Guerres et sexes: essai sur les genres en histoire militaire

Introduction

L’histoire militaire est une branche de l’histoire qui s’intéresse généralement aux batailles, aux modes de vie des soldats et, dans l’ensemble, à l’histoire des conflits armés. Suivant un certain courant historiographique depuis les années 1960-1970, les études en histoire militaire intègrent de plus en plus des recherches sur les classes sociales, les genres, et plus particulièrement le rôle des femmes dans l’histoire des conflits armés. Cependant, l’association entre les genres et l’appareil militaire est souvent mal comprise ou interprétée. Elle est régulièrement perçue comme se référant uniquement aux rôles des femmes dans les organisations militaires, quoique dans les faits, il est important de préciser que l’analyse de la pratique physique, violente et réelle de la guerre implique les deux sexes, de manière à soulever les particularités respectives des rôles des hommes et des femmes. Autrement dit, et bien qu’il puisse y avoir des variations selon les cultures, la guerre implique une participation à peu près égale des hommes et des femmes. Par ailleurs, les constructions sociétales entourant la féminité restreignirent généralement les femmes dans des fonctions de non-combattantes, tandis que ces mêmes constructions relatives à la masculinité encouragèrent les hommes à la pratique d’activités guerrières.

Guerres et sexes: l’étrange division du travail

Les chercheurs qui se penchent sur l’étude de la guerre et celle des genres débattent entre eux sur les origines et les raisons pouvant expliquer cette sorte de « division du travail ». Une position extrême prétend que seuls les hommes (et pas les femmes) sont aptes physiquement à pratiquer la guerre, de même qu’ils sont les plus capables de supporter ses conséquences psychologiques. De plus, toujours selon cette position, les hommes combattent parce qu’ils sont plus forts physiquement que les femmes, parce que leur testostérone engendre l’esprit agressif nécessaire, parce qu’ils désirent affronter, vaincre et dominer un ennemi et, finalement, parce qu’ils trouvent une certaine satisfaction, voire un certain réconfort à se trouver en compagnie d’autres hommes dans cette aventure collective.

Par contraste, les femmes manqueraient de cette force physique nécessaire pour le combat, comme elles ne parviendraient pas à gérer les épreuves psychologiques inhérentes à la guerre. Plus encore, l’intégration des femmes dans des unités militaires détruirait cette cohésion fraternelle essentielle pour vaincre. Dans cette logique d’ensemble, celle du soi-disant rapport inégal hommes/femmes, certains argumenteront que les femmes trouveraient une protection face à la « violence naturelle » des hommes, à travers des institutions sociales qui accordent aux hommes le monopole de l’utilisation de la violence, en même temps que ces dernières les légitimeraient dans leur devoir d’assurer leur protection physique. Enfin, un certain déterminisme de type biologique ajouterait que les hommes combattent parce qu’ils peuvent être plus aisément « sacrifiés » que des femmes en âge de porter des enfants.

À l’opposé, on note cette thèse voulant que l’agressivité des mâles, la « soumission » féminine et la discrimination des genres seraient toutes des conséquences de comportements appris et non innés. Ainsi, la théorie dit que les femmes peuvent faire preuve d’un esprit compétitif aussi violent que celui des hommes, que les organisations militaires intégrant les deux sexes fonctionnent parfaitement bien, et que toute femme capable d’accomplir les mêmes tâches physiques et guerrières que celles imposées aux hommes devrait faire partie de l’appareil militaire de première ligne. Entre ces deux grands courants, qui mettent l’accent sur nombre de stéréotypes, se trouvent naturellement toute une gamme d’opinions souvent péjoratives et ne trouvant pas ou peu de preuves empiriques. La stridence de la discussion illustre à quel point les enjeux peuvent être élevés, selon les croyances culturelles et les stéréotypes qui sont inévitablement associés au débat sur les genres.

La guerre: une pratique exclusivement masculine?

Dans ce contexte, il y a ce que l’on peut appeler certaines « vérités incontestables » à propos de la relation entre la guerre et les sexes. La première de ces vérités, celle à l’effet que pendant presque toute l’Histoire, la guerre fut une activité essentiellement pratiquée par les hommes. Ce quasi-monopole des hommes pour le combat corrèle avec une valorisation sociale très élevée de qualités militaires utiles comme le courage, la discipline, le leadership et la loyauté au groupe, tous des valeurs censées appartenir exclusivement à la gent masculine. À titre d’exemple, dans l’Antiquité, les Grecs et les Romains utilisèrent les mots « homme » et « courage » comme s’il s’agissait d’un seul et même mot, tellement leur signification leur apparaissait proche. Non sans surprise, cette association de significations était corrélative des actes posés par l’homme à la guerre, si bien qu’être un homme, un « vrai », signifiait carrément être brave et soldat. Un peu à la même époque, plus précisément au VIIIe siècle avant notre ère, le poète militaire spartiate Tyrtée ne vit aucune raison de faire l’éloge d’un homme, ni même d’évoquer son souvenir, si celui-ci n’avait pas démontré les qualités requises sur les champs de bataille.

Cette association automatique entre l’homme et la vertu du courage, dans les traditions culturelles occidentales du moins, trouve des corollaires chez les femmes, des corollaires qui prennent la forme de qualités complètement opposées à celles mentionnées précédemment: la beauté physique, la soumission, l’instinct maternel, la subordination et la vulnérabilité. Par conséquent, un personnage féminin comme Lady Macbeth de Shakespeare s’arma de courage face à un acte jugé masculin, celui du meurtre, avec son fameux cri de unsex me (comme si elle voulut ne plus être femme). Cette sorte d’incompatibilité des vertus masculines et féminines fut aussi évoquée par Hérodote lorsqu’il relate la réaction du roi perse Xerxès 1er devant l’héroïsme de son alliée, la reine Artémise 1ère à la bataille de Salamis en 480 avant notre ère. Xerxès aurait crié : « Mes hommes sont devenus des femmes, et mes femmes des hommes. »

Peinture de l'artiste Shakiba représentant la reine Artémise 1ère allant à la bataille de Salamis en 480 avant notre ère. Selon Hérodote, elle aurait commandé avec brio une partie de la flotte perse, malgré le résultat final qui fut un désastre pour l'armée de Xerxès.

De la légende à la réalité, on remarque cependant que l’héroïsme féminin sur les champs de bataille servit à tempérer en partie les égos masculins. Près de 2,500 ans après le célèbre cri de Xerxès, le général américain Robert Barrow (commandant du Corps des Marines de 1979 à 1983) y alla d’une déclaration qui s’avéra conforme avec l’ère du temps, à savoir que la présence des femmes dans les unités de combats de son corps piétina en quelque sorte l’égo des soldats mâles et qu’il était nécessaire de protéger cette virilité associée à la guerre depuis toujours. Ainsi, de l’Antiquité à l’ère moderne, les hommes ne possédant pas les qualités de force et de courage ont toujours été étiquetés comme des lâches, souvent par l’emploi d’épithètes péjoratives se référant aux femmes ou à des parties de leur anatomie.

Ce langage associé à la virilité et aux « bonnes » valeurs précédemment évoquées a la fonction sociale d’amener les hommes à participer à la guerre, vue ici comme une activité effrayante et potentiellement fatale. Le désir d’afficher sa virilité en s’engageant dans ce qui est perçu dans notre culture comme étant la plus masculine des activités, la guerre, joua un rôle significatif, et ce, tant dans l’explication des origines des conflits armés que dans les capacités à entraîner les hommes à y participer.

De la responsabilité des femmes dans la masculinisation de la guerre

Dans cette optique, et c’est ce qui est souvent ignoré à notre avis, l’un des rôles des femmes à la guerre consista à renforcer les définitions de la masculinité, définitions qui encouragèrent carrément les hommes à aller à la guerre. Selon les légendes antiques, la Mère spartiate exhorta son fils à revenir des champs de bataille en conservant son bouclier (tandis qu’un lâche l’aurait abandonné) ou en reposant sur celui-ci (mort ou blessé en ayant combattu honorablement). Quelques millénaires plus tard, pendant la Première Guerre mondiale, on assista à certains phénomènes similaires attestant de la pression sociale féminine sur la gent masculine, surtout lorsque des Londoniennes tentèrent de stimuler le recrutement en distribuant à certains hommes des plumes blanches (le symbole de la lâcheté) pour ceux ne s’étant pas encore portés volontaires. D’une manière plus indirecte, des affiches de propagande montrèrent également des femmes dans les rôles de mères à protéger ou de jolies femmes triées sur le volet portant l’uniforme militaire (symbole normalement réservé aux hommes). Encore là, l’idée revient à utiliser les femmes comme éléments incitatifs à l’enrôlement des hommes.

Un vase grec ancien montrant une guerrière féminine amazone (à gauche).

Dans un autre ordre d’idées, mais faisant quelque peu suite à ce qui vient d’être dit, l’idée que les hommes devraient combattre afin de protéger les femmes fut largement valorisée à partir du Moyen Âge, en particulier lorsque les femmes, bien malgré elles peut-être, contribuèrent à l’invention de la chevalerie, dans une tentative de canalisation de l’agressivité masculine. Les femmes en moyens purent engager des troubadours qui chantèrent l’héroïsme de ces chevaliers motivés par l’amour vertueux. D’ailleurs, les contes chevaleresques louangèrent la force masculine armée par rapport à la « faiblesse » féminine non armée. D’une certaine manière, cette approche de la virilité masculine fut la conséquence de la triste acceptation du viol comme paroxysme (en dehors du meurtre) du déséquilibre de la force physique entre les hommes et les femmes, ce qui fit en sorte que les hommes qui optèrent pour la protection des femmes à travers la voie chevaleresque seraient beaucoup plus valorisés.

Représentation de Jeanne d'Arc se recueillant. Loin d'être une érudite dans l'art de la guerre, il demeure que Jeanne d'Arc constitue un puissant symbole de la gent féminine en armes à travers l'Histoire.

Comme pendant la période antique, celle du Moyen Âge vit aussi des femmes s’illustrer sur les champs de bataille. La plus connue sans doute en Occident fut Jeanne d’Arc, dont les exploits héroïques trouvèrent une conclusion brutale par sa condamnation à mort sur le bûcher pour sorcellerie alléguée. Dans les faits, il est probable que le véritable « crime » de Jeanne d’Arc fut d’avoir osé porter les armes contre des hommes, en violation de tous les codes de genre qui existèrent alors dans la société médiévale en Europe et qui réservèrent la pratique de la guerre (et le droit de porter des armes) à une classe en particulier. La chevalerie médiévale renforça l’impression que l’homme devait défendre le plus faible et le rôle de la femme consista à inspirer, voire à louanger son courage. À première vue, Jeanne d’Arc fit exactement le contraire.

Les vains efforts de la chevalerie dans sa soi-disant mission de protection de la gent féminine soulèvent une seconde vérité incontestable à propos des rôles des sexes à la guerre, à savoir que les femmes sont des trophées. Un autre exemple connu qui remonte à l’Antiquité tourne au tour d’une guerre légendaire, celle de Troie, où les adversaires combattirent pour la personne d’Hélène, reine de Sparte. Dans l’Iliade d’Homère, la symbolique de la détention d’Hélène et la querelle tragique et conséquente entre Agamemnon et Achilles reflétèrent la problématique de la répartition des trophées que furent les femmes capturées. Dans la Grèce classique, il arriva parfois que les femmes (et aussi les enfants) finissent à l’état d’esclaves, tandis que nombreuses sont les sources qui rapportent que les Romains violèrent et réduisirent systématiquement à l’esclavage les femmes des régions qu’ils venaient de conquérir. À une époque plus contemporaine, bien connus sont les cas de viols collectifs perpétrés par les soldats soviétiques à Berlin en 1945 ou par les soldats serbes en Bosnie dans les années 1990, ce qui démontre que depuis tout temps, le viol demeure une « récompense » du soldat vainqueur et un instrument de terreur.

De porteuses d’eau à combattantes de première ligne

Bien que le combat fut largement une activité masculine, la guerre en général fut loin de l’être. Par exemple, les femmes voyagèrent avec les armées pour accomplir des tâches plus ou moins officielles de cuisinières, d’infirmières, de lavandières, de manœuvres, de vivandières et de prostituées. Jusque vers la fin du XIXe siècle, l’armée britannique hébergea les épouses de soldats dans des baraquements avec leurs époux et elle autorisa un certain nombre d’entre elles à accompagner leurs maris pour le service outre-mer. Dans ce dernier contexte, les épouses de soldats reçurent des rations militaires, elles étaient sujettes à la même discipline et elles durent accomplir des tâches logistiques. Dans la marine, les vaisseaux ne dépendirent pas du travail féminin, mais lorsque les navires furent amarrés dans des ports, les capitaines se plaignirent régulièrement que de nombreuses femmes « collèrent » aux navires, c’est-à-dire qu’elles fréquentèrent des marins et qu’il était difficile de se débarrasser de celles-ci avant le départ vers une nouvelle destination.

Soldates de première ligne de l'armée soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. Leur beauté, leurs accoutrements et leur fière allure destinés au photographe traduisent mal la réalité, mais notons que le régime stalinien n'hésita pas à recourir à leurs services, en particulier dans le contexte du début de l'invasion de l'URSS par l'Allemagne nazie.

Tandis que l’amélioration des infrastructures militaires s’accéléra au XIXe siècle, cela amena un bannissement temporaire des femmes (sauf les infirmières) des champs de bataille européens et américains, et ce, jusqu’au moment où la montée en force des guerres « totales » du XXe siècle vit la première mobilisation d’échelle des femmes dans les organisations militaires et dans les industries civiles. Bien qu’elles furent intégrées aux forces armées, les femmes ayant endossé l’uniforme connurent diverses expériences d’un État à l’autre, surtout dans des nations qui les engagèrent massivement, comme aux États-Unis, en Union soviétique et en Israël. D’emblée, le seul emploi à grande échelle des femmes au combat le fut par l’Union soviétique au cours de la Seconde Guerre mondiale, de manière temporaire, en réponse à une crise causée en partie par l’érosion de la distinction des genres sous l’idéologie communiste. Le cas soviétique témoigne aussi de l’omniprésence de la distinction des genres à la guerre. En effet, considérant que les femmes contribuèrent à la victoire contre l’Allemagne nazie, celles-ci furent aussitôt retournées vers des tâches non combattantes et civiles au lendemain des hostilités.

Pour sa part, l’État d’Israël constitue un cas unique, car c’est le seul gouvernement qui applique en temps de paix la conscription aux femmes pour le service militaire, même si celles-ci sont moins nombreuses à servir que les hommes et que la durée du terme d’enrôlement soit plus courte. Par ailleurs, bien que le manque d’hommes aptes au combat dans les deux dernières décennies du XXe siècle ouvrit tout un éventail de nouveaux métiers militaires pour les femmes (et que celles-ci combattirent en temps de crise), elles ne servirent jamais officiellement dans les unités de combat israéliennes.

Parmi les rares gouvernements du monde à conscrire les femmes, l'État hébreu institutionnalisa cette pratique bien ancrée aujourd'hui dans la société israélienne. Ici, des soldats masculins et féminins du bataillon de combat Caracal pendant un exercice de tir. Levé en 2000, le bataillon Caracal est une unité mixte où les membres sont amenés, entre autres, à effectuer des patrouilles frontalières.

D’autre part, la montée en puissance des États-Unis à travers le XXe siècle, et surtout après la Seconde Guerre mondiale comme rempart au bloc soviétique, eut pour effet de réduire la pression sur les besoins en effectifs des armées occidentales. Par contre, dans le contexte d’expansion massive de leurs effectifs lors des deux conflits mondiaux, les États-Unis exploitèrent le pool féminin qu’avec parcimonie. Quelques petits détachements féminins de personnel médical, de clercs et de téléphonistes furent recrutés pendant la Première Guerre mondiale. De 1941 à 1945, davantage d’Américaines servirent dans toute une variété de métiers non combattants, mais au final, elles ne composèrent qu’à peine 2% des effectifs militaires.

Depuis la fin de la conscription aux États-Unis au début des années 1970, les femmes virent leur présence s’accroître dans l’armée, en partie pour combler des vides institutionnels crées à la suite du départ de nombreux soldats mâles et de la baisse des enrôlements volontaires. Par ailleurs, on s’empressa d’éliminer certaines organisations militaires comme le Women’s Army Corps, tandis que les femmes furent progressivement admises dans les académies militaires formant des officiers, laissant entendre qu’elles pourraient éventuellement atteindre des grades supérieurs comme colonel et général. Loin du 2% d’effectifs de la guerre de 1939-1945, les femmes dans l’armée américaine représentent de nos jours environ 15% du personnel, ratio qui se compare à ceux d’autres armées occidentales.

Conclusion

Les tensions inévitables résultant de l’intégration des femmes dans les forces armées, et en particulier dans les unités de combat, exposèrent davantage la nature compliquée des rapports entre la guerre et les sexes. Le problème persistera, tant et aussi longtemps que les hommes et les femmes auront le réflexe d’opérer indépendamment, en vases clos. Enfin, notons que les nouvelles notions à l’effet que les femmes peuvent être autant des tueuses que des victimes, et comme celles voulant que la valeur martiale ne distingue plus les hommes des femmes lorsque vient le temps de se battre, peuvent avoir des répercussions révolutionnaires, tant sur les modes de recrutement que sur l’ensemble des rapports entre les hommes et les femmes.

2 réflexions sur “Guerres et sexes: essai sur les genres en histoire militaire

  1. Bonjour,

    Je vous remercie pour vos commentaires très intéressants. Il y aurait sans doute place à élaborer davantage sur cette impression du sentiment qu’ont (ou auraient) les hommes d’être dépouillés de leur virilité face aux femmes, le tout dans un contexte de guerre. 🙂

    Bien à vous,

    C. Pépin

  2. Fort intéressant sujet! Étant une pratiquante d’arts martiaux, j’ai eu plusieurs occasions de constater les rapports complexes que les hommes entretiennent avec les femmes qui font preuve de qualités guerrières. J’ai parfois l’impression qu’ils se sentent dépouillés de leur rôle viril à partir du moment où une femme peut se défendre seule… et certains s’ingénient donc à nous prouver que non, on ne pourra jamais les égaler sur le plan de la force physique.

    Comme vous dites, le problème persistera tant qu’on considérera le sexe d’un individu comme l’élément primordial le définissant, tant qu’on mettra une barrière entre les deux sexes au lieu de considérer le sexe comme un facteur parmi d’autres pour définir les capacités, le potentiel d’agressivité, etc d’un individu.

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