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Ich hatte einen Kameraden : les cimetières militaires allemands de la Grande Guerre dans le paysage franco-belge

Introduction

Le présent article est un essai où les réflexions abordées sont les fruits d’une expérience personnelle, sans prétention, c’est-à-dire une expérience qui ne reflète que les impressions laissées dans notre mémoire, non pas sur ce que nous avons lu, mais sur ce que nous avons vu et savons de la problématique des cimetières militaires allemands de la Grande Guerre. Nous sommes restés sous la perception qu’à l’exception du célèbre cimetière de Langemarck en Belgique, les gens ne se donnaient guère la peine d’aller voir les autres cimetières allemands de 1914-1918. Toujours est-il que ceux-ci forment un impressionnant complexe que les historiens nomment « lieux de mémoire ». Après tout, n’incarnent-ils pas une étrange mise en scène, dont les objectifs seraient de donner un sens au sacrifice des soldats allemands, ainsi que de contribuer à une œuvre de paix universelle qui passe de nos jours par l’éducation?

Les cimetières militaires n’incarnent-ils pas une étrange mise en scène, dont les objectifs seraient de donner un sens au sacrifice des soldats allemands, ainsi que de contribuer à une œuvre de paix universelle qui passe de nos jours par l’éducation?

Il est vrai que dans bien des cas, c’est le vainqueur qui donne sa version des faits et que le vaincu a une certaine difficulté à se faire voir et entendre. Au fond, qui écrit l’Histoire, sinon le vainqueur? C’est en ce sens que cet article propose une interprétation toute personnelle d’un aspect bien particulier de la perspective du vaincu. À partir de nos diverses excursions sur les champs de bataille d’Europe, nous abordons la problématique des cimetières militaires allemands de la Première Guerre mondiale, tels que nous les avons vus le long de la ligne de front qui traversait alors la Belgique et la France.

C’est au cours des semaines qui suivirent la proclamation de l’armistice de novembre 1918 que l’armée allemande dut abandonner aux Alliés non seulement un imposant matériel, mais également plus de 900,000 sépultures de soldats tués sur le front franco-belge. Beaucoup parmi celles-ci étaient peu ou pas du tout entretenues, et ce, sans compter un nombre incalculable de cadavres enfoui dans les tranchées. En dépit des restrictions imposées par les articles 225 et 226 du Traité de Versailles relativement à l’organisation des sépultures de guerre, les Allemands sont néanmoins parvenus à maintenir des cimetières militaires qu’il est toujours possible de visiter.

Nous proposons donc de faire la lumière sur certains aspects liés à l’organisation, de même qu’à la configuration de ces cimetières. En dehors du cadre officiel de la mémoire nationale, quels sont, entre autres choses, les symboles et les réflexions véhiculés par ces cimetières allemands? Ceux-ci aident-ils le visiteur à mieux comprendre et visualiser ce que fut le drame de la Première Guerre mondiale pour les soldats du Reich? Envahis par des milliers de croix noires fondues aux forêts, ces lieux de mémoire, longtemps ignorés et abhorrés des visiteurs des pays « vainqueurs », offrent-ils un « message pour la paix universelle » si différent de ce que l’humanité est en droit d’entendre?

Toujours est-il que les Allemands d’aujourd’hui ont une perception quelque peu différente de la pratique du devoir de mémoire de ce conflit, perception souvent ancrée dans les restrictions remontant à Versailles. En comparaison à ce qui se passe dans les pays anciennement alliés, le gouvernement allemand subventionne peu les organisations qui se chargent de veiller à l’entretien des cimetières nationaux en terre étrangère. Ce sont des associations semi-privées qui, en plus de solliciter annuellement les fonds nécessaires au maintien des cimetières, veillent quotidiennement à cette lourde tâche au nom du gouvernement allemand. Alors que les sépultures alliées sont entretenues par des architectes, des sculpteurs, des maçons et des peintres professionnels, les tombes allemandes le sont tout autant, mais par des étudiants et des conscrits militaires qui s’exercent, le temps d’un été, à la pratique de ces métiers mentionnés. En somme, la présence des cimetières militaires allemands dans le paysage franco-belge interroge une variété de phénomènes d’ensemble pertinents à l’histoire comparée de la mémoire et à l’histoire militaire (théâtralisation, espaces à la marge de la mémoire, etc.), dont nous tenterons d’élaborer les aspects pertinents.

Les antécédents de 1870-1871

Le plus récent conflit de masse européen dans lequel on avait établi des cimetières militaires, dicté des règles sur l’aménagement desdites sépultures et entretenu un certain devoir de mémoire populaire était la guerre franco-allemande de 1870-1871. L’article 16 du Traité de Francfort (1871) spécifiait que « (…) les gouvernements allemand et français s’engagent à entretenir les tombes des militaires ensevelis sur leurs territoires respectifs ». Par une loi entérinée le 2 février 1872, le gouvernement du nouveau Reich allemand instaurait une réglementation sur l’aménagement des sépultures de ses soldats en Alsace-Lorraine, provinces nouvellement acquises. On avait accordé une permission spéciale afin que les soldats français tués dans la région puissent y être inhumés en toute dignité et sobriété. Toutefois, il était difficile de procéder à l’identification des soldats tués, et ainsi de commémorer une certaine mémoire, puisque l’ensemble des morts ne portait pas de plaque d’identité.

L’année suivante, le 4 avril 1873, les Français votèrent une loi relativement à la conservation des tombes des soldats morts lors de l’Année Terrible. En conséquence, le gouvernement acheta tous les terrains vacants des cimetières communaux civils, de même que les terrains non clos où des soldats étaient déjà inhumés, quitte à exproprier au besoin. Par la suite, on installa dans chacun des cimetières des grilles en fonte d’un modèle préétabli et reconnaissable par une plaque avec la mention Tombes militaires – Loi du 4 avril 1873.

Toutes ces caractéristiques reflétaient en fait une série de réalités inhérentes aux batailles engagées. D’abord, les soldats étaient inhumés dans les cimetières communaux près des lieux des affrontements. Il n’y avait pas d’intention de séparer les sépultures militaires des civiles. L’absence de services administratifs rigoureux, de plaques d’identité individuelle, les pertes élevées des armées, ainsi que le désir naturel de prévenir des épidémies, firent en sorte que bon nombre des victimes militaires de la guerre franco-allemande reposent dans des fosses communes.

1914-1918 : la prise en considération du problème des sépultures allemandes

L’entretien des sépultures des soldats allemands morts à la guerre ne posait pas vraiment de problème, tant et aussi longtemps que duraient les hostilités. À l’instar des autres belligérants, l’état-major allemand s’était doté dès 1914 de son propre bureau chargé de veiller à l’entretien des sépultures des soldats tués ou morts de leurs blessures. Au gré de l’évolution des batailles, les Gräberoffiziere (« officiers des tombes ») suivaient les armées et procédaient, dans la mesure du possible, à l’identification et à l’inhumation des corps des soldats. Ceux-ci étaient regroupés dans des cimetières improvisés répartis non loin derrière les tranchées, tout le long de la ligne de front. Ce n’est qu’en septembre 1915 que le ministère allemand de la Guerre vota une réglementation afin d’assurer un entretien permanent des milliers de sépultures qui s’accumulaient depuis plusieurs mois déjà derrière un front franco-belge devenu somme toute stable.

Autant la période des hostilités facilita pour les Allemands le recueillement et le regroupement des corps, car il y avait justement des autorités pour s’en charger, autant il s’avéra difficile de poursuivre la tâche au moment où les soldats du défunt Reich durent impérativement évacuer le territoire franco-belge. Les autorités représentées par les Gräberoffiziere étant dissoutes, seul subsistait le Central-Nachweise-Amt (« Bureau central des preuves »), affilié au ministère prussien de la Guerre. Il était, pour ainsi dire, le seul organisme qui pouvait encore s’occuper de l’entretien des sépultures militaires allemandes dans les mois qui suivirent l’armistice de novembre 1918. Les conditions imposées par les Alliés à Versailles allèrent modifier la procédure.

Dans nombre de cas, et particulièrement lorsque le corps n'est pas (ou ne peut être) identifié, c'est la fosse commune qui attend le soldat tué.

Le point de vue de Versailles

À l’instar du Traité de Francfort, celui de Versailles de juin 1919 contenait des dispositions relatives à l’entretien des sépultures militaires. Les articles 225 et 226 enlevèrent au Central-Nachweise-Amt les dernières libertés qui lui restaient quant au droit de regard sur l’entretien des sépultures allemandes en terre étrangère. L’article 225 stipulait que « Les Gouvernements alliés et associés et le Gouvernement allemand feront respecter et entretenir les sépultures des soldats et marins inhumés sur leurs territoires respectifs. » Ce même article précisait que tous ces gouvernements « (…) s’engagent à reconnaître toute commission chargée par l’un ou par l’autre des Gouvernements alliés ou associés, d’identifier, enregistrer, entretenir ou élever des monuments convenables sur lesdites sépultures et à faciliter cette Commission l’accomplissement de ses devoirs. » L’article 226 contenait des dispositions similaires, mais elles concernaient le traitement des sépultures des internés civils et des prisonniers de guerre.

En dépit de toute la subtilité du langage diplomatique, ce que ces articles 225 et 226 disaient, en clair, c’est que les Allemands n’ont absolument rien à dire sur cette question. Par surcroît, la disposition relative à la reconnaissance d’une commission, par l’un ou l’autre des gouvernements « alliés ou associés », est en fait une obligation pour le gouvernement allemand d’admettre tout organisme qui sera chargé, par les pays vainqueurs, du mandat de traiter le problème, et ce, aussi bien sur le territoire franco-belge qu’en Allemagne.

Si l’Histoire retient principalement le célèbre article 231 sur la responsabilité allemande du conflit, il n’en demeure pas moins que les clauses 225 et 226 voisines ont sans conteste un impact immédiat pour les familles qui tentent par tous les moyens de localiser, voire de rapatrier le corps d’un proche mort à l’extérieur du pays. Toujours est-il que, dans le contexte des tensions accrues par Versailles, le problème de base pour les Allemands est de faire accepter par les Alliés une commission qui se rendra sur les anciens champs de bataille afin de veiller à l’entretien régulier des sépultures. Nous en sommes aux premières étapes d’impositions de restrictions sévères quant à l’érection et le réaménagement des cimetières militaires allemands. Ces mêmes restrictions affectent initialement le processus d’une mise en scène allemande de la mémoire de guerre vue à travers le cimetière. Le cimetière est un endroit naturel, reconnaissable et idéal pour une famille qui cherche à commémorer quelque chose de tangible. Ses sépultures sont porteuses d’un message sur l’horreur de la guerre, certes, mais aussi d’une mise en scène pour un idéal de gloire nationale.

Une mission à la base d’une mise en scène de la mémoire

Toutes sortes de pressions liées aux restrictions de Versailles, au désir bien naturel d’ériger une digne sépulture, même en terre étrangère, et à l’importance de ramener de l’ordre dans le cafouillis des anciens champs de bataille, ont amené les responsables allemands à se pencher sur les manières de construire les cimetières. L’un des experts sur la question était le Dr. Siegfried Emmo Eulen (1890-1945) qui, pendant les hostilités, agit comme officier responsable des sépultures militaires sur les théâtres d’opérations en Pologne et dans l’ex-Empire ottoman.

Le Dr. Siegfried Emmo Eulen, le fondateur de la VDK.

Le Dr. Eulen fonda le 26 novembre 1919 la Deutsche Kriegsgräberfürsorge (DK), qui peut se traduire par le Soin aux sépultures de guerre allemandes. Le Dr. Eulen désirait que cette nouvelle association ait pour mission unique d’entretenir les cimetières militaires allemands à l’extérieur du pays. La DK se voulait un organisme au financement privé et apolitique, tout en permettant à toute personne intéressée par la question des sépultures de guerre allemandes d’en devenir membre.

Malgré la désorganisation générale dans l’immédiat après-guerre, la réputation du Dr. Eulen eut tôt fait de le suivre. Bon nombre de personnalités influentes des milieux politiques et culturels lui donnèrent leurs appuis. Cependant, le Dr. Eulen souhaitait que toutes les classes de la société allemande puissent souscrire à son œuvre. C’est alors que le mot Volksbund, qui se traduit littéralement par Association du peuple, fut ajouté au nom de l’organisme, le 13 décembre de la même année, pour ainsi former la Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge (VDK) ou Commission allemande des sépultures de guerre.

Les objectifs sur lesquels repose l’essentiel de la mission de la VDK sont extrêmement ambitieux dans une Allemagne en pleine révolution spartakiste et aux prises avec les clauses de Versailles. D’abord, la VDK est cette commission qu’il faut faire reconnaître par les Alliés. Elle doit par la suite construire et maintenir les cimetières allemands en Allemagne et à l’étranger. Parmi d’autres tâches parfois ingrates, la commission devait faire accepter par les Alliés certains principes, comme celui d’avoir le droit de déposer des gerbes au nom des familles des défunts. Pauvres pour la plupart, les familles comptent aussi sur un éventuel support financier de la VDK afin de faire un pèlerinage au lieu de sépulture d’un proche. Ces questions comportent également des aspects logistiques non négligeables et, en ce sens, la VDK devait autant que possible établir des liaisons constructives avec les autorités locales où reposent des soldats allemands. Enfin, s’il lui reste encore de l’énergie (et des sous), la VDK doit contribuer à répandre le message pour une paix universelle. Pour ce faire, elle fonda en 1921 le magazine Stimme und Weg (Voix et Chemin) afin de matérialiser quelque peu ce dernier objectif à saveur pédagogique. C’était également une manière de faire des redditions de comptes régulières.

Un exemplaire de la revue "Stimme & Weg". La contribution des adolescents et des jeunes adultes apparaît comme essentielle à l'"oeuvre de paix universelle" à laquelle aspire la société allemande en regard du passé.

Il en faudra certes de l’énergie et des bonnes volontés, si l’on désire qu’un jour les 1,937,000 soldats allemands reposant dans 28 pays puissent trouver le repos éternel. C’est le constat que fit la VDK, d’après un sondage de 1929 sur l’ampleur du problème. Aux fins de cet article, on calcule qu’environ 57 % de l’ensemble des sépultures de guerre allemandes sont localisées et à remettre en scène dans le paysage franco-belge. Ce qui représente au bas mot 1,064,000 sépultures, soit la tâche à exécuter par Eulen et ses hommes dans la région.

Les occasions pour la VDK de travailler sur les cimetières allemands à l’étranger se font rares dans la première décennie d’après-guerre. La principale difficulté réside dans le fait d’établir des contacts avec des autorités locales parfois récalcitrantes à permettre à la VDK, bref à des Allemands, de revenir sur les anciens champs de bataille. C’est pourquoi il s’avère important que la nouvelle organisation soit patronnée par d’importantes personnalités et que des membres des classes dirigeantes y fassent un certain lobbying. Au fond, que veut la VDK dans les premiers temps? Tout simplement avoir une idée de l’état des cimetières, de voir ce qu’il en reste depuis la fin de la guerre. Comme nous l’avons également mentionné, il faut négocier une série de permissions afin de pouvoir déposer des gerbes dans chacun des cimetières. Pour les premières années d’exercice de la VDK, l’essentiel du travail fut donc d’établir ces contacts avec les autorités locales où sont situés les cimetières. On a pu en ce sens réaménager bon nombre de ces derniers jusqu’en 1933.

La Seconde Guerre mondiale amena une autre série de problèmes pour la VDK. Mise au pas par le Service des sépultures de guerre de la Wehrmacht à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, la VDK devait plutôt s’occuper des sépultures des soldats tués au cours de ce conflit. Les contacts péniblement établis avec les autorités étrangères pendant l’entre-deux-guerres furent ainsi anéantis. Il fallut donc recommencer à zéro lorsque la VDK reprit son action humanitaire en 1946, tout en ajoutant aux 2 millions de morts de 1914-1918 les 3,5 millions de tués de 1939-1945.

Nombre de jeunes Allemands occupent leurs étés par un emplois rémunéré dans les cimetières militaires.

Naturellement, les perspectives d’après-guerre furent sombres pour la VDK. Il lui était interdit d’aller travailler en France et de prendre des nouvelles des cimetières qu’elle avait eu à peine le temps d’aménager avant 1939. Cependant, les choses changèrent pour le mieux en 1966 lorsque le président de Gaulle et le chancelier Adenauer, dans le contexte du rapprochement franco-allemand, ont inclus une clause permettant à nouveau à la VDK de revenir travailler sur une centaine de cimetières abandonnés depuis une trentaine d’années. Les travaux pour une complète réorganisation durèrent jusqu’au début des années 1980. Ceux-ci comportaient, entre autres choses, une refonte des tablettes nominatives sur les fosses communes, la construction de divers mémoriaux (monuments, stèles, etc.), le remplacement des anciennes croix de bois par de plus solides en fonte ou en pierre, etc. D’autres travaux nécessaires tels, l’embellissement de la végétation et l’amélioration de la signalisation routière firent également partie de cet immense projet de renaissance des cimetières allemands.

C’est officiellement au nom du gouvernement allemand que travaille la VDK de nos jours. Cependant, elle tire la majeure partie de son financement des dons de ses 1,3 millions de membres et opère avec un budget annuel de 6 millions d’Euros (données valides en 2005). Si l’unique quête publique annuelle n’apporte pas les recettes espérées, le gouvernement rembourse la somme manquante. Il est toujours difficile pour la VDK d’opérer, puisqu’elle n’a pas les ressources humaines et financières de ses équivalents britannique et américain. D’après les statistiques parues sur son site web, la VDK a le mandat de veiller à l’entretien de 836 cimetières de diverses dimensions répartis dans une centaine de pays où reposent des soldats allemands.

D’une époque à l’autre : les principes de mise en scène des cimetières

C’est à l’architecte Robert Tischler de Munich que l’on confia en juin 1926 le mandat de définir les règles qui régiraient le design et la construction des cimetières militaires. Ce qu’établit Tischler comme premier principe architectural, c’était d’éviter de construire des cimetières qui imiteraient (ou à tout le moins s’inspireraient) des principes esthétiques et symboliques de ceux des Alliés. La sobriété dans la conception était prioritaire, de même que cette volonté de fondre le cimetière dans le paysage local. La finalité bien évidente du cimetière était de faire ressortir l’élément « souvenir » dans une mise en scène lugubre qui rappellerait à la fois les aspects humbles et héroïques du sacrifice collectif des Allemands pour leur Patrie. Aux éléments théoriques s’ajoutaient d’embêtantes réalités, comme le fait d’opérer avec des budgets limités, ce qui forçait souvent Tischler à travailler avec de la main-d’œuvre bénévole allemande ou locale.

C’est ce qui fait en sorte que l’architecte de Munich devait faire reposer son œuvre sur des principes, et non obligatoirement sur des règles communes à l’ensemble des cimetières en devenir. Par exemple, les cimetières britanniques comportent tous la Croix du Sacrifice, peu importe leur taille, la localisation, etc. Avec ses budgets ridicules, Tischler put difficilement organiser les cimetières allemands sur un modèle uniforme et aussi strict que celui des Britanniques. Il fallut en conséquence insister sur les principes, quitte à les rehausser au statut de « règlements esthétiques » si l’avenir le permettait.

C’est dans cette optique que Tischler insista particulièrement sur le principe de fraternité dans la vie comme dans la mort. Peu importe que les sépultures soient en fonte ou en pierres, redressées ou couchées, catholiques ou juives, il convenait seulement de les disposer de manière ordonnée pour en faire ressortir l’élément dramatique (et héroïque) d’une armée toujours disposée à engager la bataille. Quant à la Grande Croix noire et les diverses stèles en forme de croix qui ornent bon nombre de ces cimetières, nous soulevons l’hypothèse qu’elles ne sont pas forcément un symbole de chrétienté, mais un point de ralliement, comme lorsque les soldats d’une certaine époque observaient le drapeau afin de connaître les ordres et d’avoir une idée de la direction générale de la bataille. De plus, cette même croix n’est pas impérativement au centre du cimetière, mais à des endroits épars selon les lieux.

D'une époque à l'autre.

On note également d’autres particularités primaires qui retiennent l’attention du visiteur sur ces lieux. L’une d’elles rappelle la rareté des pierres tombales classiques dans ces cimetières. Tischler préféra orner les sépultures individuelles d’une croix en fonte d’aluminium ou d’une plaque de pierre au ras le sol. Il lui était en autre interdit de faire graver sur une croix une inscription individuelle dictée par la famille du défunt. C’est ce qui rend l’atmosphère obligatoirement austère, d’autant plus qu’un autre principe de Tischler était de ne pas décorer les cimetières avec des fleurs. Le but était de ne pas cacher la réalité souvent tragique de la mort des soldats. Moins de décorations pour mieux mettre en scène la tragédie, telle fut la formule privilégiée par Tischler pour la période de l’entre-deux-guerres.

Par ailleurs, tous les problèmes d’ordre logistiques (budgets restreints, manque de main-d’œuvre, etc.) firent que le temps joua souvent contre Tischler dans l’aménagement des cimetières. Ces facteurs furent sans doute déterminants dans le choix fréquent de l’architecte pour l’aménagement de fosses communes, celles-ci étant intégrées à l’ensemble d’un paysage se voulant aussi sobre que possible.

Voilà en somme les quelques principes de base de l’œuvre de Tischler sur lesquels notre attention s’est arrêtée. Il reste finalement à voir la place que chacun occupe dans l’ensemble de la mise en scène de cette mémoire allemande de 1914-1918.

La forêt

Ce qui nous a frappés a priori, en visitant les cimetières allemands, ce ne sont pas les fameuses croix noires, mais de voir à quel point certains des lieux de sépultures se fondaient littéralement dans la forêt. Dans son ouvrage Le paysage et la mémoire, Simon Schama explique les origines du mythe de la forêt dans la construction d’une mythologie et d’une identité allemandes. Selon cet auteur, le premier signe de ce mythe apparaît dans l’œuvre Germania, écrite par Tacite vers 98. Sans entrer dans les détails, Tacite raconte sa version du cauchemar vécu par les légions romaines du général Varus aux prises avec les « hordes barbares » des forêts commandées par Arminius. Selon Schama, cette saga de la forêt décrite par Tacite inspira le professeur et poète patriote Celtis, qui, de son poste à l’Université d’Ingolstadt en 1492, consacra une partie de son œuvre à la réactualisation de ce mythe. Celtis était d’avis que le mythe de la forêt est à la base d’une première affirmation de l’identité germanique. Il voulait par ailleurs distinguer ce qu’il croyait être les vrais Allemands des autres tribus « barbares », tels les Scythes qu’il citait en exemple. En clair, Celtis voulait que les Allemands de son époque se réapproprient l’interprétation de leur propre histoire (et mythes) afin de l’écarter du monopole classique de la lecture latine faite par Tacite.

C’est dans ce contexte que Celtis et ses successeurs vont utiliser la forêt comme pierre angulaire à la construction d’une identité germanique. Malgré une déforestation réelle du territoire depuis l’époque de Tacite, plusieurs auteurs allemands, dont le géographe Johannes Raun, tout en rendant hommage à la grandeur des forêts anciennes, ont tenté de tuer l’autre mythe de la « démonisation » des peuples germaniques tel qu’évoqué par Tacite et d’autres auteurs latins.

Lorsque l’on établit les premières chaires d’études de foresterie en Allemagne dans les années 1870, l’on savait que la forêt n’était plus cet endroit de sauvagerie et de primitivisme. Elle correspondait davantage à une réalité de domestication, de cultures agricoles et d’intégration à l’espace urbain. Le propos de Schama consiste aussi à dire que les poètes allemands des XVIe-XVIIIe siècles se plaisaient à opposer la forêt germanique à la « maçonnerie latine ».

Bref, toute cette explication remet en contexte l’utilisation de l’élément forêt par Tischler et son équipe au lendemain de la guerre. L’interprétation qu’on en fait est secondaire, tant le but est d’intégrer la forêt aux cimetières afin d’en démontrer l’importance toujours actuelle pour les Allemands. Les cimetières d’Aprémont (Ardennes) et de Romagne-sous-Montfaucon (Meuse) sont typiques de cette intégration des sépultures au paysage forestier.

Cimetière d'Aprémont (Ardennes): 1,111 sépultures.
Cimetière de Romagne-sous-Montfaucon (Meuse): 1,412 sépultures.

Les croix de métal, de béton et de pierre

C’est lorsque la VDK put reprendre l’initiative de l’entretien des cimetières allemands en 1966 que l’on vit progressivement apparaître des croix en métal. Celles-ci remplaçaient les anciennes croix de bois pourries et laissées à elles-mêmes depuis la fin de la Grande Guerre. Comme c’est le cas pour le cimetière de Neuville-Saint-Vaast (Pas-de-Calais), qui est aussi le plus grand cimetière allemand de la Première Guerre mondiale en France, quatre soldats reposent en principe sous chacune de ces croix. Leurs noms figurent par groupes de deux, sur chaque côté de la croix. Le bras de celle-ci montre le nom et prénom du soldat, son grade, ainsi que la date de son décès. Bien que l’utilisation du noir illustre pertinemment le caractère lugubre donné à ce cimetière, le métal employé pour les croix explique avant tout un désir chez la VDK d’assurer une certaine durabilité étant donné que les budgets de remplacements des matériaux usés sont limités. Les Alliés avaient entre autres limité l’espace alloué aux cimetières allemands et, vu le nombre effarant de victimes dans ce secteur du front, on pensa que l’apposition de quatre noms par croix serait un moyen convenable de pallier à cette carence. Sans doute que le noir des croix est un contraste qui marque l’esprit du visiteur et, en ce sens, les membres de la VDK ont respecté la ligne de pensée qu’avait jadis tracée Tischler.

À l’instar des croix métalliques, celles en pierre ou en béton remplacèrent les désuètes croix de bois. Toujours par souci de durabilité et d’économie, un bon nombre de cimetières allemands du paysage franco-belge ont leurs sépultures faites de ces matériaux. Par exemple, le cimetière de Roye-Saint-Gille (Somme), où la pierre constitue le matériau principal. Cet exemple révèle une intéressante mise en scène de la mémoire de guerre. La tombe photographiée nous indique que deux corps reposent sous cette croix de pierre. Un officier, le sous-lieutenant Willy Land, et un militaire du rang, le réserviste Franz Kobiela, reposent au même lieu, mais furent tués à deux dates différentes. Cela est un facteur indicatif de la stabilité de cette ligne de front franco-belge où, de novembre 1914 à mars 1918, les positions ne bougèrent presque pas, laissant pour ainsi dire s’accumuler les morts. Un autre principe de Tischler figure sur cette sépulture, à savoir l’égalité des grades dans la mort, puisqu’un officier et un militaire du rang sont enterrés au même endroit.

Le troisième cas de figure relatif aux sépultures que nous présentons est celui des pupitres en pierres naturelles. L’exemple type se trouve au cimetière de Vladslo en Belgique. L’impressionnante concentration des sépultures dans ce cimetière n’est qu’amplifiée par le fait que des plaques (ou pupitres) sont placées à même le sol. Les noms des soldats sont inscrits sur chacune d’elle. Cela constitue bien entendu une solution économique et durable, car une faible quantité de pierre est employée par sépulture. Au plan symbolique, le visiteur est frappé par l’ordre et le caractère macabre déployés. Autant le phénomène de la mort est accentué par ces pierres toutes couchées, autant on est sous l’impression que des hommes encore vivants se jettent au sol afin d’éviter la mitraille.

Cimetière de Neuville-Saint-Vaast (Pas-de-Calais): 44,833 sépultures. On peut y lire l'inscription: Den Menschen, die guten Willens sind (Les personnes de bonne volonté).
Cimetière de Roye-Saint-Gilles (Somme): 6,545 sépultures.
Cimetière de Vladslo (Belgique): 25,644 sépultures.

Les fosses communes

À l’instar des affrontements en 1870-1871, nous pouvons dire que des raisons similaires à ce conflit ont amené les belligérants à construire un grand nombre de fosses communes, souvent intégrées aux cimetières militaires eux-mêmes. Pour les Allemands, cette situation s’observe davantage si l’on considère les accords passés avec la Belgique (1952) et la France (1966). Ces ententes ont imposé, d’une part, une concentration des sépultures allemandes et, d’autre part, un réaménagement des cimetières abandonnés, dont bon nombre furent reconvertis en fosses communes. Plus ou moins désirés par les Allemands, ces concours de circonstances offrent néanmoins un effet des plus suggestifs sur la boucherie de 1914-1918. Une certaine règle prédomine, telle l’apposition d’un écriteau disant simplement que des soldats allemands reposent en ce lieu. Des informations sur le nombre total de corps ensevelis et une mention quant à ceux n’ayant pu être identifiés y figurent également.

La taille des fosses communes varie grandement, toujours selon les circonstances du temps de la guerre, ou encore de celles dans lesquelles travailla la VDK par la suite. À titre d’exemple, on remarque que la fosse de Neufchâteau-Malonne (Belgique) contient 44 corps, alors que celle du cimetière de Pierrepont (Meurthe-et-Moselle) en contient plus de mille. Si dans la première se trouvent 44 corps non identifiés, la seconde nous présente au contraire des plaques sur lesquelles apparaît l’identité des défunts. Par ailleurs, les exemples des cimetières de Pierrepont et de Sapignies (Pas-de-Calais) illustrent adéquatement ce principe d’intégration des fosses communes dans les cimetières. Ils amènent en ce sens le visiteur à s’interroger davantage sur les circonstances qui provoquèrent cet état de fait. Après tout, tous sont des soldats allemands qui pour les uns reposent sous une sépulture standard, alors que d’autres corps identifiés furent jetés dans la fosse commune. C’est encore du côté des circonstances qu’il faut chercher. L’exemple de la fosse commune dans le cimetière de Walscheid (Moselle) nous enseigne que ces soldats furent tués dans les environs pendant les journées du 19 au 22 août 1914 et enfin rassemblés en ce lieu. Si cet indice montre au visiteur que le carnage fut bien réel et que beaucoup d’hommes meurent en peu de temps, il peut être aussi, pour l’historien qui enquête, une mine d’or d’informations qui permettent de mieux reconstituer la bataille.

Plaque à l'entrée du cimetière d'Aubérive (Marne).
Fosse commune de Neufchâteau-Malonne (Belgique): 44 corps non identifiés.
Fosse commune de Pierrepont (Meurthe-et-Moselle): 1,084 corps.
Fosse commune de Sapignies (Pas-de-Calais): 1,550 corps.
Fosse commune de Sarrebourg (Moselle): 83 corps.
Plaque identifiant certains corps dans la fosse commune de Walscheid (Moselle): 256 corps.

Les stèles

Nous avons précédemment fait allusion à divers symboles qui s’ajoutent à la mise en scène des cimetières, telles la Grande Croix noire ainsi que les stèles. Ces dernières furent érigées dans les cimetières d’une certaine envergure. Le choix d’une croix n’est, encore une fois, pas automatiquement associé à la chrétienté, même si l’écrasante majorité des soldats allemands étaient chrétiens. En fait, la stèle est un mémorial qui rend hommage à la camaraderie des hommes au front, en particulier dans la mort. Par exemple, la petite phrase évocatrice Ich hatte einen Kameraden, einen bessern findst du nicht (J’avais un camarade, le meilleur que tu puisses avoir) parle d’elle-même. Certains y voient un important élément de pacifisme, d’autres feront une lecture différente en l’associant à la camaraderie naturelle entre les soldats du front. Dans un cas comme dans l’autre, Tischler a jugé importante l’insertion d’une petite phrase à plusieurs sens comme celle-ci. Notons dans cet ordre d’idées que les cimetières militaires britanniques contiennent chacun une stèle sur laquelle on lit la phrase de Rudyard Kipling : Their Name Liveth For Evermore (Leurs noms vivront à jamais). La stèle rappelle au visiteur, en un point précis, qu’une lecture de cette mémoire est envisageable. Elle lui en fournit simplement la genèse.

Stèle dans le cimetière d'Achiet-le-Petit (Pas-de-Calais): 1,314 sépultures.
Ich hatte einen Kameraden, einen bessern findst du nicht (J’avais un camarade, le meilleur que tu puisses avoir)

Les sépultures juives

Une autre lecture suggestive de la mise en scène des cimetières allemands repose dans la distinction, sur le fond de bases religieuses, entre les modèles de sépultures chrétiennes et juives. D’après l’historien allemand Christian Zentner, environ 100,000 soldats juifs ont servi dans les armées du Kaiser, et parmi eux 12,000 sont morts au champ d’honneur. Chiffre éloquent qui se traduit sur le terrain par un contraste frappant, au plan esthétique, entre le choix d’une dalle de pierre pour la sépulture juive et celui d’une croix pour la sépulture chrétienne. Néanmoins, les rares tombes juives semblent parfaitement intégrées dans l’océan des sépultures chrétiennes. L’exemple du cimetière de Berru (Marne) est intéressant à cet égard puisqu’on n’a pas fait le choix d’isoler les tombes juives. Après tout, cette mise en scène témoigne que les soldats juifs, comme les soldats chrétiens, ont fait leur devoir pour la Patrie. L’idéal de sacrifice pour la collectivité passe, dans ce contexte particulier, devant celui de la religion et de la culture juives, quoique ces derniers ne sont pas totalement exclus. En plus des informations relatives au décès du combattant (nom, grade, etc.), figurent sur les pierres tombales deux phrases en hébreu. La plus courte dit qu’ici un homme repose, et la seconde : Puisse son âme se faire l’écho dans le cercle des vivants.

Les sépultures juives ne constituent donc pas des éléments discordants dans cet ensemble chrétien. Ils ne le sont pas plus qu’un cimetière où, par exemple, s’entrecroisent tombes normales et fosses communes. Pour y voir plus clair, il faut constamment avoir à l’esprit la mise en valeur des principes de base de Tischler tels la sobriété et le respect.

Cimetière de Beaucamps-Ligny (Nord): 2,628 sépultures.
Cimetière de Berru (Marne): 17,559 sépultures.

Les cimetières nationaux mixtes

Les cimetières nationaux mixtes font également partie de la réalité de la mise en scène de la mémoire de 1914-1918 dans le paysage franco-belge. Pourquoi ces cimetières contiennent-ils les sépultures de soldats de diverses nationalités, souvent ennemies? Encore une fois, ce sont les réalités du champ de bataille qui fournissent une première série d’hypothèses, bien avant toute analyse de la dimension symbolique de ces lieux. Comme c’est le cas pour le petit cimetière de Bertrix-Heide (Belgique), les morts français furent pris en charge par les Allemands, qui y inhumèrent aussi leurs soldats tués au cours de cet affrontement local, le 22 août 1914.

Le cimetière Le Sourd (Aisne) offre un autre exemple de lieu de mémoire mixte des plus intéressants. Il rappelle les affrontements dans la région de l’Oise dans les derniers jours d’août 1914. Les Allemands y ont également inhumé les cadavres de leurs adversaires français. Il est étonnant de constater dans ce cimetière que deux types de sobriétés s’affichent. Celle que l’on connaît aux cimetières allemands, et une autre par le drapeau français placé aux côtés de la Grande Croix allemande. C’est ici que les autorités allemandes et françaises travaillent conjointement afin de perpétuer conjointement le souvenir de combattants autrefois ennemis dans la vie, et devenus camarades dans la mort. S’ils étaient davantage connus, ces cimetières mixtes, voire ces mises en scène soudées de la mémoire, constitueraient d’excellents endroits d’éducation pour la jeunesse.

Cimetière mixte de Bertrix-Heide (Belgique): 254 sépultures allemandes et 264 sépultures françaises.
Cimetière mixte de Le Sourd (Aisne): 699 sépultures allemandes et 1,333 sépultures françaises.

Deuil et anonymat

Le deuil et l’anonymat sont des dimensions que nous avons peu explorées jusqu’à présent. Le temps accomplissant son œuvre implacable, de moins en moins de familles se rendent en pèlerinage sur les tombes de 1914-1918. Le caractère anonyme de la mort des soldats occupe alors une plus grande place dans la mise en scène de cette mémoire. L’exemple le plus connu d’une mise en scène du deuil se trouve au cimetière de Langemarck en Belgique. En 1956, le Pr. Emil Krieger aménagea quatre sculptures en une œuvre qu’il a intitulée Trauernde Soldaten (Soldats pleurant). Cet artiste s’était inspiré d’une photo bien connue où des soldats du Rheinische Reserve-Infanterieregiment Nr. 258 se recueillent devant la sépulture d’un frère d’armes récemment tué. Il s’agit du premier recueillement brut, celui de pleurer la mort au front, et ce, bien avant que la famille en soit avertie.

Pour ceux qui restent au pays, seul le calme de l’après-guerre offre la possibilité d’aller se recueillir avec un minimum d’intimité sur la tombe d’un parent proche. L’artiste Käthe Kollwitz a sculpté en 1932 sa propre histoire, mais aussi celle de tant d’autres parents. On la voit en compagnie de son mari, tous deux à genoux devant la tombe de leur fils Peter, tué le 23 octobre 1914 dans la région de Dixmude en Belgique. Situées dans le cimetière de Vladslo, ces sculptures représentent en quelque sorte le paroxysme de la mise en scène d’une mémoire de guerre pour une nation qui découvre l’ampleur du cataclysme qui a fauché deux millions d’hommes. Ces sculptures sont universelles, elles parlent au nom de tous les parents dévastés par la perte d’un enfant.

Cimetière de Langemarck (Belgique): 44,304 sépultures.
Cimetière de Vladslo (Belgique): 25,644 sépultures.

Conclusion

Pour diverses raisons, qui font à elles seules l’objet d’un autre débat, les cimetières militaires allemands de 1914-1918 ne semblent pas jouir du même degré de fréquentation que leurs homologues franco-britanniques. Sont-ils pour autant des espaces à la marge de la mémoire? Nous avons humblement tenté de démontrer par cet essai que la réponse est non. Ces cimetières nous fournissent aussi des réponses à la vague interrogation que les historiens de la mémoire aiment se poser : que nous reste-t-il de la Grande Guerre?

Autrement dit, comment s’est construit le discours mémoriel à la suite de ce conflit, comment a-t-on mis en scène ces fragments de la guerre de 1914-1918? Poser la question c’est en même temps y répondre. Lorsqu’ils nous parlent, les cimetières du paysage franco-belge nous proposent, aussi bien dans un tout (vaste étendue des croix, fosse commune, etc.) que par quelques éléments (tombe individuelle, monument, etc.), une série d’évocations qui nous autorisent à donner un sens à la tuerie, voire à la théâtraliser.

C’est ce qu’avait compris Robert Tischler lorsqu’il fit de la sobriété un élément capital de la remémoration du drame national, et ce, à travers un discours de pierres qu’il était chargé de mettre en scène. De nos jours, ce sont des étudiants et des conscrits de l’armée allemande qui veillent à l’entretien de ces cimetières et qui poursuivent, au fond, l’œuvre de Tischler. En somme, nous avons proposé une lecture des cimetières allemands, après les avoir parcourus et parlé avec ceux qui s’en occupent. Or, pour que ces lieux de mémoire vivent, ils ont besoin d’être visités, commentés et critiqués.

Bibliogrpahie
•CAPDEVILA, Luc et Danièle Voldman, Nos morts : les sociétés occidentales face aux tués de la guerre ((XIXe-XXe siècles), Paris, Payot, 2002. 282 p.
•BIRABEN, Anne. Les cimetières militaires en France. Architecture et paysage, Paris, L’Harmattan, coll. “Histoire et idées des Arts”, 2005. 215 p.
Langemarck (Belgique).

Visite des champs de bataille: un guide introductif

Monument régimentaire sur le champ de bataille de Chickamauga en Georgie (États-Unis, 1863).

Comme on dit dans le milieu des historiens militaires, mieux vaut attendre que la guerre soit terminée avant de visiter un champ de bataille! Blague à part, l’idée est qu’un certain nombre de règles, trucs et astuces devraient être observés, à notre avis, avant d’entreprendre ce genre de voyage nous amenant sur les traces de douloureux passés.

Par « champ de bataille », nous entendons ici des lieux où se sont déroulés des affrontements que l’on peut qualifier de « majeurs » et qui furent recensés par les historiens. Aux fins de ce papier, nous faisons allusion à des endroits qui furent organisés de manière plus ou moins formelle par les gouvernements ou des associations de bénévoles qui en font revivre le souvenir.

L’expression « champ de bataille » se rapporte également à tout lieu et toute époque. De l’Antiquité à nos jours, de grands et sanglants épisodes marquèrent les imaginaires et eurent des impacts sur la survie ou la chute d’empires. On revient à l’idée attribuée à Carl von Clausewitz voulant que la guerre soit la continuation de la politique par d’autres moyens. Dans le cas qui nous intéresse, disons que ces « moyens » laissèrent couler beaucoup de sang et les champs de bataille en demeurent les expressions sublimes.

Un condensé d’expériences

Par conséquent, cet article n’est pas exhaustif et se veut un condensé de nos expériences. Nous y présentons quelques règles, mais surtout des observations que nous avons faites au fil des années. Je n’hésiterai pas à modifier cet article si d’autres idées me venaient à l’esprit, ou si nos lecteurs nous font des observations que nous avons vécues et involontairement oubliées.

Cela fait environ dix ans que nous visitons des champs de bataille. Nous avons débuté en mai 2001 par la visite de quelques champs de bataille de la Première Guerre mondiale en France. Nous avons été chanceux lors de ces premières visites, car nous étions accompagnés d’un historien militaire français expert de la guerre de 1914-1918 qui a su optimiser nos expériences.

Cette première expérience soulève la question de la préparation avant d’entreprendre ce genre de périple. Il est évident que dans le meilleur des mondes, le fait d’être accompagné d’une personne ressource sur le terrain s’avère fort agréable. Dans le cas contraire, la question de la préparation sous-tend une autre interrogation, à savoir le pourquoi d’un tel déplacement. En effet, pourquoi visiter un champ de bataille?

Des Plaines d’Abraham de Québec jusqu’aux champs de bataille de Russie où nous sommes allés, la question à se poser demeure toujours la même: pourquoi y aller? Notre expérience nous amène à croire que la plupart des gens qui pratiquent ce type de « tourisme » le font d’abord par intérêt personnel, ce qui sous-entend que des membres de leurs familles ont directement participé aux événements. Par exemple, nombreux sont les visiteurs qui souhaitent voir les lieux où ont combattu leurs ancêtres, ou bien qui désirent voir les pierres tombales de leurs proches tombés au champ d’honneur.

Dans un autre ordre d’idées, nous avons remarqué que nombre de touristes des champs de bataille le deviennent souvent par hasard. En fait, la visite d’un lieu de mémoire de ce type est intégrée à un circuit touristique plus large, comme c’est fréquemment le cas lors d’un voyage organisé en Europe. Pour les plus jeunes, la visite d’un champ de bataille constitue l’élément éducatif d’un voyage scolaire de fin d’année. Par exemple, des écoliers britanniques qui prennent le TGV pour aller à Euro Disney à Paris vont fréquemment s’arrêter à la gare d’Arras afin de visiter le champ de bataille canadien de Vimy non loin.

Voyager seul ou avec un guide?

Champ de bataille de Manassas (Bull Run) près de Washington D.C. (1861).

Dans ce contexte, comme nous l’avons évoqué, une première question est de savoir si l’on entreprend un tel voyage seul ou accompagné d’un guide. D’abord, il est important de peser notre niveau de connaissances du sujet. Avant de visiter les plages du débarquement de Normandie, demandez-vous quel est votre degré de connaissances de la bataille? Savez-vous que telle unité est passée dans ce village et que l’ennemi se trouvait dans la forêt non loin?

Que vous soyez ou non accompagnés d’un guide, nous croyons qu’il est important de lire quelque peu sur le sujet avant d’entreprendre le voyage. L’idéal est de trouver un ouvrage qui, sans être trop érudit, ni adressé à un lectorat de spécialistes, puisse renseigner suffisamment sur les principales phases des événements avec les noms de lieux-clés. Par exemple, prenez un ouvrage de 200 pages avec suffisamment de photos et de cartes et tentez de mémoriser les noms de quatre ou cinq lieux. Faites de même avec les noms de personnages marquants, voire d’anecdotes. N’oubliez jamais que si vous êtes accompagnés d’un bon guide, celui-ci prendra la peine de vous interroger sur votre niveau de connaissances des événements. Selon vos réponses, il adaptera sa visite en conséquence et c’est vous qui en sortirez gagnant.

Respecter les cultures et coutumes locales

C’est une règle de base de tout voyage fait à l’étranger: le respect des cultures et des coutumes locales. Ce principe s’applique également au tourisme de champs de bataille. Par exemple, toujours garder en mémoire le fait que les événements qui s’y sont déroulés peuvent encore traumatiser les gens. N’allez pas croire qu’un événement qui s’est déroulé voilà plusieurs centaines d’années n’a plus d’impact aujourd’hui. Par exemple, la bataille du Kosovo de 1389 dans les Balkans marque toujours les esprits des habitants et il serait mal avisé d’adopter un comportement non conforme aux coutumes locales. Bref, l’observation du respect, voire du silence selon les lieux, doit aller de soi le cas échéant. On ne fait pas de blague lorsqu’on visite le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau, où lorsqu’on se présente sur un mémorial qui revêt une signification particulière pour un peuple ou une collectivité.

L’autre aspect du respect des cultures et coutumes locales est plus pratique. Considérant le temps et les distances parcourues sur les champs de bataille, il se peut que vous ayez faim et soif. Le cas échéant, il est toujours de mise d’apprendre quelques mots ou phrases dans la langue locale lorsque l’on s’arrête dans un restaurant ou un hôtel. Souvent, le simple fait de dire « Bonjour, s’il vous plaît, et merci » dans la langue locale suffit à arracher un sourire et à obtenir ce que l’on veut, que ce soit de la nourriture, un logis ou des renseignements.

Exemple de mémorial érigé sur le champ de bataille de Grunewald (Tannenberg) pour commémorer les batailles de 1410 et de 1914. Le lieu est situé à 150 kilomètres au nord de Varsovie en Pologne.

C’est un avantage, dans la mesure où l’on peut vous diriger vers des ressources qui connaissent bien tel ou tel champ de bataille. Évidemment, la prudence est de mise, mais sur des sites le moindrement organisés, les restaurateurs et les hôteliers peuvent rapidement vous référer à des personnes ou des entreprises qui offrent des services de visites guidées. Prenez garde à ne pas abuser des bonnes choses, notamment l’alcool qui est souvent moins cher en Europe qu’en Amérique. Cela peut influencer votre comportement, offenser les habitants et faire de vous un véritable danger si vous prenez ensuite la voiture.

Budget, logistique et autres contraintes

Le touriste des champs de bataille n’est pas différent de l’ensemble des touristes. Nombreuses sont les contraintes de tous ordres et il faut en tenir compte.

Nous l’avons dit, se doter de bonnes cartes actuelles et d’époque des lieux à visiter nous apparaît essentiel, à moins que vous ayez embauché un guide doté de ces outils, quoiqu’un minimum est toujours nécessaire. À titre d’exemple, pour les champs de bataille des guerres mondiales en Europe, nous recommandons les cartes Michelin, qui sont détaillées et s’avèrent régulièrement des copies conformes des cartes utilisées par les états-majors de l’époque. Sinon, les grands champs de bataille d’Europe ou des États-Unis disposent de leurs propres kiosques de renseignements ou sont intégrés à des offices de tourisme qui fournissent les cartes nécessaires.

D’autre part, qui dit champs de bataille dit marche. Il est important de se doter de bonnes chaussures ou bottes, surtout si vous entreprenez une excursion en dehors des zones balisées sur des terrains difficiles et vaseux. Celles-ci doivent être confortables, imperméables et si possible renforcées au niveau des extrémités (talon et cap). Être bien chaussé réduit également les risques de blessures, par exemple sur des fils de fer barbelés. Garder à portée de main un imperméable, même si les prévisions météorologiques semblent favorables. Dans certains lieux comme le nord de la France et la Belgique, la pluie peut subitement démarrer et durer de longues heures. En plus d’être détrempé, vous remarquerez que le terrain peut rapidement se transformer en un marécage de boue, comme l’ont vécu les soldats à l’époque. Par expérience, nous pouvons vous confirmer que de la boue qui s’accumule sur les bottes, c’est très pesant.

Évitez toujours de prendre des risques inutiles. Il est recommandé de rester à l’intérieur des zones balisées. Les champs de bataille de la guerre de 1914-1918 en Belgique et en France sont révélateurs à cet égard, de par la concentration d’obus non éclatés qui s’y trouvent encore. De plus, prenez garde si vous sortez des sentiers battus, les animaux sauvages, eux, ne font pas la différence lorsqu’ils se promènent dans les anciennes tranchées!

Cela amène à dire qu’il vaut mieux éviter de collecter certains « souvenirs » révélés par les champs de bataille. Nombreux en effet sont les fragments d’obus, de balles et autres explosifs qui sont toujours actifs. Si vous en trouvez, mieux vaut alerter les autorités locales du pays qui verront à les faire désactiver. Sur ce point, les militaires ont l’habitude d’accumuler le long des routes ou dans des dépôts les obus non éclatés avant de les désactiver en masse. Évitez de vous y approcher, car ils demeurent dangereux et instables. D’ailleurs, évitez de rapporter à la maison ce genre de souvenirs, vous aurez des problèmes aux douanes.

Si vous planifiez rester dans un secteur quelques jours, essayer autant que possible de garder le même hôtel si celui-ci est convenable. Le décalage horaire, l’ignorance des lieux, de la langue et des coutumes nécessite une attention de votre part et cela consomme votre énergie. Au moins, lorsque vous demeurez au même lieu jour après jour, vous pouvez concentrer vos énergies sur ce qui vous intéresse pendant la journée.

Un exemple d'une zone balisée interdite d'accès aux visiteurs sur le champ de bataille de Vimy en France (1917). Non, les moutons n'explosent pas dans cette zone. À notre souvenir, ils ont été placés là pour accomoder un agriculteur de la région qui cherchait un endroit où faire paître ses animaux.

Parmi d’autres contraintes que nous avons identifiées, nous notons celle reliée au statut foncier d’un lieu. Par exemple, un cimetière militaire que vous visitez peut être administré par un gouvernement. En d’autres cas, surtout pour ceux qui cherchent une pierre tombale particulière, le cimetière est administré par une commune ou se trouve sur un terrain privé. Encore là, toujours demander les autorisations nécessaires avant d’entreprendre la phase exploratoire.

Voilà en somme pour les trucs et astuces d’une agréable visite des champs de bataille!

Bon voyage!

Le Cimetière Québec

Le cimetière Québec

 

Le Cimetière Québec (Quebec Cemetery) est un cimetière militaire administré par la Commission des Champs de bataille britanniques (Commonwealth War Graves Commission, CWGC). Localisé près du village de Chérisy dans le département du Pas-de-Calais (France), le cimetière rassemble des sépultures de soldats canadiens morts pendant la Première Guerre mondiale. Une majorité des combattants qui y sont enterrés étaient des francophones du 22e bataillon du Corps expéditionnaire canadien. Ce bataillon fut anéanti lors de la bataille de Chérisy des 27 et 28 août 1918. Jusqu’à ce jour, Chérisy constitue l’une des pires défaites de l’histoire militaire du Québec. Le Cimetière Québec est un rare lieu de mémoire de cette tragédie.

Le Cimetière Québec

Le Cimetière Québec fut pour la première fois baptisé Quebec Cemetery par le service toponymique de la CWGC, lors de son aménagement en 1918. On y avait enterré une partie des soldats des 22e et 24e bataillons (NOTE 1) tombés à la bataille de Chérisy des 27 et 28 août. Le cimetière reçut ce nom car les soldats de ces unités provenaient de la province de Québec. Il est situé sur le territoire de la commune de Chérisy dans le département du Pas-de-Calais (Nord de la France), à une quinzaine de kilomètres au sud-est d’Arras sur la route Arras-Cambrai. Celle-ci constituait l’axe d’avance du Corps expéditionnaire canadien vers l’Allemagne à la fin de la Première guerre mondiale.

Le plan du Cimetière Québec élaboré par le major G. H. Goldsmith  de la Commonwealth War Graves Commission.

Le plan du Cimetière Québec élaboré par le major G. H. Goldsmith de la Commonwealth War Graves Commission.

D’une superficie de 841 mètres carrés, le Cimetière Québec est relativement petit et discret dans le paysage des cimetières militaires qui parsèment la région. Il est difficile d’y accéder, car il est localisé dans un champ aux accès routiers presque nuls. Après avoir emprunté la Route départementale 38 (D. 38), entre Chérisy et Hendecourt-les-Cagnicourt. il est recommandé de laisser la voiture puis de poursuivre à pied sur un sentier terreux sur un kilomètre, ce qui représente une marche d’environ quinze minutes.

Le plan du cimetière fut élaboré par G. H. Goldsmith, un officier de l’armée britannique ayant travaillé à l’aménagement d’une soixantaine de cimetières militaires de la Première Guerre mondiale en France et en Belgique. En majorité de nationalités canadiennes, à l’exception de six soldats britanniques qui y reposent, le cimetière rassemble 195 sépultures dont douze n’ont pas été identifiées. Tous les soldats enterrés sont tombés lors de la guerre de 1914-1918, entre le 26 août et le 28 septembre 1918.

Comme il est de tradition pour l’ensemble des cimetières et mémoriaux militaires du Commonwealth britannique, une Croix du Sacrifice en pierre y est érigée avec une épée métallique incrustée. La Croix est aménagée entre deux frênes au milieu des sépultures. Un petit muret de briques rouges circonscrit le périmètre. Deux plaques identifiant le nom du lieu sont visibles à l’entrée. Les sépultures sont alignées sur quatre rangées. Lorsque possible, sur chaque pierre tombale, le nom du défunt y est indiqué, de même que son grade, son matricule, son unité d’appartenance et la date du décès. D’autres informations complémentaires, telles la nationalité et certaines écritures à caractère plus personnel, peuvent apparaître.

De 700 à 39 soldats : brève anthologie d’un massacre

Croquis du front réalisé par un officier du 22e bataillon

Croquis du front réalisé par un officier du 22e bataillon

Le Cimetière Québec rassemble principalement des corps de soldats canadiens tombés lors de la bataille de Chérisy des 27 et 28 août 1918. Cet assaut faisait partie d’un ensemble d’affrontements menés par le Corps canadien à partir de la ville d’Arras, dans le but de chasser les Allemands de la Somme et de la Picardie à la fin de la guerre. Ceux-ci s’étaient solidement retranchés sur une série de positions défensives nommées la Ligne Hindenburg. Ces positions étaient jugées imprenables, en particulier dans le sous-secteur de la ligne Drocourt-Quéant, où se trouve le village de Chérisy.

Le lieutenant-général Sir Arthur Currie, commandant du Corps  expéditionnaire canadien (1917-1919)

Le lieutenant-général Sir Arthur Currie, commandant du Corps expéditionnaire canadien (1917-1919)

Le commandant du Corps canadien, le lieutenant-général Sir Arthur Currie, ordonne l’assaut de la ligne Drocourt-Quéant le 26 août. Les soldats du 22e bataillon, qui sortent à peine de la bataille d’Amiens (NOTE 2) deux semaines auparavant, reçoivent l’ordre d’attaquer le lendemain, avec comme objectif la prise de Chérisy. L’assaut débute le 27 à 10h, en plein jour sous un ciel ensoleillé. Malgré les pertes, les soldats canadiens-français prennent Chérisy, mais un violent contre-barrage d’artillerie suivi d’un assaut d’infanterie ennemi le lendemain les repousse presque à leurs positions de départ. Chérisy est un véritable enfer pour les combattants du 22e.

Des 650 hommes et 23 officiers qui partent à l’assaut le 27 août, il en reste 39 en fin de journée le lendemain. De ce nombre, tous les officiers sont morts, blessés ou portés disparus. En l’absence d’officiers, les 39 survivants qui se présentent à l’appel (Roll Call) après la bataille sont commandés par le sergent-major de compagnie Joseph Pearson. Les rapports subséquents sur les pertes annoncent que le 22e bataillon a finalement perdu 53 tués et 108 blessés le 27, puis 52 tués et 92 blessés le 28 août.

Photo du major Georges P. Vanier prise en juin 1918, quelques  semaines avant l'assaut sur Chérisy

Photo du major Georges P. Vanier prise en juin 1918, quelques semaines avant l’assaut sur Chérisy

Nombreux sont les combattants qui s’illustrent à Chérisy. Le major Georges Vanier, futur Gouverneur Général du Canada, perd sa jambe droite et le soldat qui tente de lui porter secours est tué sur lui. L’officier médical du bataillon, le docteur de Québec Albéric Marin, va même aller jusqu’à enlever ses insignes de la Croix-Rouge et courir en première ligne pour prendre le commandement de ce qui reste du 22e. Il est lui aussi blessé au combat.

Quant au major Arthur Dubuc, le commandant du bataillon au début de l’assaut, il est frappé de plein fouet par une balle à l’œil. Il doit laisser son poste au major Vanier qui tombe peu de temps après. Le lieutenant Rodolphe « Roddy » Lemieux, fils de l’ancien ministre et sénateur libéral Rodolphe Lemieux, est tué au début de l’assaut, presque en même temps que son ami le lieutenant Louis-Stanislas Viens, un jeune officier de Lévis. De son poste de commandement, le brigadier-général Thomas-Louis Tremblay, qui avait commandé le 22e bataillon pendant deux ans et demi, dirige la brigade dans laquelle opère son ancienne unité (NOTE 3). Il voit son vieux bataillon et les hommes avec lesquels il a servi se faire massacrer sous ses yeux.

Constatant la gravité de la situation, le commandant du 24e bataillon voisin (Victoria Rifles of Montreal), le lieutenant-colonel William Hew Clark-Kennedy, se rue sur les positions du 22e. Son but : rallier un par un les survivants du bataillon canadien-français dépourvu de chefs. Pour avoir réussi à garder la cohésion de ses hommes, improvisé un nouveau bataillon mixte francophone et anglophone en pleine bataille et pour avoir maintenu son front, Clark-Kennedy sera décoré de la Croix de Victoria.

La valeur patrimoniale du cimetière

Over the Top, par le peintre belge Alfred Bastien, 1918.

Over the Top, par le peintre belge Alfred Bastien, 1918.

Le Cimetière Québec est l’un des 861 cimetières dans lesquels sont enterrés des soldats canadiens tombés pendant la Première Guerre mondiale en France et en Belgique. Il s’agit d’un livre d’histoire à ciel ouvert. La concentration d’un nombre important de corps sur ce site témoigne de la férocité de la bataille. Très calme aujourd’hui, le site représentait à l’été de 1918 l’exemple typique d’un champ de bataille de la guerre des tranchées. Trous d’obus, fils de fer barbelés, corps à perte de vue, bruit infernal.

L’objectif initialement fixé par le commandement avait été atteint, puis perdu le lendemain. À cette défaite amère s’ajoutent des pertes effarantes pour le 22e bataillon. L’unité a été anéantie et c’est ce qu’il importe de lire entre les lignes du Cimetière Québec. C’est l’horreur de la bataille d’Arras, dont Chérisy était un objectif. Le but étant de percer la fameuse Ligne Hindenburg. Ce cimetière a aussi la caractéristique de posséder à la fois un nom francophone et d’y concentrer un grand nombre de sépultures de soldats canadiens-français, la plupart de la province de Québec. À notre connaissance, c’est pour ainsi dire le seul cimetière canadien de la guerre de 1914-1918 à posséder ces caractéristiques.

Efforts de mise en valeur

La question de la mise en valeur du Cimetière Québec est problématique à plus d’un égard. D’abord, le cimetière est « mis en valeur » dans le cadre des travaux d’entretien et de restauration menés par le personnel britannique de la CWGC. À ce titre, le gouvernement canadien, de même que d’autres États membres du Commonwealth, contribuent chaque année au budget de la CWGC. Par contre, le cimetière est situé au milieu d’un champ. Les agriculteurs y travaillent et l’état des routes dans le secteur ne permet pas d’y avoir un accès direct.

Au-delà de la mise en valeur physique du lieu, peu est fait au Québec et au Canada pour entretenir le souvenir du Cimetière Québec et de la bataille de Chérisy. En raison des pertes et de l’objectif non atteint, cet affrontement peut être considéré comme l’une des pires défaites de l’histoire militaire du Québec. Pendant longtemps, l’évocation de la bataille de Chérisy était un sujet tabou parmi les vétérans du 22e bataillon devenu le Royal 22e Régiment. La littérature sur le sujet est également peu éloquente. Les rares auteurs qui s’y sont risqués, pour certains des vétérans du 22e, ont évité d’approfondir le sujet, de peur de heurter des sensibilités.

Malgré le fait que le cimetière soit situé sur un point culminant du champ de bataille, la fréquentation du site pose un autre problème. Si l’on se fie au registre des visiteurs que renferme chaque cimetière sous administration de la CWGC, une poignée seulement se rend au Cimetière Québec chaque année. Par ailleurs, la bataille de Chérisy n’est pas enseignée dans les livres d’histoire, contrairement à d’autres épisodes de l’histoire militaire du Québec. La mise en valeur du Cimetière Québec est donc tributaire d’une mise en valeur des événements, chose qui ne s’est à peu près jamais faite.

En résumé, aucune mise en valeur sérieuse ne s’est faite au Québec, ni au Canada. Aucun monument, statue ou plaque n’évoque l’affrontement de façon explicite. Aucune cérémonie civile ou militaire ne commémore la tragédie. Le Cimetière Québec ne fait pas partie du circuit touristique qu’empruntent les Canadiens qui se déplacent en France et en Belgique pour visiter les champs de bataille de la guerre de 1914-1918. On connaît les batailles de Vimy, Beaumont-Hamel, Ypres et les cimetières et mémoriaux qui leur sont associés. Cependant, la bataille de Chérisy vécue à travers le Cimetière Québec demeure une étape inexplorée, voire ignorée.

Le Monument commémoratif du Canada à Vimy

Le Monument commémoratif du Canada à Vimy est le plus important mémorial dédié à la mémoire de tous les soldats canadiens morts au champ d’honneur lors de la Première Guerre mondiale. Situé sur la crête de Vimy au nord de la France, le mémorial est l’attraction principale du terrain où s’est déroulée la bataille de Vimy du 9 au 12 avril 1917. Ce mémorial se veut un également un rappel du sacrifice des militaires canadiens qui n’ont pas de sépultures connues. L’histoire, la portée symbolique et les nombreuses cérémonies commémoratives s’y rattachant font du mémorial de Vimy un lieu de mémoire de notoriété internationale.

Le mémorial : une description

Le Monument commémoratif du Canada à Vimy se situe sur la crête du même nom, à 8 kilomètres au nord d’Arras dans le département du Pas-de-Calais, près des localités de Vimy et de Neuville-Saint-Vaast. La crête de Vimy monte en pente graduelle sur sa façade ouest, tandis que sa pente est plus escarpée à l’est. Du nord au sud, elle couvre une distance de sept kilomètres. Le parc commémoratif aménagé au sommet occupe un espace de 250 acres. Au point le plus élevé, il est possible d’observer l’ensemble de la région du Pas-de-Calais dans un rayon de 35 kilomètres. Les vestiges de tranchées et les cratères laissés par les obus rappellent la violence exceptionnelle des combats qui s’y sont déroulés en 1917.

Le mémorial fut érigé sous la direction de l’architecte torontois Walter Seymour Allward. Sa construction dura onze ans et une somme de 1,5 million de dollars y fut investie. L’inauguration du monument eut lieu le 26 juillet 1936 en présence du roi d’Angleterre Édouard VIII, du Président de la République française Albert Lebrun et de plus de 50 000 vétérans canadiens et français de la Grande Guerre et leurs familles. Ayant fait l’objet d’une importante restauration à partir de 2004, le mémorial fut inauguré de nouveau en présence de la reine Élizabeth II en avril 2007, au cours d’une cérémonie marquant le 90e anniversaire de la bataille de Vimy. L’entretien du mémorial et l’administration générale du parc commémoratif sont maintenant sous la juridiction du ministère canadien des Anciens combattants.

Mère Canada avec vue au nord, 2007

Mère Canada avec vue au nord, 2007

L’architecte Allward a fait construire le mémorial sur le point le plus élevé de la crête de Vimy, la cote 145. Le monument comporte plusieurs composantes symboliques telles que des figures humaines, des objets militaires et des écritures, le tout évoquant les valeurs pour lesquelles les soldats canadiens de l’époque se sont sacrifiés. Le premier élément qui frappe le regard au loin est constitué par deux immenses colonnes en calcaire, hautes de 30 mètres et pesant 6 000 tonnes, situées sur une base rectangulaire cimentée pesant elle-même environ11 000 tonnes. Le calcaire utilisé pour l’érection de ces colonnes fut importé d’une ancienne carrière romaine située près de la mer Adriatique dans l’actuelle Croatie. Ces colonnes représentent respectivement le Canada et la France. Au sommet de celles-ci se trouvent des statues représentant entre autres la Vérité et la Connaissance.

L’une des figures qui se démarque de l’ensemble commémoratif est celle d’une femme. Tournée vers l’est, en direction de la plaine de Douai, la Mère Canada penche la tête vers le sol. Son regard triste sculpté dans la pierre symbolise cette jeune nation canadienne qui pleure la disparition de ses fils. Sur la face ouest du mémorial sont sculptées les figures d’un homme et d’une femme représentant les parents des soldats tombés. Quant à la base rectangulaire de sept mètres de hauteur qui stabilise la structure, elle représente le mur défensif érigé face à l’ennemi. Sur chacune des faces de cette base sont inscrits les noms des 11 285 soldats canadiens tués en France et n’ayant pas de sépulture connue.

Le symbole du sacrifice ultime

Monument de Vimy, Pas-de-Calais, France, 2008

Monument de Vimy, Pas-de-Calais, France, 2008

Le monument commémoratif de Vimy sert non seulement à marquer l’emplacement de la grande victoire canadienne de la Première Guerre mondiale, mais il constitue aussi un hommage à tous ceux qui ont servi leur pays en temps de guerre et ont risqué ou donné leur vie dans cette lutte de quatre ans. Par conséquent, le mémorial de Vimy bénéficie d’un poids culturel et d’une valeur patrimoniale considérable au Canada. Sa présence imposante sur une crête où tant de soldats sont morts rappelle une représentation de l’histoire largement répandue dans le Canada, à savoir que la nation canadienne aurait été forgée dans le fer et le sang sur ce champ de bataille en 1917.

L’érection de ce mémorial dans la période de l’entre-deux-guerres constituerait alors le point culminant de l’affirmation d’un nationalisme canadien qui serait parvenu à véritablement définir ses valeurs à partir de l’expérience des champs de bataille d’Europe. Par ailleurs, d’un autre point de vue, le mémorial de Vimy dépasserait les frontières de la crête et symboliserait l’ensemble des sacrifices de la nation canadienne à travers les guerres de son histoire. D’ailleurs, les sommes importantes investies par le gouvernement canadien dans la restauration du mémorial au début des années 2000 envoient un autre signal de la volonté des Canadiens de ne pas oublier le prix du sacrifice consenti pendant la guerre de 1914-1918, voire lors des conflits subséquents.

Autre signe de l’importance de sa valeur patrimoniale, le mémorial de Vimy est l’un des deux seuls sites historiques situés à l’extérieur du territoire canadien à être reconnus par la Commission des lieux et monuments historiques du Canada. Rappelons que sa valeur dépasse les frontières symboliques de la bataille de 1917 : ce mémorial représente le sacrifice des 65 000 soldats canadiens tombés pendant la Première Guerre mondiale, dont plus de 11 000 n’ont pas de sépultures identifiées. Environ 7 000 soldats sont enterrés dans une trentaine de cimetières militaires situés dans un rayon de 20 kilomètres autour du parc commémoratif.

Monument de Vimy et plaine de Douai, 2004

Monument de Vimy et plaine de Douai, 2004

L’histoire d’un lieu : la bataille

Point stratégique et observatoire naturel par excellence, la crête de Vimy était tombée aux mains de l’armée allemande au début de la guerre en octobre 1914 dans le contexte de la Course à la mer, une série d’engagements au cours desquels les belligérants tentaient de se déborder mutuellement dans l’espoir de reprendre la guerre de mouvement. L’Armée française tenta à plusieurs reprises de déloger les Allemands, mais sans succès : en tout, elle perdra plus de 100 000 hommes dans ses tentatives de prendre la crête et le terrain avoisinant. Le XVIIe Corps d’armée britannique releva les Français dans le secteur en février 1916.

La bataille du Plateau de Vimy, c.1918

La bataille du Plateau de Vimy, c.1918

C’est en octobre 1916 que les quatre divisions d’infanterie formant le Corps canadien prirent la relève dans le secteur. La bataille de Vimy d’avril 1917 est le premier (et le seul) assaut mené simultanément par toutes les divisions du Corps canadien. Après cinq mois de préparation, l’assaut fut lancé le 9 avril 1917 au petit matin. Au cours des jours qui suivirent, le Corps canadien perdit environ 10 000 combattants, dont quelque 3 600 tués, faisant de Vimy l’un des assauts les plus sanglants menés par les Canadiens au cours de la guerre de 1914-1918.

L’histoire d’un lieu : le mémorial

Gravure des noms des soldats sur le socle du monument commémoratif du Canada à Vimy

Gravure des noms des soldats sur le socle du monument commémoratif du Canada à Vimy

C’est en 1922, après une série de discussions entre les gouvernements, qu’une partie du terrain où se déroula la bataille de 1917 fut cédée à perpétuité par la France au Canada. La construction du mémorial, débutée en 1925. s’étala sur une période de onze années. Pour l’érection du monument, ce sont essentiellement des ouvriers britanniques et français, la plupart des vétérans, qui furent embauchés et placés sous la direction d’Allward, lui-même rendant des comptes à la Commission impériale des Champs de bataille britanniques.

Allward mit lui-même plus de deux ans à parcourir l’Europe à la recherche du bon matériau pour l’érection du mémorial, pour finalement trouver un calcaire de qualité dans une ancienne carrière romaine dans l’actuelle Croatie. Des problèmes logistiques ont retardé la livraison de la pierre sur le site, si bien que les travaux n’ont pu commencer avant 1927 dans le meilleur des cas, voire en 1931 pour la construction de certaines statues.

Dans l’attente de la livraison des pierres, les ouvriers en profitèrent pour réaménager le site. Il fallait d’abord sécuriser le terrain en enlevant les mines, les corps et tous autres vestiges de la Grande Guerre. Afin de préserver un minimum d’authenticité au site, d’anciennes tranchées ont été réaménagées en bétonnant les parapets pour que les visiteurs puissent y avoir accès et se faire une idée du tracé de la ligne de front.

Tranchée sur la crête de Vimy, 2006

Tranchée sur la crête de Vimy, 2006

Finalement inauguré à l’été de 1936, le mémorial de Vimy accueillit à cette occasion plus de 8 000 visiteurs canadiens. Le site devint dès lors un lieu de prédilection pour les pèlerins des champs de bataille. Sa sécurité fit pourtant l’objet de vives inquiétudes pendant la Seconde Guerre mondiale, puis lors de l’Occupation allemande, alors que des rumeurs circulant au Canada faisaient état de son éventuelle destruction. Pour faire taire ces rumeurs, le ministère allemand de la Propagande alla jusqu’à publier des photos où l’on voyait Adolf Hitler visiter le mémorial en juin 1940.

Après quelques décennies d’exposition aux éléments de la nature, affecté notamment par les infiltrations d’eau, le gouvernement canadien entreprit en mai 2001 de restaurer le mémorial. Plus de 10 millions de dollars ont été investis et le parc commémoratif fut temporairement fermé aux visiteurs en 2005 pour permettre l’exécution des travaux, pour être ouvert à nouveau au public en avril 2007 lors de la commémoration du 90e anniversaire de la bataille de Vimy. Encore aujourd’hui, des dizaines de milliers de visiteurs et groupes scolaires parcourent le site chaque année. Ce dernier est aussi mis en valeur par un programme structuré de visites guidées animées par des étudiants canadiens.

Un lieu de pèlerinage

Le site est facilement accessible en voiture, taxi ou autobus, mais n’est pas actuellement desservi par un système de transport public. Pendant de nombreuses années, bon nombre de visiteurs canadiens avaient l’habitude d’utiliser les services de transport offerts par M. Georges Devloo, un résidant de Vimy qui se rendait tous les jours aux gares d’Arras et des villages avoisinants cueillir des Canadiens « égarés ». Surnommé le «Grand-père de Vimy» par les guides canadiens, M. Devloo offrait gratuitement le transport avec sa voiture aux visiteurs canadiens. Sur une période de 13 ans jusqu’à son décès en février 2009, M. Devloo a transporté des centaines de visiteurs et sa contribution à la mise en valeur du site fut également reconnue par le gouvernement canadien.

Le Monument commémoratif du Canada à Vimy a fait l’objet de nombreux reportages, documentaires et demeure une référence par excellence de mise en valeur du patrimoine de la guerre de 1914-1918, toutes nations confondues. Il constitue un témoignage poignant de l’horreur vécue par les soldats canadiens.


Quand le 22e bataillon (canadien-français) se fit massacrer : la bataille de Chérisy ou la mémoire québécoise impossible

Causerie prononcée au Collège Royal Militaire de Kingston (octobre 2007)

Bonjour Mesdames et Messieurs,

Lors du premier colloque d’histoire militaire tenu à l’Université du Québec à Montréal en 1994, le journaliste et historien Pierre Vennat avait affirmé que les Québécois ont un passé militaire, mais ne le connaissent pas suffisamment.

Douze ans plus tard, à la lumière des récentes recherches, son affirmation mérite d’être nuancée. Des maisons d’édition québécoises spécialisées en histoire militaire ont vu le jour, je pense notamment à Athéna et au Méridien, et un plus grand nombre d’étudiants s’est également intéressé à ce champ de la recherche. Par contre, il est vrai qu’en rapport avec ce qui s’écrit et s’enseigne au Canada anglais, l’histoire du passé militaire québécois reste encore à écrire et à être enseignée. Elle doit être également valorisée en rapport aux autres champs de la recherche telle l’histoire sociale, religieuse, économique, etc.

Je profite des minutes qui me sont allouées afin de vous entretenir de certaines réflexions qui me tiennent à cœur à l’égard de cette histoire militaire qui, dans une certaine mesure, demeure largement méconnue, voire mal-aimée.

J’attire votre attention sur un épisode particulier de l’histoire militaire du Québec au temps de la Grande Guerre de 1914-1918. Il s’agit d’un épisode qui, je pense, est somme toute méconnu de la plupart des Québécois, mais qui est en quelque sorte l’un des affrontements les plus tragiques et sanglants qu’ont connu nos ancêtres. Je parle ici de la bataille de Chérisy, qui se déroula en France, les 27 et 28 août 1918.

Sur le front intérieur, l’année 1918 avait bien mal débuté au Québec. La guerre n’avait que trop duré et les Canadiens français digéraient mal l’imposition de la conscription. Entre temps, loin et assez ignorants des débats houleux du Québec, les soldats canadiens-français du 22e bataillon se préparaient une fois de plus à aller au feu.

Dans le cadre des offensives des Alliés à l’été 1918, le commandant en chef, le maréchal Ferdinand Foch, voulait à tout prix faire craquer la terrible ligne de fortifications allemandes nommée la « Ligne Hindenburg ». Dans ce contexte, le Corps d’armée canadien tenait le front à la hauteur d’Arras, un peu à l’est de la crête de Vimy. Bon nombre de généraux alliés et allemands s’entendaient pour dire que le point le plus fort de la Ligne Hindenburg se trouvait justement à la hauteur d’Arras.

Comme par hasard, ordre avait été donné au 22e bataillon de faire sa part en s’emparant d’un des points les plus dangereux du secteur le plus dangereux de la Ligne Hindenburg, à savoir un assaut frontal contre le bourg de Chérisy, situé quelques kilomètres à l’est de la ville d’Arras. Le but n’est pas ici de faire le diagnostic de cette bataille, car elle n’était pas en soi si différente d’autres combats en 1918. Après une attaque, il y avait l’inévitable contre-attaque de l’ennemi, sur un terrain défoncé par les obus, jonché de cadavres, où les soldats des deux camps doivent en plus endurer les aléas de la température.

Ce sont peut-être les statistiques émanant de cette bataille qui frappent initialement l’imaginaire sur Chérisy. Par exemple, dès 700 soldats du 22e bataillon qui prirent part à l’assaut du 27 août en fin d’avant-midi, il en restait 39 le lendemain en fin de soirée. Les officiers qui dirigeaient l’unité étaient tous morts ou grièvement blessés. La réalité en cette fin de journée du 28 août fut que les restants du 22e étaient confinés dans des trous d’obus à quelques mètres des lignes ennemies. Au moment de la relève, le 22e est sous les ordres d’un sergent nommé Joseph Pearson, alors le plus haut gradé du bataillon encore debout.

Voilà pour les faits, vulgairement résumés. Question classique en ce qui a trait à la mémoire : que nous reste-t-il de Chérisy? Au moment où nos victoires militaires tombent dans l’oubli, à une époque où peu de Québécois se présentent aux diverses cérémonies du 11 novembre, et au moment où l’histoire militaire est encore peu enseignée dans nos écoles primaires et secondaires par exemple, qu’allons-nous faire avec l’un des pires désastres militaires de notre histoire contemporaine?

Symbole fragile, mais permanent de l’événement, le Quebec Cemetery (Cimetière Québec), situé sur le champ de bataille de Chérisy, nous apprend néanmoins qu’en bordure d’une route terreuse et abandonnée de France, reposent 195 soldats canadiens, dont beaucoup appartenaient au 22e bataillon. Sous le prétexte trop souvent entendu et écrit que ce n’était pas « notre guerre », que les vrais enjeux pour nous, les Québécois d’héritage canadien-français, étaient ceux de la conscription et de la résistance passive, peut-on réellement se payer le luxe d’oublier une tragédie de la sorte?

Sans juger les motifs qui poussèrent ces jeunes volontaires canadiens-français à s’enrôler, ne devrions-nous pas au contraire témoigner une reconnaissance, si minime soit-elle, pour ce que les soldats du 22e ont accompli? Peut-on dans ce contexte parler de ce que j’appelle la « mémoire impossible », c’est-à-dire une mémoire de la guerre qui ne passe tout simplement pas chez nous?

Je sens qu’au Québec il y a encore de larges pans de notre société qui demeurent réfractaires à la diffusion d’une certaine connaissance sur ce sujet. S’agit-il de paranoïa de ma part? Je l’aurais sans doute cru lors de mes premières années de recherche. Mais après quinze ans à étudier les archives, à lire sur l’histoire militaire du Québec et du Canada, je pense que les Québécois ont un certain rattrapage à faire, et ce, tant au niveau des connaissances de ce passé, mais surtout pour la construction d’une mémoire en devenir de la guerre.

Mais rassurez-vous, le fait qu’on ne parle pas de Chérisy n’est pas de votre faute! Les historiens qui travaillent dans l’armée, et en particulier au sein du régiment qui est ici à l’honneur, et qui existe toujours, n’en parlent quasiment pas. C’est normal, fierté régimentaire oblige, vous ne verrez pas souvent les membres d’un régiment descendre dans la rue et clamer haut et fort leur fierté de s’être fait casser la gueule sur un champ de bataille.

Pourtant, nombreux sont les exemples tirés de l’histoire militaire récente où les Canadiens se firent casser la gueule. Le raid désastreux sur la plage de Dieppe le 19 août 1942, où les Canadiens durent abandonner les corps de centaines de soldats tués, sans compter les blessés ni les prisonniers, est passé à la légende. À lui seul, le régiment canadien-français des Fusilliers Mont-Royal perd 88 % de ses effectifs en 9 heures de combat. Pourtant, des noms tels celui de Dieppe sont connus au Québec.

Un autre exemple concerne les Terre-Neuviens. Ceux-ci vouent un culte à la tristement célèbre bataille de Beaumont-Hamel du 1er juillet 1916. À 7 h 30, le matin de l’assaut, il y avait environ 900 soldats du Newfoundland Regiment qui mirent baïonnettes au canon et sortirent de leurs tranchées. Trente minutes plus tard, il en restait environ 70. Défaite sanglante, véritable massacre, tous les Terre-Neuviens connaissent le nom de Beaumont-Hamel, même qu’ils ont transformé le champ de bataille d’autrefois en un centre d’interprétation historique dès plus convaincant et émouvant. Ils ont même une université nommée Memorial University, en référence à cette tragédie.

Cela dit, je ne prétends pas qu’il faille se faire à tout coup dégommer sur un champ de bataille pour célébrer le souvenir de ceux qui périrent. En fait, Chérisy fait partie d’une réflexion d’ensemble qui mérite d’être faite sur la complexité des rapports qu’entretient la société québécoise d’aujourd’hui face à son passé militaire.

La réflexion en est encore au stade de la genèse en ce qui me concerne, mais rien n’empêche de se questionner. Pour tenter de trouver des explications à cette énigme, j’ai interrogé ici et là des gens issus du milieu de l’histoire militaire. Les historiens militaires m’ont dit pour la plupart qu’il est normal qu’on ne parle pas de Chérisy au Québec. Celui qui vous parle, cet après-midi, se rappelle bien des occasions où, autour d’une bonne bière évidemment, il a causé avec ses collègues des nombreux engagements du 22e pendant la guerre. On parlait volontiers de nos batailles de Courcelette, de Vimy, de la cote 70, mais on taisait le nom de Chérisy. Drôle d’attitude me direz-vous…

Toujours est-il que les vieux soldats du 22e, ceux qui avaient déjà connu plusieurs mois de tranchées, possédaient un sixième sens comme on dit. Ils savaient que Chérisy était une affaire risquée. L’observation qu’ils faisaient de l’état des défenses allemandes, du moral et de la discipline qui régnait alors dans le bataillon canadien-français, les effectifs incomplets, le retour trop rapide au front de plusieurs soldats encore blessés, et peut-être le fait qu’au moins la moitié des hommes étaient des conscrits (ce qui n’enlève rien à leurs qualités guerrières), tout cela faisait en sorte que le bataillon n’était pas au meilleur de sa forme au moment de l’assaut.

À l’instar des hommes, le corps des officiers du 22e était également usé à la corde. Il n’était pas rare de voir des sergents commander des pelotons, en attendant qu’arrivent d’Angleterre de jeunes lieutenants inexpérimentés pour assumer ce rôle. De plus, il n’était pas rare que bien des officiers expérimentés du bataillon aillent à s’absenter pour diverses raisons, que ce soit pour des permissions, ou plus fréquemment pour aller combler des postes vacants dans divers états-majors au niveau de la brigade ou de la division.

Il faut par ailleurs avoir à l’esprit que le bataillon venait tout juste de sortir de la bataille d’Amiens, du 8 ou 12 août, et que malgré des pertes relativement légères dans les circonstances, il y avait néanmoins un grand roulement des effectifs qui faisait en sorte que les soldats manquaient de repos, ou étaient encore peu familier à leur nouvelle vie au front, surtout pour les recrues, conscrites pour une majorité.

Bref, certains de mes collègues me disaient que le non-entretien du souvenir autour de Chérisy tire d’abord ses racines des réalités inhérentes à la vie dans le 22e bataillon en ce mois d’août 1918. En clair, le 22e à cette période était, dans une certaine mesure, une unité différente à celle qui avait pris l’assaut de Courcelette deux ans auparavant. L’usure du temps et des épreuves avait donc affaibli le bataillon.

D’autre part, nous tous ici qui n’avons heureusement pas été là, que peut-on tirer de cet événement, hormis les conclusions souvent trop froides des historiens militaires qui s’en remettent fréquemment aux statistiques? Chérisy pourrait-elle s’élever au-dessus de la boue des tranchées et nous servir de lieu de mémoire, à l’instar de ce que firent les Terre-Neuviens avec Beaumont-Hamel?

À l’heure où les historiens québécois s’acharnent à proposer diverses lectures de notre société à la lumière de son passé collectif, je leur dis qu’il y a certains domaines en lesquels il faut carrément refaire nos devoirs. Je pense que Chérisy est un exemple parmi d’autres qui méritent un réexamen des traces tangibles de notre passé guerrier.

Pour que cette mémoire devienne possible, je suis également d’avis qu’il faut se donner collectivement les outils historiques et pédagogiques afin que les Québécois puissent se réapproprier leur passé militaire. Les Français ont leur bataille de Verdun, les Russes celle Stalingard, et nous, les Québécois… qu’avons-nous?

Vous savez, l’étude de la Grande Guerre au Québec ne se limite pas qu’à l’analyse de la conscription, rédigée par des historiens qui, au fond, ne reprennent que trop souvent les arguments d’Henri Bourassa publiés dans Le Devoir. La Grande Guerre, telle que vécue alors, c’est aussi l’histoire de ces 35,000 Canadiens français qui furent soldats dans l’infanterie, dans l’artillerie, la cavalerie, l’aviation, ou encore qui soignaient les blessés.

Qui dit mémoire dit aussi contre-mémoire, c’est-à-dire une mémoire qui vise, par exemple, à dénoncer les abus de l’époque, les inégalités, les injustices commises par la communauté anglophone envers l’autre francophone. Bref, la réaction habituelle au Québec consiste à imposer une lecture du passé radicalement opposée au discours officiel et actuel de la communauté nationale canadienne.

Dans la ville de Québec, nous avons le parfait exemple qui illustre la situation, à savoir le monument intitulé Québec, printemps 1918, inauguré au coin des rues St-Joseph et St-Vallier en 1998, afin de marquer le 80e anniversaire des émeutes anti-conscriptionnistes dans la Vieille Capitale. Je suis pour ma part d’accord avec la construction d’un tel monument, même si je désapprouve largement le discours véhiculé par les initiateurs de ce projet. Mais cela est un autre débat.

Je me demande cependant s’il ne serait pas un jour possible de construire une mémoire plurielle québécoise de la Grande Guerre, où les monuments Québec, Printemps 1918 et Chérisy pourraient en quelque sorte cohabiter. Dans ses livres intitulés les Lieux de Mémoire, Pierre Nora nous présente plusieurs de ces lieux symboliques, dont la collision entre les divers atomes historiques provoque inévitablement de véritables explosions.

Pourrions-nous en faire de même au Québec? Faire vivre ensemble deux mémoires : l’une de la résistance passive, l’autre de la participation active du Québec? Après tout, il s’agit d’une même collectivité, et l’objet historique dont il est question ici s’inscrit dans ce contexte plus large et déjà bien étudié du consentement des sociétés en temps de guerre. À titre d’exemple, ce qu’on appelle en France « L’École de Péronne » de l’Historial de la Grande Guerre mène en ce sens depuis quinze ans des recherches sur cette fameuse question du consentement des sociétés civile et militaire en temps de guerre.

Le problème est que cette absence de consentement au Québec, essentiellement vécu à travers la conscription, a déjà été largement étudiée et il n’y a à peu près plus rien à dire là-dessus. En fait, on pourra sans doute toujours produire de solides recherches autour de la thématique de la conscription, mais il s’agira probablement d’études de cas, voire des études de classes, de genre ou de régionalismes autour du sujet. Quant au débat de fond, la question est à mon avis close.

Cependant, l’autre volet, celui du consentement des Canadiens français à la guerre de 1914-1918, offre un champ d’exploration des plus vaste. Ne serait-ce que dans mes propres recherches doctorales sur les relations franco-québécoises pendant la Grande Guerre, j’ai pu explorer les gestes de nombre d’individus et sociétés ayant pignon sur rue au Québec, oeuvrant dans divers champs économiques, commerciaux, culturels, politiques, qui ont tenté autant que possible de « vendre » la guerre à leurs compatriotes.

Et en évoquant Chérisy, je ne fais qu’illustrer un cas parmi tant d’autres des possibilités offertes aux étudiants et chercheurs qui désirent se pencher sur cette question du consentement des Canadiens français à la guerre de 1914-1918. Par exemple, ce n’est pas parce que plus de la moitié des effectifs du 22e bataillon était composée de conscrits que ces mêmes soldats sont allés à la bataille menottes aux pieds. Bien au contraire! Si l’on prend la peine d’étudier le contexte dans lesquels ils furent incorporés dans l’armée, on se rendrait compte que, par exemple, bon nombre de ces soi-disant conscrits était en fait des volontaires qui s’étaient enrôlés une fois la loi sur le service militaire obligatoire adoptée. Ce qui en faisait de facto des conscrits au sens de la loi.

Et même si la plupart des études indiquent qu’environ 96 % des Canadiens français mâles de l’époque en âge de porter les armées avaient demandé une exemption à servir, il reste néanmoins ce bloc de 4 % d’hommes qui ont porté l’uniforme et dont plusieurs sont effectivement allés au combat. Ces derniers représentent des milliers d’hommes en fait. Et vous voyez peut-être venir ma prochaine question : a-t-on pris la peine d’étudier leur histoire?

La bataille de Chérisy demeure, à mes yeux, le cas symptomatique d’un événement de l’Histoire qui cache en son sein tout un passé collectif beaucoup plus vaste, soit celui de ces Canadiens français qui ont réellement désiré participé à la Grande Guerre, que ce soit dans les tranchées, dans les organisations philanthropiques, dans les usines, et ainsi de suite.

Il m’apparaît certes évident que tout ce champ du consentement canadien-français à la guerre offre d’incroyables possibilités de recherches. À défaut que cette histoire soit officiellement enseignée dans nos écoles, on pourrait au moins, du côté universitaire, offrir aux étudiants la possibilité de s’instruire de cette histoire.

Quand l’UQAM et l’Université Laval m’ont offert la possibilité d’enseigner l’histoire militaire comme charges de cours, ces institutions n’avaient pas réalisé sur le coup, je pense, qu’elles m’avaient ouvert une brèche dans laquelle je me suis profondément enfoncé pour déborder les flancs de notre ignorance collective de notre passé militaire.

Concrètement, cela voulait dire que j’ai vu devant moi les yeux ébahis de ces futurs historiens et professeurs d’histoire que je formais. Devant les sobres récits de nos combats, ces étudiants n’en revenaient pas qu’on leur parle de tout cela. Ils me demandaient : « Mais pourquoi personne ne nous a parlé de cela avant? »

Comme Chérisy, la bataille pour mettre à jour nos connaissances de ce riche passé sera longue et dure. Mais rassurez-vous, mes collègues et moi avons déjà escaladé le parapet.

Je vous remercie de votre attention.