Affiche de propagande datant de la guerre de 1914-1918 et montrant des combattants noirs du 369e Régiment d'Infanterie, avec le père de l'émancipation noire, l'ancien Président Abraham Lincoln.
Les soldats de race noire de l’armée américaine ont combattu dans à peu près toutes les guerres livrées par les États-Unis, des affrontements de la Révolution jusqu’aux plus récentes campagnes d’Irak et d’Afghanistan.
Lors de la Révolution américaine, on remarque la présence d’un soldat noir nommé Salem Poor qui a combattu à Bunker Hill (1775), la première bataille majeure du conflit. Par contre, d’autres combattants noirs s’ajoutèrent. Qu’ils soient des hommes libres ou des esclaves (à qui on avait promis la liberté à la fin du conflit), ceux-ci furent représentés dans les rangs de l’Armée continentale. On recense environ 5,000 soldats noirs qui servirent jusqu’à la fin des hostilités, ce qui représente environ 2% des effectifs de cette armée.
En 1778, alors que les enrôlements blancs diminuèrent, les gouvernements des états encouragèrent le recrutement de volontaires noirs. Par exemple, les Noirs servirent sur les vaisseaux de la marine continentale puis américaine, et la U.S. Navy poursuivit le recrutement de marins noirs pendant le siècle suivant. Cependant, et en particulier pour l’armée de terre après 1783, la politique généralement en vigueur consista à exclure les Noirs des effectifs réguliers du temps de paix.
En 1812, dans le contexte d’une nouvelle guerre contre l’Angleterre, les faibles effectifs de l’armée régulière américaine amenèrent le gouvernement à recruter à nouveau des volontaires noirs. Ceux-ci servirent lors des batailles sur le Lac Érié jusqu’à celle de la Nouvelle-Orléans. Quelques décennies plus tard, pendant la guerre américano-mexicaine (1846-1848), des esclaves et hommes libres noirs servirent comme auxiliaires logistiques aux unités blanches combattantes levées par les états, qui en passant avaient interdit aux Noirs d’évoluer dans leurs rangs. Dans ce contexte, le stéréotype véhiculé était à l’effet que les Noirs ne constituaient pas d’aussi bons soldats que les Blancs.
De 1861 à 1862, en pleine Guerre civile américaine, la plupart des nordistes et des sudistes s’opposaient au service militaire des Noirs dans leurs armées respectives, bien qu’à l’instar de la guerre révolutionnaire, la marine nordiste accepta des milliers de Noirs lors de sa phase d’expansion. En 1863, le Président Abraham Lincoln autorisa la levée d’unités noires nommées U.S. Colored Troops. Sans surprise, celles-ci allaient combler le besoin du gouvernement fédéral d’augmenter les effectifs de l’armée, car les enrôlements volontaires blancs diminuèrent à cette époque. De plus, à mesure que progressait le conflit, la question de l’esclavage et de son abolition constituait une valable source de motivation à l’enrôlement noir, d’autant que la cause sudiste perdait de son prestige dans la phase finale des hostilités.
Illustration représentant des soldats du 54e Régiment de Volontaires du Massachusetts à l'assaut de Fort Wagner (Caroline du Sud) le 18 juillet 1863.
La plupart des 200,000 soldats noirs de la Guerre civile américaine (qui représentaient 10% des effectifs de l’armée et 25% de ceux de la marine de l’Union) servirent généralement en appui aux unités blanches combattantes. Les Noirs aménageaient des dispositifs défensifs, servaient de forces de garnison et protégeaient les lignes de communications et de ravitaillements. Par contre, certaines unités d’infanterie combattirent en première ligne, comme ce fut le cas lors des batailles de Port Hudson (Louisiane), de Fort Wagner (Caroline du Sud), de même qu’à Petersburg et Appomattox (Virginie).
En 1866, le Congrès américain autorisa les Noirs à s’enrôler dans l’armée du temps de paix, si bien que l’on put entretenir quatre régiments distincts noirs commandés par des officiers blancs, comme au temps de la Guerre civile. Ces troupes, respectueusement surnommées les Buffalo Soldiers par les Indiens, servirent dans les états de l’ancienne Confédération aux fins de la reconstruction, mais elles furent aussi déployées contre les tribus indiennes lors de la conquête de l’Ouest. Notons également qu’ils étaient rares les cadets noirs admis à l’école des officiers de West Point à la même époque.
Pendant la guerre hispano-américaine de 1898, des cavaliers noirs prirent d’assaut les hauteurs de San Juan à Cuba et d’autres fantassins noirs combattirent également lors de la guerre contre les Philippines. Malgré tout, la situation était loin d’être rose pour les soldats afro-américains, selon les époques. À titre d’exemple, les antagonismes ségrégationnistes se manifestèrent lors d’émeutes au Texas, des incidents dans lesquels des soldats noirs furent impliqués, comme à Brownsville en 1906 et à Houston en 1917.
Illustration de soldats démontés du 9e Régiment de Cavalerie prenant part à l'assaut des hauteurs de San Juan (Cuba) lors de la guerre hispano-américaine de 1898.
Pendant la Première Guerre mondiale, les partisans de la cause noire firent pression auprès du Président Woodrow Wilson afin que soient levées d’autres unités noires distinctes en plus des quatre régiments précédemment mentionnés. La plupart des 380,000 Afro-américains en uniforme furent cependant éloignés de la zone des combats en France. Une fois de plus, ils servirent comme unités de support logistique ou dans la marine, en particulier dans les salles des machines ou comme stewards dans les salles à manger. Il faut néanmoins préciser que des soldats noirs participèrent aux combats. Il s’agit ici de ceux qui faisaient partie de la 93e Division d’infanterie qui combattit dans un secteur français sur le front de l’Ouest et qui se distingua sur les champs de bataille. Les régiments de cette division relevaient du commandement français et ils combattirent avec des équipements fournis par la France.
Des combattants du 369e Régiment d'Infanterie portant fièrement leurs décorations françaises. Ceux-ci furent surnommés les "Harlem Hell Fighters" et ils combattirent lors de la guerre de 1914-1918 sous le commandement français.
Le problème de la ségrégation se poursuivit lors de la Seconde Guerre mondiale. Lorsque les Japonais attaquèrent la base navale de Pearl Harbor en décembre 1941, des soldats noirs furent cités à l’ordre de l’armée pour leur bravoure, mais les perceptions négatives face à leurs capacités combattantes persistèrent. Les élites noires et leurs partisans, dont Eleanor Roosevelt, firent à nouveau des pressions afin que les volontaires noirs puissent servir dans des unités combattantes. À cet effet, les Noirs furent autorisés à s’enrôler, par exemple, dans le Corps des Marines le 1er juin 1942. Sous la supervision d’officiers blancs, des Noirs purent aussi servir dans la marine de combat. Considérant l’aspect technique du métier de marin, le but était de vérifier leurs compétences dans l’exécution de certaines tâches, comme si, non sans arrière-pensée, les Noirs ne pouvaient pas fournir un travail de qualité égale à celui des Blancs.
Sur les 16 millions d’Américains ayant porté l’uniforme au cours de la Seconde Guerre mondiale, environ 900,000 étaient de race noire. En 1945, la marine avait accordé des commissions d’officiers à des Noirs, de même que l’aviation avait admis dans ses rangs des officiers noirs qui s’entraînaient pour devenir pilotes à l’Institut Tuskegee situé en Alabama. Pour la première fois, des Noirs allaient voler dans des escadrons de combat en Europe, même que l’un d’eux, Benjamin O. Davis Sr., allait être promu au rang de brigadier-général d’aviation. D’autres Noirs, ceux-ci des fantassins, allaient également combattre au front, ce qui fut particulièrement le cas lors de la bataille des Ardennes (1944-1945).
Des artilleurs sur la ligne de front pendant la Seconde Guerre mondiale.
Au lendemain de la guerre, le Président Harry Truman émit un décret en 1948 qui autorisa les Noirs à occuper davantage de postes de commandement au sein de l’armée. D’abord, le décret autorisa le recrutement d’un plus grand nombre d’Afro-américains, tout en éliminant l’entraînement ségrégationniste. Concrètement, cela signifia que les réformateurs entreprirent de « dé-ségrégationner » les installations militaires et autres facilités, tout en accélérant le mixage des ethnies dans les unités d’infanterie. Cela était en fait une réalité lorsque les forces américaines furent déployées pendant la guerre en Corée de 1950 à 1953.
Dans la jungle du Vietnam.
Au cours des années 1960 et 1970, de plus en plus d’Afro-Américains obtinrent des commissions d’officiers et ils bénéficièrent d’un traitement plus équitable quant aux possibilités de promotion. Lors de la guerre du Vietnam, alors que les Noirs représentaient environ 12% de la population américaine, ceux-ci constituaient 12% des effectifs engagés et ils représentèrent en fin de compte 12% des pertes au combat.
La période marqua donc une intégration accélérée des Noirs dans les principales branches des forces armées, sur terre, sur mer et dans les airs. D’ailleurs, lorsqu’éclate la guerre du Golfe en 1990, l’armée figure parmi les offices gouvernementaux les plus représentatifs de la composition ethnique de la société américaine. En 2000, les Afro-américains constituaient toujours environ 12% de la population totale, mais leur représentation dans l’armée connut un bond phénoménal. En effet, les Noirs (hommes et femmes) formaient 28% des effectifs de l’armée de terre, 19% du Corps des Marines, 15% de l’aviation et 15% de la marine.
Enfin, mentionnons que plusieurs Afro-américains parvinrent à accrocher les étoiles du grade de général sur leurs épaules. Le plus connu d’entre eux fut probablement le général Colin Powell, qui devint le premier Afro-américain à présider le prestigieux Comité des chefs d’État-major interarmées (Joint Chiefs of Staff) de 1989 à 1993.
Des débuts jusqu’aux réformes mariennes (VIIIe – IIe siècle av. J.-C.)
La force de l'armée romaine reposait sur son infanterie lourde, en particulier sur le professionnalisme et la discipline affichés par le légionnaire.
L’armée romaine figure parmi les forces militaires les plus redoutables et endurantes en terme de longévité de la période antique. Elle parvint à développer des standards de discipline, d’organisation et d’efficacité que l’on n’allait pas revoir en Europe occidentale avant au moins la fin du XVIIe siècle.
Les premières traces d’existence de l’armée romaine remontent à la fondation de Rome, à une époque où de petits groupes armés dirigés par des chefs de guerre aristocratiques commençaient à se constituer. Vers la fin du VIe siècle avant notre ère, l’armée romaine avait fini par s’organiser sous la forme de phalanges composées d’hoplites lourdement armés qui combattaient en rangs serrés avec leurs boucliers ronds.
Le cœur de cette armée était formé de citoyens qui avaient les moyens de défrayer les coûts de leurs équipements, voire ceux des autres si nécessaire. Ces citoyens formaient l’infanterie lourde, alors que les citoyens plus pauvres servaient dans l’infanterie légère ou comme servants auprès de l’armée principale. À l’instar de ce qui se passait en Grèce, l’armée romaine était conçue pour mener de courtes campagnes lors des périodes les moins occupées durant l’année agricole.
C’est à la fin du IVe et au début du IIIe siècle avant notre ère que l’armée romaine commença à adopter une structure organisationnelle à l’image de ce qu’elle sera pour les siècles suivants, malgré que le modèle sera en évolution constante. Les sources d’époque relatives à l’organisation des légions romaines ne sont pas nombreuses, mais les écrits de l’historien grec Polybe au IIe siècle nous fournissent des indications relativement précises. Chaque légion de l’armée romaine sous la République était normalement constituée de 4,200 fantassins et de 300 cavaliers, mais en temps de guerre, les effectifs pouvaient être portés à 5,000 soldats à pied.
La force principale de la légion reposait sur une infanterie lourde qui était divisée en trois lignes (triplex acies) sur le champ de bataille et chacune de ces lignes comprenait dix manipules. Les première et seconde lignes étaient composées de légionnaires nommés respectivement les hastati et les principes. Chaque soldat était équipé de deux lourdes lances (pila), alors que les combattants de la troisième ligne, les triarii, étaient au nombre de 600, armés de plus longues lances similaires à celles de la phalange grecque. Chaque soldat de l’infanterie lourde portait une armure sur le corps, soit une cotte de mailles ou une armure faite de plaques métalliques, en plus d’emporter un bouclier semi-cylindrique (scutum) et une épée courte, le glaive (gladius). En support de l’infanterie lourde, la légion disposait de 1,200 velites, ces soldats équipés de plusieurs lances de jet et de petits boucliers ronds.
Composés généralement de 100 à 200 soldats, les manipules étaient commandés par des centurions et déployés sur le terrain selon une formation similaire aux cases d’un jeu d’échec. L’idée étant que les manipules de la seconde ligne puissent couvrir les intervalles laissés entre celles de la première ligne, alors que ces mêmes intervalles sur la seconde ligne étaient protégés par les manipules de la troisième rangée.
Les soldats recrutés parmi les peuples alliés de Rome étaient souvent regroupés dans des unités d'extraordinarii. Ces unités accomplissaient diverses tâches, dont celles d'assurer la sécurité du commandant.
Au niveau supérieur de la chaîne de commandement, les légions étaient dirigées par cinq ou six tribuns, qui s’échangeaient à tour de rôle la direction de la légion, si bien que deux tribuns assumaient simultanément la mainmise. Les tribuns étaient généralement des sénateurs nommés par le Sénat. Parmi ceux-ci, on pouvait trouver les deux consuls annuellement élus (ces magistrats séniors chargés d’administrer la République). En plus des légions régulières composées de Romains se trouvaient des troupes alliées de Rome (alae) dont le nombre pouvait varier de 4,000 à 5,000 fantassins appuyés de 900 cavaliers. Le gros de ce contingent, qui représentait généralement le tiers des forces en présence d’une armée romaine sous la République, était subdivisé en cohortes d’extraordinarii placées à la disposition immédiate du consul commandant.
Par conséquent, ces armées consulaires du temps de la République, composées de deux légions et leurs alliés, livrèrent la plupart des batailles des guerres des IIIe et IIe siècles avant notre ère. Elles parvinrent à vaincre Hannibal, malgré une cuisante défaite à Cannes (216 av. J.-C.), de même que les armées des royaumes grecs pendant cette période. Parfois, lorsque plusieurs légions romaines étaient concentrées en un endroit particulier, les consuls pouvaient s’échanger le commandement sur une base quotidienne.
Toujours à cette époque, l’unité qui formait le cœur du dispositif militaire était donc le manipule composé de 100 à 200 soldats selon les circonstances. Cette légion dite « manipulaire » s’avéra très efficace lorsqu’elle devait intervenir de manière spontanée sur le champ de bataille. Elle était d’ailleurs beaucoup plus flexible que les formations grecques de phalanges rigides.
La restructuration sous Gaius Marius (IIe – Ier siècle av. J.-C.)
À une époque où les communications étaient difficiles, il n’était pas aisé d’identifier clairement le dispositif de l’ennemi. Les armées belligérantes pouvaient rapidement entrer en contact les unes avec les autres, mais elles pouvaient prendre des jours, voire des semaines avant de s’établir sur un terrain favorable à la bataille. Une autre caractéristique de l’armée romaine était donc le grand soin avec lequel les légionnaires pouvaient ériger rapidement un campement bien aménagé, et ce, à chaque fin de journée. Le camp pouvait également fournir aux troupes une bonne base de départ pour les manœuvres du lendemain.
Gaius Marius, l'homme derrière les réformes qui ont amené la professionnalisation de l'armée romaine à la fin du IIe siècle avant notre ère.
En dépit de ses grandes qualités de puissance et de flexibilité, l’armée romaine devait constamment travailler à se réformer. Les campagnes prolongées contre les armées tribales espagnoles et gauloises forcèrent Rome à revoir en profondeur son appareil militaire. Traditionnellement associées au général Gaius Marius, les réformes dans l’armée romaine furent graduelles et probablement complétées pour l’essentiel vers la fin du IIe siècle avant notre ère. On s’était aperçu que cette armée romaine, qui au fond était une milice citoyenne qui avait atteint un niveau de professionnalisme à tout le moins impressionnant, ne pouvait pas accomplir un long service. À titre d’exemple, les campagnes militaires de plus en plus longues nécessitaient le maintien de garnisons en territoires occupés. Donc, cette armée milicienne n’était plus en mesure de répondre aux besoins, si bien que ses soldats-citoyens furent progressivement remplacés par des militaires professionnels.
Ces nouveaux soldats étaient désormais recrutés parmi les rangs plus inférieurs de la société, c’est-à-dire parmi une catégorie de citoyens romains qui n’étaient pas propriétaires et qui, par conséquent, ne disposaient pas des ressources nécessaires pour payer leurs équipements. Dorénavant, l’État allait fournir le matériel nécessaire, ce qui allait amener aussi une certaine standardisation de l’équipement. L’autre conséquence de la professionnalisation de l’armée romaine était d’ordre politique. Auparavant, les soldats-citoyens entretenaient une allégeance à l’État romain, ce qui avait l’avantage d’assurer une relative stabilité politique. Maintenant, et dépendamment de celui qui était à la tête d’une légion, l’allégeance à l’État romain pouvait être conditionnelle (selon les crises échéantes), les soldats pouvant se sentir davantage liés à leur commandant.
Au lendemain de la Guerre Sociale et des guerres civiles de la première moitié du Ier siècle avant notre ère, la citoyenneté romaine finit par s’étendre à l’ensemble de l’Italie actuelle. L’impact immédiat fut que les contingents alliés (alae) disparurent et tous les Italiens étaient désormais recrutés dans des légions identiques en tous points, tant au niveau des équipements que de l’organisation. Lorsque la condition d’être propriétaire terrien pour joindre la légion fut abandonnée, il en alla de même pour les particularités et distinctions entre chaque légion, qui tombèrent à leur tour.
Un autre personnage important dans l'armée romaine, le centurion à la tête de ses 80 légionnaires.
Par exemple, les velites disparurent et tous les légionnaires faisaient maintenant partie de l’infanterie lourde et ils étaient tous équipés du pilum. L’unité de base de la nouvelle légion devint la cohorte de 480 hommes, soit une formation composée d’un manipule de légionnaires provenant de chacune des trois lignes de bataille mentionnées précédemment. Chaque manipule était à son tour divisé en deux centuries de 80 hommes commandées par un centurion. La légion conserverait un effectif similaire, soit un total théorique de 4,800 hommes répartis en dix cohortes.
Cette légion à dix cohortes était encore plus flexible que la légion manipulaire. Habituée à combattre lors d’affrontements spontanés, cette nouvelle structure organisationnelle permettait de gérer une bataille à plus petite échelle, et ce, avec un minimum de puissance. Cela était pratique face aux tribus désunies politiquement qui étaient présentes dans la partie ouest de l’empire en particulier.
La montée du professionnalisme et la permanence des unités améliorèrent la qualité générale de l’armée romaine, notamment dans l’accomplissement de tâches spécialisées comme l’ingénierie et la guerre de siège. C’est avec ces nouvelles légions que César et Pompée parvinrent à acquérir de vastes territoires pour Rome. C’est aussi avec ces mêmes légions que César, Pompée et d’autres hauts dirigeants romains se tournèrent les uns contre les autres lors de guerres civiles qui détruisirent la République et virent l’avènement d’un principat[1] (empire) sous la direction du fils adoptif de César, Auguste.
De la fin de la République à la fin de l’Empire (Ier siècle av. J.-C. – IIIe siècle)
L’armée romaine du principat se structura progressivement au cours de la période allant des règnes d’Auguste à Claude (Ier siècle), en se basant notamment sur l’expérience acquise au cours de plusieurs siècles de campagnes militaires. Les légions devinrent des unités permanentes avec leurs propres numéros et noms pour les identifier, si bien que plusieurs d’entre elles allaient exister pour les siècles à venir. Leur organisation allait s’inspirer des légions sous la République. Chaque légion sous le principat était composée de dix cohortes de 480 hommes réparties en six centuries de 80 soldats. Chaque centurie était commandée par un centurion et la légion recevrait l’appui de 120 cavaliers. Selon les périodes, certaines légions disposaient d’une première cohorte comprenant un effectif de 800 soldats d’élite répartis en cinq centuries.
L'empire conquis par l'armée, à son apogée sous le règne de Trajan en 117.
Comme nous l’avons mentionné, les légions comprenaient un contingent important de spécialistes allant des armuriers jusqu’aux clercs, de même que des artilleurs sur catapultes et des ingénieurs. Les soldats étaient des citoyens romains qui devaient effectuer un service militaire d’une durée de 25 ans, un service dans lequel les 5 dernières années voyaient les vétérans exemptés de la plupart des corvées.
Chaque légion sous le principat était commandée par un légat, qui lui même était assisté dans ses tâches par un tribun sénior. Dans les deux cas, ces hommes étaient des aristocrates dont les carrières incluaient l’accomplissement d’une variété de devoirs civils et militaires et qui servaient dans une légion pour quelques années. Néanmoins, une certaine continuité était établie afin que l’armée romaine possède un corps de soldats expérimentés dans le but d’assurer un bon encadrement. Les centurions représentaient cet esprit de continuité et de professionnalisme, car en plus de l’expérience acquise, certains des centurions provenaient du rang et connaissaient donc parfaitement les rouages de la vie militaire.
En appui direct de l'infanterie, l'armée romaine pouvait compter sur une variété d'engins de guerre, dont la balliste qui pouvait propulser une lourde flèche perçante sur une longue distance.
Par ailleurs, à l’appui des légions se trouvaient des corps de troupe non-citoyennes auxiliaires (auxilia). L’infanterie auxiliaire était organisée en cohortes de 480 ou 800 hommes et la cavalerie en alae de 512 ou 768 hommes. Il y avait également des unités (corhortes equitatae) composées d’une mixture d’infanterie et de cavalerie. Les auxiliaires comprenaient aussi des unités d’archers et des troupes légères. Celles-ci étaient équipées de cottes de mailles, de casques et de boucliers, en plus d’emporter une variété d’épées, de lances et de javelots. Lorsqu’ils terminaient leur service de 25 ans, les soldats des unités auxiliaires se voyaient attribuer la citoyenneté romaine.
Dans un autre ordre d’idées, mentionnons que les stratégies et les tactiques de l’armée romaine étaient agressives. L’idée maîtresse était de constamment saisir et maintenir l’initiative dans tous les types de conflits. Cela signifie que l’armée romaine pouvait être flexible et s’adapter à diverses situations. Combiné avec la qualité de ses soldats et celle de son support logistique, cela donna à l’armée romaine des avantages indéniables sur ses adversaires.
L’armée romaine sous le principat conserva sensiblement le même modèle organisationnel jusqu’au IIIe siècle. Cependant, certains détails concernant l’organisation militaire romaine après cette période demeurent plus obscurs. On sait qu’un plus grand nombre d’unités furent levées, ne serait-ce que pour assurer l’occupation du vaste territoire impérial. Par contre, ces unités semblent avoir disposé d’effectifs plus restreints, comme les légions qui furent réorganisées autour d’un noyau de 1,000 fantassins tout au plus.
Un détail de la colonne de Trajan montrant des légionnaires en formation de marche au cours d'une campagne militaire. Chaque soldat transporte une armure ventrale, un bouclier, deux pilums, un glaive, un casque, du matériel de cuisine et autres équipements pour ériger le camp (pelles, pioches, etc).
De plus, à partir de la fin du IIIe siècle, on assiste à une tendance dans le haut commandement romain à ne plus déployer les meilleures forces aux frontières comme c’était le cas sous le principat. Cela amena une division organisationnelle au sein de l’armée, entre les troupes déployées aux frontières (limitanei) et les unités de l’armée de campagne (comitatenses). Celles-ci n’étaient pas engagées dans des actions locales visant à ramener l’ordre dans une région donnée, si bien qu’elles n’étaient pas attachées à une province. Les comitatenses formaient une réserve centrale dont les éléments pouvaient être déployés contre toute menace venant de l’extérieur de l’empire ou contre des dangers à la paix civile émanant d’instabilités politiques périodiques entre diverses factions rivales à Rome.
Le déclin progressif de l’armée romaine (IIIe – Ve siècle)
Les unités romaines de la fin de l’empire étaient potentiellement aussi efficaces qu’à n’importe quelle autre période sous la République ou le principat, mais ce fut la fragilité du cadre politique qui rendit plus difficile le maintien des compétences et d’un système logistique de haut niveau. Malgré tout, l’armée de la fin de l’empire continua de remporter la majorité de ses batailles, mais sa doctrine militaire ne faisait plus preuve du même esprit d’initiative, si bien que la confiance dégagée par les légions n’atteignit plus le même niveau qu’auparavant. Cette armée ne démontrait plus la même agressivité et elle mesurait davantage ses interventions sur le terrain.
Combinée aux pressions externes de plus en plus fortes aux frontières, cette situation amena Rome à faire appel à de plus nombreux contingents de troupes étrangères afin de colmater les brèches et répondre aux impératifs tactiques. Ces troupes barbares avaient leurs propres chefs et techniques de combats, ce qui amena nombre d’historiens à croire que cette « barbarisation » de l’armée romaine contribua au déclin de sa qualité. Cela est fortement débattu de nos jours, mais le fait est qu’à la fin du Ve siècle, l’armée impériale n’avait plus le même niveau d’efficacité et d’agressivité que de celle des siècles précédents.
Au final, ce que l’on peut retenir, c’est que l’armée romaine qui disparut à la fin du Ve siècle, lorsque les infrastructures politiques et économiques censées la supporter s’effondrèrent, ne fut pas victime de ses défaites sur les champs de bataille.
Une reconstitution d'une unité de l'armée romaine vers la fin de l'empire, au Ve siècle.
[1] Le type de gouvernement romain de la période allant de 27 avant notre ère jusqu’en 284-285.
La plupart des forces militaires modernes tendent à posséder des structures organisationnelles similaires. Ces ressemblances s’observent notamment parce que bon nombre d’entre elles ont des origines politico-culturelles et une histoire communes, mais aussi parce qu’elles sont structurées selon des principes pratiques et universels d’administration qui, au final, affectent positivement la qualité de ce qui est convenu d’appeler la « chaîne de commandement ».
D’entrée de jeu, il y a généralement une différence entre l’organisation et la puissance d’une armée en temps de paix et celle en temps de guerre. L’Histoire tend d’ailleurs à démontrer que les armées qui s’adaptent le plus aisément aux exigences de la guerre sont celles dans lesquelles la structure organisationnelle observée sur les champs de bataille constitue, en toute logique, une simple réflexion de ce qu’était l’organisation en temps de paix. À titre d’exemple, des régiments sont généralement connus comme étant des « unités » et les structures plus larges dans lesquelles ils sont rassemblés portent le nom de « formations ».
À l’inverse, les régiments sont également de larges formations dans lesquelles se trouvent des « sous-unités » telles des compagnies, des pelotons et des sections. Cela dit, la terminologie peut évidemment varier selon les nations, de même qu’entre les différentes branches que sont généralement l’armée, l’aviation et la marine. Nous avons vu que l’infanterie possède ses compagnies et ses pelotons, alors que dans la cavalerie, par exemple, on subdivise la formation en escadrons, tout comme l’artillerie est organisée en batteries.
L’organisation du XVe au XVIIe siècle
À une époque (XVe et XVIe siècles) où des "entreprises" de guerre vendaient leurs services au plus offrant, celles-ci étaient néanmoins dotées de structures organisationnelles et d'une chaîne de commandement.
Nous avons écrit dans un précédent article que les origines des armées dites « modernes » remontent environ au XVe siècle en Europe, à l’époque des compagnies de mercenaires qui étaient relativement bien organisées. L’unité de base de l’époque était la compagnie, c’est-à-dire une force militaire composée bien entendu de mercenaires, mais celle-ci était aussi une entreprise commerciale, si l’on part du principe qu’elle vendait ses services et qu’elle disposait d’une clientèle établie. La compagnie de mercenaires était commandée par un capitaine dont l’officier principal était un lieutenant qui pouvait prendre la place du capitaine au besoin. Plus bas dans la hiérarchie, un officier subalterne portait les couleurs (drapeaux) de la compagnie et il possédait un titre qui reflétait sa fonction, à savoir qu’il était un enseigne.
Par ailleurs, il était possible de combiner des compagnies qui prenaient la forme de régiments sous les ordres d’un colonel. Du XVIe au XVIIe siècle, l’État tenta d’affermir son contrôle sur ces colonels, où leurs commissions d’officier furent progressivement authentifiées par la signature du monarque. De plus, les uniformes et les couleurs régimentaires représentaient initialement les armoiries ou les symboles personnels du colonel, mais ils furent à leur tour remplacés par des symboles émanant de l’État. Cette sorte de dualité symbolique se reflète toujours dans certaines armées du monde. Par exemple, nombre de régiments de l’armée britannique emportent deux drapeaux, celui du régiment et celui du monarque (ou du prince qui patronne le régiment).
Ce que l’on remarque également de l’organisation des armées à travers l’Histoire c’est que la compagnie semble être l’une des unités les plus anciennes. À travers les âges, on pense que le nombre moyen de soldats par compagnies devait tourner autour de 80, ce qui se rapproche du centurium romain. Dans un même ordre d’idées, mais à plus petite échelle, on remarque aussi la structure organisationnelle passée de l’armée prussienne qui reposait sur une unité de 8 hommes, le Kameradschaft, qui se rapprochait étrangement du conturbernium des légions romaines comprenant 10 hommes.
Ces différentes unités gagnèrent leur cohésion à travers la routine de la vie quotidienne et des habitudes développées par ce « vivre ensemble » des soldats. De plus, il était facile pour un seul homme d’exercer un commandement direct sur une si petite unité, bien que ce ne fut pas avant le XIXe siècle que ce type d’unité gagna son importance tactique. Autrement dit, la cohésion observée dans ce type d’unité aux plans administratif (facile à commander) et psychologique (tout le monde se connaît) n’avait pas son égal au niveau tactique (une fois rendu sur le champ de bataille) avant le XIXe siècle. Ces unités, le Kameradschaft ou le conturbernium, peuvent être considérées comme les ancêtres des sections d’infanterie modernes de 10 à 15 hommes.
À force de grossir, les armées durent revoir une fois de plus leurs modèles organisationnels. Dès le XVIIe siècle, les régiments commencèrent à être embrigadés, normalement sous les ordres d’un colonel sénior, soit celui ayant le plus d’ancienneté par rapport à la date où il reçut sa commission. Encore une fois, il y a certains parallèles intéressants à faire avec l’organisation de l’armée romaine. Par exemple, le régiment du XVIIe siècle ressemblait en termes d’effectifs et d’organisation à la cohorte romaine, de même que la brigade se rapprochait de ce qu’était la légion, selon les mêmes paramètres.
De par son efficacité et sa cohésion, le modèle organisationnel de l'armée romaine continua d'inspirer, et ce, plus de mille ans après la chute de l'empire.
L’expérience démontra également que les commandants pouvaient mieux administrer et commander leurs formations s’ils subdivisaient la chaîne de commandement, au sens usuel de déléguer. Ils pouvaient confier à trois ou quatre de leurs officiers supérieurs, qui leur étaient subordonnés, le commandement d’unités de plus petite taille. Le régiment pouvait notamment être divisé en bataillons ou encore voir le nombre de compagnies lui étant affectées être réduit. Ce besoin de repenser la structure organisationnelle des armées au XVIIe siècle avait été bien compris par Gustave Adolphe de Suède. Il avait réorganisé l’infanterie suédoise en mettant l’emphase sur l’unité de base qu’était une compagnie à 150 hommes. La combinaison de quatre de ces compagnies formerait un bataillon et trois de ces bataillons constitueraient une brigade.
Du XVIIe au XIXe siècle: nouvelles identités, nouvelles tactiques
En plus du sentiment d'appartenance, les régiments portaient leurs titres et/ou numéros pour des raisons administratives afin de les situer dans l'appareil organisationnel de l'armée. Par exemple, les régiments d'infanterie français au début de la Grande Guerre portaient des numéros qui les identifiaient à leurs dépôts (35e R.I. de Belfort, 43e R.I. de Lille, etc.).
Un autre aspect important de l’organisation des armées concerne les titres donnés aux unités et aux formations. Initialement, les régiments portaient le nom de leurs colonels propriétaires, qui était donc un officier sénior qui « possédait » le régiment, et dont il pouvait tirer un profit monétaire (surtout à l’époque des mercenaires), mais qu’il était peu susceptible de commander sur le champ de bataille. Il n’était pas rare dans ce contexte, en particulier aux XVIIe et XVIIIe siècles, de voir des régiments sur les champs de bataille appartenir à des particuliers, alors que d’autres régiments sur le même terrain étaient la « propriété » de l’État. C’est aussi à la même époque, dans les armées européennes, que des régiments commencèrent à s’identifier selon la région d’origine de leurs membres. Dans l’armée française, l’exemple classique demeure le Régiment de Picardie, la plus ancienne unité.
Ce principe d’« étiquetage » des régiments dans le but d’inculquer un certain esprit de corps avait été bien compris dans nombre d’armées européennes, en particulier dans l’armée britannique. À l’époque des réformes menées par le Secrétaire d’État à la Guerre Edward Cardwell, au milieu du XIXe siècle, une unité comme le Hampshire Regiment pouvait avoir deux bataillons réguliers, l’un servant outre-mer et l’autre au pays.
À ce même régiment pouvait se greffer un Special Reserve Battalion qui avait pour mandat de fournir des renforts aux bataillons réguliers du régiment, qui lui-même comprenait des bataillons territoriaux, habituellement des unités de réserve servant au pays et composées de soldats plus âgés. L’importance qu’occupe le bataillon, qui demeure l’unité tactique de base, est particulière à l’armée britannique, car dans la plupart des autres armées du monde, cette unité ne possède pas d’identité distincte et n’est que rarement séparée du reste du régiment aux fins opérationnelles.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, il n’y avait pas d’organisation tactique permanente dans l’infanterie sous le niveau de la compagnie. À cette époque, un terme comme celui de « peloton » référait soit à des soldats d’infanterie légère dispersés de façon hasardeuse parmi les rangs de la cavalerie afin de lui fournir un appui-feu; sinon il s’agissait de petites unités ad hoc opérant à l’intérieur d’un bataillon ou d’un régiment afin de harceler l’ennemi par de brèves volées de tir avant l’engagement principal.
C’est au moment de l’abandon progressif des tactiques linéaires (ex: le tir en volées sur plusieurs rangs) et de l’augmentation de la puissance de feu que les pelotons gagnèrent une identité permanente et, par-dessus tout, des fonctions tactiques plus précises. Dans plusieurs armées, le peloton devint la plus petite unité commandée par un officier sur une base quotidienne et permanente, souvent un lieutenant ou un sous-lieutenant. D’ailleurs, au moment où éclate la Première Guerre mondiale, le peloton est une structure déjà bien implantée dans les armées du monde, même qu’il était régulièrement l’unité tactique de base à la fin du conflit.
À un niveau supérieur, celui de la brigade, l’organisation connut à son tour des développements importants, du XVIIIe siècle jusqu’au début du XIXe. C’est également à cette époque que les armées commencèrent à être subdivisées en divisions comprenant plusieurs brigades qui rendaient les manœuvres plus aisées. Par exemple, les brigades pouvaient se déplacer en empruntant différentes routes, leurs trains de bagages seraient moins encombrants et il serait plus facile de réquisitionner la nourriture et le fourrage nécessaires.
Croquis d'une unité de l'infanterie de ligne française lors des guerres révolutionnaires. Le tournant du XVIIIe siècle fut une période de réformes militaires majeures dans les armées européennes, en particulier au plan organisationnel.
Quant aux divisions, qui comprennent au minimum deux brigades, celles-ci existaient dès le dernier quart du XVIIIe siècle, mais elles étaient soit des formations ad hoc pour une campagne spécifique ou des entités purement administratives, malgré que les travaux de certains généraux et penseurs militaires de l’époque tels le comte de Guibert et Pierre-Joseph Bourcet pavèrent la voie en ce sens. Le premier exemple organisationnel, qui fit « école » par la suite, fut celui de la division en vigueur au temps des guerres dans la France révolutionnaire. Cette division des années 1790 comprenait les trois armes, soit douze bataillons d’infanterie, un régiment de cavalerie et une artillerie à 32 canons.
L’armée française fut également une pionnière en ce qui a trait au regroupement de divisions en corps d’armée. Chaque corps comprenait de deux à quatre divisions, une brigade (ou division) de cavalerie légère, avec de l’artillerie, des ingénieurs et des unités de transport. Le corps d’armée était la formation tactique au cœur du système militaire napoléonien, à savoir une formation de 25,000 à 30,000 soldats qui pouvaient manœuvrer indépendamment du reste de l’armée. Bien dirigé, le corps pouvait combattre sur une longue période ou, lorsque nécessaire, éviter l’affrontement, si bien qu’il manœuvrait selon les circonstances. La campagne de Jena/Auerstadt de 1806 montra l’utilisation optimale d’un corps d’armée à l’époque napoléonienne.
À l’ère des armées de masse
La prochaine innovation majeure concernant l’organisation des armées n’apparut qu’un siècle plus tard. La conscription universelle commença à être généralisée parmi les grandes puissances européennes (sauf l’Angleterre) au tournant du XXe siècle et l’on vit l’apparition des armées de masse. Ces armées en campagne comprendraient un minimum de deux corps d’armée et ces grandes formations seraient généralement numérotées. Par exemple, à l’époque de la guerre franco-prussienne, les Prussiens avaient trois armées simplement numérotées de 1 à 3 sur le terrain.
Plus tard, en 1914, l’expérience montra aussi qu’il était difficile pour un commandant en chef de voir à la direction de plusieurs quartiers-généraux d’armées, si bien que, tant sur les fronts est et ouest, l’on jugea bon de créer des groupes d’armées. Ceux-ci recevaient généralement un titre correspondant au lieu géographique de leur théâtre d’opérations ou de la fonction qu’ils occupent dans l’ensemble du dispositif militaire sur le front. À titre d’exemple, une formation peut recevoir le titre de Groupe d’armées centre ou Groupe d’armées de réserve, ou encore être attitrée en l’honneur de celui qui la commande, comme le Groupe d’armées du Prince de la Couronne. En Russie, le terme Front apparaît régulièrement dans la structure de commandement russe ou soviétique, comme le Premier Front d’Ukraine, en référence au groupe d’armées en opération dans cette région ou qui avait commencé la campagne à partir de ce secteur lors de la Seconde Guerre mondiale.
Carte des opérations sur le front de l'Est en 1941. On remarque, par exemple du côté allemand, le regroupement d'armées en "groupes d'armées", comme le Groupe Nord, Centre, Sud, etc.
L’organisation militaire continua d’évoluer jusque vers la fin du XXe siècle. Les structures divisionnaires varièrent sensiblement, si bien que l’on vit apparaître des divisions blindées, motorisées, de montagne, de parachutistes, d’infanterie mécanisée et de marine. Pendant la Guerre froide, tant l’OTAN que le Pacte de Varsovie disposaient de structures militaires permanentes dans la région centrale de l’Europe, si bien que des générations de soldats se sont exercées au sein de leur corps national, qui lui-même se trouvait dans une entité multinationale sous forme de groupes d’armées.
De plus, c’est probablement dans le contexte de l’après Guerre froide, alors que l’Europe se cherchait une nouvelle identité (militaire) qu’il fut possible de mettre sur pied une structure organisationnelle française, allemande et espagnole de niveau de corps d’armée. Dans un même ordre d’idées, notons l’existence du Corps allié de réaction rapide de l’OTAN qui regroupe des forces de la plupart des états membres autour du modèle organisationnel britannique.
Conclusion
Au début de ce nouveau millénaire, l’absence de menace directe de l’ampleur de celle connue lors de la Guerre froide fut remplacée par une multiplicité d’autres risques généralement associés à la mouvance terroriste. Par conséquent, les planificateurs militaires doivent davantage penser en termes de structures armées « modulaires » qui peuvent être rapidement mobilisées pour accomplir des tâches spécifiques. Cela implique forcément l’éclatement d’anciennes structures organisationnelles.
Il est peu probable, par exemple, que l’on revienne à la structure du groupe d’armées, voire à celle de l’armée, hormis peut-être parmi les puissances de ce monde qui entretiennent toujours de larges forces en temps de paix. Finalement, l’inverse est tout aussi possible, dans la mesure où les plus petits blocs comme le bataillon, la compagnie et le peloton demeureront, car ils sont à la base du développement et du maintien d’un sain esprit de corps parmi des hommes qui se côtoient au quotidien.
D'une époque à l'autre et d'une culture à l'autre, l'organisation militaire répond d'abord et avant tout au besoin des hommes d'être ensemble, dans la paix comme à la guerre.
Lorsque les États-Unis se déclarent en état de guerre avec le Reich allemand, le 6 avril 1917, leur président, Woodrow Wilson, est loin d’en être à sa première intervention militaire outremer.[i] La façon qu’a celui-ci d’appliquer sa politique étrangère ne se solde pas toujours par de retentissants succès, mais elle est révélatrice de sa volonté de recourir régulièrement à la force pour décider des événements.
Dans cet article, nous allons nous interroger sur le principe de l’engagement militaire comme facteur prépondérant de la politique étrangère américaine en 1917-1918. Plus précisément, nous analyserons le cas de l’envoi par l’Administration Wilson d’un corps d’armée expéditionnaire en Europe afin de réaliser l’objectif premier de cette nouvelle politique européenne : la victoire sur l’Allemagne. Mieux connu sous le nom d’American Expeditionary Force (AEF), ce corps constitue l’instrument par lequel Wilson entend défendre une fois de plus les intérêts de son pays, mais cette fois dans le contexte spécifique de la guerre européenne.
En effet, dans quelle mesure l’AEF, en tant qu’institution essentielle et problématique de soutien d’une politique européenne, comme nous le verrons, coopère et répond aux objectifs de Wilson pendant la période de la belligérance (1917-1918)? Pour E. Coffman et F.S. Calhoun, les historiens « politico-militaires » ont longuement étudié le volet diplomatique de la politique européenne de Wilson, mais auraient quelque peu négligé les moyens concrets de son application.[ii]
Le Président des États-Unis Thomas Woodrow Wilson. De tous les présidents de l’histoire des États-Unis, Wilson semble détienir le record pour le plus grand nombre d’interventions militaires (7). Sous son Administration, les forces américaines sont intervenues au Mexique (1914 et 1916), à Haiti (1915), en République dominicaine (1916), en Europe (1917) puis en Russie et en Sibérie (1918-1920).
Par ailleurs, en guise d’introduction à ce problème, Coffman souligne le manque de coordination entre les autorités politiques et militaires de l’époque : “The foreign policy makers thus would not take into consideration the military aspects of their problems and actions while the military planners had little or no information, much less guidance, from the diplomats and political leaders in planning for potential conflicts”.[iii]
Sans exagérer l’ampleur réelle du problème, on peut néanmoins partir du postulat que les départements américains, qui ne bénéficient pas en 1917 de la longue expérience de leurs équivalents franco-britanniques, ont de véritables difficultés à coordonner leurs actions. C’est pourquoi on peut concevoir que l’évolution et les résultats de la politique européenne des États-Unis, en 1917-1918, sont les tenants et aboutissants d’une situation d’interdépendance entre, d’une part, les ambitions politiques de l’Administration Wilson, et, d’autre part, l’état général de l’armée au fil du conflit.
Beaucoup d’espoir… sur le papier
En ce printemps de 1917, Wilson est amené à expliquer l’importance qu’il accorde à l’usage de la force dans sa politique européenne. Cette « nouvelle diplomatie » du temps de guerre se caractérise par une volonté de coopérer militairement avec les Alliés, tout en préservant l’indépendance d’action politique des États-Unis. En effet, si le but premier est d’abattre le « militarisme allemand », Wilson donne alors son aval pour une entière collaboration interalliée. Paradoxalement, le président s’assure que son pays est entré en guerre pour ses propres raisons et qu’il y participe en tant qu’associé, et non allié.
Le commandant en chef du Corps expéditionnaire américain en Europe, le général John Pershing.
Concrétisée par la force, Wilson souhaite que sa « nouvelle diplomatie » européenne devienne le fondement par lequel l’Amérique sera à la tête d’une coalition dont la finalité est de réaliser une soi-disant « Société des Nations ». En nommant le général John Pershing comme commandant de l’AEF en Europe, Wilson lui confie aussi une autorité extraordinaire qui dépasse la sphère militaire. Lorsque nécessaire, le président lui accorde la responsabilité d’agir au nom du gouvernement américain dans les dossiers de nature politique. En considérant les distances physiques et l’état des communications à l’époque (par câblogramme), cela signifie que Pershing a presque les mains libres pour mener à bien les opérations de l’AEF et atteindre les objectifs fixés par l’embryonnaire diplomatie européenne du président.
D’un côté comme de l’autre de l’océan, on fonde beaucoup d’espoir et on conçoit de grands projets pour l’AEF. Optimistes et réalistes à la fois, les diplomates américains ne peuvent ignorer qu’il faille justement mettre au point cet outil militaire. Le manque cruel de militaires professionnels dans l’armée n’est que le premier d’une longue série de symptômes. Par ailleurs, les soldats américains n’ont pour ainsi dire aucune expérience de la guerre des tranchées. Il n’empêche néanmoins que l’Amérique témoigne d’un désir sincère de faire sentir à ses partenaires qu’ils sont justifiés dans leur enthousiasme de voir l’arrivée massive des fameux Sammies en Europe. Ce sont donc les promesses militaires qui alimentent pour un certain temps le discours de l’appareil diplomatique américain.[iv]
Les pieds sur terre, le général Pershing doit initialement penser aux problèmes stratégiques. Il sait qu’il doit engager son armée future dans une coalition franco-britannique où les partenaires ne collaborent qu’en surface afin de sauver les apparences devant les Américains. Ensuite, des défaites militaires sur divers fronts ne font qu’accroître l’urgence pour l’aide américaine.[v] Pour ce faire, Pershing propose de monter les effectifs de l’AEF à trois millions d’hommes pour 1919.
Croquis d'un soldat et d'un officier américains (France, 1918).
Le projet est difficilement réalisable, car le tonnage maritime disponible est insuffisant pour le transport des troupes. Néanmoins, sur le plan politique, on veut faire circuler ce projet afin de montrer que l’AEF constitue un bassin illimité d’hommes qui se porteront à la rescousse des Alliés. Dans cette optique, on aimerait à Washington que l’AEF puisse y apporter sa contribution en tant qu’organisation unifiée et indivisible. Il n’en va pas ainsi du côté de Londres et de Paris qui désirent amalgamer des troupes américaines dans leurs armées respectives pour, officiellement, les habituer à la guerre des tranchées.
Pershing et Wilson connaissent parfaitement bien les intentions des Alliés. La fragmentation de l’AEF serait une option à considérer afin de faire taire les critiques franco-britanniques qui se plaignent que l’Amérique tarde à s’impliquer. Cependant, l’idée d’éparpiller l’AEF contredit ce principe de base énuméré dès le début de la belligérance, à savoir que l’armée des États-Unis ira combattre en Europe comme un corps unifié.
Par ailleurs, Pershing dit clairement que, même si l’on morcelait son armée, son pays n’a pas les moyens d’intervenir à la vitesse désirée par les Alliés. L’emploi immédiat au front de troupes américaines pourrait, à court terme, stimuler le moral des Alliés. Par contre, les pertes potentiellement surélevées reliées à l’inexpérience et à l’impréparation provoqueront l’effet contraire dont Wilson entendra assurément parler. Déjà embarrassée par la question de l’impréparation, l’Administration Wilson ne pourra probablement pas supporter politiquement une première défaite militaire.
L’AEF prend forme, l’ennemi va attaquer
La création du Conseil Suprême de Guerre (CSG) le 7 novembre 1917 constitue pour les Alliés une tentative afin de mieux coordonner leurs actions, et d’être en mesure d’encaisser le choc des offensives allemandes prévues pour le printemps 1918. La défection russe peut libérer un million de soldats allemands qui seront aussitôt transférés sur le front franco-belge, affichant pour un temps une évidente supériorité numérique sur les Alliés.
Ce qui fait hésiter les États-Unis à accorder leur pleine participation aux travaux du nouveau conseil interallié c’est l’éternelle question de l’amalgamation de leurs troupes. L’Administration pense tirer des bénéfices de la participation américaine au conseil interallié dans l’optique de considérations purement stratégiques face aux prochaines offensives ennemies. Autrement dit, on suppose qu’une armée américaine autonome va tout bonnement prendre sa place aux côtés des armées alliées, sans qu’il soit question de la fragmenter afin de boucher les trous quand les Allemands attaqueront. L’Administration préfère ainsi s’en tenir aux questions militaires.
L'ambassadeur des États-Unis en France, William G. Sharp.
À la suite d’une autre réunion du conseil interallié tenue à Paris en janvier 1918, l’ambassadeur américain dans la Ville Lumière, William Sharp, câble à Washington que la question de l’amalgamation est un objet fréquent de débat. Il fait pression sur l’Administration pour qu’elle envoie immédiatement au CSG un représentant politique accrédité, ce qui lui est refusé.[vi]
À l’instar de plusieurs généraux alliés, Pershing dénonce l’article nº 4 des statuts du CSG (surnommé entre temps le « Soviet ») qui accorde aux politiciens une sorte de veto lorsque ces derniers sont en désaccord avec les plans d’opérations soumis par les militaires compétents. Dans ce contexte, les chefs militaires ont l’impression d’être de simples « conseillers techniques ».
De plus, cette non-ingérence politique dans les affaires du conseil interallié maintient dans son intégralité l’autorité de Pershing comme représentant officiel de son pays en Europe. Ce non catégorique traduit la position commune de Wilson et de Pershing sur le danger de cette main mise du pouvoir politique dans la sphère militaire. Constatant que l’AEF commence à se constituer en France, les dirigeants militaires franco-britanniques multiplient les suggestions d’amalgamation. L’intransigeance de Pershing, même pour les projets les plus minimes d’intégration de troupes, reflète encore cette réalité politique qui veut que les États-Unis fassent partie d’une association et non d’une alliance.
Toujours est-il que les Britanniques, flairant une paix séparée sur le front russe, formulent un projet concret pour amener le plus rapidement possible les Américains en France.[vii] Le 30 janvier 1918, le général anglais Sir William Robertson suggère à Pershing d’envoyer l’équivalent de 150 bataillons d’infanterie (150,000 hommes) basés sur le modèle organisationnel britannique. Exceptionnellement, ceux-ci seraient composés uniquement de fantassins et de mitrailleurs, et ne seraient pas accompagnés des compléments standards tels des unités d’artillerie, de génie, de transport, etc.
Déjà envoyées outre-mer, ces futures formations incomplètes d’infanterie permettraient à tout le moins d’accélérer leur entraînement et, on s’en doute, de les fondre dans les divisions britanniques. Les Britanniques se chargeraient de fournir le transport, de même que le matériel lourd de combats et autres unités auxiliaires qui font d’une division d’infanterie une formation combattante entièrement autonome. Pershing s’y oppose, mais consent de temps à autre à prêter certaines de ses divisions aux Alliés à des fins spécifiques d’entraînement, en échange desquelles il récupère par la suite ses hommes.[viii]
Croquis de mitrailleurs américains utilisant une mitrailleuse française Hotchkiss (1917-1918).
6,000 canons allemands parlent
Le 21 mars 1918 commence la bataille tant redoutée par les Alliés et les Américains. Appuyées par 6,000 canons, quelque 60 divisions allemandes attaquent sur un front large de 60 km, à la jonction des armées franco-britanniques devant Amiens. Alors qu’on réalise à Washington qu’une paix de compromis n’est pas possible dans ces conditions, des divisions de l’AEF montent en ligne dans des secteurs « calmes » comme en Lorraine, et ce, dans le but de libérer des divisions françaises qui font aussitôt mouvement vers la Picardie.
Les pressions se font fortes sur Pershing pour qu’il fasse intervenir massivement les Américains dans la bagarre. Le 31 mars, Lloyd George et Clemenceau outrepassent Pershing et câblent à Wilson sur l’urgence d’envoyer des troupes malgré les carences quant au niveau d’entraînement. Les dirigeants franco-britanniques ne comprennent pas que, en dépit de la situation précaire sur le front, l’Administration et Pershing s’entendent toujours pour maintenir le statut d’unité de l’AEF.
Pershing ne partage pas les craintes exprimées par les Alliés. Selon lui, un repli du front, si grave soit-il, ne provoque pas une débâcle, tant et aussi longtemps qu’une cohésion est observée entre les divers groupes d’armées. Cela peut être juste, sauf que les Alliés s’en étaient tenus à ses promesses du 21 mars d’envoyer à brève échéance des troupes de l’AEF là où elles seraient le plus utiles.
L'apprentissage de la guerre des gaz fait aussi partie de la réalité des soldats américains en France (septembre 1918).
Cette armée aurait-elle pu sauver les meubles? Peut-être, en supposant que seul l’apport d’une infanterie américaine inexpérimentée, composée de fantassins et de mitrailleurs, constituerait l’unique possibilité d’arrêter les Allemands. Ce fameux et urgent besoin de fantassins et de mitrailleurs se justifie pour deux raisons : l— les fantassins prenaient à l’époque moins de temps à former et à équiper; 2— on peut aisément fournir aux Américains les mitrailleuses manquantes, celles-ci dégagent une puissance de feu considérable, ce dont on avait réellement besoin. À l’instar de bon nombre de généraux alliés, Lloyd George et Clemenceau tentent de convaincre Wilson, à défaut de Pershing, du bien-fondé de l’amalgamation, dont on se convainc plus que jamais de la nécessité.
Au plus fort de la crise militaire, le général américain consentira à prêter quelques divisions, mais pour un temps limité. Une fois les offensives ennemies contenues, Pershing met à nouveau ses bémols sur l’amalgamation. Sa critique se fonde cette fois-ci sur le fait que le maréchal Foch, récemment chargé de coordonner les armées alliées, tarde à reconnaître la réalité de l’AEF comme corps combattant. En juillet, Pershing obtient la confirmation à l’effet que les Allemands sont arrêtés sur la Marne et passent définitivement en mode défensif.
L’urgence levée, il décide alors de ne plus prêter ses soldats afin de remplir les vides des armées franco-britanniques. De plus, le général américain constate que l’unité de commandement autour du leadership de Foch est fragile. Cela le renforce dans son opinion en faveur d’une armée américaine autonome. Dans les faits, les troupes de l’AEF sont présentes derrière le front. Elles sont réparties plus ou moins également dans les armées franco-britanniques à des fins d’entraînement.
Des fantassins américains dans la forêt de l'Argonne (France, 1918).
Les divers programmes et promesses d’envois de troupes de l’AEF dans les contingents alliés ne se sont pas toujours traduits par des expériences concrètes, mais plutôt aléatoires. L’unité d’action de l’AEF est subordonnée à l’urgence de la situation pour la période de mars à juillet 1918. Pershing envoie néanmoins quelques divisions au feu. Les pertes sont considérables, mais l’expérience gagnée y est précieuse. Dans ces circonstances quotidiennes qui mènent les Alliés et les Américains au bord de la défaite, le président Wilson soutient sans relâche son commandant en chef.
Grandeurs et misères d’une victoire
Le 10 août 1918 est une date importante dans l’histoire de l’AEF en France. À partir d’un certain nombre de divisions déjà en ligne, Pershing crée la First U.S. Army, ce qui officialise l’existence même de l’armée américaine comme organisation combattante, au même titre que les armées françaises et britanniques. Des contingents de plus en plus importants débarquent en France, si bien qu’à ce rythme les effectifs de l’armée américaine seront en janvier de 1919 plus nombreux que les armées françaises et britanniques réunies.
Les Alliés craignent, non sans raison, que l’Amérique ne s’accapare la part du lion lors d’une éventuelle conférence de paix. Les Allemands, qui savent à partir du mois d’août que la victoire militaire n’est plus possible, souhaitent au contraire que les événements aillent dans cette direction. Ils reconnaissent en octobre qu’il va dans leurs intérêts de négocier un armistice sur la base des propositions de paix de Wilson. C’est dans ce contexte que Pershing insiste pour que l’AEF devienne le fer de lance de la contre-offensive générale lancée par Foch depuis le 18 juillet. À l’instar de Wilson, Pershing pense aussi à l’après-guerre.
D’autre part, l’Administration a tout intérêt à maintenir en Europe une armée puissante et autonome pour réaliser l’objectif premier de Wilson qui est de vaincre l’Allemagne. Le problème est que l’AEF livre à l’automne 1918 une série d’offensives qui, bien que victorieuses en apparence, démontrent par le nombre anormalement élevé des pertes un manque évident d’expérience qui persiste.
Célèbre cliché de la guerre de 1914-1918 montrant des soldats américains qui opèrent un canon français de 37mm sous le feu ennemi, possiblement lors de la seconde bataille de la Marne (été 1918).
De plus, les chefs militaires américains se plaignent fréquemment du grand nombre de « visiteurs » qui flânent dans leurs états-majors afin d’y trouver des arguments supplémentaires pour discréditer la participation de l’AEF. L’un de ces visiteurs, Clemenceau, digère mal que les pouvoirs politiques et militaires soient encore concentrés dans les mains d’un seul homme. Tout comme Lloyd George, il fait appel à Wilson à maintes reprises pour dénoncer cette situation. Encore une fois, le silence de l’Administration peut être perçu comme un consentement tacite aux manières de faire du général du Missouri.
Dans un autre ordre d’idées, on peut imaginer l’impression créée chez les Alliés par l’arrivée massive des contingents américains. Or, le problème du transport maritime de ces troupes est un objet constant d’angoisse pour l’Administration. En effet, les Américains sont dépendants des Britanniques pour plus de 50 % du tonnage maritime nécessaire au transport des troupes. En août 1918, une fois l’orage allemand passé, les Britanniques font effectivement connaître aux dirigeants de l’AEF leurs intentions de réduire le tonnage mensuel réservé au transport des troupes. Pershing en appelle à Washington pour que Wilson intervienne personnellement dans l’affaire.
Bien loin de la problématique de l'amalgamation, le Roi d'Angleterre George V décore un soldat américain (équipé d'une carabine britannique!).
En effet, l’Administration peut-elle expliquer que des 307,000 soldats expédiés en France en juillet, les effectifs chutent à 188,000 en octobre?[ix] Peut-on parler ici de chantage de la part des Britanniques? Si on répond par l’affirmative, on pourrait aussi blâmer Wilson dont la politique à l’égard des Anglais manquait nettement de fermeté. Ce qui semble étonnant, et même troublant pour l’AEF, c’est que de juillet à octobre, il s’écoule une période d’au moins trois mois avant que quelqu’un à Washington ne tire la sonnette d’alarme. Fort heureusement pour les Alliés et les Américains, l’Allemagne sollicite auprès de Wilson un armistice en octobre 1918.
C’est à ce moment qu’on peut finalement mesurer le poids de l’AEF à l’étape des négociations d’armistice. Celui-ci a un contenu proprement militaire, mais les conséquences seront politiques. Dans cette optique, Wilson ne tient pas à être relégué au second plan par Pershing. Le président veut empêcher l’Allemagne de reprendre les armes, certes, mais sans l’affaiblir au point de permettre à la caste militaire radicale de ce pays de revenir au pouvoir.
C’est là où se trouve le principal désaccord entre lui et Pershing, car ce dernier veut écraser l’appareil militaire allemand. Par contre, fidèle à son habitude, Wilson préfère s’en tenir aux avis de son général pour diriger conjointement avec les Alliés le processus d’émission des conditions d’armistice à partir d’octobre. Le président désapprouve généralement les conditions qui impliquent une intervention directe d’une AEF plus ou moins rodée. Ce que l’on cherche avant tout, c’est d’éviter que les divergences au sein de l’appareil politico-militaire américain ne soient affichées ouvertement.
Or, c’est ce qui arriva le 29 octobre quand Pershing prétend publiquement rejeter en totalité l’« armistice de compromis » des Alliés, armistice pour lequel il a soumis ses recommandations pour sa rédaction quelques jours auparavant! En rendant public le désaccord entre lui et son président, Pershing désavoue en quelque sorte son gouvernement devant les Alliés et le monde.
Conclusion
Que l’on se positionne du côté des Alliés ou de l’Administration, l’AEF fut régulièrement au cœur des litiges. Rappelons simplement les dossiers de l’amalgamation, de la « coopération » interalliée lors des batailles de 1918, de l’imbroglio du transport maritime et, enfin, de l’AEF comme moyen de pression lors des négociations d’armistice.
Ce que l’on retient d’abord, c’est que les machines politique et militaire américaines étaient insuffisamment huilées pour affronter les paramètres d’une crise devenue mondiale par l’intervention de Washington en 1917. Plus inquiétant, l’Administration et les Alliés ont été carrément chanceux de s’en être tirés face aux Allemands, vu l’entêtement de Pershing qui voulait que ses soldats combattent sous leurs drapeaux.
D’un autre côté, Wilson a fait preuve d’une trop grande largesse d’esprit, ou de naïveté, en accordant carte blanche à son général. L’AEF a néanmoins livré la marchandise par sa contribution essentielle à la victoire finale. Toutefois, son inexpérience fit d’elle une mine d’or d’embarras pour l’Administration. Si la guerre ne s’était poursuivie en 1919, sans doute que le bilan de son action eut été différent, voire meilleur. Mais, pressés d’en finir avec les querelles européennes, le Congrès américain dit non la ratification du traité de Versailles en 1920, dissout l’AEF la même année et signe une paix séparée avec l’Allemagne en 1921.
Des officiers américains levant leur verre pour la caméra (France, 1918).
Notes
i Mexique (1914 et 1916), Haïti (1915) et République dominicaine (1916).
i i Edward M. Coffman, « The American Military and Strategic Policy in World War I » dans Adrian W. Preston et Barry D. Hunt (dir.), War Aims and Strategic Policy in the Great War, 1914-1918, Totowa (NJ), Rowman and Littlefield, 1977, p. 67-84 et Frederick S. Calhoun, Uses of Force and Wilsonian Foreign Policy, Kent (OH), Kent State University Press, 1993. 172 p.
i i i Edward M. Coffman, Ibid., p. 69. Ce n’est qu’en 1938 qu’est créé un « comité de liaison » entre les Secrétariats d’État, de la Guerre et de la Marine.
iv U.S. Department of State, Papers Relating ttto the Foreign Relations of the United States, 1917. Supplement 2. The World War. Volume 1, Washington (D.C.), Government Printing Office, 1932, p. 76-77.
v 1917 : pertes navales dues à la guerre sous-marine, une partie de l’armée française en mutinerie, échec britannique devant Ypres (juillet-nov.), débâcle italienne devant Caporetto (oct.-nov. ), armistice germano-russe (déc.).
vi Ibid.1918. Supplement 1. The World War. Volume 1, p. 63.
vii La paix est scellée le 3 mars 1918 par la signature du traité de Brest-Litovsk entre les Allemands et les Bolcheviks.
viii John J. Pershing (général), My Experiences in the World War. Volume 1, New York, Frederick A. Stokes Company, 1931, p. 309.
ix Edward B. Parsons, « Why the British Reduced the Flow of American Troops to Europe in August-October 1918 » dans Canadian Journal of History, no. 12 (décembre 1977), p. 173.
Les soldats qui combattent sont-ils des héros ou de la chair à canon? Cette interrogation n’a en soi rien de nouveau et le débat qu’elle suscite est souvent le même, quoique sa coloration varie selon les contextes et les époques. Certains diront que les militaires sont des hommes et des femmes qui servent sous les drapeaux en défendant des principes et des valeurs que leur société devrait logiquement entériner. Or, dans toute démocratie qui se respecte, il y aura toujours des gens pour contester ces prétentions et affirmer que les soldats ne sont que de la chair à canon au service d’un régime. Certaines sociétés sont assurément plus militaristes que d’autres. Néanmoins, les perceptions quant à ce qu’il est convenu d’appeler le militarisme sont sujettes à une analyse d’ensemble des rapports qu’entretiennent la société civile et la société militaire.
Page-couverture d'un ouvrage à caractère satirique de Lucien Séroux sur l'antimilitarisme.
Définition et premières utilisations du terme
Le militarisme se définit généralement comme la prévalence de « sentiments militaires » au sein d’une société ou sinon une tendance à percevoir l’efficacité militaire comme la primauté de l’action étatique. Défini ainsi, le terme de militarisme n’embrasse pas réellement toute la réalité des sociétés humaines à travers l’Histoire, de l’Antiquité à nos jours.
Pourquoi? Parce que le besoin primaire de se défendre est un préalable pour n’importe quelle société stable, si bien que pour la plupart des sociétés à travers l’Histoire, un certain degré de militarisme relevait de la nécessité et non d’un choix délibéré. Cela pourrait expliquer, en partie, que certaines sociétés ou états n’accordèrent pas le même niveau d’importance ou de crédibilité au militarisme, dans la mesure où les menaces directes à la sécurité collective n’étaient pas du même degré, selon que le danger soit proche ou éloigné.
On peut cependant retracer une première utilisation du concept de militarisme pour soutenir une analyse politique dans les mémoires de Madame la Comtesse Victorine de Chastenay-Lanty, en France. Celle-ci employait ce terme en référence à la glorification du personnage de Napoléon Bonaparte et à l’ensemble des valeurs militaires qui étaient véhiculées à cette époque dans l’armée et la société françaises. Après cela, le mot tomba quelque peu en désuétude jusqu’aux années 1860, moment où il fut ravivé par Pierre-Joseph Proudhon dans sa critique de la mentalité autoritaire voyant la guerre comme le meilleur moyen de mobiliser les énergies de l’Homme.
La comtesse Victorine de Chastenay-Lanty
L’utilisation péjorative que fit Proudhon du terme de militarisme finit par être largement acceptée et le concept devint un néologisme de plus en plus utilisé dans les encyclopédies et divers journaux à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Avec les décennies, le terme finit par prendre deux significations. D’une part, on employa le terme de militarisme pour définir (au sens de dénoncer) toute intrusion du militaire et de considérations militaires dans le processus décisionnel relevant du politique. En clair, la politique étrangère d’un état pouvait être perçue comme étant « militariste » si ses postulats de base devenaient soumis à l’influence des militaires.
Pierre-Joseph Proudhon
D’autre part, on remarque l’émergence d’une plus large notion touchant au « militarisme social ». Celui-ci sembla exister dans des pays où les valeurs militaires et les mentalités s’y rattachant étaient parvenues à se fondre dans les valeurs et mentalités de la société civile, pour en arriver à redéfinir la culture politique du pays. Par conséquent, ce fut par ces deux définitions que les analystes employèrent subséquemment le concept de militarisme afin d’étudier certains types de systèmes politiques et différentes sociétés.
Comme nous le verrons, la notion d’une dichotomie divisant deux types hypothétiques de systèmes sociopolitiques, et par conséquent des sociétés entières, n’alimenta pas seulement les discussions académiques sur l’emploi du concept de militarisme, mais elle constitue généralement le cœur du débat qui emprisonna le concept dans un étau péjoratif. C’était du moins la situation à la mort de Proudhon en 1865 et pour les trente années qui ont suivi. Par contre, le militarisme finit par posséder des contours conceptuels un peu plus raffinés seulement à la fin du XIXe siècle, notamment à l’époque où les sociologues et les économistes politiques se joignirent au débat.
La perception de Herbert Spencer
Herbert Spencer
À cet égard, on remarque la contribution du philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer. Dans ses Principles of Sociology, Spencer identifiait un « type militant de société » qu’il définissait comme une société dans laquelle tous les hommes jugés aptes au combat luttaient en quelque sorte contre les « autres sociétés. » Dans l’optique où ces « autres sociétés » ne pratiquaient pas un militantisme militaire, Spencer les décrivait sans trop de nuances comme des « sociétés industrielles » dans lesquelles la défense de l’individualisme de l’Homme devenait un devoir collectif.
Au fond, Spencer disait que les sociétés industrielles étaient tout aussi capables de défendre les mêmes valeurs et intérêts (la vie, la liberté et la propriété privée) que les soi-disant sociétés militantes à caractère militaire. Pour cette même raison, les sociétés de type industriel n’auraient pas besoin d’une agence de contrôle à caractère despotique comme une armée ou un gouvernement autoritaire. Spencer concevait néanmoins que la ligne de démarcation entre ces deux types de sociétés pouvait être mince et floue, ne serait-ce qu’en considérant que, logiquement, des sociétés militaires pouvaient s’engager dans des activités industrielles.
Ultimement, Spencer raffina sa taxonomie pour étayer une vision évolutive de l’Histoire, selon une tendance libérale, dans le but de faire la démonstration qu’au final, la société industrielle finirait par prendre le dessus sur la société militaire, telle qu’il la concevait probablement dans l’Angleterre de son époque. En ce sens, pour lui, l’industrialisation était bien entendu synonyme de capitalisme, qui lui aussi aurait le dessus sur le militarisme, sans pour autant être une panacée.
La poursuite sous Hintze et l’argumentaire marxiste
Otto Hintze
D’autres académiciens tentèrent de raffiner le schéma de Spencer. L’un de ceux qui furent grandement inspirés par les travaux de Spencer fut l’historien constitutionnaliste allemand Otto Hintze. Celui-ci ajouta au schéma de Spencer des dimensions géographiques et temporelles. Son travail sur le militarisme est significatif parce qu’il construisit son argumentaire dans l’unique but de démolir la théorie marxiste sur ce même sujet.
Si le militarisme sous Spencer et Hintze fut une manifestation typique d’une société préindustrielle et précapitaliste, pour les marxistes, toutes les sociétés présocialistes étaient à la base militaristes. En d’autres termes, alors qu’ils essayaient aussi de développer un nouveau modèle prônant un changement d’ampleur du schéma sociétal, les marxistes, contrairement aux libéraux, croyaient que les sociétés capitalistes industrielles étaient plus sujettes à produire du militarisme que celles précapitalistes.
Dans ce contexte, l’argumentaire prit essentiellement deux formes. Certains, comme Rudolf Hilferding et Vladimir Lénine, intégrèrent le concept du militarisme à leur théorie générale de l’impérialisme capitaliste et ils le virent comme une partie intégrante de la violente expansion de l’Europe dans le monde. D’autres, comme Rosa Luxembourg, préférèrent se concentrer sur l’angle domestique de l’utilisation du concept, dans l’optique de la course aux armements, en postulant que le militarisme représentait le moyen d’exploiter économiquement et politiquement le prolétariat.
Rudolf Hilferding
Luxembourg croyait que les armements garantissaient à ceux qui les possédaient le maintien du statu quo d’exploitation des travailleurs, tout en contrant leurs protestations et leurs légitimes demandes pour du changement. De plus, toujours selon Luxembourg, les armements gardaient la population dans un état constant de tension, d’agressivité et de peur face au déclenchement d’une guerre généralisée provenant de l’extérieur dans laquelle la classe ouvrière servirait de chair à canon.
La théorie et la pratique semblant être inséparables dans la doctrine marxiste. Les particularités propres au fonctionnement du régiment capitaliste devaient être utilisées dans le combat visant à le renverser. À cette fin, les mouvements de la classe ouvrière d’Europe n’allaient pas devoir uniquement combattre pour du changement (par la révolution ou des réformes radicales) dans l’actuel ordre socioéconomique, ils devaient aussi lutter contre le militarisme, qu’ils percevaient comme étant le principal virus de la société capitaliste industrielle.
En Allemagne, là où le mouvement de la classe ouvrière semblait être le plus nombreux et le mieux organisé, l’agitation n’était pas seulement menée contre le traitement brutal des recrues militaires et la militarisation de la culture politique, mais aussi contre la course aux armements et la politique étrangère du Kaiser jugée aventureuse. À ce propos, Karl Liebknecht fut probablement l’une des figures emblématiques de la dénonciation du militarisme lors des grands rassemblements sociaux-démocrates dans l’Allemagne de son époque. Le plus ironique dans tout cela, c’est que cet enthousiasme, qui se généralisait en Allemagne devant la thèse antimilitariste, disparut du jour au lendemain lorsque la guerre fut déclarée en 1914. D’ailleurs, toutes pensées d’éventuelles solidarités internationales prolétariennes (ex: la grève générale) disparurent également en coup de vent, si bien que l’Internationale socialiste ne s’en remit jamais.
Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg
Fascisme et nazisme: la nouvelle coloration du débat
Le débat sur le militarisme revit avec l’émergence des mouvements politiques fasciste et nazi, mais le but n’était pas de savoir si ces idéologies étaient militaristes, loin de là. Bien entendu, celles-ci l’étaient, fièrement et ouvertement. Les adversaires marxistes lièrent le phénomène au capitalisme bourgeois et en ce qu’ils croyaient être l’aggravation de la situation politico-économique au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Quelques-uns, il est vrai, virent le fascisme comme une excroissance du vieux fond capitaliste typique de l’époque de l’après-guerre en Italie. Pour sa part, et c’est paradoxal, Hitler percevait les marxistes comme les acolytes d’un système capitaliste d’avant-garde. Une différence similaire d’opinions s’observe aussi en regard du Japon et la prédominance de son militarisme dans les années 1930 et 1940. Ce qu’il importe de retenir dans ce contexte des années 1920 aux années 1940, c’est le point crucial à l’effet qu’en dépit des variations et des contradictions propres aux mouvements fasciste et nazi (et impérialiste au Japon), les marxistes voyaient le militarisme comme étant de plus en plus associé avec le capitalisme qu’avant 1914.
Mussolini et Hitler
Le problème avec le fascisme et le nazisme était que ces idéologies se présentaient comme une « troisième voie ». C’était une voie qui n’était pas simplement anticommuniste, mais qui était aussi anticapitaliste et antilibérale. Ce fut notamment en raison de cette autoprésentation et des politiques répressives qui leur étaient associées, que les intellectuels de tendance libérale (poursuivant sur la lignée de Spencer et Hintze) pouvaient voir que le militarisme était seulement possible au sein des sociétés qui n’étaient pas entièrement industrialisées et qui ne possédaient pas de systèmes parlementaires représentatifs, ni d’une culture civique développée.
La perspective américaine: le « militarisme rouge »
Cette sorte de soi-disant « retard » ou de non-volonté du militarisme à s’imprégner des caractéristiques des sociétés libérales, telles que mentionnées précédemment, aurait été prise en considération après 1945 afin de réorienter la définition du concept. À cet égard, la contribution des sociologues américaines n’est pas à négliger.
S’il y a une généralisation que l’on puisse faire au sujet de l’utilisation du terme de militarisme dans les débats publics et académiques au XXe siècle, c’est que les deux principales écoles de pensée (libérale et marxiste) continuèrent de soutenir leur cause respective, et ce, même au travers de la barrière idéologique qui les sépare. Par exemple, après 1917, les libéraux soulevèrent la question d’un militarisme « rouge », voire d’un « militarisme bolchevique ». Ce faisant, les libéraux lièrent le concept vers une notion élargie de « retard » (à l’instar de la situation observée chez les fascistes et les nazis en 1945), qui affecta non seulement les sociétés préindustrielles et industrielles, mais également les sociétés socialistes.
Cette présomption, qui dit en gros que les marxistes sont militaristes, atteint l’apogée de sa popularité lors de la Guerre froide. Elle devint non seulement une arme de propagande, mais aussi un moyen de compréhension des structures de puissance du système soviétique, toujours selon l’argumentaire libéral.
La prise de Berlin en 1945 ou l'apogée de la gloire de l'Armée rouge.
C’est en quelque sorte dans ce contexte, le tout en lien avec le débat à l’Ouest sur l’émergence du soi-disant complexe américain militaro-industriel, que l’expert de l’Union soviétique Vernon Aspaturian essaya d’identifier un phénomène similaire dans les sociétés communistes. En ce sens, Aspaturian discernait une sorte de polarisation des hommes et des institutions entre, d’un côté, des individus dont les actions étaient dirigées sur les questions de sécurité, d’armements et d’idéologies, puis de l’autre côté, des individus davantage liés à des activités de productions agricoles, civiles et communautaires.
Suivant la chute de l’URSS, qu’Aspaturian avait prédit des décennies auparavant, la question d’un « militarisme rouge » perdit naturellement de son importance comme arme idéologique. La question est désormais abordée comme phénomène historique, en particulier dans l’optique où les chercheurs fouillent dans les archives soviétiques pour tenter de comprendre comment le système a pu tenir aussi longtemps. Les questions auxquelles ils tentèrent de répondre dans les années qui suivirent immédiatement la chute du bloc de l’Est tournaient autour, par exemple, de savoir si les dirigeants soviétiques occupèrent une position suffisamment forte pour défier la primauté du Parti communiste et celle du Kremlin (ce qu’on appelle le « militarisme politique »). Dans un ordre d’idées similaires, est-ce que la militarisation de la société soviétique lors de la Seconde Guerre mondiale et pendant la Guerre froide correspondait à une sorte de « militarisme social »?
Le débat au lendemain de la Guerre froide
À la lumière de tous les éléments qui ont été abordés, on peut en ajouter un dernier qui sort de la discussion classique sur le militarisme relevant de la dichotomie libérale-marxiste. Cela concerne le militarisme vu dans ce qui était autrefois convenu d’appeler l’espace géopolitique du Tiers-Monde, que l’on convient d’appeler désormais le monde en voie de développement.
Prenons l’exemple des quelques régimes militaires qui apparurent dans les années 1950 et 1960, que ce soit en Afrique ou plus particulièrement en Amérique latine. Dans ce dernier cas, les régimes militaires de la région étaient peu nombreux et on peut se demander comment les officiers professionnels des armées de ces états en vinrent à prendre le pouvoir et à s’y maintenir au-delà de la simple considération coercitive. Plus précisément, de quelle manière ces mêmes officiers, maintenant installés sur le trône, contribuèrent-ils par leur militarisme affiché au développement de leurs sociétés respectives? Ont-ils tous été des dictateurs? Ont-ils tous été des modernisateurs? Les réponses ne sont pas toujours aussi simples.
Conclusion
Comme on l’a vu, le militarisme est un phénomène sociétal beaucoup plus complexe qu’il n’en paraît à première vue. Avec la fin de la Guerre froide, le concept avait perdu une grande part de son élan idéologique, si bien qu’on peut se demander s’il est encore révélateur pour décrire un phénomène sociétal. Ne vaut-il pas mieux le laisser prisonnier de sa connotation péjorative?
Le militarisme est rarement utilisé de nos jours pour décrire des systèmes ou des politiques publiques. Il est plutôt vu comme un phénomène du passé qui doit être examiné avec les outils méthodologiques et conceptuels à la disposition des historiens.