe sur le thé, le Tea Act de 1773, ce qui amena le célèbre incident du Boston Tea Party le 16 décembre de la même année, où des colons jetèrent par-dessus bord des cargaisons de ces précieuses feuilles. Cette fois, l’incident créa une autre onde de choc, en Angleterre.
Déterminé à faire de Boston un exemple, le parlement britannique s’empressa de faire voter quatre « Actes coercitifs » (Coercive Acts) dans l’espoir d’intimider l’opposition coloniale et ainsi raffermir l’autorité royale. Considérées en Amérique comme des « Actes intolérables » (Intolerable Acts), ces lois punitives de Lord North avaient pour but, comme nous l’avons mentionné, de mater l’opposition coloniale en faisant de Boston et du Massachusetts des exemples. Dans ce contexte houleux, la nomination d’un Britannique, le lieutenant-général Thomas Gage commandant des forces britanniques d’Amérique, au titre de gouverneur du Massachusetts fut interprétée comme un indice clair des desseins tyranniques de Londres visant à restreindre les libertés des colons de disposer d’un gouvernement autonome.
L'incident du Boston Tea Party de décembre 1773 fut symbolique de l'accumulation des tensions entre l'Angleterre et ses colonies américaines quant à la nature des rapports impériaux autour de la question de la taxation et de l'administration coloniales.
Moins d’une année après l’incident du Boston Tea Party, une première opposition unifiée et en apparence organisée s’exprima lors d’une rencontre du Premier Congrès continental à Philadelphie en septembre 1774. Face à cette opposition grandissante, l’administration de Lord North mit de la pression sur le général Gage afin que celui-ci place en état d’arrestation les dirigeants de l’opposition. Cela explique en partie les accrochages de Lexington et Concord évoqués précédemment, car la milice du Massachusetts refusa de se laisser intimider par une démonstration en force des soldats réguliers britanniques, puis par celle de l’autorité royale qui tenta de reprendre le contrôle de la situation.
En juin 1775, d’importants renforts britanniques débarquèrent à Boston avec à leurs têtes les généraux Sir William Howe, John Burgoyne et Sir Henry Clinton. Pour sa part, et devant la montée inexorable des tensions, le Second Congrès continental, réuni à Philadelphie le 10 mai de la même année, décida d’opposer une résistance militaire. C’est alors que la décision fut prise de nommer George Washington, un colonel de la milice de Virginie, à la tête des forces qui iraient faire le siège de Boston le 15 juin. Les tentatives de trouver un règlement politique à la crise furent anéanties le 23 août 1775, lorsque le roi George III proclama que les treize colonies étaient en état de rébellion.
La guerre d’indépendance des États-Unis était officiellement commencée.
Carte des principaux théâtres d'opérations de la guerre d'indépendance américaine. (Cliquez pour agrandir.)
Les premiers affrontements: essais et erreurs (1775-1776)
Alors que les forces américaines entourant Boston commencèrent à s’enterrer sur les hauteurs avoisinantes de la péninsule de Charlestown qui surplombent Boston, une force composée de volontaires coloniaux sous les ordres d’Ethan Allen et Benedict Arnold s’empara du fort de Ticonderoga et de New York (et ses précieux canons), le 10 mai 1775. Croyant de leur côté qu’une démonstration de force en règle suffirait à mater la rébellion, les généraux britanniques dans Boston décidèrent de lancer un assaut frontal classique contre l’un des points stratégiques des hauteurs entourant la ville, vers Breed’s Hill. La bataille qui s’ensuivit, qu’on appelle souvent par erreur la bataille de Bunker Hill (17 juin 1775), s’avéra être une importante bévue propagandiste pour l’Angleterre. En effet, au cours de trois assauts dirigés séparément contre ces hauteurs, l’infanterie britannique parvint à prendre ses objectifs, mais au prix de pertes frôlant les 50% des effectifs engagés.
Représentation de l'infanterie britannique à l'assaut de Bunker Hill, le 17 juin 1775. Premier engagement majeur de la guerre, Bunker Hill fut une victoire britannique, mais l'infanterie d'assaut subit de lourdes pertes, ce qui inquiéta assurément le haut commandement pour les batailles à venir.
En conséquence, la gaffe propagandiste résultant de cette bataille est double. D’une part, le Congrès américain en appela de tous les hommes jugés aptes au service à joindre les rangs de la milice, ce qui divisa les Américains en deux camps, celui des patriotes et celui des loyalistes. D’autre part, cette sanglante bataille fit réaliser aux officiers britanniques que la suppression de la rébellion montante sera beaucoup plus difficile que ce qui fut initialement envisagé. Le général Gage fut démis de son poste en octobre 1775, pour être remplacé par Sir William Howe, qui décida aussitôt d’évacuer Boston. Le 17 mars suivant, ce général prit la stratégique décision d’évacuer ses forces régulières et partisanes loyalistes vers Halifax, en Nouvelle-Écosse, laissant ainsi aux troupes de Washington le contrôle de Boston.
Réalisant que l’autorité britannique dans les autres colonies était sur le point de s’effondrer, le Congrès américain autorisa une invasion du Canada sous les ordres de deux des généraux de la nouvelle Armée Continentale, Richard Montgomery et Benedict Arnold. Alors que l’hiver tomba dru, l’attaque américaine contre la ville de Québec fut repoussée par le général Guy Carleton en décembre 1775, puis les Britanniques contre-attaquèrent avec une invasion de la colonie de New York lors de la bataille de l’île Valcour en octobre 1776. D’autres tentatives britanniques de rétablir l’autorité royale ne furent guère couronnées de succès. Les Britanniques furent défaits à Moore’s Creek en Caroline du Nord (27 février 1776) ainsi qu’à Charleston en Caroline du Sud, où le colonel William Moultrie assuma avec cran la défense de Fort Sullivan (28 juin 1776) face à un important débarquement naval sous les ordres de Lord Cornwallis et Sir Henry Clinton.
La révolution américaine se transporta brièvement au Canada, où les troupes du Congrès tentèrent en vain de s'emparer de la ville de Québec alors défendue par les Britanniques du général Carleton, assistés par des éléments de la milice locale (décembre 1775).
Cette série de défaites fit réaliser au haut commandement britannique que son action de police devrait être transformée en une campagne militaire d’envergure et y consacrer les ressources conséquentes pour reconquérir le continent. Le parlement britannique autorisa la levée d’un contingent de 55,000 hommes pour servir exclusivement en Amérique. Or, il s’avéra que le recrutement volontaire pour cette campagne impopulaire en Angleterre n’alla pas aussi bien que prévu, ce qui contraignit le parlement à embaucher des troupes mercenaires provenant pour l’essentiel des États allemands. Le plus important contingent germanophone fut levé en Hesse-Cassel, si bien que ces « Hessois » (comme on les appelait) représentèrent jusqu’à 33% des forces britanniques servant en Amérique en 1778 et 1779.
Représentation de soldats allemands combattant pour l'Angleterre. Les Britanniques eurent recours à ces mercenaires, particulièrement lors des premières années du conflit.
Notons aussi que ce recrutement de soldats supplémentaires fit en sorte qu’en août 1776, le général Howe avait à sa disposition la plus grande force militaire servant en dehors des îles Britanniques au cours du XVIIIe siècle. Dans le but d’accroître ces effectifs, les Britanniques recrutèrent également quelque trois cents compagnies de loyalistes tout au long de la guerre, ce qui représenta approximativement 19,000 combattants fidèles à la Couronne. Par ailleurs, les conditions inhérentes aux champs de bataille démontrèrent que chaque camp, et notamment chez les Britanniques, fut mal équipé et surtout mal entraîné pour la lutte qui s’annonça. Si la tenue vestimentaire et les tactiques britanniques « à l’européenne » révélèrent rapidement leur inefficacité, l’amélioration du ravitaillement combinée à l’évolution graduelle des tactiques alla transformer le soldat britannique de ligne en un combattant beaucoup mieux adapté à l’environnement plus rustique de l’Amérique du Nord.
Le 2 juillet 1776, soit deux jours avant que le Second Congrès continental ne vote pour le texte final de la déclaration d’indépendance, le général Howe débarqua l’avant-garde de son armée sur Staten Island (New York). Son plan stratégique pour l’année 1776 consista à reprendre la ville de New York et isoler la Nouvelle-Angleterre du reste des colonies en rébellion. C’est alors que le Congrès ordonna à Washington de défendre le plus important port américain, New York. Dans cette aventure, les forces américaines inexpérimentées de Washington furent vaincues à la bataille de Brooklyn Heights (Long Island) le 17 août 1776, ce qui força celles-ci à se replier vers Manhattan. À nouveau battu à Harlem Heights et White Plains (octobre), Washington retraversa le fleuve Hudson, abandonnant ainsi New York. Cette difficile année 1776 pour les Américains s’acheva par deux autres défaites où les Britanniques reprirent Fort Washington et Fort Lee, les deux derniers points fortifiés stratégiques sous contrôle rebelle (novembre). Howe avait obtenu ce qu’il voulait, soit l’occupation de New York par ses troupes, qui conserveront cette ville jusqu’à la fin des hostilités.
Le Congrès vote la déclaration d'indépendance le 4 juillet 1776.
En dépit de ses victoires, Howe sut que Washington n’était pas totalement vaincu et le général britannique amorça la poursuite des forces rebelles à travers le New Jersey, mais il ne parvint pas à livrer immédiatement une bataille d’envergure qui aurait été décisive. Howe crut justifié de maintenir au New Jersey l’équivalent d’une brigade pour ainsi pacifier la région politiquement et encourager le support loyaliste latent. Cependant, deux victoires mineures obtenues par l’isolement astucieux des garnisons britanniques à Trenton et Princeton (décembre 1776 – janvier 1777) contribuèrent à relever le moral des patriotes et, plus important dans l’immédiat, forcer Howe à évacuer le New Jersey. Cet épisode de prise et reprise de territoires avait entraîné à sa suite une série d’émeutes frôlant la guerre civile, ce qui sera somme toute un phénomène récurrent dans d’autres théâtres d’opérations de la guerre d’indépendance.
Dans un autre ordre d’idées, et pour terminer sur cette première phase de la campagne militaire, Washington persuada le Congrès de lever une véritable armée professionnelle. Il s’agissait de l’Armée Continentale, une force composée de 67,000 hommes qui s’enrôlaient pour une période de trois ans et qui étaient répartis dans 83 régiments ou bataillons tous levés et entretenus aux frais des États. Ces régiments, qui formaient la Ligne Continentale, seraient les véritables porteurs de la Révolution. Sous les ordres de Washington, ils allaient affronter l’armée britannique, mais le commandant américain éviterait autant que possible l’affrontement à grande échelle, sauf si les circonstances politiques ou militaires le lui imposaient, préférant du coup épuiser la volonté des Britanniques de poursuivre la guerre.
Pour avoir une chance de l'emporter face aux soldats réguliers de l'armée britannique, les membres du Congrès réalisèrent qu'il fallait créer un instrument militaire qui soit aussi professionnel, entraîné et équipé. Ainsi était née l'Armée Continentale.
Alors que l’histoire démontre qu’une majorité de combattants américains préféra faire la guerre au sein d’unités de milice, dont le temps de service était moins long (au grand déplaisir de Washington), il appert que tant les unités miliciennes que celles de l’Armée Continentale contribuèrent à la victoire en se supportant régulièrement sur le terrain. L’Armée Continentale livrerait une guerre classique, alors que la milice opterait pour le style de la guérilla, à la suite de défaites subies par les réguliers, si bien que les miliciens menaceraient constamment les communications de l’ennemi. Alors que la guerre prit de l’ampleur, il devenait évident aux yeux des Britanniques que la terreur et l’extermination deviendraient des recours jugés nécessaires. Cette approche ne plaisait pas à Howe, mais son emploi se révèlerait impératif si les flammes de la révolution ne pouvaient être éteintes à terme.
Les campagnes de Philadelphie et de Saratoga (1777-1778)
Le chef d'état-major de l'Armée Continentale et premier Président des États-Unis, George Washington.
La décision du Second Congrès continental de déclarer l’indépendance des colonies en juillet 1776 transforma la guerre du tout au tout. Alors que les nouveaux États ayant autoproclamé leur indépendance travaillaient à élaborer leurs constitutions respectives, l’armée de Washington, qui représentait alors une petite force ignorée et mal ravitaillée, luttait pour sa propre survie face à un ennemi déterminé. Conséquemment, au cours de la campagne militaire de 1777, Washington se vit contraint de réagir aux mouvements de l’ennemi plutôt que d’entreprendre des actions proactives. De leur côté, les généraux britanniques souhaitèrent étendre leur plan de campagne amorcé l’année précédente, mais leurs performances sur le terrain en 1777 furent si mauvaises qu’ils gaspillèrent probablement leur dernière chance de remporter la guerre. Le général Howe tint peu compte, entre autres choses, des développements militaires au sud et préféra donc concentrer ses efforts au nord, toujours dans l’espoir de délivrer à l’armée de Washington un coup qui lui serait fatal.
Le plan stratégique d’ensemble du général Howe, mis à jour en novembre 1776, demandait davantage de renforts auprès de Lord George Germain, le secrétaire d’État pour le Département de l’Amérique. En effet, Howe jugeait avoir besoin de 10,000 hommes pour reprendre Albany (New York) aux mains de l’ennemi, en plus d’envoyer un autre contingent de 10,000 soldats pour reprendre Providence (Rhode Island) et Boston. À cela, le commandant britannique comptait sur une force non négligeable de soldats réguliers et de miliciens loyalistes afin de tenir New York, car son intention finale était de constituer une autre force dont l’objectif serait d’envahir la Pennsylvanie et capturer la capitale fédérale de Philadelphie. Le secrétaire Germain endossa ce plan ambitieux, mais il ignora la requête de Howe pour des renforts. De plus, Germain accepta un plan stratégique alternatif élaboré par le général Burgoyne visant à envahir l’État de New York à partir du Canada, prendre Albany et établir la liaison avec les forces de Howe qui marchaient au nord dans le but d’isoler à nouveau la Nouvelle-Angleterre du restant des colonies rebelles.
Comme nous l’avons mentionné, et ce, dès le début des hostilités, la stratégie britannique semblait vouée à l’échec. En rétrospective, celle-ci était basée sur la notion d’une guerre « eurocentriste », qui comprenait ces idées de fronts militaires, de points stratégiques et l’utilisation classique de lignes intérieures (pour les déplacements et les ravitaillements) qui n’existaient pas en Amérique, ou du moins très peu. Même s’il avait été un succès, le plan britannique n’aurait pas pu asséner un coup mortel à la rébellion. La raison étant que les Britanniques n’avaient pas pris en compte la capacité du Congrès de levée une seconde armée pour faire campagne au nord, c’est-à-dire une force aux effectifs encore plus larges que l’armée de Washington.
Le plan britannique perdit davantage de son mordant lorsque Howe prit la décision de ne pas faire mouvement vers le nord au début de 1777, un mouvement qui, rappelons-le, était nécessaire afin d’appuyer Burgoyne qui débouchait du Canada. Howe était d’avis que l’appui à la cause patriote était en train de s’effondrer dans nombre de colonies, ce qui l’amena à concentrer ses efforts à prendre Philadelphie, mettre le Congrès en déroute et rallier le support loyaliste en Pennsylvanie. Howe décida donc de replier ses forces du New Jersey, puis de tenter une invasion par la mer, toujours en vue de prendre Philadelphie. Cependant, le mauvais temps joua contre lui et ses troupes ne purent arriver à l’embouchure de la baie de Chesapeake avant le 25 août 1777, à quelque 80 kilomètres au sud-ouest de Philadelphie. Ce faisant, Washington avait anticipé la manœuvre et il décida d’éloigner sagement son armée de la baie puis de l’installer sur les hauteurs, à Chad’s Ford sur la crête de Brandywine, où la bataille s’engagea le 11 septembre.
Représentation de la bataille de Brandywine du 11 septembre 1777. Au cours de cet engagement, les forces de Washington commirent des erreurs tactiques que les Britanniques ne tardèrent pas à exploiter pour y remporter une victoire majeure, laissant ainsi la capitale américaine de Philadelphie sans défense.
En dépit d’un pronostic intéressant pour les Américains, ceux-ci furent pris de flanc par les troupes de Lord Cornwallis, ce qui força Washington à se replier dans un relatif désordre, avant d’être à nouveau battu à Paoli (Pennsylvanie) le 20 septembre. Cette dernière défaite obligea le Congrès à évacuer Philadelphie pour se réfugier à Chester, alors que Washington, qui refusa d’admettre ses défaites, attaqua à nouveau les Britanniques à Germantown le 3 octobre. Au cours d’un assaut confus mené en pleine nuit, ses généraux ne parvinrent pas à coordonner leurs manœuvres et une autre défaite s’ensuit. Ces récents événements rendirent le Congrès de plus en plus critique à l’égard des aptitudes de Washington à commander, où on se plaisait à le comparer défavorablement au général Horatio Gates, le commandant des forces américaines au nord des colonies. Pour sa part, Howe parvint à prendre Philadelphie, mais sur le long terme, ce succès ne fit guère de différence sur l’issue de la guerre.
Plus au nord, Burgoyne amorça sa marche le long du Lac Champlain en juin 1777, avec un contingent hétéroclite composé de réguliers britanniques, de mercenaires hessois, de loyalistes, d’Amérindiens et quelques miliciens canadiens. Le 5 juillet, cette force de 7,000 hommes contraignit les Américains, sous les ordres du général Arthur St. Clair, à évacuer Fort Ticonderoga avant de les poursuivre vers le sud jusqu’à Fort Edward sur l’Hudson. À l’ouest, cependant, la seconde colonne britannique partie du Canada, sous les ordres du colonel Barry St. Ledger, qui incluait 1,000 Iroquois dirigés par Joseph Brant, connut davantage d’ennuis logistiques qui ralentirent sérieusement la marche. Ayant pu vaincre les miliciens new-yorkais du général Herkimer, St. Ledger fut retenu par le siège de Fort Schuyler (New York) puis ses hommes furent battus à Oriskany le 8 août.
La défaite de la seconde colonne britannique eut une conséquence sur l’ensemble des opérations que menait le général Burgoyne dans la colonie de New York. En fait, les troupes de Burgoyne se trouvèrent isolées en pleine contrée sauvage. Au lieu de rentrer au Canada, Burgoyne poursuivit sa marche en territoire ennemi, où ses alliés amérindiens commirent des atrocités qui ne tardèrent pas à soulever la population locale contre lui, sans compter la défaite qu’il subit face à la milice du New Hampshire lors de la bataille de Bennington (Vermont) le 22 août. Toujours déterminé à marcher plein sud, Burgoyne prit le risque de rompre ses propres lignes de communication et de traverser l’Hudson. Ce dernier mouvement fut fatal à son armée, car cette campagne dite de Saratoga se solda par une défaite à Freeman’s Farm (19 septembre) et à Bemis Heights (7 octobre). Battus, Burgoyne et son armée capitulèrent.