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Survivre aux tranchées. L’armée canadienne et la technologie (1914-1918)

Un livre anachronique ?

Ce fut une heureuse initiative de la part de la maison d’éditions Athéna que de publier, enfin, une version française du classique de Bill Rawling[1] intitulé Survivre aux tranchées. L’armée canadienne et la technologie (1914-1918). Paru pour la première fois en 1992 sous le titre Surviving Trench Warfare. Technology and the Canadian Corps, 1914-1918, l’énorme succès de cet ouvrage avait autorisé une seconde publication en 1997. Avant de parler du contenu spécifique de l’ouvrage, il serait bon d’établir le contexte sociétal et littéraire dans lequel s’inscrit la version française.

Ce qui d’entrée de jeu apparaît étonnant, sans trop généraliser, c’est que cette version française de l’ouvrage de Rawling vient à contre-courant de ce que le lectorat francophone du Canada est habitué de lire sur la Grande Guerre. Au Québec, la guerre de 1914-1918 se résume souvent au refus des Canadiens français de l’époque de participer massivement au conflit. On se souvient davantage, par exemple, des émeutes de Québec (1918), que des mille soldats du 22e bataillon (canadien-français) morts au combat. C’est en ce sens que la littérature qui nous est généralement offerte ne s’attarde que très peu à la thématique abordée par Rawling. Déjà peu au fait de l’histoire militaire générale, le lectorat francophone de notre pays se fait présenter un livre hautement technique sur les manières dont les soldats canadiens-anglais et canadiens-français faisaient la guerre. A-t-on brûlé des étapes? On peut en avoir l’impression, mais c’est un risque que la maison Athéna a eu le courage d’assumer.

Le second paradoxe qui vient à l’esprit est surtout lié à l’état actuel de la recherche sur 1914-1918. Tel l’auteur de ces lignes, une partie des chercheurs sur le conflit sera surprise de constater une publication en français qui aborde le conflit sous un angle purement militaire. Le fait est que depuis les années 1980, c’est surtout le volet de l’histoire culturelle qui a influencé la production scientifique. Les recherches sur des thèmes tels le corps, l’enfant, le deuil et la mémoire ont exposé la guerre de 1914-1918 sous de nouveaux angles. Dans cette optique, le principal problème qui interroge les chercheurs de cette histoire culturelle en est un qu’avait posé l’historien Jean-Baptiste Duroselle[2] : comment les civils et les militaires ont-ils pu tenir pendant plus de quatre ans? Autrement dit, c’est la question du consentement des populations civiles et militaires aux sacrifices imposés par cette guerre qui oriente une partie de la recherche actuelle.

Par ailleurs, les manières spécifiques qu’avaient les soldats de faire la guerre ne sont pas considérées par cette histoire culturelle. Cela est bien dommage, car il est en effet possible de prouver la pertinence du lien entre, d’une part, ce que l’on regarde dédaigneusement comme une histoire technique des batailles, et d’autre part, une histoire des soldats vue à travers leur volonté de s’adapter et de survivre aux tranchées. Cette connexion de deux courants de pensée en apparence opposés aurait l’immense avantage de casser des mythes sur la guerre qui, malheureusement, persistent toujours. C’est le défi qu’a relevé Bill Rawling en tentant de montrer comment une histoire « culturelle » des soldats, une histoire qui dégage les émotions classiques liées au combat, peut se marier avec une analyse technique de l’équipement utilisé par ceux-ci. Le meilleur exemple pour illustrer cela est la fréquente utilisation par Rawling du courrier des soldats. Ceux-ci racontent régulièrement à leurs proches les détails techniques du fonctionnement de leurs armes, comme une façon d’expurger les émotions de satisfaction ou de frustration face à celles-ci.

C’est là que ce second paradoxe lié à la parution française de Survivre aux tranchées prend toute sa force. L’auteur des présentes lignes s’attendait à lire un autre de ces récits de « généraux-bouchers » qui envoient impunément leurs soldats à l’abattoir des mitrailleuses ennemies.  Dans sa courte mais excellente préface à cette version française du livre de Rawling, le réputé historien Peter Simkins émettait les mêmes craintes : « Pour eux (les historiens qui propagent encore ces clichés), l’histoire de la Grande Guerre se résume encore à ces images d’attaques frontales suicidaires (…), à une affaire de « bouchers et d’incompétents », de généraux d’opérette et de « lions dirigés par des ânes » – en bref, à des hommes braves jetés au front et massacrés moins par le feu ennemi que par l’incompétence de leurs propres commandants en chef[3]. »

En remettant les choses en perspective, Rawling veut empêcher que la Grande Guerre ne devienne histoire. Plus encore, son livre est une véritablement bouffée d’air frais qui disperse le smog de la mauvaise interprétation de la réalité historique sur 1914-1918. Tout militaire qui lit les lignes de Rawling peut en partie s’y reconnaître. En effet, nos bataillons actuels ont encore leurs pelotons de mitrailleurs, de mortier et de fusiliers. On ne pratique peut-être plus les tirs d’enfilade et de suppression de la même manière qu’en 1918, mais ils existent toujours. Venons en maintenant aux faits.

Questionnement central et perspective théorique

Le lecteur qui s’attend à trouver dans ce livre des réponses sur les processus scientifiques et intellectuels qui amenèrent l’apparition de nouvelles armes au front sera vite déçu. En écrivant Survivre aux tranchées, Bill Rawling y est allé de manière encore plus simple et concrète. Il n’a pas voulu comprendre les tractations d’une « histoire par en haut » autour des débats sur l’implantation de l’avion, du char d’assaut ou des gaz toxiques. C’est « en bas » que travaille Rawling en se demandant comment, avec le matériel militaire immédiat que nous avons entre les mains, et devant ce que nous fait subir l’ennemi avec le sien, pourrait-on s’adapter et survivre immédiatement dans ces conditions? Telle est la problématique de base de Rawling qui, à l’instar des soldats, ne se pas juste contenté des rapports des décideurs pour l’implantation de nouvelles technologies.  Il a tenté de comprendre comment, de bouches à oreilles, entre nous, sommes-nous parvenus à imposer « en haut » ce que l’on a expérimenté « en bas ».

C’est dans cette optique générale que l’on peut découper la problématique de Rawling en trois parties qui suivent fidèlement le même raisonnement tout au long de l’ouvrage. Premièrement, il s’intéresse davantage aux tactiques qu’à la grande stratégie, dans la mesure où il cherche à comprendre la nature du lien entre les outils de guerre et ceux qui devaient les utiliser. Ensuite, Rawling indique clairement que le facteur décisif qui permit au corps canadien de remporter la victoire ne fut pas tant la technologie en soi, que les efforts déployés afin de s’y adapter pour survivre. Hormis de rares exceptions, la plupart des armes et équipements évoqués dans son livre existaient avant 1914, même sous des formes parfois rudimentaires. La troisième dimension de sa problématique est la conséquence logique des deux premières. Rawling explique de quelle manière les soldats se sont démenés afin d’intégrer à leurs gestes des outils qui leur permettraient de se sortir de l’immobilisme des tranchées et de reprendre une part plus active dans le contrôle physique de leur environnement immédiat. L’auteur soutient qu’ils y sont parvenus, ce qui nous donne une vision contrastante d’avec celle, plus classique et stéréotypée, d’une guerre de tranchées où rien ne bougeait pendant des mois, voire des années.

On pourrait dire que Rawling se range dans la catégorie des auteurs qui croient à la théorie du learning curve (« courbe d’apprentissage ») comme facteur d’explication de l’adaptation des soldats aux nouvelles réalités du champ de bataille. C’est la base sur laquelle repose une partie des explications des chercheurs britanniques qui veulent comprendre comment les chefs militaires et leurs soldats ont adapté leurs stratégies et tactiques afin de répondre aux nouvelles exigences du combat qui, en 1918, n’avaient plus rien à voir avec ce qu’on apprenait avant 1914. Le learning curve offre une vision linéaire de la guerre dont les erreurs fournissent des éléments d’apprentissage qui doivent permettre d’en arriver à une issue victorieuse. De plus, les défenseurs britanniques de cette explication soutiennent que le learning curve est une manière de réfuter les thèses de ceux qui jugent que l’Angleterre, dans ce cas-ci, ne s’est jamais remise de cette saignée perçue comme inutile. Un débat existe entre, d’un côté, Tim Travers et Paddy Griffith qui prônent la validité de la théorie du learning curve comme vecteur d’explication aux erreurs de commandement en 1914-1918[4]. À l’opposé, l’« école australienne » autour de Robin Prior et Trevor Wilson met en doute la solidité de ce principe[5]. Dans leur livre sur la Troisième bataille d’Ypres (juillet-novembre, 1917), Prior et Wilson rappellent l’inefficacité du bombardement anglais contre les positions allemandes. On a selon eux répété les mêmes erreurs qu’à l’été précédent sur la Somme. Qu’a-t-on appris depuis qui permet de justifier que les troupes britanniques (anglaises, australiennes et canadiennes) perdirent plus de 250,000 des leurs pour une avancée de quelques kilomètres? Le débat peut être polémique et l’ouvrage de Rawling s’inscrit donc dans l’ensemble de ces discussions.

Structures de l’ouvrage : méthode et sources

Survivre aux tranchées est divisé en huit chapitres qui couvrent l’ensemble des activités du corps d’armée canadien, du printemps de 1915 à l’automne de 1918. Rawling apporte certes des réponses à sa problématique à travers les différentes grandes batailles du corps canadien qui y sont relatées de manière chronologique. Par contre, l’auteur présente également un portrait des activités des Canadiens lors de périodes plus calmes sur le front, notamment pendant l’hiver. Les périodes d’entraînement derrière le front sont des moments propices pour intégrer les leçons passées et pour travailler sur de nouvelles tactiques. C’est un trait du livre de Rawling qui en fait ressortir son originalité, car nous ne connaissons pas toujours bien la nature des activités entre les batailles à grande échelle, familiers que nous sommes à penser que ces dernières constituent la règle plutôt que l’exception de cette guerre. L’auteur n’a cependant pas le choix de relater les engagements d’envergure puisque c’est à ces différents moments (Ypres, la Somme, Vimy, etc.) que, d’abord, les Canadiens perdent du monde et qu’ensuite sont mis à l’épreuve les nouveaux acquis tactiques et technologiques.

Ceci est le premier trait qui caractérise la méthodologie empruntée par Rawling dans chacun de ses chapitres : parler des événements, mieux expliquer ce qui s’est réellement passé. Une fois que le lecteur est familier avec le contenu factuel, Rawling va lui expliquer les armes et le matériel divers dont disposaient les soldats canadiens au moment des faits. Il analyse ensuite comment ceux-ci se comportèrent sur le terrain, comment ils ont fait face à l’imprévu constant qui se manifeste dans un environnement aussi hostile. L’auteur a ce constant souci de rappeler au lecteur que la technologie mise à la disposition des Canadiens les a forcés à agir de telle ou telle manière pour survivre, et il explique pourquoi. C’est donc ce lien de cause à effet, intégré à la théorie générale de la courbe d’apprentissage déjà évoquée, qui définit le second aspect de la méthodologie de l’auteur.

Le troisième élément que nous suggérons afin d’éclairer le lecteur sur la méthode d’analyse de Rawling consiste en l’usage de son corpus de sources. Provenant pour la plupart d’entre elles des Archives nationales à Ottawa, elles fournissent une variété de réponses dont l’origine de leurs auteurs peut parfois étonner. C’est aux pelotons, aux compagnies et aux bataillons que Rawling consacre son attention. Par les témoignages des colonels, des lieutenants et des soldats, l’auteur démontre de façon convaincante comment chacun d’entre eux avait le souci de raffiner du mieux que possible l’utilisation du matériel qu’il avait en main. Le but était de s’assurer que chaque formation, même les plus petites comme le peloton (30-50 hommes) ou la section (10-15 hommes), puisse devenir en soi une formation combattante entièrement autonome et capable de déployer une certaine puissance de feu lorsque les armes lourdes auxiliaires (ex : l’artillerie) ne pouvaient intervenir.

Le peloton de 1915 n’a à peu près rien en commun avec son équivalent de 1918. À cette dernière époque, chaque fantassin au niveau de cette organisation avait une tâche particulière à accomplir, et ce, avec une arme spécifique. Ce qui est le plus intéressant par-dessus tout dans cette optique, c’est la comparaison que fait Rawling entre, par exemple, les manières de combattre d’un bataillon à l’autre. Quelques schémas accompagnent le texte, comme celui du déploiement du 28e bataillon lors de l’assaut de la crête de Vimy (p. 147). Cette unité pouvait avoir un ordre de bataille différent du 22e bataillon (canadien-français) qui était appelé à jouer un rôle différent, dans ce cas-ci en tant qu’unité de réserve. Cette confrontation des sources que fait Rawling nous amène à déduire qu’il n’y a pas de philosophie uniforme de la guerre dans le corps canadien.

L’auteur se garde de porter des généralisations par la présentation de ces schémas. Le problème avec les communications, la nature du terrain, de la résistance ennemie, des effectifs et du matériel disponibles, tout porte à croire, d’après Rawling, que les tactiques n’étaient pas les mêmes d’un bataillon à l’autre. Sa lecture du corpus de sources l’incite à penser que le but premier des militaires était certes de survivre, mais aussi de concevoir la guerre dans une optique où le taux de pertes serait proportionnel à la valeur des objectifs conquis.

Le lecteur pourrait reprocher à Rawling l’emploi d’une trop grande variété de sources. Aussi intéressantes qu’elles soient, notamment par les fréquentes citations de simples soldats sur leurs armes, on pourrait avoir de la difficulté à dégager une vue d’ensemble de l’évolution de la technologie disponible et de l’adaptation des hommes à celle-ci. C’est justement là toute la réalité des Canadiens combattants. Contrairement à certains historiens qui tentent de fournir une interprétation collective de l’expérience de guerre, Rawling insiste pour dire que la guerre fut loin d’être la même pour tout le monde. Ce que ses sources dévoilent c’est que la dotation en fusils, en fusils à grenade, en fusils-mitrailleurs et en grenades semble être équivalente d’un peloton à l’autre. Cependant, c’est encore l’utilisation qu’on en fait qui revêt toute son importance. Cela ramène sur la table le postulat de Rawling selon lequel sa méthodologie d’approche de l’objet historique implique que la guerre n’est pas la même pour tous. On comprend mieux dans cet ordre d’idées l’importance de la « courbe d’apprentissage », dont le premier chapitre intitulé « L’apprentissage » introduit le lecteur au long parcours « pédago-militaire » qui attend les soldats canadiens.

On en sent pleinement les effets lorsque Rawling aborde à certaines reprises la polémique autour de l’imposition aux troupes de la carabine Ross. En citant le soldat T. W. Law (p. 82), qui se plaint au sujet de cette arme, Rawling expose un intéressant témoignage de ce que l’on pourrait appeler de l’histoire « culturo-militaire » : « Tu m’interroges sur la carabine Ross. Eh bien, ma chérie, c’est terrible à dire mais nous sommes ici à faire de notre mieux et ils ne nous fournissent pas la carabine qui nous serait la plus utile. J’ai vu, ma chérie, en plein combat, les gars replacer la culasse à coups de pied avant de tirer de nouveau, et être obligés de faire le même geste à cinq reprises. On parle de nous donner des Enfield et le plus tôt sera le mieux; nous aurons alors une chance de sauver nos vies car après dix coups la Ross ne peut servir que de massue. Espérons que la population canadienne prendra conscience de cela. » En prendre conscience? On peut en douter, car la lettre de Law fut interceptée par la censure militaire. Néanmoins, on a ici une combinaison innovatrice illustrant la possibilité de faire de l’histoire culturelle à partir d’une histoire bataille plus classique. Ce dernier trait est aussi partie intégrante de la méthodologie de Rawling.

Présentation visuelle de l’ouvrage

Dans un autre ordre d’idées, l’auteur des présentes lignes pense que l’ouvrage aurait gagné en clarté s’il avait contenu davantage de photos et de cartes des opérations. Un lecteur bien au fait de la guerre de 1914-1918 peut à la limite s’en passer. Or, pour celui qui est moins familier avec cette géographie, il aurait été pertinent d’inclure une série de cartes des grandes opérations du corps canadien.  Une meilleure connaissance de la géographie aurait permis de mieux saisir la thèse de Rawling voulant que la guerre ne fut pas exactement identique pour tout le monde, et qu’à chaque défi militaire correspond chez les Canadiens des réponses technologiques et tactiques fondées sur l’expérience passée et sur l’adaptation du moment. L’autre carence au niveau de l’aspect visuel de l’ouvrage est le manque de photos. À quoi ressemble par exemple une carabine Lee-Enfield équipée d’un lance-grenade? De quoi avait l’air la grenade Mills no 5? Un complément en images n’aurait certes pas nui à la compréhension de ce livre hautement évocateur de la réalité matérielle des soldats canadiens. Les quelques photos présentes sont par contre pertinentes et illustrent adéquatement le propos du moment.

Notons aussi certains éléments reliés à l’édition de l’ouvrage. Le lecteur y trouvera aux pages 275 à 286 une description détaillée du corpus de sources utilisées. Rawling y relate la portée des types de sources pertinentes à consulter pour tout chercheur, amateur ou professionnel, désireux d’entreprendre des recherches sur le corps d’armée canadien en 1914-1918. Plus encore, Rawling y va parfois de comparaisons historiographiques afin de voir comment le problème qui l’a intéressé a été abordé dans d’autres pays. Cependant, la partie relative aux annexes dans la version française est somme tout assez pauvre, si on l’a compare avec la seconde version anglaise de l’ouvrage publiée en 1997. En excluant l’analyse des sources déjà évoquée, la présente version française ne contient qu’une annexe de sept pages qui fait état des pertes et effectifs mensuels du corps canadien. Contrairement à la version anglaise de 1997, la française ne contient aucun tableau illustrant l’ordre de bataille de ce corps d’armée, ce qui aurait sans doute été utile au lecteur peu familier avec le sujet.

Bref, Survivre aux tranchées est un ouvrage qui vaut absolument le détour. Cette version française de ce classique de Rawling constitue un outil de travail capital pour les chercheurs, les étudiants et les néophytes qui désirent comprendre comment la guerre de 1914-1918 s’est passée pour les soldats canadiens-anglais et canadiens-français. Son écriture cohérente et colorée est le miroir d’une recherche minutieuse en archives, de fréquentes remises en contexte dès plus appropriées et, enfin, d’un souci constant de présenter les soldats du Canada sous un autre jour. Rawling s’écarte du paradigme de la « victimisation » des « soldats-citoyens ». Il les présente plutôt comme des hommes devenus de véritables professionnels du combat. Des hommes qui apprirent à se servir de la technologie et des tactiques mises à leur disposition afin de reprendre le contrôle de leur environnement. Canadiens anglais et Canadiens français, tous voulaient survivre.

RAWLING, Bill. Survivre aux tranchées. L’armée canadienne et la technologie (1914-1918), Outremont (Qc), Athéna Éditions, 2004 (1992, 1ère éd.). 304 p.


[1] Bill Rawling est historien à la Direction Histoire et Patrimoine au ministère de la Défense nationale à Ottawa. Il a également publié chez Athéna La mort pour ennemi. La médecine militaire canadienne.

[2] Jean-Baptiste Duroselle, La Grande Guerre des Français : l’incompréhensible, Paris, Perrin, 1994. 515 p.

[3] Bill Rawling, Survivre aux tranchées. L’armée canadienne et la technologie (1914-1918), Outremont (Qc), Athéna Éditions, 2004 (1992, 1ère éd.), p. 7.

[4] Timothy Travers, The Killing Ground. The British Army, the Western Front and the Emergence of Modern Warfare, London, Allen & Unwin, 1987.309 p. et How the War was Won. Command and Technology in the British Army on the Western Front 1917-1918, London, Routledge, 1992. 232 p. ; Paddy Griffith, Battle Tactics on the Western Front. The British Army’s Art of Attack, 1916-1918, New Haven, Yale University Press, 1994. 286 p.

[5] Robin Prior et Trevor Wilson, Passchendaele : the Untold Story, New Haven, Yale University Press, 1996. 237 p.

Billet pour le front. Histoire sociale des volontaires canadiens (1914-1919)

Sur une belle lancée…

Une fois de plus, la maison d’éditions montréalaise Athéna nous présente une version française d’un autre classique de l’histoire militaire canadienne, à savoir l’ouvrage du professeur Desmond Morton intitulé Billet pour le front. Histoire sociale des volontaires canadiens (1914-1919). Le lecteur qui avait déjà exploré la version originale anglaise intitulée When Your Number’s Up. The Canadian Soldier in the First World War (Random House, 1993), pourra à nouveau savourer la plume riche, mais combien caractéristique de ce grand historien canadien qu’est M. Morton.

Magnifiquement traduit par M. Pierre R. Desrosiers dans le plus pur style « historien socio-militaire », on découvre en 344 pages un autre chapitre des lettres d’or d’une histoire militaire canadienne désormais accessible au lectorat du Canada français. Autant l’« étudiant » Bill Rawling avait frappé avec son Survivre aux tranchées. L’armée canadienne et la technologie (1914-1918) (Athéna, 2004), autant son professeur réplique avec cet ouvrage qui confirme que l’histoire militaire canadienne n’est plus uniquement « militaire », mais qu’elle est aussi sociale, voire « socio-militaire » comme l’expression semble le suggérer depuis une vingtaine d’années[1].

Au plan historiographique, Billet pour le front s’inscrit dans une lignée d’ouvrages consacrés aux aspects socio-culturels des militaires qui ont fait la Grande Guerre. On pense entre autres aux livres The Killing Ground. The British Army, The Western Front & the Emergence of Modern War 1900-1918 (Allen & Unwin, 1987) écrit par Tim Travers, ou encore Kitchener’s Army : the Raising of the New Armies, 1914-1916 (Manchester University Press, 1988) de Peter Simkins. Les problématiques soulevées par tous ces auteurs sont similaires en ce sens où on cherche à répondre à des questions qui touchent également à l’histoire plus large des mentalités, ici dans un contexte de guerre.

En clair, un ouvrage comme Billet pour le front se positionne au carrefour de l’histoire culturelle, en vogue depuis un quart de siècle, et de l’histoire militaire plus conventionnelle. L’une ne va pas sans l’autre, pensons-nous, si l’on veut rendre un portrait juste et aussi fidèle que possible des événements de 1914-1918, dont les mémoires vives ont forcément disparu sous l’effritement des années. Ce qu’a compris M. Morton, et ce pas uniquement dans Billet pour le front, mais dans l’ensemble de son œuvre, c’est que rapporter les faits ne suffit plus, encore faut-il comprendre qu’est-ce qui s’est réellement passé?

Question simple en apparence, mais ô combien dangereuse que le lectorat francophone du Canada commence à découvrir depuis quelque temps à peine, dans le cadre de la reconquête de son passé militaire. M. Morton n’a jamais sous-estimé un tel questionnement, la preuve étant qu’il a pris soin de décortiquer en onze chapitres les moindres aspects de l’aventure au quotidien du soldat canadien de 1914-1918, de son enrôlement jusqu’au front en concluant par différentes avenues possibles pour le combattant : le retour au pays, le camp de prisonniers ou le cimetière.

Comme le souligne l’auteur (p. 309), ce n’est pas nécessairement une histoire, mais une « biographie » de ces hommes qui firent la guerre sous les couleurs du Canada. C’est en quelque sorte la narration objective du récit de cet arrière-grand-père qui aurait « oublié » de nous raconter non pas la fois où il a effectué un raid dans une tranchée ennemie et tué « son » Allemand, mais celle où il a par malheur contracté une maladie vénérienne au court d’une trop brève permission à Londres. Son histoire renferme de bons et de mauvais moments, car oui les périodes agréables à la guerre ont existé entre deux bombardements. Hélas, grand-père « perd parfois la mémoire » et M. Morton s’est appliqué à combler des lacunes, en toute impartialité, à montrer la guerre de 1914-1918 comme elle est.

Pour ce faire, l’auteur a effectué de minutieuses recherches dont la bibliographie (p. 315-332) comprend plus de 500 titres, sans compter les nombreuses sources primaires fruits de ses fouilles dans les archives canadiennes, britanniques et personnelles. Sur ce dernier point, M. Morton a en effet eu une série d’entrevues orales à une certaine époque avec des vétérans, de même qu’il cite fréquemment des lettres privées, issues sans doute d’une prolifique correspondance avec les acteurs de l’époque. Par ailleurs, la plupart des chapitres de cet ouvrage comprennent en introduction un petit bilan historiographique qui permet au lecteur de s’initier, ou de mettre en perspective le sujet traité avec l’ensemble de l’état de la recherche. En somme, au plan méthodologique, tous ceux qui sont familiers à la lecture de l’œuvre de M. Morton auront compris que bon nombre de chapitres sont les résultantes non pas d’une unique recherche, mais celles de longues années passées à disséquer les moindres détails la participation du Canada à la Grande Guerre.

Dans cette optique, il n’est pas non plus étonnant de voir plusieurs problématiques inscrites à l’agenda de l’auteur, dont la meilleure façon de s’en donner une idée est de le laisser parler (p. 10) :

« Entre 1914 et 1919, les Canadiens contribuèrent à créer, presque à leur insu, une des meilleures petites armées du monde. Par son habileté et son courage, elle contribua à raccourcir d’un an une terrible guerre. Je m’intéresse ici aux gens qui la composaient. Pourquoi s’enrôlèrent-ils? Qu’est-ce qui les transforma de civils à soldats? Qui choisit-on pour en faire leurs officiers? Devenus soldats, que leur arriva-t-il sur le champ de bataille? Finalement, comment parvinrent-ils à vaincre une armée apparemment invulnérable? Que leur arriva-t-il lorsque blessés, faits prisonniers ou tués? Qu’est-ce qui les aide à supporter leur terrible et révoltante épreuve? Et qu’advint-il aux survivants qui, la guerre terminée, revinrent au pays? »

Une série d’hypothèses viennent étayer les problématiques ici évoquées. L’idée d’ensemble pour M. Morton, est que les hommes qui ont fait du Corps Expéditionnaire Canadien ce qu’il a été, à savoir une petite, mais redoutable machine de guerre, ont été les artisans de leur propre œuvre. À l’instar de l’ouvrage de son étudiant M. Rawling précédemment cité, M. Morton soutient cette thèse voulant que l’expérience « normale » du soldat du Canada en fut une d’un long apprentissage, dont bien peu d’entre eux, faut-il le reconnaître, se sont rendus jusqu’au bout de ce processus.

Cela commence par l’annonce de la guerre (chapitre 1). L’auteur analyse le terrible chaos de la mobilisation initiale, chaos qui semble perdurer avec plus ou moins de vigueur au moins jusqu’en 1916, et dont les nombreux témoignages sur la conduite de Sir Sam Hughes et la piètre qualité de l’entraînement au camp de Valcartier ont sans doute fait regretter à plusieurs jeunes hommes d’avoir signé. Au moment où le Canada se dote progressivement d’une armée, les premiers éléments, les « Old Originals » quittent la pénible vie du camp militaire de Valcartier pour un second enfer, à savoir celui de la plaine de Salisbury en Angleterre, et ce, après une pénible traversée de l’Atlantique. Ce second chapitre se termine par les dernières phases de l’entraînement en Angleterre et par la traversée en France au printemps de 1915. C’est à ce moment que les « Old Originals » vont expérimenter, et c’est bien connu, leur premier baptême de feu sous les gaz devant Ypres. L’auteur analyse, non sans amertume, l’engagement dont sa critique sévère envers la conduite des généraux (p. 64) n’a d’égale que sa critique de la réception de cette bataille au Canada de l’époque.

Mis à part les brillantes descriptions et analyses des premiers chapitres de M. Morton, ce qui soulève en particulier la force de la méthodologie employée réside dans son habileté à incorporer des fragments de témoignages, et surtout de parvenir à dégager une vue d’ensemble d’une réalité donnée. Les meilleurs exemples abondant dans cette direction sont les chapitres 3 et 4 qui traitent respectivement des raisons de s’enrôler et de l’entraînement des futurs combattants. Ces deux chapitres, de même que d’autres, nous offrent tout un catalogue d’histoires personnelles. Les espoirs et les nombreuses désillusions amènent les soldats à remplir avec résignation leurs obligations, à commettre certaines bêtises ou tout simplement à voir hypothéquer la confiance en des chefs pas toujours compétents et dignes de leurs fonctions (chapitre 5). Cependant, dans le but constant de l’auteur de rendre justice à tous, le lecteur peut finalement comprendre qu’à la guerre il y a de bons et de mauvais officiers, comme il y a de bons et de mauvais soldats.

Il n’empêche que prêts ou non, ces hommes devront se rendre au front et combattre (chapitre 6 et 7). Dans les tranchées, M. Morton reprend d’une certaine manière les analyses de M. Rawling (Athéna, 2004) sur l’usage fait par les soldats de la technologie disponible, mais en rajoutant des aspects inhérents à la vie au front, comme les périodes de détente en première ligne, ou encore celles passées dans l’arrière immédiat du front en compagnie des civils, ce que les Français appellent la « zone des étapes ». Que ce soit au repos ou à l’assaut, l’auteur prend soin d’analyser chacun de ces témoignages individuels qui font que chaque soldat, bien qu’inscrit dans une expérience collective (comme Ernst Junger aimait à le rappeler), a néanmoins fait sa guerre.

Les chapitres suivants, 8 et 9, relatent respectivement deux perspectives redoutées des soldats : celle, d’une part, de recevoir une terrible blessure, et d’autre part, celle d’être prisonnier. Le lecteur en apprendra sur la nature des blessures, leur gravité, les tristes perspectives d’amputations ou celles, aussi pires, d’être invalide ou atteint psychologiquement le restant de ses jours. Par ailleurs, M. Morton analyse et vante l’efficacité du fonctionnement du service de santé canadien au front, de même que la question déjà connue, mais mise en perspective canadienne, de l’évacuation des blessés. Sans doute l’aspect qui étonnera le lecteur est celui des maladies vénériennes qui affecta des milliers de soldats, sans oublier tout le tabou entourant la question, et dont l’auteur analyse avec justesse en soulignant les aspects de l’hygiène et de la prévention de ces infections. Par ailleurs, le chapitre 9 sur les prisonniers de guerre interroge le lecteur sur la nature des conditions de détention des Canadiens. M. Morton nous présente des cas de détention allant d’un extrême à l’autre, c’est-à-dire de prisonniers canadiens menant une vie monotone dans les camps, jusqu’à ceux qui furent torturés en tentant de s’évader ou en étant forcés de travailler pour l’industrie de guerre allemande dans des conditions exécrables.

Les deux derniers chapitres (10 et 11), mais non le moindre, abordent les questions du moral, de la discipline et du trop souvent difficile retour aux foyers pour ces hommes qui eurent la « chance » de survivre au carnage. Des questions aussi banales que pertinentes y sont abordées, par exemple : comment s’organise la gestion des dépouilles des soldats qui viennent d’être tuées? Que deviennent les ménages canadiens lorsque les soldats sont absents pendant des mois, voire des années? Toutes les traces de la vie quotidienne au temps où les soldats étaient des civils finissent tôt ou tard par les rattraper au front, ne serait-ce que par l’importance du courrier reçu et que M. Morton prend la peine d’en extirper les aléas. C’est dans cette optique que les lettres singulières des combattants prennent toute leur importance selon l’auteur, car il est possible de dégager des visions d’ensemble des rapports qu’ont les hommes avec, entre autres, les civils franco-belges, la célébration de Noël, la foi, la gestion de la peur, etc. Enfin, le dernier chapitre traite de la fin de l’aventure guerrière et du début d’une nouvelle, à savoir le retour à la vie civile. Autant il a fallu reconvertir l’économie aux besoins de la guerre, autant il faut faire le processus inverse dans la paix. Dans ce contexte, les soldats démobilisés ont à relever des défis et l’auteur analyse jusqu’à quel point la situation est complexe, en particulier pour la quête d’un emploi et celle d’une pension.

Dans un autre ordre d’idées, il est à noter que l’ouvrage est enrichi d’une variété de cartes militaires qui ne sont pas, contrairement à ce que l’on peut observer dans bien des ouvrages militaires, surchargées de détails qui peuvent décourager le lecteur dans sa compréhension de l’évolution des combats et des fronts.  Divers croquis limpides et soignés sur l’organisation des tranchées, des bataillons et du corps d’armée s’intègrent intelligemment au fil des chapitres. Ce qui est étonnant dans cet ouvrage est la qualité des photos qu’on y trouve, dont certaines proviennent de collections privées et d’autres plus connues à partir des fonds d’archives publics. Il est à noter la dureté de certaines images, notamment celles qui exposent les plaies ouvertes des combattants.

En somme, il est impossible de lire Billet pour le front et ne pas l’adopter comme outil fondamental d’une recherche en histoire militaire canadienne. Cet ouvrage constitue une autre contribution tardive, certes, mais combien essentielle pour le lectorat francophone du Canada qui souhaite remettre en perspective sa vision de son passé militaire.

MORTON, Desmond. Billet pour le front. Histoire sociale des volontaires canadiens (1914-1919), Outremont (Qc), Athéna Éditions, 2005 (1993, 1ère éd.). 344 p.


[1] Jean-Pierre Gagnon, Le 22e bataillon (canadien-français), 1914-1919 : étude socio-militaire, Ottawa & Québec, Les Presses de l’Université Laval (en collaboration avec le Ministère de la Défense Nationale et le Centre d’Éditions du Gouvernement du Canada), 1986. 459 p.

Le Cimetière Québec

Le cimetière Québec

 

Le Cimetière Québec (Quebec Cemetery) est un cimetière militaire administré par la Commission des Champs de bataille britanniques (Commonwealth War Graves Commission, CWGC). Localisé près du village de Chérisy dans le département du Pas-de-Calais (France), le cimetière rassemble des sépultures de soldats canadiens morts pendant la Première Guerre mondiale. Une majorité des combattants qui y sont enterrés étaient des francophones du 22e bataillon du Corps expéditionnaire canadien. Ce bataillon fut anéanti lors de la bataille de Chérisy des 27 et 28 août 1918. Jusqu’à ce jour, Chérisy constitue l’une des pires défaites de l’histoire militaire du Québec. Le Cimetière Québec est un rare lieu de mémoire de cette tragédie.

Le Cimetière Québec

Le Cimetière Québec fut pour la première fois baptisé Quebec Cemetery par le service toponymique de la CWGC, lors de son aménagement en 1918. On y avait enterré une partie des soldats des 22e et 24e bataillons (NOTE 1) tombés à la bataille de Chérisy des 27 et 28 août. Le cimetière reçut ce nom car les soldats de ces unités provenaient de la province de Québec. Il est situé sur le territoire de la commune de Chérisy dans le département du Pas-de-Calais (Nord de la France), à une quinzaine de kilomètres au sud-est d’Arras sur la route Arras-Cambrai. Celle-ci constituait l’axe d’avance du Corps expéditionnaire canadien vers l’Allemagne à la fin de la Première guerre mondiale.

Le plan du Cimetière Québec élaboré par le major G. H. Goldsmith  de la Commonwealth War Graves Commission.

Le plan du Cimetière Québec élaboré par le major G. H. Goldsmith de la Commonwealth War Graves Commission.

D’une superficie de 841 mètres carrés, le Cimetière Québec est relativement petit et discret dans le paysage des cimetières militaires qui parsèment la région. Il est difficile d’y accéder, car il est localisé dans un champ aux accès routiers presque nuls. Après avoir emprunté la Route départementale 38 (D. 38), entre Chérisy et Hendecourt-les-Cagnicourt. il est recommandé de laisser la voiture puis de poursuivre à pied sur un sentier terreux sur un kilomètre, ce qui représente une marche d’environ quinze minutes.

Le plan du cimetière fut élaboré par G. H. Goldsmith, un officier de l’armée britannique ayant travaillé à l’aménagement d’une soixantaine de cimetières militaires de la Première Guerre mondiale en France et en Belgique. En majorité de nationalités canadiennes, à l’exception de six soldats britanniques qui y reposent, le cimetière rassemble 195 sépultures dont douze n’ont pas été identifiées. Tous les soldats enterrés sont tombés lors de la guerre de 1914-1918, entre le 26 août et le 28 septembre 1918.

Comme il est de tradition pour l’ensemble des cimetières et mémoriaux militaires du Commonwealth britannique, une Croix du Sacrifice en pierre y est érigée avec une épée métallique incrustée. La Croix est aménagée entre deux frênes au milieu des sépultures. Un petit muret de briques rouges circonscrit le périmètre. Deux plaques identifiant le nom du lieu sont visibles à l’entrée. Les sépultures sont alignées sur quatre rangées. Lorsque possible, sur chaque pierre tombale, le nom du défunt y est indiqué, de même que son grade, son matricule, son unité d’appartenance et la date du décès. D’autres informations complémentaires, telles la nationalité et certaines écritures à caractère plus personnel, peuvent apparaître.

De 700 à 39 soldats : brève anthologie d’un massacre

Croquis du front réalisé par un officier du 22e bataillon

Croquis du front réalisé par un officier du 22e bataillon

Le Cimetière Québec rassemble principalement des corps de soldats canadiens tombés lors de la bataille de Chérisy des 27 et 28 août 1918. Cet assaut faisait partie d’un ensemble d’affrontements menés par le Corps canadien à partir de la ville d’Arras, dans le but de chasser les Allemands de la Somme et de la Picardie à la fin de la guerre. Ceux-ci s’étaient solidement retranchés sur une série de positions défensives nommées la Ligne Hindenburg. Ces positions étaient jugées imprenables, en particulier dans le sous-secteur de la ligne Drocourt-Quéant, où se trouve le village de Chérisy.

Le lieutenant-général Sir Arthur Currie, commandant du Corps  expéditionnaire canadien (1917-1919)

Le lieutenant-général Sir Arthur Currie, commandant du Corps expéditionnaire canadien (1917-1919)

Le commandant du Corps canadien, le lieutenant-général Sir Arthur Currie, ordonne l’assaut de la ligne Drocourt-Quéant le 26 août. Les soldats du 22e bataillon, qui sortent à peine de la bataille d’Amiens (NOTE 2) deux semaines auparavant, reçoivent l’ordre d’attaquer le lendemain, avec comme objectif la prise de Chérisy. L’assaut débute le 27 à 10h, en plein jour sous un ciel ensoleillé. Malgré les pertes, les soldats canadiens-français prennent Chérisy, mais un violent contre-barrage d’artillerie suivi d’un assaut d’infanterie ennemi le lendemain les repousse presque à leurs positions de départ. Chérisy est un véritable enfer pour les combattants du 22e.

Des 650 hommes et 23 officiers qui partent à l’assaut le 27 août, il en reste 39 en fin de journée le lendemain. De ce nombre, tous les officiers sont morts, blessés ou portés disparus. En l’absence d’officiers, les 39 survivants qui se présentent à l’appel (Roll Call) après la bataille sont commandés par le sergent-major de compagnie Joseph Pearson. Les rapports subséquents sur les pertes annoncent que le 22e bataillon a finalement perdu 53 tués et 108 blessés le 27, puis 52 tués et 92 blessés le 28 août.

Photo du major Georges P. Vanier prise en juin 1918, quelques  semaines avant l'assaut sur Chérisy

Photo du major Georges P. Vanier prise en juin 1918, quelques semaines avant l’assaut sur Chérisy

Nombreux sont les combattants qui s’illustrent à Chérisy. Le major Georges Vanier, futur Gouverneur Général du Canada, perd sa jambe droite et le soldat qui tente de lui porter secours est tué sur lui. L’officier médical du bataillon, le docteur de Québec Albéric Marin, va même aller jusqu’à enlever ses insignes de la Croix-Rouge et courir en première ligne pour prendre le commandement de ce qui reste du 22e. Il est lui aussi blessé au combat.

Quant au major Arthur Dubuc, le commandant du bataillon au début de l’assaut, il est frappé de plein fouet par une balle à l’œil. Il doit laisser son poste au major Vanier qui tombe peu de temps après. Le lieutenant Rodolphe « Roddy » Lemieux, fils de l’ancien ministre et sénateur libéral Rodolphe Lemieux, est tué au début de l’assaut, presque en même temps que son ami le lieutenant Louis-Stanislas Viens, un jeune officier de Lévis. De son poste de commandement, le brigadier-général Thomas-Louis Tremblay, qui avait commandé le 22e bataillon pendant deux ans et demi, dirige la brigade dans laquelle opère son ancienne unité (NOTE 3). Il voit son vieux bataillon et les hommes avec lesquels il a servi se faire massacrer sous ses yeux.

Constatant la gravité de la situation, le commandant du 24e bataillon voisin (Victoria Rifles of Montreal), le lieutenant-colonel William Hew Clark-Kennedy, se rue sur les positions du 22e. Son but : rallier un par un les survivants du bataillon canadien-français dépourvu de chefs. Pour avoir réussi à garder la cohésion de ses hommes, improvisé un nouveau bataillon mixte francophone et anglophone en pleine bataille et pour avoir maintenu son front, Clark-Kennedy sera décoré de la Croix de Victoria.

La valeur patrimoniale du cimetière

Over the Top, par le peintre belge Alfred Bastien, 1918.

Over the Top, par le peintre belge Alfred Bastien, 1918.

Le Cimetière Québec est l’un des 861 cimetières dans lesquels sont enterrés des soldats canadiens tombés pendant la Première Guerre mondiale en France et en Belgique. Il s’agit d’un livre d’histoire à ciel ouvert. La concentration d’un nombre important de corps sur ce site témoigne de la férocité de la bataille. Très calme aujourd’hui, le site représentait à l’été de 1918 l’exemple typique d’un champ de bataille de la guerre des tranchées. Trous d’obus, fils de fer barbelés, corps à perte de vue, bruit infernal.

L’objectif initialement fixé par le commandement avait été atteint, puis perdu le lendemain. À cette défaite amère s’ajoutent des pertes effarantes pour le 22e bataillon. L’unité a été anéantie et c’est ce qu’il importe de lire entre les lignes du Cimetière Québec. C’est l’horreur de la bataille d’Arras, dont Chérisy était un objectif. Le but étant de percer la fameuse Ligne Hindenburg. Ce cimetière a aussi la caractéristique de posséder à la fois un nom francophone et d’y concentrer un grand nombre de sépultures de soldats canadiens-français, la plupart de la province de Québec. À notre connaissance, c’est pour ainsi dire le seul cimetière canadien de la guerre de 1914-1918 à posséder ces caractéristiques.

Efforts de mise en valeur

La question de la mise en valeur du Cimetière Québec est problématique à plus d’un égard. D’abord, le cimetière est « mis en valeur » dans le cadre des travaux d’entretien et de restauration menés par le personnel britannique de la CWGC. À ce titre, le gouvernement canadien, de même que d’autres États membres du Commonwealth, contribuent chaque année au budget de la CWGC. Par contre, le cimetière est situé au milieu d’un champ. Les agriculteurs y travaillent et l’état des routes dans le secteur ne permet pas d’y avoir un accès direct.

Au-delà de la mise en valeur physique du lieu, peu est fait au Québec et au Canada pour entretenir le souvenir du Cimetière Québec et de la bataille de Chérisy. En raison des pertes et de l’objectif non atteint, cet affrontement peut être considéré comme l’une des pires défaites de l’histoire militaire du Québec. Pendant longtemps, l’évocation de la bataille de Chérisy était un sujet tabou parmi les vétérans du 22e bataillon devenu le Royal 22e Régiment. La littérature sur le sujet est également peu éloquente. Les rares auteurs qui s’y sont risqués, pour certains des vétérans du 22e, ont évité d’approfondir le sujet, de peur de heurter des sensibilités.

Malgré le fait que le cimetière soit situé sur un point culminant du champ de bataille, la fréquentation du site pose un autre problème. Si l’on se fie au registre des visiteurs que renferme chaque cimetière sous administration de la CWGC, une poignée seulement se rend au Cimetière Québec chaque année. Par ailleurs, la bataille de Chérisy n’est pas enseignée dans les livres d’histoire, contrairement à d’autres épisodes de l’histoire militaire du Québec. La mise en valeur du Cimetière Québec est donc tributaire d’une mise en valeur des événements, chose qui ne s’est à peu près jamais faite.

En résumé, aucune mise en valeur sérieuse ne s’est faite au Québec, ni au Canada. Aucun monument, statue ou plaque n’évoque l’affrontement de façon explicite. Aucune cérémonie civile ou militaire ne commémore la tragédie. Le Cimetière Québec ne fait pas partie du circuit touristique qu’empruntent les Canadiens qui se déplacent en France et en Belgique pour visiter les champs de bataille de la guerre de 1914-1918. On connaît les batailles de Vimy, Beaumont-Hamel, Ypres et les cimetières et mémoriaux qui leur sont associés. Cependant, la bataille de Chérisy vécue à travers le Cimetière Québec demeure une étape inexplorée, voire ignorée.

Le Monument commémoratif du Canada à Vimy

Le Monument commémoratif du Canada à Vimy est le plus important mémorial dédié à la mémoire de tous les soldats canadiens morts au champ d’honneur lors de la Première Guerre mondiale. Situé sur la crête de Vimy au nord de la France, le mémorial est l’attraction principale du terrain où s’est déroulée la bataille de Vimy du 9 au 12 avril 1917. Ce mémorial se veut un également un rappel du sacrifice des militaires canadiens qui n’ont pas de sépultures connues. L’histoire, la portée symbolique et les nombreuses cérémonies commémoratives s’y rattachant font du mémorial de Vimy un lieu de mémoire de notoriété internationale.

Le mémorial : une description

Le Monument commémoratif du Canada à Vimy se situe sur la crête du même nom, à 8 kilomètres au nord d’Arras dans le département du Pas-de-Calais, près des localités de Vimy et de Neuville-Saint-Vaast. La crête de Vimy monte en pente graduelle sur sa façade ouest, tandis que sa pente est plus escarpée à l’est. Du nord au sud, elle couvre une distance de sept kilomètres. Le parc commémoratif aménagé au sommet occupe un espace de 250 acres. Au point le plus élevé, il est possible d’observer l’ensemble de la région du Pas-de-Calais dans un rayon de 35 kilomètres. Les vestiges de tranchées et les cratères laissés par les obus rappellent la violence exceptionnelle des combats qui s’y sont déroulés en 1917.

Le mémorial fut érigé sous la direction de l’architecte torontois Walter Seymour Allward. Sa construction dura onze ans et une somme de 1,5 million de dollars y fut investie. L’inauguration du monument eut lieu le 26 juillet 1936 en présence du roi d’Angleterre Édouard VIII, du Président de la République française Albert Lebrun et de plus de 50 000 vétérans canadiens et français de la Grande Guerre et leurs familles. Ayant fait l’objet d’une importante restauration à partir de 2004, le mémorial fut inauguré de nouveau en présence de la reine Élizabeth II en avril 2007, au cours d’une cérémonie marquant le 90e anniversaire de la bataille de Vimy. L’entretien du mémorial et l’administration générale du parc commémoratif sont maintenant sous la juridiction du ministère canadien des Anciens combattants.

Mère Canada avec vue au nord, 2007

Mère Canada avec vue au nord, 2007

L’architecte Allward a fait construire le mémorial sur le point le plus élevé de la crête de Vimy, la cote 145. Le monument comporte plusieurs composantes symboliques telles que des figures humaines, des objets militaires et des écritures, le tout évoquant les valeurs pour lesquelles les soldats canadiens de l’époque se sont sacrifiés. Le premier élément qui frappe le regard au loin est constitué par deux immenses colonnes en calcaire, hautes de 30 mètres et pesant 6 000 tonnes, situées sur une base rectangulaire cimentée pesant elle-même environ11 000 tonnes. Le calcaire utilisé pour l’érection de ces colonnes fut importé d’une ancienne carrière romaine située près de la mer Adriatique dans l’actuelle Croatie. Ces colonnes représentent respectivement le Canada et la France. Au sommet de celles-ci se trouvent des statues représentant entre autres la Vérité et la Connaissance.

L’une des figures qui se démarque de l’ensemble commémoratif est celle d’une femme. Tournée vers l’est, en direction de la plaine de Douai, la Mère Canada penche la tête vers le sol. Son regard triste sculpté dans la pierre symbolise cette jeune nation canadienne qui pleure la disparition de ses fils. Sur la face ouest du mémorial sont sculptées les figures d’un homme et d’une femme représentant les parents des soldats tombés. Quant à la base rectangulaire de sept mètres de hauteur qui stabilise la structure, elle représente le mur défensif érigé face à l’ennemi. Sur chacune des faces de cette base sont inscrits les noms des 11 285 soldats canadiens tués en France et n’ayant pas de sépulture connue.

Le symbole du sacrifice ultime

Monument de Vimy, Pas-de-Calais, France, 2008

Monument de Vimy, Pas-de-Calais, France, 2008

Le monument commémoratif de Vimy sert non seulement à marquer l’emplacement de la grande victoire canadienne de la Première Guerre mondiale, mais il constitue aussi un hommage à tous ceux qui ont servi leur pays en temps de guerre et ont risqué ou donné leur vie dans cette lutte de quatre ans. Par conséquent, le mémorial de Vimy bénéficie d’un poids culturel et d’une valeur patrimoniale considérable au Canada. Sa présence imposante sur une crête où tant de soldats sont morts rappelle une représentation de l’histoire largement répandue dans le Canada, à savoir que la nation canadienne aurait été forgée dans le fer et le sang sur ce champ de bataille en 1917.

L’érection de ce mémorial dans la période de l’entre-deux-guerres constituerait alors le point culminant de l’affirmation d’un nationalisme canadien qui serait parvenu à véritablement définir ses valeurs à partir de l’expérience des champs de bataille d’Europe. Par ailleurs, d’un autre point de vue, le mémorial de Vimy dépasserait les frontières de la crête et symboliserait l’ensemble des sacrifices de la nation canadienne à travers les guerres de son histoire. D’ailleurs, les sommes importantes investies par le gouvernement canadien dans la restauration du mémorial au début des années 2000 envoient un autre signal de la volonté des Canadiens de ne pas oublier le prix du sacrifice consenti pendant la guerre de 1914-1918, voire lors des conflits subséquents.

Autre signe de l’importance de sa valeur patrimoniale, le mémorial de Vimy est l’un des deux seuls sites historiques situés à l’extérieur du territoire canadien à être reconnus par la Commission des lieux et monuments historiques du Canada. Rappelons que sa valeur dépasse les frontières symboliques de la bataille de 1917 : ce mémorial représente le sacrifice des 65 000 soldats canadiens tombés pendant la Première Guerre mondiale, dont plus de 11 000 n’ont pas de sépultures identifiées. Environ 7 000 soldats sont enterrés dans une trentaine de cimetières militaires situés dans un rayon de 20 kilomètres autour du parc commémoratif.

Monument de Vimy et plaine de Douai, 2004

Monument de Vimy et plaine de Douai, 2004

L’histoire d’un lieu : la bataille

Point stratégique et observatoire naturel par excellence, la crête de Vimy était tombée aux mains de l’armée allemande au début de la guerre en octobre 1914 dans le contexte de la Course à la mer, une série d’engagements au cours desquels les belligérants tentaient de se déborder mutuellement dans l’espoir de reprendre la guerre de mouvement. L’Armée française tenta à plusieurs reprises de déloger les Allemands, mais sans succès : en tout, elle perdra plus de 100 000 hommes dans ses tentatives de prendre la crête et le terrain avoisinant. Le XVIIe Corps d’armée britannique releva les Français dans le secteur en février 1916.

La bataille du Plateau de Vimy, c.1918

La bataille du Plateau de Vimy, c.1918

C’est en octobre 1916 que les quatre divisions d’infanterie formant le Corps canadien prirent la relève dans le secteur. La bataille de Vimy d’avril 1917 est le premier (et le seul) assaut mené simultanément par toutes les divisions du Corps canadien. Après cinq mois de préparation, l’assaut fut lancé le 9 avril 1917 au petit matin. Au cours des jours qui suivirent, le Corps canadien perdit environ 10 000 combattants, dont quelque 3 600 tués, faisant de Vimy l’un des assauts les plus sanglants menés par les Canadiens au cours de la guerre de 1914-1918.

L’histoire d’un lieu : le mémorial

Gravure des noms des soldats sur le socle du monument commémoratif du Canada à Vimy

Gravure des noms des soldats sur le socle du monument commémoratif du Canada à Vimy

C’est en 1922, après une série de discussions entre les gouvernements, qu’une partie du terrain où se déroula la bataille de 1917 fut cédée à perpétuité par la France au Canada. La construction du mémorial, débutée en 1925. s’étala sur une période de onze années. Pour l’érection du monument, ce sont essentiellement des ouvriers britanniques et français, la plupart des vétérans, qui furent embauchés et placés sous la direction d’Allward, lui-même rendant des comptes à la Commission impériale des Champs de bataille britanniques.

Allward mit lui-même plus de deux ans à parcourir l’Europe à la recherche du bon matériau pour l’érection du mémorial, pour finalement trouver un calcaire de qualité dans une ancienne carrière romaine dans l’actuelle Croatie. Des problèmes logistiques ont retardé la livraison de la pierre sur le site, si bien que les travaux n’ont pu commencer avant 1927 dans le meilleur des cas, voire en 1931 pour la construction de certaines statues.

Dans l’attente de la livraison des pierres, les ouvriers en profitèrent pour réaménager le site. Il fallait d’abord sécuriser le terrain en enlevant les mines, les corps et tous autres vestiges de la Grande Guerre. Afin de préserver un minimum d’authenticité au site, d’anciennes tranchées ont été réaménagées en bétonnant les parapets pour que les visiteurs puissent y avoir accès et se faire une idée du tracé de la ligne de front.

Tranchée sur la crête de Vimy, 2006

Tranchée sur la crête de Vimy, 2006

Finalement inauguré à l’été de 1936, le mémorial de Vimy accueillit à cette occasion plus de 8 000 visiteurs canadiens. Le site devint dès lors un lieu de prédilection pour les pèlerins des champs de bataille. Sa sécurité fit pourtant l’objet de vives inquiétudes pendant la Seconde Guerre mondiale, puis lors de l’Occupation allemande, alors que des rumeurs circulant au Canada faisaient état de son éventuelle destruction. Pour faire taire ces rumeurs, le ministère allemand de la Propagande alla jusqu’à publier des photos où l’on voyait Adolf Hitler visiter le mémorial en juin 1940.

Après quelques décennies d’exposition aux éléments de la nature, affecté notamment par les infiltrations d’eau, le gouvernement canadien entreprit en mai 2001 de restaurer le mémorial. Plus de 10 millions de dollars ont été investis et le parc commémoratif fut temporairement fermé aux visiteurs en 2005 pour permettre l’exécution des travaux, pour être ouvert à nouveau au public en avril 2007 lors de la commémoration du 90e anniversaire de la bataille de Vimy. Encore aujourd’hui, des dizaines de milliers de visiteurs et groupes scolaires parcourent le site chaque année. Ce dernier est aussi mis en valeur par un programme structuré de visites guidées animées par des étudiants canadiens.

Un lieu de pèlerinage

Le site est facilement accessible en voiture, taxi ou autobus, mais n’est pas actuellement desservi par un système de transport public. Pendant de nombreuses années, bon nombre de visiteurs canadiens avaient l’habitude d’utiliser les services de transport offerts par M. Georges Devloo, un résidant de Vimy qui se rendait tous les jours aux gares d’Arras et des villages avoisinants cueillir des Canadiens « égarés ». Surnommé le «Grand-père de Vimy» par les guides canadiens, M. Devloo offrait gratuitement le transport avec sa voiture aux visiteurs canadiens. Sur une période de 13 ans jusqu’à son décès en février 2009, M. Devloo a transporté des centaines de visiteurs et sa contribution à la mise en valeur du site fut également reconnue par le gouvernement canadien.

Le Monument commémoratif du Canada à Vimy a fait l’objet de nombreux reportages, documentaires et demeure une référence par excellence de mise en valeur du patrimoine de la guerre de 1914-1918, toutes nations confondues. Il constitue un témoignage poignant de l’horreur vécue par les soldats canadiens.


Le Canada pendant la Première Guerre mondiale : l’émergence d’une nation sur la scène internationale

Introduction

John Foster Babcock: le dernier vétéran canadien de la guerre de 1914-1918.

Le 18 février 2010 marque une date symbolique dans l’histoire du Canada. À l’âge de 109 ans décédait John Foster Babcock, le dernier vétéran canadien de la Première Guerre mondiale. Sa mort évoque la fin d’une époque déjà lointaine aux générations actuelles. C’était une époque où 650,000 hommes et femmes avaient répondu à l’appel du devoir, dans une guerre qui fut une boucherie sans nom. Des Canadiens de tous origines, francophones et anglophones, volontaires comme conscrits, s’étaient rendus en Europe combattre dans des conditions qui dépassaient l’imaginaire. Voici leur histoire.

La guerre européenne avait débuté en août 1914 et s’était rapidement transformée en un conflit aux dimensions planétaires. On était alors loin de se douter que l’assassinat de l’archiduc Franz Ferdinand d’Autriche-Hongrie, le 28 juin, allait provoquer une déflagration mondiale. Au Canada, la vie suivait son cours. Les journaux avaient bien entendu traité de l’incident, mais les événements liés à la politique et à l’économie nord-américaines attiraient davantage l’attention d’un public peu au fait des réalités européennes.

Par un complexe jeu d’alliances politiques, de rivalités économiques et coloniales, et par une course aux armements entre les puissances européennes, depuis la fin du XIXe siècle, il s’était installé en Europe un climat de tensions qui, tôt ou tard, pouvait se mouvoir en une guerre généralisée à la moindre provocation. C’est ce qui s’était donc passé, les puissances européennes s’étaient mutuellement déclaré la guerre. La situation était qu’en ce chaud été de 1914, peu de gens se doutaient que ce conflit qui était censé se terminer à Noël allait engendrer un horrible massacre qui durerait plus de quatre ans.

La mobilisation

En réaction à l’invasion de la Belgique, le 4 août, la Grande-Bretagne déclarait peu de temps après la guerre à l’Allemagne. Ce faisant, Londres entraînait dans le conflit tous les Dominions et possessions de l’Empire britannique, ce qui incluait le Canada. Bien qu’officiellement indépendant depuis 1867, le Dominion du Canada n’était malgré tout pas maître de sa politique extérieure. Étonnement peut-être, le fait que le Canada soit automatiquement en état de guerre contre l’Allemagne le 4 août 1914 avait été un événement relativement bien accueilli d’un bout à l’autre du pays. Que ce soit dans la très « française » ville de Québec jusqu’à la très « britannique » ville de Toronto, les Canadiens d’un bout à l’autre de l’océan avaient reçu avec un certain enthousiasme la nouvelle.

Depuis la fin de la guerre sud-africaine de 1902, qui était somme toute demeurée un conflit plus que localisé, le Canada n’avait que peu participé à des événements d’envergure sur la scène internationale. La nouvelle guerre de 1914 n’avait finalement pas été le conflit de courte durée que l’on avait anticipé. Au contraire, lorsque le premier hiver de guerre s’abattait sur l’Europe, de vastes lignes de front découpaient désormais de nouvelles frontières faites de tranchées, de barbelés et de trous d’obus dans lesquels vivait une race émergente d’hommes qui apprenaient à côtoyer quotidiennement la mort, la boue et la vermine. Les fronts s’étaient stabilisés et les armées européennes, épuisées après les batailles de l’été et de l’automne, s’étaient enterrées dans ces réseaux inextricables de tranchées. Sur le front Ouest, celles-ci s’étalaient de la frontière suisse jusqu’à la Mer du Nord, sur une longueur d’environ 800 kilomètres.

Le Front de l'Ouest où combattit le Corps canadien de 1915 à 1918.

Alors que les armées européennes s’affrontaient, le Canada de 1914 mobilisait dans l’excitation. La question à poser était : le pays était-il prêt? La réponse est un Non catégorique. À cette époque, le Canada ne disposait que d’une milice active permanente d’à peine 3,000 hommes, et d’une milice non active et non permanente de 70,000 individus, sur le papier. Bon nombre parmi ces derniers n’avaient d’ailleurs jamais touché à un fusil. En clair, il fallait créer ce qui allait devenir le Corps expéditionnaire canadien. L’homme responsable d’accomplir cette grande tâche était le ministre de la Milice Sam Hughes. Homme plus qu’énergique, voire excentrique, qui adulait l’Empire, mais détestait les Britanniques, Hughes avait fait mettre sur pied le camp militaire de Valcartier au nord de Québec. Là-bas, des dizaines de milliers de recrues s’étaient rassemblées et avaient été sommairement entraînées avec les moyens du bord. Dans la plus grande des confusions, Hughes était parvenu à expédier en Angleterre un premier contingent d’environ 32,000 hommes en octobre 1914. C’était la première contribution de ces Canadiens qui, pour la presque totalité, n’avaient aucune idée ce dans quoi ils venaient de s’embarquer.

Si pour les uns l’entraînement de Valcartier avait été difficile, ce n’était rien en comparaison des conditions pénibles dans lesquelles le premier contingent allait s’exercer dans la tristement célèbre plaine de Salisbury, dans le centre-sud de l’Angleterre à la fin de 1914 et au début de 1915. Pluie, vent et marrées de boue formaient le lot quotidien de ces hommes qui, à peine quelques semaines auparavant, étaient encore des journaliers, des paysans, des commis, des étudiants, etc. De cet ensemble disparate de soldats, on allait constituer la 1ère Division d’infanterie canadienne, celle-là même qui aurait l’« honneur » d’être la première à servir sur le continent.

L’année 1915 et la bataille d’Ypres

À l’instar des combattants européens, les soldats canadiens qui étaient déployés dans le secteur d’Ypres en Belgique, au printemps de 1915, avaient fait face à la terrible réalité de la guerre de positions. Face à un ennemi situé souvent à moins de cent mètres, dans des tranchées remplies d’eau, sous les obus s’abattant sporadiquement, les Canadiens avaient expérimenté une forme de guerre qui était radicalement loin de l’image glorieuse qu’ils s’en étaient faite, ou qui leur avait été inculquée.

Ce baptême du feu dans les tranchées du sinistre saillant d’Ypres, en avril 1915, avait d’autant été plus pénible, car les Canadiens avaient goûté à une nouvelle médecine, soit celle de l’arme chimique. Profitant d’un vent favorable, les Allemands avaient en effet lâché, le 22 avril, plus de 150 tonnes de gaz de combat sous forme de chlore vers les positions tenues par les troupes canadiennes et françaises. En dépit de l’évidente panique causée par cette arme encore méconnue, les Canadiens avaient été obligés de combattre sous ces gaz. Improvisant des moyens plus que rudimentaires pour se protéger (en urinant par exemple dans un mouchoir-tampon appliqué sur la bouche), les soldats de la 1ère Division avaient perdu la moitié de leurs effectifs en infanterie en attaques et contre-attaques (6,000 hommes sur 12,000). Ils étaient ainsi parvenus à colmater une brèche de plus de cinq kilomètres qui s’était ouverte au moment de l’assaut allemand.

À l’issue de ce premier affrontement, nommé ultérieurement la bataille de Saint-Julien, les troupes canadiennes commençaient à acquérir leur réputation de force combattante dès plus effective. Pour les observateurs et commentateurs étrangers, les troupes canadiennes se fondaient jusque-là dans l’ensemble des forces britanniques. Cela était vrai sur un plan opérationnel, mais la performance des soldats canadiens, qui avaient sauvé la situation à Ypres, avait amené les observateurs à considérer progressivement le caractère national distinct de cette petite force en expansion. Un soldat sur trois était tombé pour ne plus se relever, ce qui se traduisait par plus de 2,000 morts. Le prix à payer avait été élevé pour ces hommes qui, rappelons-le, étaient des civils à peine quelques mois auparavant, et qui, par-dessus tout, venaient de se rendre compte de ce qu’était la guerre.

La bataille de Saint-Julien, secteur d'Ypres (avril-mai 1915).

Avec Ypres, le Canada venait de goûter amèrement à ce qui allait devenir caractéristique de la guerre de 1914-1918. C’était la guerre des tranchées, une guerre d’usure dans laquelle les belligérants tentaient de s’emparer du système de tranchées ennemi. Le tout dans quel but? Soit user les forces de l’adversaire ou tenter de percer son front, dans l’espoir que reprenne la guerre en rase campagne. De la fin de 1914 jusqu’au printemps de 1918, les assauts massifs de l’infanterie se butant au système défensif de l’adversaire allaient faire partie du cauchemar des combattants, dont ces Canadiens qui commençaient à se « faire la main » à ce jeu meurtrier.

Entre-temps, des Canadiens continuaient à s’enrôler, grossissant ainsi les effectifs du Corps expéditionnaire. Les rares nouvelles d’Ypres qui parvenaient à passer à travers les mailles de la censure n’avaient pas découragé pour autant d’autres Canadiens à s’engager. Cela était vrai, à tel point qu’un second contingent était parti en Europe en ce début de 1915. Ces soldats allaient former la 2e Division d’infanterie dans laquelle se trouvait le fameux 22e bataillon (canadien-français), seule unité combattante francophone de l’armée. Après les entraînements d’usage en Angleterre, cette division allait rejoindre la 1ère en France, en septembre. Ce faisant, la présence de deux divisions d’infanterie sur le front allait permettre la formation du Corps canadien, toujours sous commandement britannique, en l’occurrence du lieutenant-général E. A. H. Alderson (qui commandait jusque-là la 1ère Division).

Les officiers du 22e bataillon (canadien-français). Amherst (Nouvelle-Écosse, printemps 1915). Sources: Archives du Royal 22e Régiment.

1916: l’expansion du Corps canadien et la bataille de la Somme

L’hiver 1915-1916 avait été relativement « tranquille » pour le nouveau Corps canadien, toujours installé dans le saillant d’Ypres. La période hivernale était plus calme pour les soldats, étant donné que le temps et les conditions du terrain ne permettaient pas des offensives d’envergures, comme c’est le cas lorsque le printemps et l’été reviennent. Cependant, le froid, la neige, la pluie et l’accumulation de la boue s’avéraient tous autant de contraintes mettant à rude épreuve le moral des combattants. Il était en effet difficile dans ces conditions de garder une certaine hygiène de vie. Les soldats devaient apprendre à vivre avec d’autres éléments caractéristiques de la vie des tranchées de 1914-1918. Parmi ceux-ci, le Trench Foot (« pied de tranchée »), qui consistait en d’énormes verrues sur les pieds des soldats confinés en des positions stationnaires, dans plusieurs pieds d’eau au fond des tranchées et des trous d’obus. La grippe et les poux étaient autant d’autres éléments qui affectaient le quotidien des soldats, et dont l’adaptation à ces réalités avait été tout aussi pénible que celle des balles, des grenades et autres projectiles.

Toujours est-il qu’à la fin de 1915 et au début de 1916, le Corps canadien prenait du volume. Une 3e Division venait de se joindre en décembre, puis une 4e au mois d’août de l’année suivante. Le Corps se composait désormais de quatre divisions d’infanterie sous le commandement du lieutenant-général Julian Byng, au moment où s’engageait la bataille de la Somme en août 1916. À cette date, des milliers de Canadiens étaient déjà morts, blessés ou portés disparus. Cela n’empêchait pas que les généraux alliés, dont les armées augmentaient tant en effectifs qu’en quantité de matériels disponibles, souhaitaient percer le front tout en usant les troupes de l’adversaire.

Des soldats canadiens reviennent des tranchées sur le front de la Somme (1916).

Les deux premières années du conflit avaient en ce sens été plus que frustrantes. Devant l’impossibilité de percer le front ennemi, il fallait non seulement augmenter la quantité de canons, de mitrailleuses et de matériels de toutes sortes contre l’ennemi, mais il fallait en plus raffiner les tactiques de combat, notamment pour l’infanterie. Cette dernière était appelée à travailler de concert avec l’artillerie, dont il fallait améliorer l’efficacité du tir, mais aussi la coordination avec l’infanterie et les forces aériennes. L’entraînement et l’encadrement des troupes allaient donc en s’intensifiant. De plus, à mesure qu’avançait la guerre, les troupes se voyaient dotées d’un matériel de plus en plus spécialisé, comme des fusils-mitrailleurs, des mortiers, des grenades afin d’accroître leur puissance de feu dans les situations où l’artillerie ne pourrait à coup sûr intervenir.

C’est dans ce contexte que le nouveau Corps d’armée canadien avait été appelé à intervenir. Les Alliés avaient en effet prévu de lancer toute une série d’offensives au cours de l’été de 1916. L’idée était de frapper simultanément l’ennemi sur tous les fronts afin de contraindre autant que possible le déploiement de ses renforts. En France, cela se traduisait par une offensive combinée franco-britannique le long de la rivière de la Somme, en Picardie, qui était alors le point de jonction de ces armées. La bataille de la Somme était donc engagée depuis le 1er juillet 1916, sans qu’aucun succès notable soit enregistré. Cette offensive n’était pas l’affaire que d’une journée ou deux. C’était en fait une succession d’engagements locaux s’étirant sur des semaines. La première journée de l’offensive, le 1er juillet, avait été catastrophique pour les Britanniques, qui avaient perdu près de 60,000 hommes en une seule journée. Cependant, à partir de la mi-juillet, des succès notables avaient été enregistrés. Malgré tout, les semaines qui avaient suivi n’apportaient guère de meilleurs résultats, au moment où le Corps canadien était appelé à intervenir.

Du vieux front des Flandres, les troupes du lieutenant-général Byng devaient se déployer à la fin août, plus au sud, sur ce front de la Somme où l’on se battait déjà depuis des semaines. La reprise de l’offensive était dictée pour le 15 septembre, mais entre la fin août et cette date, les troupes canadiennes avaient déjà perdu près de 3,000 hommes, seulement pour tenir leur ligne de front. Au matin du 15 septembre, le Corps donnait l’assaut quelque peu à l’ouest du village de Courcelette, sur un front de plus de deux kilomètres de large. Précédés par un tir de barrage d’artillerie relativement bien réglé, les soldats canadiens, assistés pour la première fois de quelques chars d’assaut, s’étaient rués vers Courcelette et les environs. Cette première journée de l’offensive du 15 septembre s’était bien passée, mais les Allemands avaient fortement réagi en lançant plus d’une douzaine de contre-attaques dans Courcelette et les villages aux alentours. Pendant trois jours et trois nuits, les soldats canadiens, en particulier les Canadiens français du 22 bataillon, s’étaient battus avec l’énergie du désespoir.

Figure légendaire du 22e bataillon (canadien-français), le major Georges P. Vanier. Enrôlé en 1914, blessé puis amputé d'une jambe en 1918, il devint Gouverneur général du Canada en 1964. Sources: Archives du Royal 22e Régiment.

Les pluies d’automne, l’épuisement, les pertes encourues et l’intensification de la résistance allemande avaient fait en sorte que l’offensive devait s’arrêter. Pour les Canadiens, la bataille de la Somme s’était terminée le 11 novembre 1916. Le terrain en tant que tel n’avait à peu près aucune valeur stratégique, ni morale pour ainsi dire. Les Canadiens étaient sortis de la Somme plus expérimentés, plus aguerris à la guerre des tranchées. Ils avaient su faire preuve d’un savoir-faire en innovations tactiques. Ils avaient appris à utiliser tout le potentiel des armes modernes. Par contre, les pertes avaient été lourdes depuis le mois d’août. Plus de 24,000 hommes étaient tombés pour une progression générale d’à peine huit kilomètres.

Plus encore qu’à Ypres, c’est sur la Somme que les Canadiens s’étaient vus véritablement confirmés dans leur réputation de troupes de choc. Cette notoriété allait pour ainsi les précéder pour le restant de la guerre. Dans tous les coups durs où seraient engagées les forces britanniques, les Canadiens dirigeraient fréquemment l’assaut. Désormais retirés du champ de bataille de la Somme en cette fin de 1916, les Canadiens se verraient offrir l’opportunité de soutenir leur nouvelle réputation. Déplacées plus au nord, toujours en France, les troupes, sous le commandement britannique, avaient reçu une mission précise pour la prochaine offensive du printemps de 1917 : capturer la crête de Vimy.

De Vimy à Passchendaele (1917)

La guerre durait depuis plus de deux ans. Les batailles d’usure de l’année 1916 n’avaient apporté que quelques kilomètres de gains de terrain pour les Alliés. Des millions de soldats étaient tombés, mais d’autres avaient pris le relais afin de malmener à nouveau l’ennemi pour 1917. Les Alliés franco-britanniques n’avaient pas abandonné leur projet de mener des offensives conjointes, dans un scénario semblable à celui de 1916, mais en supposant que les erreurs commises ne soient plus répétées. L’idée de percer le front et de reprendre la guerre de mouvement obsédait toujours les généraux. Le plan fixé était simple. L’armée française devait cette fois-ci se ruer à l’assaut des hauteurs du Chemin-des-Dames, le 16 avril, un peu plus au sud-est de la Somme, tandis que l’armée britannique devait engager la bataille plus au nord, autour de la ville d’Arras. L’offensive britannique allait commencer une semaine avant celle des Français. Dans ce contexte, la tâche du Corps canadien consistait en la capture de la redoutable crête de Vimy.

De gauche à droite: le capitaine Lacoste, le Major Scott et le lieutenant Bourgault affairés à nourrir les chevaux du 22e bataillon, sous le regard attentif du chien. France (1917). Sources: Archives du Royal 22e Régiment.

La crête de Vimy avait été prise par les Allemands dès octobre 1914. Cela dit, ils avaient eu plus de deux années pour l’aménager, la fortifier à leur goût. Les Alliés franco-britanniques avaient perdu des dizaines de milliers d’hommes dans de vains assauts contre cette position en 1915 et 1916. En avril 1917, la crête de Vimy constituait pour ainsi dire le plus dangereux et imposant bastion du dispositif défensif allemand dans la région d’Arras. Du haut de la crête, les Allemands pouvaient parfaitement observer les manoeuvres des troupes alliées. De profondes tranchées élaborées en plusieurs lignes successives de défense, des tunnels et d’intenses réseaux de fils barbelés et obstacles de toutes sortes parsemaient la position des soldats du Reich.

Pour capturer la crête, le matériel allait être important, mais, par-dessus tout, les Canadiens savaient qu’il fallait carrément réinventer la manière de faire la guerre dans les tranchées. Dès octobre 1916 (alors que la bataille de la Somme n’était pas tout a fait terminée), les trois premières divisions du Corps canadien (bientôt rejointes par la 4e) étaient arrivées dans le secteur, au bas de la pente, face à face aux Allemands bien retranchés sur les hauteurs. Pour l’emporter, il fallait non seulement apprendre des erreurs passées, mais également copier en partie les techniques allemandes. Pour ce faire, les Canadiens avaient élaboré une incroyable logistique. Des tunnels, des voies ferrées, des reproductions à ciel ouvert des tranchées ennemies sous forme de maquettes, tout était bon pour enseigner à chaque soldat qu’elle allait être sa mission le moment venu. C’était cette notion de « pédagogie militaire » qui allait distinguer la bataille de Vimy des précédentes dans lesquelles avaient été engagés les Canadiens. Il fallait par ailleurs tout savoir du dispositif ennemi. Les reconnaissances effectuées par des raids dans les tranchées allemandes avaient permis d’amasser de précieuses informations, mais le rôle de l’aviation était tout aussi crucial en photographiant le front, les lignes de communication, les positions d’artillerie, etc.

Vimy, avril 1917. Les soldats canadiens marchent sous couvert de leurs canons bombardant les positions allemandes.

La guerre durait depuis plus de deux ans. Les batailles d’usure de l’année 1916 n’avaient apporté que quelques kilomètres de gains de terrain pour les Alliés. Des millions de soldats étaient tombés, mais d’autres avaient pris le relais afin de malmener à nouveau l’ennemi pour 1917. Les Alliés franco-britanniques n’avaient pas abandonné leur projet de mener des offensives conjointes, dans un scénario semblable à celui de 1916, mais en supposant que les erreurs commises ne soient plus répétées. L’idée de percer le front et de reprendre la guerre de mouvement obsédait toujours les généraux. Le plan fixé était simple. L’armée française devait cette fois-ci se ruer à l’assaut des hauteurs du Chemin-des-Dames, le 16 avril, un peu plus au sud-est de la Somme, tandis que l’armée britannique devait engager la bataille plus au nord, autour de la ville d’Arras. L’offensive britannique allait commencer une semaine avant celle des Français. Dans ce contexte, la tâche du Corps canadien consistait en la capture de la redoutable crête de Vimy.

La crête de Vimy avait été prise par les Allemands dès octobre 1914. Cela dit, ils avaient eu plus de deux années pour l’aménager, la fortifier à leur goût. Les Alliés franco-britanniques avaient perdu des dizaines de milliers d’hommes dans de vains assauts contre cette position en 1915 et 1916. En avril 1917, la crête de Vimy constituait pour ainsi dire le plus dangereux et imposant bastion du dispositif défensif allemand dans la région d’Arras. Du haut de la crête, les Allemands pouvaient parfaitement observer les manoeuvres des troupes alliées. De profondes tranchées élaborées en plusieurs lignes successives de défense, des tunnels et d’intenses réseaux de fils barbelés et obstacles de toutes sortes parsemaient la position des soldats du Reich.

Pour capturer la crête, le matériel allait être important, mais, par-dessus tout, les Canadiens savaient qu’il fallait carrément réinventer la manière de faire la guerre dans les tranchées. Dès octobre 1916 (alors que la bataille de la Somme n’était pas tout a fait terminée), les trois premières divisions du Corps canadien (bientôt rejointes par la 4e) étaient arrivées dans le secteur, au bas de la pente, face à face aux Allemands bien retranchés sur les hauteurs. Pour l’emporter, il fallait non seulement apprendre des erreurs passées, mais également copier en partie les techniques allemandes. Pour ce faire, les Canadiens avaient élaboré une incroyable logistique. Des tunnels, des voies ferrées, des reproductions à ciel ouvert des tranchées ennemies sous forme de maquettes, tout était bon pour enseigner à chaque soldat qu’elle allait être sa mission le moment venu. C’était cette notion de « pédagogie militaire » qui allait distinguer la bataille de Vimy des précédentes dans lesquelles avaient été engagés les Canadiens. Il fallait par ailleurs tout savoir du dispositif ennemi. Les reconnaissances effectuées par des raids dans les tranchées allemandes avaient permis d’amasser de précieuses informations, mais le rôle de l’aviation était tout aussi crucial en photographiant le front, les lignes de communication, les positions d’artillerie, etc.

Après un intense et efficace bombardement préliminaire effectué quelques jours avant l’opération, les Canadiens s’élançaient à l’assaut de la crête de Vimy au matin du 9 avril 1917. En trois jours d’offensives sans relâche, les Canadiens avaient capturé la crête et on pouvait enfin voir le front allemand derrière cette dernière, qui s’étirait au loin dans la plaine de Douai plus à l’est. La bataille de Vimy est par la suite devenue emblématique dans la mémoire canadienne. C’était en effet au cours de cet engagement que les quatre divisions formant le Corps canadien avaient pour la première fois (et la seule de la guerre) combattu simultanément. Comme toujours, les combats avaient été sauvages. En trois jours, les Canadiens avaient perdu environ 10,000 hommes, dont 3,600 tués. Encore une fois, cette bataille qui s’achevait avait endurci les troupes. La victoire canadienne avait fait le tour de la presse alliée. Tout le monde célébrait ce fait d’armes et, une fois de plus, la réputation de « troupes de choc » du Corps canadien allait les mettre face à de nouvelles épreuves jusqu’à la fin du conflit. C’était également au lendemain de Vimy que les soldats assistaient à la nomination d’un premier commandant canadien à la tête du Corps, soit le nouveau lieutenant-général Arthur Currie, qui commandait jusque-là la 1ère Division.

Alors que les Canadiens et les Britanniques connaissaient certains succès au nord, au sud, les forces françaises étaient en mutineries à la suite des insuccès enregistrées suite à la catastrophique bataille du Cmin-des-Dames (avril-mai). Par conséquent, l’incapacité temporaire de l’armée française à poursuivre le combat avait mis le commandement britannique devant la perspective que, lui seul, pouvait encore porter un coup aux Allemands, dans la seconde moitié de 1917. C’était ainsi que, le 31 juillet, les Britanniques lançaient une troisième offensive dans le saillant d’Ypres en Belgique. À l’instar de la Somme, ce n’était que plus tard que le Corps canadien serait appelé à intervenir. Le but de l’offensive était double. Il fallait capturer les voies ferrées du front allemand autour du saillant, tout en perçant le front pour reprendre la guerre de mouvement et s’emparer des bases navales des Flandres, où mouillait une partie de la flotte sous-marine allemande.

En dépit de quelques succès initiaux, l’intensité du barrage d’artillerie des semaines suivantes avait non seulement averti les Allemands de l’imminence de la poursuite des assauts, mais également avait transformé le terrain en un véritable océan de boue. Les pluies quasi continuelles des Flandres ne facilitaient en rien la tâche des Canadiens qui devaient prendre la relève des Britanniques. Cette fois-ci, le plan consistait par la prise de ce qui restait du village de Passchendaele, situé sur une hauteur à quelques kilomètres à l’est d’Ypres. Constatant l’ampleur de la besogne et l’état physique et moral de ses troupes, le lieutenant-général Currie s’était rapidement rendu compte qu’une poursuite de l’offensive allait décimer ses troupes. Currie prédisait qu’il allait perdre aux environs 16,000 hommes dans l’offensive. Malgré tout, il fallait préparer l’assaut qui allait débuter le 20 octobre. Pendant deux semaines, jusqu’au 11 novembre et sous des pluies torrentielles, les Canadiens avaient avancé jusqu’au village de Passchendaele, qu’ils avaient pris de peine et de misère. En fin de compte, l’estimation de Currie s’était avérée presque juste, puisque pour l’ensemble de l’opération, de la fin octobre à la mi-novembre, le Corps canadien avait perdu environ 15,500 hommes.

Passchendaele restera toujours un nom associé à un véritable cauchemar pour les troupes canadiennes. C’était comme si on avait oublié les leçons tactiques et stratégiques de Vimy pour replonger dans la guerre d’usure. Rappelons que, dès le départ, Currie avait questionné la pertinence de poursuivre une offensive qui s’enlisait depuis quelques semaines. Les Canadiens n’avaient pas perdu la bataille, mais le prix payé par rapport aux gains obtenus était plus que dérisoire, peut-être même pire que sur la Somme encore. La bataille de Passchendaele avait également eu ceci de particulier (et probablement de « bénéfique »), c’est que, pour la première fois, le Premier ministre canadien Robert Borden avait ouvertement protesté auprès de son homologue britannique Lloyd George que si les Canadiens étaient à nouveau impliqués dans un autre bain de sang de la sorte, alors la participation active du Dominion aux futures opérations pourrait être remise en cause. On peut penser qu’il y avait eu une « canadianisation » progressive du Corps, et ce, tant au niveau de la manière de guerroyer que de la formation d’une identité nationale.

1918: l’année de la victoire

L’hiver 1917-1918 avait été plutôt paisible pour les Canadiens. En fait, c’est en mars que les Allemands avaient pris l’initiative de lancer leurs dernières offensives majeures de la guerre, avec les renforts supplémentaires obtenus de la Russie en pleine révolution. Le nouveau commandant suprême des forces alliées, le maréchal Foch, avait attendu l’occasion favorable avant de reprendre l’initiative aux Allemands. C’est au moment de la bataille d’Amiens, en août, que les Canadiens allaient entreprendre jusqu’à la fin du conflit une série de batailles connues sous le nom de la campagne des « Cent Jours ». De la mi-août jusqu’au 11 novembre, les Canadiens avaient une fois de plus servi de fer de lance aux offensives britanniques. En à peine trois mois, les soldats de Currie poursuivaient les Allemands qui retraitaient, mais qui leur causaient de lourdes pertes par des combats d’arrière-garde bien exécutés. C’était également au cours de cette série d’offensives que les Canadiens avaient pulvérisé en plusieurs points la terrible ligne défensive des Allemands surnommée la Ligne Hindenburg.

Le Cimetière Québec. En ce lieu sont enterrés nombre de soldats québécois du 22e bataillon tués lors de la bataille de Chérisy des 27 et 28 août 1918. Environ 650 hommes et 23 officiers prirent par à l'assaut. Le lendemain, il restait 39 soldats. Tous les officiers étaient tombés, dont le major Georges Vanier (blessé), le lieutenant Stanislas Viens (mort), le lieutenant Rodolphe "Roddy" Lemieux (fils d'un sénateur, mort), etc.

D’Amiens jusqu’à Valenciennes, puis à Mons en Belgique, les Canadiens avaient perdu environ 40,000 hommes en un peu plus de trois mois d’affrontements se déroulant tantôt dans les tranchées, tantôt en rase campagne. Le moral des Allemands avait été anéanti, et ces derniers avaient consenti à signer un armistice le 11 novembre. Une fois les combats terminés, les Canadiens avaient franchi la frontière allemande, où ils occupaient une tête de pont dans la région de Bonn, jusqu’au rapatriement des troupes au printemps de 1919.

La Grande Guerre de 1914-1918 était pour ainsi terminée. Environ 10 millions d’hommes provenant d’une trentaine de nations y avaient perdu la vie. En plus des pertes humaines, la guerre avait laissé d’énormes séquelles psychologiques. Jamais auparavant n’avait-on assisté à un conflit d’une telle intensité. Les États s’étaient financièrement ruinés, endettés dans cette guerre, où l’avenir semblait plus qu’incertain. D’autre part, la Première Guerre mondiale avait marqué une étape importante dans le développement du Canada au plan international. En 1914, le Canada était entré en guerre comme une simple colonie de l’Empire britannique. Quatre ans plus tard, le pays avait ajouté sa signature sur le Traité de Versailles, qui avait officiellement mis fin au conflit. Bien que purement symbolique, cette signature avait coûté au Canada quelque 65,000 soldats tués et plus de 180,000 blessés. Les Canadiens avaient commencé à guerre à Ypres, en 1915, sous un commandement britannique. Les troupes étaient alors inexpérimentées et les années qui avaient suivi leur avaient appris comment il fallait faire la guerre. En 1918, au moment de s’arrêter à Mons, ces mêmes hommes étaient dirigés par des Canadiens et ils constituaient une force combattante d’élite qui n’avait plus rien à prouver. Il ne faut pas oublier que l’effort consenti par le Canada avait d’autant plus été remarquable, car la nation ne comptait que huit millions d’âmes en 1914. De ce nombre, 650,000 individus avaient participé au conflit et un peu plus de 10 % n’étaient pas revenus.

Comme l’ont souligné certains historiens, il n’est pas faux de dire qu’avec la guerre de 1914-1918, le Canada avait acquis sa « personnalité internationale ». À l’instar de bien des nations, celle du Canada s’était édifiée dans le sang, dans l’espoir, peut-être naïf, que plus jamais un drame comme celui vécu dans les tranchées de Belgique et de France ne se reproduirait… C’était l’époque dans laquelle a vécu de John Foster Babcock, qui vient de nous quitter.

Soldats du 22e bataillon (canadien-français) de retour à Québec, devant la Gare du Palais (mai 1919). Sources: Archives du Royal 22e Régiment.